Ouverture

Seul, l’atome habite en poète sur la terre…

par Claude Corman

L’hébétude, la stupeur, l’effroi. Le sentiment foudroyant de l’humanité-monde, le recouvrement de l’ego par l’espèce, la condition humaine offerte au malheur, à la désolation, la fin de la géographie terrienne, l’ultime dissolution des points cardinaux, de l’Orient et de l’Occident, sinon dans la discipline, la retenue, le refus d’exhiber la peur, le drame ou l’intérêt personnel. Peut-être encore la dernière manière de faire résonner l’Orient. Mais hors de ce trait de caractère, tout nous était devenu commun, le déluge dévastateur, la nappe cannibale de l’eau, l’amnios transformé en écrin de mort, une eau qui sème la sécheresse. Et la terre, soudainement inhospitalière à l’homme et qui secoue ses constructions, ses tours, ses gratte-ciel comme les rafales de vent, ployant, tordant, arrachant les arbres quand les tempêtes grondent. Et toujours, en commun, sans nulle trace d’étrangeté, comme si le cœur de l’intimité avait ouvert ses portes à l’étranger et l’avait incorporé, faisant cesser la distance et l’objectivité, nous avons vu ensemble, tous ensemble, les panaches de fumée monter des réacteurs de Fukushima, nous avons vu le souffle nucléaire, ensemble. Le souffle mortel des atomes radioactifs, brûlant et invisible venait vers tous les hommes. Personne ne pouvait s’en protéger. La tragédie occupait la scène du monde. Oui, vraiment, l’unité de lieu et de temps de la tragédie concernait désormais l’ensemble du monde, et cela, autrement que sous la forme accélérée, clinquante, impudique des marchandises parcourant en tout sens la circonférence terrestre. Un monde à la fois saccagé et interdit au regard concupiscent des voyeurs du mal fit disparaître la logorrhée médiatique qui d’ordinaire ne cesse de resurgir, plus forte, plus « carapaçonnée » après tous les événements dont elle s’empare afin d’afficher son cours des affaires du monde. Et bien là, un court moment, en mars 2011, l’humanité fit silence. Les humains parlaient, bien sûr, nous parlions tous ensemble, et faudrait-il être fou ou aveugle pour imaginer que la douleur mimétique et intime des humains avait soudainement arrêté la lave bavarde et suceuse qui coule hautainement à l’ombre des malheurs humains. Mais quelque chose de dense, de minéral, quelque chose du tohu-bohu originel, mêlant le chaos de la terre et la fureur des eaux, avait pétrifié l’instantané médiatique et coupé la langue agile des commentateurs. Nous faisions brutalement face à un monde incomplet, inaccompli et il nous était donné de voir en même temps, dans une rare conjugaison, l’inachèvement de la « Création divine » et les terribles insuffisances de la « créature ». Par le tsunami et la centrale de Fukushima, nous étions tous des sinistrés japonais ; l’humanité avait été chassée de la terre découpée en morceaux par les Nations dans des siècles d’Histoire. Soudainement expulsée de la terre et de ses rivages, sonnée par l’inhospitalité monstrueuse de ces arpents de paysage qui font les guerres et les paix, l’humanité, par-delà sa fraction nipponne, ne logeait plus fermement sur la terre des fils d’Adam. Elle habitait quelque chose de plus imaginaire, de plus inconsistant, de plus informel, de plus apatride. Les frontières s’étaient disloquées, les nuages gris et noirs des réacteurs tourbillonnaient au hasard des vents, chassant les poussières radioactives vers le large ou retombant sur les terres anciennement fertiles de l’archipel. Et puis, jour après jour, l’humanité a refait surface. La coalition internationale a décidé de châtier le Père Ubu lybien, Bachar El-Assad a fait tirer sur le peuple syrien, le Hamas a envoyé des roquettes sur le sud d’Israël, une bombe a explosé à Jérusalem, Netanyahu a promis des représailles sanglantes, le Front National s’est mis à roucouler dans la République malade de Voltaire, d’Hugo et de Zola. Et seul, l’atome instable, propulsé du ventre de Fukushima, a continué de visiter l’unique monde sans frontières qui soit, le sien… C.C.

Du marranisme à la marranité :  une page tournée

Une marranité contemporaine 
Perpignan le 16 octobre 2010 : 
les actes du colloque

par Claude Corman

L’idée d’une marranité contemporaine est dans une large mesure paradoxale, tant on identifie la figure marrane avec celle du juif caché ou du nouveau chrétien suspect d’hérésie judaïsante dans le Moyen Age hispanique. Et on se demande aussitôt, alors que nous vivons au contraire une époque de la reconnaissance, de l’accès à la visibilité et à la dignité de toutes les minorités (avec quelques notables exceptions que l’actualité a mises en lumière), ce que l’on va chercher dans un modèle aussi fondamentalement marqué par le secret et la dissimulation. Néanmoins, en tentant de réfléchir à une forme d’identité à la fois ouverte et préoccupée, une identité qui ne soit ni polémique ni vidée de singularité, l’identité marrane, avec toutes ses variations historiques, s’est imposée à nous. Mais elle ne s’est pas imposée à nous sans avoir subi des torsions, des évolutions, des mutations. Et c’est un peu la généalogie du concept de marranité que je vais ici, très brièvement, vous exposer.

Paule Pérez m’a suggéré d’évoquer le passage du marranisme à la marranité, sous l’angle d’une page qui se tourne ou d’une page tournée.

Dans le langage commun, tourner une page équivaut à se débarrasser d’un passé trop lourd et encombrant afin de saisir une chance nouvelle et de s’éveiller à d’autres possibles. C’est un peu le contraire du ressentiment ou du ressassement. Dans l’affaire qui nous préoccupe, les choses s’avèrent un peu plus compliquées. Car, en passant du marranisme à la marranité, on ne fait pas que changer un isme par un té, on change en vérité de paradigme, d’atmosphère, de makif, diraient les cabalistes.

 

Mais d’abord et au fond, qu’est-ce que c’est le marranisme ???

Et bien, c’est d’abord un mode de défense, une réaction forcée par la pression de conversion qui s’exerce de manière de plus en plus violente sur les Juifs du Royaume ibérique tout au long des xive et xve siècles. Avant que le Juif caché ne se révèle tel ou ne demeure tel par intention, le marrane est façonné par le rejet et la peur.

Ce n’est pas un souhait, une inclination, un penchant de l’âme pour les choses obscures ou ambiguës, ce n’est pas non plus le résultat de calculs savants émanant de personnalités rusées et opportunistes ou une fascination pour les doctrines hérétiques qui mène au crypto-judaïsme, non, avant tout, le marranisme est le produit d’une atmosphère de persécution croissante des nouveaux chrétiens, c’est-à-dire pour la plupart des juifs convertis de force au christianisme. C’est une réaction à la pression de conversion !!! Et une réaction en chaîne… En schématisant à peine, on peut dire que le processus de conversion des Juifs espagnols[1]fabrique de bons chrétiensdans les années 1300, des nouveaux-chrétiens dans les années 1400 (avec l’apparition de l’Inquisition et les statuts de la pureté de sang) et presque toujours des chrétiens suspects de marranisme à partir des années 1500 (période inaugurée par le baptême en masse des Juifs espagnols et portugais dans le royaume lusitanien, en 1497, sous Manuel Ier).

Autrement dit le marranisme croît, prospère, si l’on peut dire, avec les conditions d’hostilité manifestées par la société ibérique du Moyen Age tardif aux juifs convertis soupçonnés d’hérésie : plus l’Inquisition multiplie ses enquêtes dans le milieu converso, et plus un marranisme réactionnel se développe. Ce qui va donc se jouer secondairement et qui va faire éclore certains traits originaux de la figure marrane est d’abord et avant tout laconséquence d’une hostilité, d’un soupçon systématique élevé à la hauteur d’une règle commune. Quoique converti, le juif est un être de mauvaise race, de mauvaise foi ! Le marranisme pousse sur les bûchers de l’Inquisition, il est initialement inséparable du Saint-Office, il forme avec ce dernier un couple terrible !

Si certains rabbins d’Afrique du Nord ont cru déceler dans le marranisme les germes futurs d’un nihilisme religieux, il faut bien dire que ce n’est pas du côté spirituel[2] (cela viendra plus tard) que penche alors le marranisme mais bien de celui de la survie, du sauve-qui-peut la vie. C’est vrai et Cecil Roth le note avec une pointe de dénigrement : les marranes espagnols n’ont pas péri pour la Sanctification du Nom comme leurs coreligionnaires rhénans, lors des croisades, mais ils n’étaient pas pour autant et par nature préparés à une vie religieuse schizophrénique, dualiste ou nulle, comme ce dernier le suggère.

Le marrane judéo-ibérique du temps de l’Inquisition est un être traqué qui, afin de survivre, doit forcément développer la ruse et le sens de l’esquive, mais qui, en raison même de la traque, ne peut conserver une forme intègre ou substantielle de tradition juive. Le judaïsme religieux marrane se résume à la pratique de quelques jeûnes rituels et singulièrement ceux de Pourim et de Kippur ou à l’invocation de la Loi de Moïse, le vrai pasteur. Cet appauvrissement cultuel et rituel conduisit les rabbins émigrés en Afrique du Nord à critiquer dans des termes parfois très durs le milieu marrane. Simplement, persévérer ainsi dans l’être juif, dans une période où l’œil mauvais de l’Inquisition rode partout et où les crématoires artisanaux des autodafés emportent les cendres des marranes convaincus d’hérésie, ne peut évidemment pas se faire à visage découvert.

En résumé, avec le marranisme, se déploie un pan de l’histoire de la communauté juive séfarade, principalement, primordialement lié aux conditions de la persécution et à l’atmosphère de suspicion qui saisissent la société chrétienne ibérique dans le Moyen Age tardif. C’est ce phénomène qu’ont abondamment traité les historiens comme Benzon Netanyahu, Isaac Revah, Cecil Roth, Yossef Hayim Yerushalmi et Nathan Wachtel entre autres. Le marranisme espagnol et portugais du xve au xviie siècle est donc un phénomène historique axé, on l’a maintes fois répété pour ne plus y insister, sur une culture du secret et de la dissimulation. Mais il s’agit avant tout d’une culture réactive, induite par l’hostilité religieuse et le soupçon racial. Ce n’est pas encore une contre-culture.

De cette époque, de ces brasiers de chair humaine, de ces accoutrements grotesques que l’on enfilait aux accusés[3], de cette atmosphère empoisonnée par le fanatisme religieux catholique, a émergé la figure marrane historique, celle qui selon nous se distinguait par quatre caractères originaux : la double perte des religions naturelles et d’emprunt[4], l’expérience contrainte du secret d’appartenance et du déclassement, enfin la recherche de la méconnaissabilité comme antidote aux politiques policières du Saint-Office !

Donc, quatre caractères dont le mélange en proportions variées va créer le proto-marranisme, mais qui sont, il faut insister là-dessus, quatre éléments d’adaptation, quatre éléments profondément réactifs et historiquement induits.

On peut évidemment, selon le point de vue adopté, regarder différemment ce proto-marranisme.

Du côté de la monarchie espagnole et du Saint-Office, la figure marrane est nécessairement trouble, duplice, hérétique et maladive. On tient les marranes pour des faussaires spirituels ou des agents doubles confessionnels, ce qui légitime en retour la plus extrême vigilance du principal service d’espionnage de l’époque : les tribunaux de l’Inquisition.

C’est du reste à partir de ce rameau que va se développer ultérieurement l’image du marrane maudit, du proscrit radical, du paria, du déclassé ou de l’inclassable, image qui frappera bien plus tard Hannah Arendt ou Kafka[5]. Et c’est à partir de ce rameau crépusculaire et maudit que l’on peut parler d’un post-marranisme ou d’une postérité marrane.

Mais il existe à nos yeux un autre rameau qui tire sa source et sa vitalité de l’évolution politico-spirituelle de l’Europe et du monde ottoman. Et c’est ce rameau qui va pas à pas constituer ce que nous nommons la marranité et se différencier du post-marranisme, encore assujetti à l’ombre de l’Inquisition, à l’opiniâtreté de la traque, à la constance de l’inimitié.

En effet, les quatre éléments défensifs du marranisme mutent quand l’organon spirituel et politique de l’Europe s’ouvre ! (Ouverture qui n’est sans doute elle-même pas étrangère à l’influence souterraine du milieu marrane.) La marranité est ainsi liée à la persévérance, mais aussi à la mutation de ces quatre caractères dans une société qui ne place plus le soupçon religieux au cœur de son organon politique et ne développe plus par conséquent le climat inquiétant de la persécution et de la traque.

C’est ce qui se passe dans la Hollande libérale du xviie siècle ou dans les provinces « byzantines » de l’empire ottoman. Soit que le schisme chrétien du protestantisme ait favorisé la relativité des croyances, soit que les musulmans de la Sublime Porte aient trouvé dans les émigrés séfarades des gens instruits et utiles, organisés en réseaux de parentèle cosmopolite, quelque chose a changé radicalement.

Et, de fait, la figure historique du marrane, figure maudite, interdite, vivant en permanence sous l’œil de l’Inquisiteur, s’est ouverte, si l’on peut dire. Et l’architecture du marrane en a été bouleversée, transfigurée.

Du double éloignement des identités religieuses juive et chrétienne, on passe à l’exploration humaniste de l’intériorité humaine (Montaigne), à la critique philosophique et historique de la Bible (Spinoza), voire à des conduites hérétiques, anomiques, mystiques qui ébranlent le sol ferme des religions (Sabatai Tsevi).

La mémoire du secret enrichit l’intimité, celle du déclassement va porter nombre de marranes vers les idées modernes de justice sociale[6].

Enfin, l’expérience cruciale de la méconnaissabilité restera inscrite comme une expérience fondatrice de l’être marrane moderne.

Surgit ainsi un spectre marrane extrêmement complexe et varié, quand les conditions de la persécution s’effacent devant des conditions historiques qui permettent à nouveau une certaine mise en lumière. Ces quatre éléments génériques transfigurés vont peu à peu se combiner et s’articuler, pour forger ce que nous nommons la contre-culture marrane : le renversement de l’injure, la spectralité, l’économie personnelle de la contrariété, la voie d’un monothéisme irréligieux, tout cela va constituer la fonction d’ondes de l’identité marrane.

Et, alors que la politique de reconnaissance des identités se met en place dans la modernité et ne cessera plus de s’étendre au point de devenir de nos jours une politique d’exhibition bien souvent sélective et exclusive, ce que l’on nomme le communautarisme, la méconnaissance marrane stimule uneculture de la perplexité, de la contrariété, afin de conserver à l’identité un caractère ouvrant.

On peut naturellement rejeter un tel choix, y déceler, comme le fait Perrine Simon Nahum à propos du néo-marranisme d’Edgar Morin, le risque d’une impuissance, d’une ambiguïté pathologique incapable de fertiliser la pensée complexe et contradictoire dont elle imagine être le principe dynamique.

A l’autre bord, on peut préférer le terme de judéo-gentil à celui de marrane, trop pétri de références historiques, voire celui de juif non-Juif[7]. Toutefois, s’il s’agit de problématiques voisines, elles sont distinctes de ce que nous nommons la marranité.

Tout d’abord parce que la figure du juif-non Juif s’enchâsse trop durement, trop inflexiblement dans une définition négative ou aporétique qui est d’ordre polémique et que celle du judéo-gentil suppose une hybridation réussie, un alliage fécond et universel. Ce qui ne va pas de soi. Mais surtout parce qu’au fond, tout cela renvoie une fois de plus à un débatinterne au judéo-marranisme, à tout ce qui peut se nommer néo ou post-marranisme, alors que, répétons-le, le concept de marranité cherche à être un concept ouvrant et ouvert à d’autres types d’identités et de cultures.

Et c’est ce pas franchi, ce saut dans une nouvelle histoire qui s’offre à d’autres hommes et femmes traversés par des attaches, des textes, des appartenances qu’ils ne peuvent plus vivre en plénitude ou en suffisance, sans pour autant pouvoir s’en débarrasser comme des reliques ou des poids qui fait réellement tourner une page !

Mais alors, qu’est-ce qui a permis une telle mutation, qu’est-ce qui s’est dévoilé dans ce passage du marranisme à la marranité, que nous commentons comme une page tournée ? J’aimerais pouvoir dire que le point de passage est la peur et que la peur n’est plus à l’ordre du jour, mais comment affirmer une telle chose ? Ne reste-t-il plus rien de l’ancienne peur marrane ? Et au fond, qu’est-ce que c’est la peur marrane ?

A parcourir les interrogatoires et les rapports de l’Inquisition, on est frappés par leur style obsessionnel, maniaque, bureaucratique, un style qui n’est pas sans annoncer la mise en forme contemporaine des enquêtes de traçabilité, des fichages, des index statistiques, un style volontiers froid et comme étranger à son objet.

Mais c’est aussi à ce prix, au prix du caractère monodimensionnel de sa tâche et de la monotonie sidérante de ses méthodes, que l’objectif de la peur est atteint, que la pédagogie de la peur peut saisir une société entière. Car la peur augmente quand croît parallèlement l’asymétrie entre le doute, l’incertitude personnelle, la fragmentation politique, sentimentale et éthique d’un individu et la puissance fusionnelle d’une parole simple, presque sommaire, mais à laquelle la majorité des sujets d’une époque se conforme ou se résigne.

Or, l’une des objections les plus fréquemment entendues à propos de la marranité est bien de laisser l’individu se débattre dans sa perplexité, ses contrariétés, une forme de spectralité identitaire qui apparaît à beaucoup floue et inconsistante. Ce n’est pas une situation confortable, et même, dans une certaine mesure, c’est une situation anxiogène. On se retrouve en porte-à-faux avec les membres de sa propre communauté ou du moins avec le groupe humain qui porte plus qu’aucun autre votre mémoire, vos paroles, vos histoires, vos références, votre imaginaire symbolique. Ce lien marrane, secret et tendu ne fait donc pas de vous un affilié, un disciple ou simplement un « membre » naturel du groupe. Et cela ne vous donne pas davantage d’autorité ou d’aura pour parler aux autres groupes humains d’une voix ferme et compréhensible. Car la langue commune de l’humanité ou du moins une langue communément partageable fait toujours défaut (le « Marché mondialisé » n’est pas une langue). Alors c’est vrai, le marrane qui s’est mis en chemin vers les autres ne peut qu’espérer ou faire le pari que les autres ont fait de même, que leurs attaches sont et restent ouvrantes, en dépit de tous les chagrins politiques, qui sont légion !…

Et, en ce sens, la peur demeure. On ne tourne jamais complètement une page !  C. C.

 

[1] On peut ici citer Pablo de Santa Maria, évêque de Burgos, rabbin converti du nom de Salomon Halevy ou Jeronimo de Santa Fe, né Halorki et qui participa à la conférence de Tortosa ou bien encore les ancêtres de Juan de Torquemada, oncle de Tomas, le Grand Inquisiteur, qui se sont convertis au cours des années 1300.

[2] Ou du rejet de la balance premio-castigo (récompense-châtiment).

[3] Avec leurs comiques et ridicules chapeaux de clowns, les carochas et leurs tuniques affublées selon la décision du tribunal de croix de Saint-André ou de diablotins renversés…

[4] Il devient de plus en plus difficile, au cours des années 1400, puis impossible après le décret d’expulsion de 1492, de vivre comme juif dans la péninsule ibérique, mais tout aussi vain de chercher dans la nouvelle foi chrétienne un refuge ou une légitimité. Les statuts raciaux sur la pureté de sang invalident la relative tranquillité qu’octroyait le baptême. Quant aux autodafés et à la pédagogie de la peur que fait régner l’Inquisition, ils ont pour principal effet de détourner les conversos des Evangiles et de la foi en l’amour chrétien.

Au prêtre qui lui tend le crucifix sur le bûcher, Baltasar Lopez soupire : « Mon père, est-ce vraiment le moment de plaisanter ? »

[5] La parabole de la fin du Procès, connue sous le titre « La sentinelle » ou « Devant la Loi », sur laquelle va se forger un dialogue extraordinaire entre le prêtre et Joseph K., peu avant son exécution, s’inscrit dans cette matrice. Une lumière formidable luit derrière la porte, la promesse d’une sublime découverte rayonne vers le dehors, mais l’accès en est interdit au petit homme de la campagne. Une sentinelle en barre le passage, comme du reste devant toutes les portes destinées à d’autres hommes. Et on se souvient qu’à la fin du chapitre, épuisé par les commentaires et les arguments du prêtre, atterré par l’ultime propos du chapelier : « Non, on n’est pas obligé de croire vrai tout ce qu’il dit, il suffit qu’on le tienne pour nécessaire », K. prononce ces mots : « Triste opinion, elle élèverait le mensonge à la hauteur d’une règle du monde. »

[6] On peut ici citer l’histoire méconnue des frères Junius Brutus et Emmanuel Frey : ex-frankistes d’origine polonaise, ils s’enthousiasmèrent pour les idées révolutionnaires françaises et périrent guillotinés dans la même charrette que celle de Danton.

[7] Dans l’écriture de ces sortes variables d’états ou de degrés de judéité, nous exprimons notre point de vue au prisme de la marranité : à savoir que les traits d’union ne sont jamais univoques, ni les lettres capitales. En fait, si le premier couple judéo-gentil est celui choisi par Edgar Morin, le terme de juif-non juif utilisé largement par Daniel Bensaïd, plus problématique et flou, rend compte de sa sensibilité propre. L’orthographe s’en ressent. Bensaïd change en permanence le lieu du trait d’union et fait varier la majuscule et le minuscule dans le même texte. Cela donne par exemple juif non-Juif ou juif-non-juif, etc. Je n’ai donc pas arbitré entre ces diverses manières de penser la négation. En fait cela est, je crois, lié à l’extrême difficulté de définir le juif. Pour Bensaïd, nul doute que la négation introduit simplement la volonté de ne pas s’enclore dans une judéité fermée; cette négation n’a aucun rapport exclusif avec l’ethnicité, la religion, ou l’histoire juives. Il va de soi que nombre de juifs d’Israël ne sont pas des Juifs pieux mais pourtant certains peuvent afficher un nationalisme plus intransigeant que ces derniers. Or, Bensaïd rangerait les uns et les autres dans la deuxième partie de la paire. Alors si l’on veut maintenir la tension propre à l’indétermination du juif ou du Juif, sans vouloir ignorer la signification négative qu’introduit Bensaïd, il faudrait écrire juif non juif sans trait d’union ni majuscule. Mais on voit bien que l’affaire est surhumaine. Car Bensaïd est manifestement traversé par la pensée benjaminienne et les écrits de Scholem sur la kabbale et le messianisme hérétique. Or n’est-ce pas de la pensée Juive? Du coup , je proposerais soit de maintenir les diverses orthographes du couple soit de supprimer les majuscules et les traits d’union!

L’inextricable et la fonction

Editorial numéro 13

par Claude Corman

A New York, nous avons longtemps regardé les toiles de Jackson Pollock. On peut imaginer beaucoup de choses devant cette prolifération anarchique et chaotique de lignes, de taches, de points bourgeonnants. Les lumières de la mégalopole américaine, mille fois raturées, vitrifiées, scarifiées, ou une sorte de cosmologie primitive, archaïque, proche de la naissance de l’univers, ou encore le mode de fonctionnement ahurissant du cerveau humain où s’entrechoquent tant de sensations, de mémoires et de lignes de pensée que leur représentation synchronique sur la toile est nécessairement déroutante…

Le plus curieux, le plus sidérant dans ces peintures de Pollock, c’est qu’elles ne créent aucun effet labyrinthique ou carcéral. Pollock ne peint pas le labyrinthe, il peint l’inextricable. Il ne peint pas des chemins sans issue, des impasses, des voies qui s’arrêtent subitement, des routes bornées et sans horizon, des cadastres et des limites, comme Anselm Kieffer se cognant jusqu’à l’horreur au désespoir des territoires barbelés. Pollock peint le rythme effréné, le halètement forcené et expansif du monde.

Le vieillissement de l’humanité, de cette humanité industrieuse des grandes cités modernes dont il est le contemporain, ne mène certes à aucune sagesse, probablement nous éloigne-t-il même vertigineusement de la question antique de la sagesse. Mais si la grande clarté se refuse toujours à l’homme, si aucun ordre harmonique ultime n’est à notre portée, que nous restons des voix isolées dans un grouillement inextricable de voix, de milliards de voix passées et à venir, cela n’est pas totalement désespérant. Nous ne sommes pas les prisonniers du vieillissement de l’humanité, sous prétexte que nous avons perdu le sens des enchantements des premiers temps. La voie est perdue, mais nous continuons à la chercher, disait Kafka. La peinture est l’une de ces voies qui permettent de résister à l’incohérence braillarde mais inattaquable du monde, de survivre dans la forêt touffue, énigmatique, terrible où nous sommes égarés. Un petit bout de chemin découvert nous fait rêver à de lumineuses clairières.

Quand on regarde longuement les peintures de Pollock, elles finissent par quitter le rectangle de la toile. La peinture se met en migration ailleurs, aucune limite géométrique ne lui barre le chemin de la liberté, et nous suivons les lignes et les points qui sont partis en voyage…

Jackson Pollock est mort en 1956, Edward Hopper en 1967. Cet autre grand artiste américain a peint des scènes de la vie quotidienne dans ces univers modernes et fonctionnels qui nous sont familiers : les bars nocturnes, les cafétérias, les salles d’attente, les bureaux, les transports communs, les zones de réception et les chambres. Ce qui frappe dans l’univers d’Hopper est l’impression de solitude des humains. Non pas une solitude tragique, héroïque ou sentimentale, propre à toutes les grandes bifurcations existentielles, mais bien une solitude « habitée », une solitude « avec les autres », dans les décors les plus communs, les plus simples, les moins aptes à nous sidérer ou à nous isoler. Hopper ne peint pas l’angoisse moderne de l’individu écrasé par un monde électrique, vertical, pullulant, surinformé. Il peint quelque chose d’immensément banal et terrifiant : la fonction. L’existence humaine découpée, tronçonnée en diverses et successives fonctions. Le transport, l’attente, la réception, le bureau, la pause-café, le bar, la villa et la chambre. Quelle que soit la scène représentée, les hommes et les femmes semblent assujettis à une temporalité unique. Cet enfermement temporel est plus fort que toutes les tentatives de communication dont on devine qu’elles ont fait nécessairement naufrage. Et la solitude dès lors envahit l’espace de la toile.

Pourtant Hopper prend soin de ménager presque toujours une ouverture vers l’extérieur, le dehors. Ses décors sont remplis de fenêtres, mais ces fenêtres sont aveugles, la lumière ne circule pas dans les deux sens. La lumière, fût-elle solaire et naturelle, est devenue aussi fonctionnelle pour nos yeux que la lumière électrique. L’éclat du soleil sur la robe verte de la secrétaire devant son bureau ou sur la combinaison rose de la femme demi-assise dans sa chambre, a le même grain que celui du néon éclairant le feutre du consommateur attablé au bar.

La lumière, ce prodigieux acheminement des ondes venant d’un astre lointain, ne résiste pas au rabattement fonctionnel, efficace, sectoriel du temps. Le grain de la couleur persiste, il ne manque pas de charme ni d’esthétique, mais les êtres qu’il éclaire et découpe sont des figures muettes. Hopper est ici l’interprète d’Herbert Marcuse qui écrit dans L’Homme unidimensionnel : Le nouveau conformisme c’est le comportement social influencé par la rationalité technologique.

Et voyant tour à tour les toiles de Pollock et de Hopper, on ne peut s’empêcher de penser que l’inextricable est plus humain que le fonctionnel… C. C.

Bloc-notes

Editorial


L’ordre règne, mais ne gouverne pas.  (Guy Debord)

par Claude Corman

Dans la capitale belge, les institutions européennes exhibent, dans une fière et prometteuse transparence, leurs palais de verre. Du Conseil au Parlement ou à l’immeuble de la commission, on sillonne des espaces qui concentrent dans l’imaginaire des peuples européens l’intelligence, la modernité, la puissance des vingt-sept nations qui ont scellé un  pacte de paix et de prospérité commune. Mais d’où vient qu’un sentiment de souveraineté défaillante, de pouvoir en cage, de zone artificiellement délimitée et retranchée envahisse le visiteur qui parcourt ces lieux en européen désinvolte ou appliqué ? Et comment réfréner l’idée troublante que l’on a rajouté aux palais nationaux, aux prestigieuses demeures de l’Etat français, allemand ou italien, un palais européen surnuméraire qui, sans les brider ni les remplacer le moins du monde, offre à chacun d’eux l’illusion d’un pouvoir national conforté et en expansion ?

 

Quand on arrive à Bruxelles par le rail et que l’on découvre la ville par  la gare de Bruxelles-Midi, on est aussitôt plongés dans une atmosphère noire, sale, violente, qui n’annonce d’aucune manière au voyageur qu’il vient de pénétrer dans la capitale des institutions européennes. Pas un panneau, pas une carte, pas une photographie. On est aspiré dans le ventre d’un métro puant la rage, la pauvreté, la mésentente, la solitude des lieux publics. Un métro qui rappelle celui de Paris, où des bandes de morveux insensés ont imposé dans les transports publics souterrains la loi du regard humilié, du regard qui évite de croiser celui des autres, d’être à hauteur de celui des autres. Comment avoir pu s’habituer à telle offense, comment prétendre encore être un grand Etat, une grande Nation, avoir dans la bouche tant de rodomontades sur l’identité nationale et faire admettre à des centaines de milliers d’usagers du métro qu’ils doivent s’accoutumer à baisser le regard, à tapoter sur leurs portables, à éteindre toute forme de vie sociale, pire à concevoir celle-ci comme un cauchemar imposé ?

 

Donc, la gare de Bruxelles-Midi : la saleté, la puanteur, des salles gigantesques et abandonnées, pas un employé du métro, pas un contrôleur, pas d’âme qui vive. On sort du ventre de Bruxelles, de ce boyau sinistre et angoissant comme un convalescent qui redécouvre la fraîcheur du dehors après une longue réclusion hospitalière. Les agressions sordides qui s’y déroulent sont déclassées en faits-divers, en symboles de la décrépitude sociale qui a envahi les galeries des sous-sols. Ce qui compte pour l’ordre qui règne mais ne gouverne pas, c’est ce qui se passe en plein air, dans les palais nationaux, les musées royaux des beaux-arts, ce qui importe est que les touristes se régalent au Musée Magritte ! Il suffit pourtant que les flamands de l’agglomération BHV, Brussels-Halle-Vilvoorde, s’en soient pris aux  avantages linguistiques de leurs co-administrés francophones pour que la Belgique se défasse, se détricote et soit au bord d’une partition suicidaire. Scénario politique réellement ubuesque pour une capitale dont le nom incarne l’Europe et pour une Europe localement incapable de calmer la discorde des communautés qui ont fondé autrefois la Belgique.

 

Alors que le volcan islandais perturbait l’espace aérien européen, Mr Borloo et Mr Estrosy prièrent avec solennité les cheminots de la SNCF de cesser leur mouvement de grève en solidarité avec les milliers de voyageurs piégés par les caprices fumants d’Eyjafjöl. Sans doute une sorte de parenté « fossile », préhistorique, entre le volcan  et la grève des cheminots hexagonaux s’était-elle inconsciemment imposée à leurs esprits. Afin de passer enfin de l’Age magdalénien  à celui des palais de cristal de la modernité, où tout est fluide et circulant, les cheminots de Sud et de la CGT étaient sommés de se montrer compréhensifs avec tous les humains coincés dans un temps intempestif !

 

Au même moment, les hôteliers de Berlin, de Paris, de Milan et dans une moindre proportion ceux de Londres, révisèrent à la hausse leurs tarifs de nuitées. A Milan, le prix des chambres doubla, atteignant la coquette somme de 240 Euros pour des prestations ordinaires. Ce phénomène fut observé dans les autres capitales européennes avec des variations de 50 à 90% des prix. Toutefois, cette flambée opportuniste des coûts ne suscita pas les mêmes commentaires : on évoqua ces comportements de marché noir comme de simples ajustements de la loi de l’offre et de la demande, réservant la prime de l’infamie à l’égoïsme corporatiste des travailleurs du rail !

 

Scénario presque identique avec celui des conflits sociaux et des révoltes qui secouent et secoueront plus encore demain, les peuples de pays contraints à des cures brutales d’austérité afin de rétablir le crédit de leurs finances publiques et que l’œil cyclopéen des Marchés assimile à des « Rogue-States » truffés d’obligations pourries. La Grèce est traînée devant cette Pythie « infaillible » qui a élu domicile dans les commissions d’annotation des dettes et déficits nationaux.  Et du coup la contrée d’Homère et de Platon se retrouve dans le collimateur de cet Augure sombre et sec qui distribue les bons points et les mauvaises notes. Ces Grecs et ces Portugais, ne voyez-vous pas qu’ils sont pareils aux cigales qui se gèlent quand les premiers frimas surviennent alors que les fourmis laborieuses et prudentes font face à la bise glacée et récoltent les premiers prix de conduite ? Il s’en faudrait de peu, de très peu pour que les grévistes grecs et portugais soient accusés d’être les principaux responsables de l’endettement ruineux de leurs pays, en menant grand train de vie !

 

Quand Monet, Schumann et les autres pères fondateurs de l’Europe réfléchirent à l’alliage requis pour forcer l’unité des peuples européens, ils le trouvèrent  initialement dans une communauté du charbon et de l’acier. C’est du côté de l’industrie lourde et de l’énergie que se forgea le noyau dur européen. Par cette mise en commun de ressources économiques essentielles, la solidarité de fait des peuples européens du premier cercle était autant encouragée que contrainte. Non pas que les instituts et les échanges culturels aient été considérés dans l’esprit des fondateurs comme anecdotiques ou secondaires, mais bien parce que ces derniers avaient eu tout loisir de mesurer ce fait fondamental : le cosmopolitisme affirmé et naturel des élites culturelles de l’entre-deux guerres n’avait nullement pénétré les masses européennes. S’il allait de soi que Musil, Kafka, Sartre, Gide, Valéry, Breton, Manet, Monet, Matisse, Picasso, Dix, Kirchner, Kandinsky ou Modigliani, faisaient partie du même monde transnational de l’esprit ou des arts, il était malheureusement tout aussi évident que leur génie sans frontières n’avait pas pesé lourd face au déferlement des passions nationales dans les années 1930 et 1940.

 

Ainsi, la matrice économique s’imposait aux leaders du projet européen d’après-guerre pour accroître le sentiment d’une destinée partagée et nécessaire des peuples du vieux continent.

 

Quand, cinquante ans après, et alors que l’Europe s’était considérablement élargie et enrichie et n’était plus dominée par les conséquences politiques de la seconde guerre mondiale, ce fut encore du côté de la raison économique et plus encore financière que l’on chercha l’alliage fédérateur. Mais la création d’une monnaie commune, assortie d’un pacte de stabilité, surréaliste en cas de crise (or l’économie de marché est nécessairement une économie de crises) révéla douloureusement le fiasco, sinon la faillite du projet européen. Parce que l’URSS avait implosé, on avait cru à la stabilité définitive, indiscutable de l’Europe, à la disparition des ennemis. Le sommeil politique fut profond. Plus dur en est aujourd’hui le réveil.

 

La cité de Sighetu Marmatiei (Shiget) à la frontière roumano-ukrainienne est la ville natale d’Elie Wiesel. Elle possède un « Musée de la Pensée arrêtée », sorte de vaste mémorial dédié aux victimes roumaines du communisme et aménagé dans une ancienne prison. Le communisme y est décrit et exhibé comme une machine féroce et criminelle, sous des traits assez semblables à ceux que nous utilisons généralement pour dépeindre le nazisme. Ce lugubre pénitencier souligne parfaitement la masse des exactions et des meurtres commis par la Securitate et le régime de Ceausescu : les cellules sombres qui se pressent sur trois étages racontent les basses œuvres des assassins communistes contre la monarchie, les minorités ethniques, les religieux, les intellectuels, les artistes, et tous ces sans grade du peuple roumain auxquels cet exhaustif devoir de mémoire s’efforce de rendre un nom, parfois une figure.

 

Mais la mémoire de ce lieu paraît borgne ou amputée. Disparus, les pogroms antisémites des gardes de fer d’Antonescu, volatilisée la longue nuit de la collaboration roumaine avec l’Allemagne hitlérienne ! A Shiget, en 1939, quarante pour cent de la population était juive. Le musée de la pensée arrêtée a un magnifique nom. Mais la pensée ne s’est-elle pas arrêtée bien des années avant le communisme ?

 

En Israël, à Jérusalem, le Centre Simon-Wiesenthal souhaite ériger un Musée de la tolérance, un Centre de la dignité humaine à l’emplacement d’un antique cimetière musulman, la Mamilla, sous la terre duquel reposent les ossements des aïeux des plus grandes familles palestiniennes, mais aussi ceux de plusieurs milliers de soldats de Saladin et d’érudits musulmans du haut Moyen-Age. Certes, la partie du cimetière musulman de la Mamilla qui doit abriter le musée de la tolérance est depuis de nombreuses années le siège d’un parking, mais symboliquement, ce terrain est « intouchable ». Le conflit entre les concepteurs du Musée qui ont le droit administratif de leur côté et les familles palestiniennes scandalisées par la « profanation » du cimetière n’est pas réglé. Mais à quoi bon ériger un musée de la tolérance dans un endroit qui ravive toutes les intolérances et les discordes ? L’occultation de l’ossuaire musulman de la Mamilla par un Musée de la tolérance israélien n’est sans doute pas de même nature que le déplacement ou l’effacement des tombes juives des villes moldaves de Balti ou de Chisinau, mais un tel choix rejoint celui du Musée de la pensée arrêtée de Shiget. Quelle que soit la vertu didactique ou émotionnelle de son futur contenu, quel que soit son objectif d’universalité, le centre Simon Wiesenthal excite avant sa naissance les rancoeurs, les ressentiments et les haines. Et il échoue de la sorte à être un pont entre les peuples qui vivent à Jérusalem.

 

La Cité de glace de l’Europe et Bruxelles noyé dans le brouillard linguistique, le confinement des boyaux enterrés de la multitude et la grâce des expositions de surface, les cendres du volcan islandais et le marché noir des petits profiteurs, la fossilisation des colères populaires et la survie de la zone Euro, le musée de la pensée arrêtée de Shiget et le musée de la tolérance de Jérusalem, que d’angles de vue tronqués ou partiaux ! Et combien nous manque une vision plus large, plus bienveillante, plus audacieuse ? On en vient à se demander si la seule vision panoramique de la terre n’est pas en définitive celle des cosmonautes de la station spatiale internationale. On aimerait de la sorte pouvoir se convaincre qu’il existe au moins une poignée d’hommes et de femmes dont le cœur bat à l’unisson pour notre planète et tous ses habitants. Mais il nous vient aussitôt à l’esprit cet énoncé terrible et radical d’Husserl : La terre ne se meut pas ! C. C. (Mai 2010)

L’étrange docteur Maï

par Claude Corman

Dans le paragraphe 14 du chapitre 4 du «  Régime de la santé » écrit en 1198 à Fustat par Maïmonide, on lit cette remarque étonnante :

«Les habitudes sont une chose importante dans la conservation de la santé. Il n’est pas bon que l’on change ses habitudes de santé en une seule fois, ni dans l’alimentation, la boisson, la sexualité, le bain, ni dans l’exercice, mais au contraire, il faut continuer avec ses habitudes dans tous ces domaines. Même si ces habitudes dévient des méthodes de la médecine, on ne les abandonnera pas, sinon d’une manière extrêmement progressive et sur une vaste période afin que le changement ne soit pas trop néfaste. On ne fera pas changer à l’homme ses habitudes en une seule fois, car on le rendra alors beaucoup plus malade qu’il ne l’était. Réellement, les malades ne doivent pas changer leurs habitudes dans les périodes de maladie, même s’ils les troquent contre quelque chose de meilleur».

N’est-ce pas là, la dernière des recommandations que ferait un médecin moderne à ses patients ? Imagine-t-on un docteur Maï dire à son patient, Mr Monides : – Et surtout, tant que vous êtes malade, affaibli, invalide, ne prenez pas de résolution intempestive, ne tournez pas le dos à vos habitudes de vie. Vous avez le temps de changer. Ce n’est pas l’heure, maintenant ! »

Mr Monides qui vient de faire un infarctus du myocarde savoure le répit que lui a accordé le Dr Maï en fumant une cigarette dans le vestibule d’entrée du service de cardiologie. Il se repasse en boucle l’argument fulgurant de l’auteur du Guide des Egarés : «les malades ne doivent pas changer leurs habitudes dans les périodes de maladie, même s’ils les troquent contre quelque chose de meilleur ! » Mr Monides comprend mal la philosophie du Dr Maï, mais il se satisfait volontiers de ses conclusions. Que ce ne soit pasau décours d’un accident coronarien que la réforme radicale et immédiate des habitudes de vie dût être prêchée et obtenue, maintient le malade dans une irrésolution certes troublante mais salutairement étrangère à la logique de la faute et du démérite.

Le médecin contemporain regarde la scène, effaré et incrédule. A ses yeux, le Dr Maï est un voyou doublé d’un imbécile qui fait de la médecine avec des foutaises et des chimères d’un autre âge. Comment un tel imposteur peut-il déployer une argumentation médicale aussi dangereusement obsolète ?

Le médecin contemporain, nourri au lait de l’épistémologie moderne, pense la chose suivante comme un postulat indiscutable :  Quelle qu’ait pu être en son temps la sagacité intellectuelle du Rambam[1],  sa contribution à la pensée médicale est de faible poids en regard de ses œuvres philosophiques ou théologiques qui n’ont pas eu à souffrir, du moins pas de la même manière, les démentis et les réfutations de la science. La médecine d’aujourd’hui est une médecine fondée sur des preuves, une evidence-based medicine, articulée autour de connaissances anatomiques, physiologiques et biologiques avérées, quand la vision médiévale du corps humain est farcie d’humeurs, de biles, de vapeurs et de possessions démoniaques.

Qui plus est, les conseils médicaux de Maïmonide sur le danger de l’abandon des habitudes de vie offensent la pensée clinique actuelle, radicalement assujettie à l’idée de norme et de déviance (dans le poids, la pression artérielle, le sexe, le sport, etc). N’est-ce pas la transgression de règles de vie prétendument, statistiquement conformes à la santé qui ouvre la porte à la maladie ?  D’une certaine manière, les « mauvaises » habitudes de vie d’un individu sont considérées par les médecins comme « délinquantes » et doivent être sur le champ réformées ou découragées. Avec les formes et le tact de circonstance, on admonestera l’indolent, on vitupèrera l’obèse, on grondera l’alcoolique et on culpabilisera le fumeur…[2] Sans trop se soucier de la personnalité « globale » du malade, ou faute de temps pour en faire le tour, on ramènera tous les problèmes de fond à l’étiage de règles de vie continentes et prudentes. Et plus que tout, on s’empressera de changer brutalement les coutumes de vie néfastes. On prendra pour une victoire le sevrage tabagique chez un athéromateux, fût-ce au prix d’une prise de poids de quinze kilos et de l’apparition secondaire d’un diabète « gras ». Contrairement à l’avertissement de Maïmonide, réformer immédiatement les habitudes de vie, à l’occasion d’une maladie jugée propice et révélatrice, semble bien la conduite médicale la plus raisonnable et partagée de la profession.

Dans  un autre chapitre de ses œuvres médicales, Maïmonide nous livre une réflexion tout aussi déconcertante sur le « juste milieu » qui est, je crois, à l’opposé de cette invitation molle, craintive et atone à se tenir toujours dans la demi-mesure, dans la tempérance médiocre, loin de tous les excès et passions du corps ou de l’âme.

Le juste milieu y figure comme une succession dynamique de contraires, d’oppositions, une sorte de mouvement existentiel alternatif. Ainsi celui qui a trop longtemps succombé aux délices d’une alimentation trop riche s’efforcera, pour un temps équivalent, de suivre une diète pondérée, l’homme qui a bu des vins ou de l’alcool sans limites se verra contraint à boire « symétriquement » de l’eau en abondance. Ces suites de contraires finissent par établir une cartographie du juste milieu et rendent compte de l’existence comme d’un spectre d’attitudes variées et incompatibles que seules, la maîtrise temporelle et l’alternance nécessaire ordonnent  et harmonisent en un juste milieu.

A première vue, ces deux passages de l’œuvre de Maïmonide sont contradictoires. D’un côté, Maïmonide prêche au malade la continuité de ses habitudes de vie, devrait-il renoncer à des mesures, une diète ou un régime plus conformes aux souhaits et aux méthodes de la médecine. De l’autre, il invite les hommes (pas uniquement les malades) à rechercher les vertus du juste milieu grâce à un mouvement de va-et-vient entre deux polarités, deux extrêmes qu’ils ont plus ou moins durablement fréquentés. A y regarder de plus près, la contradiction, toutefois, s’affaiblit :

– Quand aucune maladie ne t’affecte en profondeur (c’est le cas d’un rhume, d’une brève allergie, d’un eczéma ou d’un ongle incarné) tu peux sans gêne ni dommages t’essayer à une succession d’habitudes de vie opposées. Pour peu que tu aies le courage et la volonté de ne pas t’égarer trop longtemps dans une consommation illimitée de viandes, de vins, de sexe (ce que l’on appelle de nos jours les conduites addictives) et que tu expérimentes une période équivalente de réserve, de tempérance, de régime « sec », tu parviendras aisément à trouver le juste milieu. Sans pratiquer l’alternance et en ignorant le rythme et la diversité de la vie, tu auras de grandes chances de basculer dans l’alcoolisme, la dépendance aux drogues, l’obésité, la maniaquerie sexuelle ou à l’opposé, dans l’ascèse triste, l’abstinence, la chasteté et la frustration. Cessons une bonne fois pour toutes de tenir l’ivresse occasionnelle pour de l’alcoolisme chronique ou la fumée de quelques cigarettes quotidiennes pour un tabagisme irresponsable ! Ce serait là, à n’en point douter et transposé à notre temps, l’avis d’un médecin maïmonidien. Mais les maniaques de la normalité dont l’un des rares plaisirs (comme l’avait noté Bertrand Russell) est de prohiber tout ce qu’ils n’aiment pas ou craignent pour eux-mêmes au plus grand nombre, tiendraient assurément ce médecin maïmonidien pour un dangereux illuminé, jouant avec les démons et flirtant avec les limites !

– Quand maintenant la maladie est là, bien là, que tu n’as plus le choix de l’esquive, que tu fais face à un mal qui ne dort plus, même quand tu te reposes, alors, non, il n’est plus convenable ni salutaire ou bénéfique de changer brutalement tes habitudes de vie.

Au moment même où l’on croit le changement le plus favorable ou utile, sinon nécessaire, Maimonide nous invite à ne pas céder à l’injonction médicale du bon régime, du régime conforme aux vues générales des médecins. Quel contraste, répétons-le avec les idées en cour à notre époque ! La rupture épistémologique entre le savoir pré-scientifique largement inspiré par la magie, l’astrologie, la théorie des humeurs, et la connaissance moderne axée sur la vérification, la méthode expérimentale, les essais comparatifs ou une exploration bio-radiologique du corps, ne suffit pourtant pas à saisir l’écart majeur des deux démarches.

Du temps de Maïmonide, il est présupposé que les aptitudes philosophiques ou le sens éthique, ou d’une manière générale les vertus spirituelles, jouent un rôle central dans la santé de l’individu. Tout comme l’aptitude au bonheur ou la tristesse mélancolique affectent notre résistance aux maladies, les conflits et les tourments de l’âme ou de la raison pèsent infiniment sur la vitalité des corps. Que Maïmonide ait du reste écrit un Guide des Egarés, ou des Perplexes, tient tout autant à sa vision de médecin qu’à celle de théologien. Si le chaos est dans les têtes, il l’est en proportions égales dans les corps.

De nos jours cet aspect est nettement escamoté, il occupe une place marginale dans une sorte de configuration psycho-somatique rudimentaire ou devient l’apanage des médecines dites douces ou parallèles. De sorte que la maladie, quand elle est sérieuse ou prise au sérieux, a pour première conséquence de réduire aux yeux de tous, y compris à ceux de ses proches et amis, la personnalité du malade à un corps souffrant de désordres organiques. Soudainement, elle stigmatise, norme, assiège et en définitive, construit une personne, qui n’est pourtant qu’accessoirement, accidentellement ou secondairement malade.

La maladie est d’une certaine manière une punition qui tombe, une chute, une sanction et dans le cas le plus extrême, une damnation. Qui a connu les réactions du milieu médical aux premiers ravages du VIH dans les populations homosexuelles américaines n’aura pas de mal à se remémorer l’atmosphère de châtiment qui planait alors autour du SIDA.

Cette damnation, cette sanction n’étaient pas pour autant regardées d’un point de vue moral ou spirituel comme l’acheminement au grand jour d’une faute enfouie ou comme une monstruosité frayant sa voie vers la surface visible des corps. Non, la damnation de la maladie n’a plus rien à voir depuis longtemps avec les sentiments apocalyptiques chrétiens ou l’affrontement affolant du Bien et du Mal. Elle est plus débonnairement, si l’on peut dire, le résultat parfois tragique d’un écart à la moyenne, d’une distance déraisonnable au bon sens hygiénique ou un oubli des moyens élémentaires de protection. Une boulimie sexuelle ou une gourmandise éhontée ne sont différentes que dans l’ordre des sanctions organiques, pas dans celui des registres moraux.

En tant que cardiologue, me dira-t-on, je ne  devrais pas estimer et encore moins suivre les réflexions « archaïques » de Maïmonide. N’est-ce pas faire usage de principes de pensée périmés de longue date, tout juste bons à illustrer une histoire de la Médecine ? Mais, tout comme les philosophes ou tragédiens grecs sont en vérité nos contemporains et que les personnages bibliques nous instruisent encore sur la diversité des caractères humains, le point de vue de Maïmonide sur la maladie et la médecine peut interpeller le médecin moderne. Il n’est certes pas généralisable et suffisant, il est simplement un outil de réflexion pertinent et provocant, un savoir de l’ère pré-statistique, pré-informatique où l’on n’avait pas l’habitude de crier facilement victoire et où l’on se savait pleinement humain et mortel.

Je voudrais à ce propos relater une anecdote. Il m’incomba de soigner ces dernières années un homme d’une quarantaine d’années, un conducteur d’engins si gros que je redoutais d’avoir à l’aider à monter sur le divan, par crainte d’expulser sur le champ de mon rachis lombaire trois disques intervertébraux. Il pesait alors plus de cent trente kilos pour un mètre soixante quinze. Je découvris cet homme la première fois à l’occasion d’un passage en arythmie complète sur un terrain de cardiopathie hypertensive. La fibrillation atriale, très mal tolérée, entraînait une insuffisance cardiaque.

L’un de mes confrères le jugea trop obèse – et il avait évidemment raison sur son obésité – pour envisager la réduction de cette arythmie par un choc électrique externe, après l’échec de la tentative de cardioversion pharmacologique. Il lui conseilla une diète stricte et efficace afin de perdre très vite les nombreux kilos excédentaires qui lui coupaient le souffle et hypothéquaient lourdement le succès du choc électrique. Mais cet homme, insensible aux arguments logiques du régime, restait très dyspnéique. Je décidai non sans hésitations ni doutes, de faire ce choc. Ce fut un succès inespéré. Le gros bonhomme n’était plus accablé par la fatigue et l’essoufflement. Il reprit une vie normale et conserva au long cours son rythme sinusal. Mais il ne perdit pas pour autant un gramme.

Toutefois, dix années après cet épisode et alors qu’il venait faire sa visite annuelle, je fus frappé par son amaigrissement spectaculaire. Il avait au moins perdu quarante kilos et ma première pensée fut, je dois l’avouer, très pessimiste et inquiète. Quel cancer rongeait le corps du gros conducteur d’engins, quel cancer s’en était-il pris avec tant d’efficacité à ses voraces adipocytes ? En vérité, ce dernier me raconta une histoire bien plus souriante. Il n’avait pas connu un amour extraordinaire ayant rongé d’un même mouvement le cœur et la graisse, ni changé de profession ou de mode de vie. Simplement, il avait eu une lombo-sciatique. La douleur l’avait si cruellement accablé qu’il avait décidé d’en finir avec son adiposité. Il observa un régime conséquent et ses rondeurs fondirent, sans grand effort. Il me fit part de son intention de perdre encore une quinzaine de kilos, ce que je jugeai dans mon for intérieur aussi héroïque qu’inutile. Je n’encourageai ni ne contredis sa détermination, mais les paroles de Maïmonide trottèrent dans ma tête. Voilà un homme qui avait vécu autrefois une situation clinique bien plus menaçante et grave qu’une sciatique et qui n’avait alors pas voulu ou pu s’astreindre à un régime. Quand sa vie même était en danger, il n’avait pas trouvé ni même recherché les voies d’une réforme radicale de ses habitudes alimentaires. La douleur irritante et obsédante de son  dos, bien que l’enjeu médical en fût infiniment moins fort, l’en avait, dix ans plus tard, convaincu.

« Même si ces habitudes dévient des méthodes de la médecine, on ne les abandonnera pas, sinon d’une manière extrêmement progressive et sur une vaste période afin que le changement ne soit pas trop néfaste. On ne fera pas changer à l’homme ses habitudes en une seule fois, car on le rendra alors beaucoup plus malade qu’il ne l’était. Réellement, les malades ne doivent pas changer leurs habitudes dans les périodes de maladie, même s’ils les troquent contre quelque chose de meilleur. » C. C.

 

[1] Acronyme de Maïmonide

[2] Un des effets collatéraux d’une telle médecine axée sur le respect des limites est de lier les échecs thérapeutiques à  l’ immaturité ou à la déraison du malade. Le malade devient co-responsable de sa santé, un collaborateur du médecin et non son « otage », alors qu’aux temps médiévaux, le traitement des princes, quelles que soient la complexion du malade et la curabilité du mal, mettait souvent les médecins en réel danger.

Compagnons de refuge

par Claude Corman

Rien ne sert de courir, on ne part jamais à point !

Aux yeux d’Epictète, la réputation, les charges publiques, l’argent, mais aussi la santé du corps sont des choses secondaires et asservissantes : exposées aux aléas et aux hasards de l’existence, elles demeurent étrangères à nos natures profondes. Charge puissante et sans réserves contre l’argent, la reconnaissance ou l’entretien du corps, triade qui forme précisément, dans nos sociétés modernes, la constellation la plus lumineuse de la vie et une inépuisable source d’opinions et d’attentions.

« Mais si tu cherches à éviter la maladie, la mort ou la misère, tu seras malheureux »[1]. En deux mots, on a vite fait de comprendre que le conseil d’Epictète se situe à dix mille lieues des recommandations contemporaines, qu’il leur est foncièrement étranger. Le philosophe antique ignore tout du stress et de l’angoisse modernes face à la déchéance qui se profile derrière l’infirmité ou l’indigence, plus encore les programmes d’hygiène et de remise en forme des docteurs en bien-être qui cherchent par tous les moyens à nous rallier à leurs causes.

Aujourd’hui, n’est-ce pas à l’évitement de la misère, à l’active prévention de la maladie ou à la fuite éperdue devant la mort que nous mesurons et étalonnons une forme moderne de bonheur ? Ou plutôt devrions-nous dire : de non-malheur ! Car il n’est nul bonheur à éviter la misère, la maladie ou la mort.

Le bonheur, quand il n’est pas le fruit d’une recherche positive, active, d’une quête ardente et obstinée, se transforme en non-malheur, état psychologique intermédiaire et suspendu, qui n’est que la conséquence collatérale d’un opportun hasard, d’une bienveillante fortune. Ne pas tomber malade, ne pas croiser prématurément le chemin de la grande faucheuse, ne pas suer sous les haillons de la pauvreté, est-ce à cela que l’on doit évaluer la puissance du bonheur ?

Mais en vérité, Epictète suggère autre chose : c’est la recherche de l’évitement qui rend naturellement malheureux, ce petit jeu stratégique de fuite et de prudence  qui aliène l’individu et le captive dans les filets d’une anticipation obsessionnelle et douloureuse du mauvais sort.

On n’entend sans doute rien au conseil du stoïcien si l’on ne mesure pas que, pour un esprit de la trempe de celui d’Epictète, c’est bien le non-bonheur (l’absence délibérée de vertu forte, d’inclination résolue vers des appétits multiples de vivre, l’oubli de l’intensité des désirs et des aversions) qui est la quintessence même du malheur.

Rien de plus éloigné de ce philosophe que notre principe moderne de précaution, ce parapluie défensif et pusillanime contre toutes les affres et menaces de l’existence. Poltronnerie, anxiété, superstitions, propagande hygiéniste, pandémie de l’affolement, boursicotage du corps… médicalisation incessante de la vie ! Épictète ressuscité ne pourrait que constater aujourd’hui le naufrage de sa philosophie et plus généralement la fragile et déclinante postérité des idées fières et combattantes, des idées « viriles ».

« Ce qui tourmente les hommes, ce n’est pas la réalité, mais les opinions qu’ils s’en font », ajoute-t-il plus loin dans son « Traité de savoir-vivre ». Au fond, ce n’est ni la maladie ni la mort qui obsèdent et chagrinent tant les hommes, c’est la monstrueuse déformation des opinions qu’ils s’en font, le refus attristant et anxiogène de regarder ces événements comme indépendants d’eux, extérieurs à leur jugement et à leur lucidité. Comment des mortels en arrivent-ils à redouter ce qui est somme toute la vérité élémentaire la plus universelle de leur condition s’ils ne s’entêtent pas à égarer leurs esprits dans de trompeuses et aliénantes promesses ?

La démission de l’esprit humain face à la mort ou à la maladie est la matrice de toutes les autres démissions et, pire encore, de toutes les servitudes. Bien des siècles après l’Antiquité gréco-latine, les régimes totalitaires qui ne se sont pas spécialement nourris de la lecture d’Epictète en ont à leur insu retenu la leçon : la peur est la plus puissante pédagogie de la soumission.

Toutes les autres qualités que le philosophe stoïcien tient pour des vertus incomparables, quand elles ne découlent pas par automatisme de cette infaillible lucidité sur la mort, en dérivent  toutefois à un degré variable.

Il n’est donc pas étonnant que la philosophie, pour Epictète, soit un sacerdoce, une divine activité de l’esprit à laquelle on se voue et se consacre entièrement, sans partage, sans préoccupation concurrente. Mais également sans souci de reconnaissance, de gloire ou de séduction.

«  Comment si tu ne flattes personne, obtenir autant que les flatteurs ? » La liberté totale de jugement, qui garantit le développement harmonieux et souverain de la personne, déconstruit toute forme d’obéissance à un gourou, à un tyran, voire à un maître.

Mieux vaut passer pour un inculte que se mettre prématurément au service d’un maître des paradoxes et des syllogismes : « Si tu veux progresser, accepte de passer pour un ignorant et un idiot dans tout ce qui concerne les choses extérieures, n’essaie jamais d’avoir l’air instruit ».

La philosophie n’a pas pour objectif une alliance des champions du savoir à seule fin d’imposer le respect aux groupes d’athlètes, aux cercles de personnalités politiques influentes ou aux « Césars ». « Plutôt avoir Dieu pour père et tout l’univers que César comme parent… ! »

Du reste, la philosophie n’est pas un savoir, fût-elle inspirée et nourrie par les livres merveilleux des philosophes : c’est un engagement de tout l’être dans une attitude existentielle courageuse et guidée par la plus grande fermeté de la raison. C’est un combat permanent qui n’est jamais soutenu ou encouragé par la perspective de la reconnaissance publique ni l’appât des récompenses. Nulle scintillation de la gloire ne vient troubler l’esprit libre du philosophe !

Aussi Epictète oppose-t-il l’éblouissante ardeur philosophique à l’inconséquence triviale de l’homme ordinaire qui rêve d’être un jour vainqueur aux jeux Olympiques, sans imaginer et encore moins éprouver les concessions, les efforts, les disciplines physiques, les renoncements à l’activité ludique auxquels il devrait nécessairement se plier, pour y parvenir.

L’engagement philosophique d’Epictète implique, on le conçoit, une hautaine solitude de l’individu pensant. Car, s’il ne faut s’intéresser qu’à « ce qui dépend  de nous », cela délimite et borne drastiquement le territoire exclusif de nos désirs et de notre raison. Et c’est à l’intérieur de ces limites indilatables que nous sommes responsables ou irresponsables, valeureux ou lâches, clairvoyants ou aveugles.

– Ne faut-il pas désirer être en bonne santé ?

-Pas du tout : pas plus que n’importe quoi d’autre qui te soit étranger.

Le monde extérieur ne peut plus se trouver en situation d’accusé. Le plaidoyer sur les circonstances atténuantes, l’argumentation sur les infortunes de la naissance ou la mise en avant d’un arrière monde psychologique ou social, attitudes qui, toutes, cherchent à expliquer et parfois à légitimer l’empêtrement, la paresse ou la malignité des individus, n’ont aux yeux du stoïcien grec aucune valeur. «  Au lieu d’accuser le monde, tu ferais cent fois mieux de te moucher »,  tonne-t-il. Kafka, une fois n’est pas coutume, se fait le lointain interprète d’Epictète, dans un aphorisme  au sens très voisin :

– Entre toi et le monde, arbitre toujours en faveur du monde !

Le stoïcisme d’Epictète est, par certains côtés, une morale et plus encore une expérience de l’esclave émancipé, libéré. Né à Hiérapolis en l’an cinquante avant J.-C., il fut vendu comme esclave à Rome puis affranchi par son maître, Epaphrodite, ami de Néron.

Aussi rien n’a-t-il plus d’importance aux yeux d’Epictète que de ne dépendre de personne, de ne laisser personne d’autre gouverner ses désirs et ses jugements. Et c’est parce que les passions menacent toujours de rendre infirmes les jugements et la claire raison  que le stoïcien récuse la passion et son esclavage. Ce n’est évidemment pas une morale de l’utilité et de la prudence qui vise à bien ménager et défendre ses biens. L’esclave affranchi ne recherche pas la maîtrise dans les affaires domestiques ou publiques qui sont tout au plus les indices visibles et artificiels de la puissance.

Il la recherche dans l’affirmation plénière et intransigeante d’un libre-arbitre accordé à sa nature personnelle.

Spinoza se montre ici le plus véhément adversaire des stoïciens. Alors que pour ceux-ci, le libre-arbitre est le plus grand privilège donné à l’homme par Dieu, Spinoza tient celui-ci pour une fable, une chimère, une illusoire et trompeuse liberté. L’homme est configuré à partir d’une constellation de forces et de déterminations, d’un enchevêtrement si complexe de causes et d’effets, d’excitations et d’indifférences, de désirs et d’aversions que c’est pure imposture que l’imaginer, au cœur de cette constellation en perpétuel et insaisissable mouvement, possesseur d’un libre- arbitre autonome et souverain. Mais Epictète n’en démord pas. Un libre-arbitre ferme et loyal à la nature est le seul antidote efficace contre la folie des événements qui frappe chaotiquement la tête des hommes. Son absence ou son inhibition installe l’empire de la sottise dans le monde et, par dérivation logique, ouvre en grand les portes de la tragédie : « Voilà comment naît une tragédie, lorsque sur le chemin des sots, le sort met quelque désagrément. »

L’un des caractères substantiels de toute idéologie de droite (je ne parle pas ici des variantes religieuses, despotiques ou libérales de cette idéologie mais bien de l’idéologie de droite en tant qu’elle est traversée de fond en comble par l’évidence de l’inégalité humaine) réside dans l’idée que, si Dieu règne communément sur l’ensemble indifférencié des humains, il ne fait en revanche aucun doute que les sociétés humaines se construisent in fine sur la dialectique maître-esclave. Et cette dialectique, quelles que soient les nuances apportées par les époques successives, présuppose toujours une inégalité constitutive, génétique des humains, selon les lois de la Nature. De ce point de vue, on peut penser – et c’est un paradoxe pour la philosophie d’un ancien esclave – que le courant stoïcien dont Epictète est un illustre représentant –participe – de – ou fonde en principe une telle idéologie de « droite ». En tout cas, une idéologie qui, reposant sur l’état de nature, sur les avantages et défauts de chaque nature personnelle, est une morale ou une « sagesse » de l’assentiment.

Certes, il n’est nullement question dans la pensée d’Epictète de légitimer une quelconque condition ontologique de l’esclave. Cette condition n’est qu’accidentelle et pas essentielle (on n’est esclave, procurateur, consul ou athlète que par accident).  Toutefois, si la morale stoïcienne postule l’égalité des créatures humaines face à Dieu, a contrario,  au sein de la société des hommes, la dispersion et l’hétérogénéité des qualités naturelles est la règle.

Les forts règnent ou font les jeux Olympiques, les faibles et les chétifs obéissent et évitent de se prendre pour des athlètes et des champions. Chacun, selon son rang et ses dispositions naturelles, doit consentir à sa destinée. On conçoit que Nietzsche, n’abhorrant rien moins que la virulence médiocre et consolatrice du ressentiment ait considéré Epictète comme un moraliste antique salutaire et « réquisitionnable » dans son combat contre la mauvaise conscience chrétienne.

De là à opiner que seule l’adéquation, la mise en correspondance de la raison de l’individu avec ses inaliénables mais inchangeables qualités naturelles illustre le vrai tempérament des maîtres, le fulminant philosophe allemand ne pouvait s’y résoudre. L’assentiment stoïcien est à tous égards plus lumineux et instructif que la geignarde et frileuse religion du ressentiment. Mais la soumission du tempérament à la nature ou le courage de l’esprit face aux coups du sort de l’existence sont insuffisants. La grande lueur philosophique de l’avenir a besoin d’un saut, d’une transmutation de la nature humaine. L’avènement d’une haute  philosophie des temps irréligieux ne peut pas parier sur l’héroïsme de l’homme antique, soutenu par la volonté indéchiffrable de Dieu ou la famille goguenarde et ludique des Olympiens. Quand Nietzsche écrit « Zarathoustra », ce n’est pas la mort de Dieu qu’il annonce et commente mais bien la fin de l’homme !

Mais avec Epictète, nous sommes encore loin de la vision crépusculaire de Nietzsche et de son appel tonitruant à une nouvelle renaissance. Dieu, les Dieux sont encore bien là et l’homme se prête toujours à de multiples approches et définitions. Pour autant, la situation décrite par Epictète est-elle vivable ?

L’individu chétif, malingre, gagnant chichement une maigre vie, ne possédant aucun bien, pas même sa liberté et qui de surcroît perd l’un de ses parents les plus proches, peut-il consentir à sa destinée et trouver dans le grand « oui » de l’assentiment un réconfort moral à sa détresse, une armature spirituelle à toute épreuve, comme si cette armature, loin de se cabosser sous les coups du sort, y forgeait chaque fois davantage sa force et sa résistance ? Épictète le soutient, tout comme nombre de chrétiens qui, après lui, souligneront le rôle salvateur et purifiant de l’indigence.

 

Les mauvaises lectures de M. de Saci

Pascal, dans sa conversation avec monsieur de Saci, avoue la parenté d’opinion du christianisme et du stoïcisme d’Epictète sur la vanité des biens matériels, de la fortune, des charges publiques et de la santé. Dans les deux cas, une morale exigeante de l’accord et un semblable éloignement de la pensée rebelle sont admis et élevés au rang de principes fondateurs. Mais, si Pascal concède sa dette intellectuelle envers l’ancien esclave d’Hiérapolis, c’est pour aussitôt affirmer qu’Epictète se trompe sur la réponse en affichant en corollaire de cet assentiment un orgueil sans égal, une ambition humaine aussi colossale que démesurée.

Pascal flaire un excès de confiance chez le philosophe antique qui confine à la négation du Dieu créateur, dont ce dernier prétend rester le loyal et intransigeant serviteur. À quoi bon parler encore du Dieu créateur si la Nature a si intelligemment et nécessairement placé chaque être humain à sa place, dans son adéquate condition, dans son rang et jusque dans sa mesure de vie au point que l’homme philosophe doive s’efforcer seulement d’en accepter le coût ? N’y a-t-il  alors plus d’avenir à la grâce, à la bonté divine, au rachat chrétien de la créature humaine naufragée et pécheresse, inévitablement pécheresse, sauf à imaginer une race de sous-hommes indigne du grand assentiment stoïcien et ne s’en remettant à la grâce de Dieu que par défaut ?

Non, ce n’est pas le sous-homme que Pascal a en tête, mais le surhomme d’Epictète auquel l’écrivain des « Pensées » dénie toute existence crédible. Car comment un homme pourrait-il égaler l’excellence d’un Dieu ? Comment le philosophe de l’assentiment, ce prodigieux mais primitif « existentialiste », pourrait-il imaginer rivaliser avec le Christ agonisant et mourant sur la croix afin de rédimer non pas tel ou tel homme, plus ou moins saint, plus ou moins juste, mais toute l’humanité qui veut bien l’accueillir ? Le pauvre, l’indigent, le faible, le craintif, le malingre, l’indigent n’ont qu’à tendre les mains vers la promesse chrétienne pour être aussitôt élevés vers le trône de gloire. Le grand oui chrétien suppose que chaque homme prenne part, modestement, humblement à la grande souffrance universelle du Golgotha.

Ce qui n’est évidemment pas le cas de l’impassibilité stoïcienne qui renvoie chacun de nous à une héroïque solitude jamais éclairée par la lueur de la rédemption.

Curieusement, un autre personnage entre en scène dans les entretiens de Pascal avec M. de Saci et c’est Montaigne. Montaigne et Epictète sont les deux auteurs que M. de Saci aimerait mettre à l’index de toute bonne et éducative bibliothèque chrétienne. L’hérésie et l’athéisme sont, à ses yeux, les principaux dangers des mauvaises lectures et, si le génie de Pascal peut traverser ces livres sans compromettre son esprit, mieux, en fortifiant sa foi catholique par une lecture critique et inspirée de ces auteurs, il n’en va pas de même pour les esprits vulgaires et désarmés qui peuvent en être lourdement affectés. Mais pourquoi Montaigne après Epictète ? Quelle ruse Pascal a-t-il en tête en joignant ces deux écrivains et philosophes dans la proximité d’une conversation sur l’art de vivre ?

Certes, Montaigne, dans un premier temps, est proche d’Epictète par son refus de s’en laisser conter par les autres et son panégyrique de l’indépendance d’esprit. Sans doute partage-t-il aussi, avec le maître stoïcien, la conviction du caractère non essentiel de la dialectique du maître et de l’esclave et l’intuition que toute philosophie ou sagesse axée sur l’évidence naturelle de la servitude et de l’injustice dissimule mal une idéologie au service des puissants, une idéologie de circonstance sans légitimité durable.

En revanche, ce qui distingue Montaigne d’Epictète réside assurément dans leur conception différente de la nature et l’usage que les hommes en font. Le point de départ est pourtant très proche. Montaigne professe un égal respect de la nature humaine. Chacun de nous, selon sa complexion naturelle, ses désirs et ses aversions, essaie de mener une existence accordée à ses inclinations souveraines sans les discuter ou les mettre en doute à tout bout de champ. L’homme n’est pas un mille-pattes qui se fait sans cesse des crocs-en-jambe. Mais rapidement les choses divergent. Quand le philosophe grec persiste et signe, pour l’entière durée d’une vie, son engagement en faveur de la symétrie des vertus et des qualités naturelles, Montaigne n’est pas homme à accepter, comme loi divine et intouchable, ces dispositions héritées. Certes, il faut les domestiquer, s’en accommoder peu ou prou mais, de là à en faire une loi qui s’impose à chacun comme un corset de fer, cela n’est ni souhaitable ni vivable. L’homme est une créature du doute, de la mesure, de la prudence, de la balance des jugements et Pascal souligne à ce propos à quel point Montaigne est le fossoyeur de toute croyance, de toute foi, de toute conviction militante et à l’extrême, ce qui est un comble pour un écrivain épris de sagesse et de philosophie, de toute aspiration à la Vérité.

Montaigne nous invite à vivre dans l’incertitude de toute pensée et la relativité de tout jugement moral et cela effraie bien sûr un esprit pénétré comme celui de Pascal par la nécessité salvatrice de la grâce. Pascal ne fait aucune confiance à l’être humain et, si l’on peut douter que l’auteur des « Pensées » croie en Dieu avec la même foi que celle des Pères de l’Eglise ou avec l’intensité sublime des premiers acteurs du monothéisme, il ne fait aucun doute que Pascal ne possède guère la foi en l’homme d’un Epictète ou même d’un Montaigne. À son idée, Montaigne est coupable d’entrebâiller les portes du nihilisme moral par lesquelles s’engouffreront plus tard des générations de modernes.

Si la grâce est éliminée et la raison humaine renvoyée à une constante et irréparable relativité, nul ordre durable, nulle harmonie politique et nul salut spirituel ne viendront plus structurer les sociétés humaines ni limiter les bassesses de l’âme humaine. Partout où Montaigne aperçoit et distingue fantaisie et légèreté, Pascal renifle l’odeur soufrée des enfers et la malédiction des cauchemars à venir. Le choc du nouveau, l’incessante métamorphose du monde, de ses bruits, de ses couleurs, de ses goûts, de ses techniques est, aux yeux de Pascal, comme ils le seront plus tard à ceux de Chateaubriand, l’antithèse du monde intime, secret et personnel où l’homme doit livrer intelligemment, artistiquement son combat contre la mort « toujours ressuscitée ». Car la mort n’est pas l’affaire des civilisations (contrairement au verdict de Paul Valéry), les civilisations doivent impérativement constituer des ensembles cohérents et durables capables de résister à l’entropie et à la foncière vanité de l’existence humaine. En revanche, seul l’homme peut affronter la finitude de son existence et vaincre ce qui en constitue la plus notoire et récurrente absurdité : son éphémère présence terrestre.

Dans son essai sur Don Tancrède, l’écrivain espagnol José Bergamin fait de Pascal le fondateur du tancrédisme français, c’est-à-dire du stoïcisme chrétien. Pour ceux qui n’ont pas lu les œuvres taurines de l’écrivain espagnol, rappelons que Tancredo Lopez était un ouvrier maçon qui, juché sur un piédestal cubique, au centre de l’arène, demeurait absolument immobile face au toro. Cette quiétude radicale, ce « silence des mouvements » de Don Tancrède face au jugement de Dieu caché dans les cornes du toro, signifiait, aux yeux de Bergamin, le stoïcisme espagnol le plus pur. Et en parallèle, Bergamin concevait le toreo, le jeu mobile, intelligent, vivifiant et magique du torero, comme la quintessence du christianisme. Le stoïcisme dépasse la peur de la mort par une attitude téméraire et imperturbable, une posture tancrédiste. La mort est partout, on ne peut lui échapper et, quand elle arrive, il ne sert à rien de fuir. Fuir est aussi absurde pour l’homme qu’accélérer le pas ou se mettre à courir quand il pleut, alors que la pluie est aussi devant lui. Le christianisme affronte également la mort mais, par une autre sorte de courage, un courage issu de la grâce, de la compagnie intime de Jésus qui permet à l’homme de se sublimer face au destin, de s’en rendre plus finement, plus subtilement et esthétiquement le maître provisoire, le maître qui se sait provisoire. L’homme chrétien est un créateur, un artiste qui, à l’instar du torero, accueille dans les plis ensorceleurs et intelligents de sa muleta la charge éternellement recommencée de la mort.

 

Contemporains ne tournant pas la tête du même côté

À peine quinze années après la conversation de Pascal avec le directeur de Port-Royal des Champs, Spinoza interroge également l’état de nature et l’état de grâce, la puissance de vie et l’intensité de la Révélation. Ses conclusions sont, on le sait, radicalement différentes de celles du stoïcien chrétien Pascal.

D’abord, l’état de nature s’impose effectivement à tous, hommes, animaux ou objets. Mais il est tout aussi absurde, précisément parce que la nature n’a pas de projet providentiel, de miser sur l’assistance de Dieu dans la conduite des affaires humaines que de parier sur l’autosuffisance du libre-arbitre humain. Alors que les stoïciens élèvent le libre-arbitre à la plus haute marche des vertus humaines et que les croyants (dont les hébreux servent d’archétypes) s’asservissent à une Loi divine rédigée par l’esprit humain, Spinoza affirme, à rebours de ces engagements duels mais jumeaux, que tout ce qui est humain est déterminé, construit, assigné, et repose sur une croissante densité de motifs et de causes. Que ce produit, ce fruit actualisé de tant de subtiles et innombrables interférences, puisse se montre créatif, vivant et même joyeux est un fait qui ne relève nullement d’une morale de l’assentiment ou de la sublimation divine de la couardise humaine.

Une fois la nature imaginée comme une immense unité biophysique génératrice de formes, de substances, d’êtres tous dissemblables les uns des autres, quelle place réserver à Dieu ? En observant la faiblesse d’armure et de défense d’une salamandre ou d’une grenouille, force est de constater que la Nature a créé une infinité de choses dissemblables mais aussi inégalement dotées de puissance, de longévité, de résistance ou de ruse. Donc, tout système analogique avec le système naturel est dans l’impossibilité de susciter et encore moins d’établir des valeurs de justice et de paix.

On peut anthropomorphiser la nature, on peut y projeter les idées humaines les plus loufoques ou les plus tendres mais on ne peut assurément pas naturaliser les humains et attendre d’eux l’organisation d’une société politique juste ou pacifique.

En assimilant Dieu à la Nature, en définissant Dieu comme le Pancreator, le forgeron de tous les mondes physiques et biologiques, Spinoza est considéré comme l’inventeur du panthéisme, une marche au-dessus du monothéisme biblique et du polythéisme grec ou païen. Ce faisant, Dieu Pancreator logeant dans toute chose, Il loge aussi dans les férocités, les rudesses, les cruautés, les iniquités de la Nature. Au sein de la vraie Nature, du monde conçu et occupé de part en part par Dieu, le loup ne paît pas docilement avec l’agneau. La coexistence pacifique du loup et de l’agneau est une projection imaginaire des prophètes. Les temps messianiques sont totalement surnaturels et fictifs et, en cela, ils sont « saturés » d’absence divine. Le panthéisme spinozien, sans se résumer à une revanche de Baruch Spinoza contre l’institution civico-religieuse qui l’a chassé de la Synagogue, est une redoutable et conséquente excommunication du Dieu des théocraties.

Loin de se tenir comme Pascal dans l’entre-deux tragique de la condition humaine, alternativement tournée vers sa face bestiale et sa face angélique sans jamais pouvoir choisir son visage, Spinoza réduit tout à la fois les appétits célestes et animaux de l’homme afin de déployer en lui une vraie puissance de vie et de jugement. La justice et la paix dans la Cité, tout comme la destruction et la guerre, sont l’œuvre unique des hommes et, sans être pour autant surnaturelle, cette œuvre n’a pas de correspondances ni d’exemples dans l’état de nature. De même, les idées, les sentiments, les inclinations, les connaissances sont l’affaire exclusive de l’homme, un être qui, issu de la nature, se hisse de temps en temps au-dessus de ses impératifs biophysiques et peut même atteindre, au terme d’un énorme travail personnel, un état sublime de béatitude et de joie.

Dès lors que Dieu s’est retiré du monde (et la thèse lourianique du tsimtsoum, contemporaine de l’exil des Juifs d’Espagne, est sans doute connue de Spinoza[2]), le monde n’a plus de commerce équitable avec Dieu. De ce point de vue, le panthéisme spinozien est l’envers philosophique du tsimtsoum des cabalistes. Dieu n’est plus présent dans l’univers ou Il est partout chez Lui, ce qui est presque la même chose. En tout cas, l’extériorité transcendantale de Dieu est congédiée. Pascal n’est sans doute pas loin de penser la même chose. Il hésite, il est au seuil d’une crise aigue, catastrophique de la foi, mais il ne peut échapper au tourment délicieux de la grâce qui lui semble l’unique remède à la double impasse de l’orgueil et de la nonchalance, de l’héroïsme et de la paresse, du temps méprisant des forts ou obscurément cynique des masses. Et il compose, dans la nuit fébrile et illuminée de 1654, son « Mémorial ».

Spinoza pense réellement à la place de Moïse, dans la peau de Moïse. Sa critique de la théocratie hébraïque, plus précisément du mode de sélection des élites sacerdotales, est en quelque sorte contemporaine du « don » de la Loi au Sinaï et de la rédaction du Deutéronome. Il réfléchit au choix des lévites du point de vue de Moïse et non pas à partir d’une tradition talmudiste, midrashique ou cabaliste bien postérieure. Alors que, la plupart du temps, nous confondons l’aurore biblique et son long rayonnement historique.

C’est aussi, me semble-t-il, ce qui distingue au plus haut point le judaïsme et le christianisme. Il n’existe pas de civilisation juive, ce qui du reste explique la polysémie de l’identité juive, mais on parle sans cesse de civilisation chrétienne. Ce que l’on nomme le christianisme est très éloigné des premiers rayons du monothéisme, de l’archaïque lumière de Dieu, captée et traduite par un grand prophète. C’est davantage le génie historique du christianisme, ce que les hommes au travers d’innombrables générations ont élevé et fait au nom du Christ que nous avons en tête quand nous évoquons la foi ou la culture chrétiennes. De sorte que ce n’est plus Dieu (ni sa Loi révélée) mais l’œuvre civilisatrice des hommes (les cathédrales, les peintures bibliques ou la musique « religieuse », etc.) accomplie sous la tutelle de Dieu que nous appelons Dieu. Et c’est sans doute, à revers, cette recherche de la lumière originelle de Dieu qui foudroie Pascal en l’an de grâce 1654 et qui le pousse à dédier son incandescente conversion du « Mémorial » au Dieu d’Abraham, au Dieu d’Isaac, au Dieu de Jacob.

L’invention de la joie par temps de dis-grâce – dans une époque qui voit s’anéantir l’humble et naïve confiance de l’homme en la Providence divine  autant que se multiplier les ferments de la décadence du christianisme (guerres de religions, poussée des sciences et des techniques, naissance d’une géo-politique de la planète) – situe l’importance de la contribution de Spinoza à la pensée humaine. Quand le sol ferme semble se dérober sous les pieds d’un Pascal saisi par la vertigineuse angoisse du vide céleste et la crainte d’un monde abandonné au nihilisme des lois naturelles, Spinoza propose de penser à partir d’un « humain global », sans séparation artificielle et mensongère avec le corps physique, la possibilité d’une humanité joyeuse et affranchie de ses ténébreuses et infantiles passions. Nul besoin de rédemption ni de médiation de l’égalité des humains par le truchement de Dieu, le simple et exigeant travail intellectuel de l’homme y pouvoira.

La philosophie de Spinoza nous éloigne à égale distance de la morale stoïcienne de l’assentiment et de la solution désormais artificielle et « politique » de la grâce telle que l’auteur des « Pensées » la propose : comme un remède indispensable au déchirement, à l’angoisse, à l’insignifiance et à l’incomplétude de la condition humaine, un succédané nécessaire, fût-il malade ou agonique, à l’éblouissant et lumineux  accueil de la Révélation que connut la génération sinaïtique ou celle des pères de l’Eglise.

 

Oter à la mort son masque sublime

« Penser » la joie implique néanmoins une conversion initiale de l’esprit : se détourner résolument de l’aporétique condition mortelle de l’humain. Car la mort pèse, elle pèse par ses fléaux, ses famines, ses épidémies, ses accidents, ses blessures mais elle pèse aussi par les superstitions, croyances et dévotions que sa crainte engendre et organise en tribunaux métaphysiques ou d’essence prétendument divine.

Spinoza, après Epictète et Montaigne, tente de marginaliser ou d’occulter la question de la mort, lui qui sait bien qu’elle est la question religieuse par excellence ou du moins le terreau de tout grand édifice spirituel.

Franz Rosenzweig s’empresse de le souligner, en indiquant en ouverture de son grand livre « L’étoile de la Rédemption » que la philosophie avait toujours manqué le rendez-vous crucial avec l’angoisse de l’être humain confronté à sa finitude et à sa désolation : « De la mort, de la crainte de la mort, dépend toute connaissance du Tout. Rejeter la peur du terrestre, enlever à la mort son dard venimeux, son souffle pestilentiel à l’Hadès, voilà ce qu’ose faire la philosophie. Tout ce qui est mortel vit dans cette angoisse de la mort, chaque naissance nouvelle multiplie l’angoisse d’un nouveau fondement, car elle multiplie ce qui est mortel. Sans fin le sein de la terre inépuisable accouche du neuf, et chacun est soumis à la mort, chacun attend avec crainte et tremblement le jour de son passage aux ténèbres. Mais la philosophie conteste ces angoisses de la terre. Elle s’échappe par-dessus la tombe qui s’ouvre sous les pieds à chaque pas. Elle abandonne le corps à la merci de l’abîme, mais l’âme libre prend son envol pour le franchir sans encombre. Que l’angoisse de la mort ignore tout d’une telle séparation en âme et corps, qu’elle hurle Je, Je, Je, et ne veuille rien entendre d’une dérivation de l’angoisse sur un pur « corps », point n’en chaut à la philosophie. Que l’homme se terre comme un ver dans les plis de la terre nue, devant les tentacules sifflants de la mort aveugle et impitoyable, qu’il puisse ressentir là dans sa violence inexorable ce que d’habitude il ne ressent jamais : que son Je ne serait qu’un ça s’il venait à mourir, et que chacun des cris encore contenus dans sa gorge puisse clamer son Je contre l’Impitoyable qui le menace de cet anéantissement inimaginable, face à toute cette misère, la philosophie sourit de son sourire vide et, de son index tendu, elle renvoie la créature, dont les membres sont chancelants d’angoisse pour son ici-bas, vers un au-delà dont elle ne veut absolument rien savoir. »

Si Epictète offre à l’homme la solution de l’accueil magnanime et indifférent (magnanime parce qu’indifférent) de la mort, solution dont Pascal, répétons-le, nie la vraisemblance et la piété[3], Montaigne adopte une posture plus modeste et plus taillée à la mesure de ses observations désenchantées sur la créature humaine. Ne pouvant éviter la mort, l’homme doit s’efforcer de l’accueillir avec dignité et sans chercher à attrister de manière inconvenante ou théâtrale son entourage. Ce n’est pas au seuil de la mort que l’humain dicte soudainement un témoignage inspiré, un testament sage et éclairant. C’est du temps de sa vie, dans l’éclat fugitif de ses jours terrestres que chacun de nous peut livrer un enseignement et affirmer ou oser une conduite de vie. Il faut vivre entre les vivants !

La mort est un passage, elle n’est pas une conclusion, encore moins un achèvement : «  La mort a des formes plus aisées les unes que les autres, et prend diverses qualités selon la fantaisie de chacun. Entre les naturelles, celle qui vient d’affaiblissement et appesantissement me semble molle et douce. Entre les violentes, j’imagine plus malaisément un précipice qu’une ruine qui m’accable et un coup tranchant d’une épée qu’une arquebusade ; et eusse plutôt bu le breuvage de Socrate que de me frapper comme Caton. Et, quoique ce soit un, si sent mon imagination, différence comme de la mort à la vie, à me jeter dans une fournaise ardente ou dans le canal d’une plate rivière. Tant sottement notre crainte regarde plus au moyen qu’à l’effet. Ce n’est qu’un instant, mais il est de tel poids que je donnerais volontiers plusieurs jours de ma vie pour le passer à ma mode (…) C’est une condition que j’eusse acceptée en toutes les saisons de mon âge, mais en cette occasion de trousser mes bribes et de plier bagage, je prends plus particulièrement plaisir à ne faire guère ni de plaisir, ni de déplaisir à personne en mourant. Elle a, d’une artiste compensation, fait que ceux qui peuvent prétendre quelque matériel fruit de ma mort en reçoivent d’ailleurs conjointement une matérielle perte. La mort s’appesantit souvent en nous de ce qu’elle pèse aux autres, et nous intéresse de leur intérêt quasi autant que du nôtre, et plus et tout parfois. En cette commodité de logis que je cherche, je n’y mêle pas la pompe et l’amplitude ; je la hais plutôt ; mais certaine propriété simple, qui se rencontre plus souvent aux lieux où il y a moins d’art, et que nature honore de quelque grâce toute sienne. »[4]

Montaigne discourt de la mort comme d’une affaire entendue, raisonnable, donc secondaire, dont il est loisible de limiter les effets collatéraux et les ostentations morbides et sépulcrales. Combien sommes-nous ici éloignés de l’angoisse de mort que décrit avec une si terrible éloquence Franz Rosenzweig ou du pressentiment inquiet de Pascal sur le glissement fatal de la non crainte de la mort à la non crainte de Dieu.

Quant à Spinoza, il chasse la mort du lexique philosophique. Il n’évoque même plus l’au-delà de l’âme humaine qui prend son envol en se séparant du corps, au-delà énigmatique dont la philosophie, disait Rosenzweig dans son préambule, n’avait jamais voulu éclaircir la région ou le devenir, mais dont elle ne niait pas l’existence. La mort unit le corps et l’âme, tout comme la vie conjoint les deux. Comme enjeu philosophique encore asservi à son mentor et tuteur théologique, la mort est, si l’on peut dire, hors-jeu. Ce qui compte vraiment, c’est l’éternité de ce qui a eu lieu, de ce qui est advenu, nullement l’immortalité des êtres et des choses qui n’est pas et n’a jamais été inscrite dans le programme commun de la Nature.

Face à l’acceptation stoïcienne du sort et au consentement chrétien à la destinée (les voies de la Providence étant impénétrables aux mortels), Spinoza choisit la puissance d’agir logée à des degrés et selon des intensités variables dans la persévérance de l’être. L’humain lui-même n’est pas réductible à une destinée, à un fatum qui se joue à la périphérie de Dieu ou sur les tréteaux tragi-comiques des Olympiens, il n’est pas que ce vermisseau bavard des misanthropes ni cet être-pour-la mort des métaphysiciens tardifs et incrédules, exempté de toute responsabilité envers son proche ou son lointain. L’humain est aussi et avant tout un vivant persévérant, tendu vers la joie d’être, sous sa double dimension, personnelle (le troisième type de connaissances) et collective (en construisant  une société politique raisonnable et paisible).

 

Non pas sans droits mais par-delà le Droit

Avec son étourdissante et magistrale construction éthique, Spinoza espère dessiner un avenir lucide et néanmoins joyeux aux humains de la modernité, un avenir qui ne doive plus rien à l’embrasement spirituel et violent de l’homme féodal sans être livré pour autant au mercantilisme illimité du bourgeois naissant. Mais que la tâche est ardue, harassante, dangereuse et parfois obscure et ingrate ! Les alliés d’un jour sont les ennemis du lendemain, les passions toujours réveillées par un quelconque crime piétinent les principes « ennuyeux » et équilibrés de la raison et du « vivre ensemble ». Les hommes brûlent toujours ce qu’ils ont adoré la veille et les frères de Witte, lynchés et dépecés par une populace orangiste haineuse et vengeresse, font les frais de la dernière barbarie.

La fausse piste pour parvenir à cet équilibre général et funambulesque des passions et des raisons humaines, tracé par l’Ethique, est l’avènement récurrent et obstiné de la grâce sous divers visages d’emprunt, parfois trompeusement « laïques ». Dès que la société humaine et chaque homme considéré isolément se replacent entièrement sous l’autorité aveuglante d’une idée-slogan (celle, nationaliste et sécuritaire du stathoudérat ou celle, plus sublime mais tout aussi épuisante d’une communauté politico-religieuse fermée au commerce avec les autres) et délaissent ce faisant la dynamique féconde des réciprocités positives, la souffrance, la tristesse et la destruction étendent à nouveau leur ténébreux empire. Et la dialectique maître-esclave, immanente ou transcendante, dont on a entrevu qu’elle est constitutive de toutes les idéologies fondées sur l’inégalité humaine, ressuscite toujours, comme aux temps antiques, au moment crucial de la désignation des élus et des déchus, des initiés et des vulgaires.

Cependant, l’épanouissement individuel et collectif d’une raison libre et joyeuse ne repose pas davantage sur des bases juridiques ou contractuelles. Il se nourrit de la capacité de l’individu avec sa propre puissance d’agir, son conatus personnel, d’entrer dans la multitude, dans les soucis de la multitude autant que dans ses intérêts communs. Cette multitude n’est pas une donnée statistique ou abstraite comme on dépeint de nos jours la prétendue opinion publique. Si elle recèle une vérité démographique, elle est avant tout la somme, la « synthèse » des multiples et innombrables puissances d’agir des individus assumant librement les contradictions et les contrariétés de la rencontre commune. Il existe bien, en permanence, une dynamique des liens entre individu et communauté humaine, liens réciproques, affectants, constituant les deux parties de tout être humain. Le citoyen de la République spinozienne n’est pas un sujet, donc un individu potentiellement promis à l’assujettissement, mais un individu-monde, une personne. Et si l’individu spinozien n’est pas un sujet mais un individu-monde, encore moins est-il à considérer comme un simple justiciable, un sujet du Droit ou un sujet de droit.

Dans une époque marquée par la gestation des Etats modernes, il est surprenant et hautement instructif que trois penseurs aussi différents que Montaigne, Pascal et Spinoza n’aient pas pensé la société ni les rapports de l’individu et de la communauté sous un angle juridique, sous l’aspect prétendument civilisateur et anti-barbare du Droit.

L’« antijuridisme » de Spinoza me semble en tout cas à confronter à l’antijuridisme de Marx et de Kafka. La loi qui, pour Kafka et Marx, est l’instrument de domination d’une classe et, chez Spinoza une force aliénante, extérieure, abusive qui contredit et ampute l’intensité des désirs et des puissances d’agir des hommes, leur inspire une commune méfiance. Que ces trois hommes issus du monde juif aient vécu une relation mouvementée, parfois brutale et hostile, en tout cas jamais apaisée avec le judaïsme, peut-elle laisser penser que c’est leur étrangeté à la Loi révélée qui alimenta leur commun éloignement de la forme sécularisée de la loi ? Il est difficile de l’affirmer.

Mais la réminiscence spinoziste de la pléthore de commandements contraignants et « inhibiteurs » qui a envahi le judaïsme amstellodamois, issu pour l’essentiel d’une communauté marrane portugaise ignorante de la Halakha n’est, en tout cas, pas sans enjeux ni conséquences sur la pensée de  l’auteur de l’« Ethique ».

Le judaïsme marrane, auquel Spinoza est apparenté, ne s’est maintenu en vie que comme force de résistance à la religion trinitaire et au fétichisme catholique de la croix et presque pas du tout comme succédané d’une religion des commandements. C’est comme religion anomique  ou « micro-nomique » que le marranisme a creusé son tunnel dans le vaste champ concurrentiel des spiritualités.

Spinoza défend d’autant plus âprement le droit naturel des humains que les rabbins hollandais, tout occupés à re-fabriquer de l’identité juive convenable et presque « calviniste », multiplient les avertissements et parfois les herems à l’égard d’un milieu marrane infesté de gens « impies, matérialistes, épicuriens », c’est-à-dire au fond d’un milieu d’humains profondément mus et agités par les relations commerciales tissées avec des nations étrangères qui ne reconnaissent ni les mêmes usages ni les mêmes droits.

D’autre part, l’éloignement spinoziste de la philosophie du droit, dont de nombreux courants post-kantiens feront le socle des démocraties modernes, s’explique sans doute aussi par le ressouvenir des procès inquisitoriaux dont la mémoire est au cœur de l’intimité des foyers juifs ibériques émigrés vers les Provinces-Unies.

Une symétrique défiance vis-à-vis des deux visages antagonistes de la Loi, celui du Saint Office et celui du Mahamad hollandais,  poussa Spinoza à écarter le Droit comme garant du développement harmonieux et juste d’une société réveillée du long sommeil de la Raison. Ce n’est pas la loi qui construit l’équité, c’est la science qui améliore la connaissance utilitaire de la nature, le commerce qui forge des liens réciproques et obligés entre les acheteurs et les vendeurs et, à plus lointaine échéance, la philosophie qui limite et régule les outrances des passions et des raisons humaines et insuffle aux individus des tâches plus hautes et plus contemplatives.

La loi n’agit que comme menace, en distillant la peur et la crainte ; à ce titre, elle est nécessairement, intrinsèquement infra-humaine. On ne peut lui concéder une place centrale dans une éthique politique conséquente et fouillée des rapports humains et politiques.

A cette fin, Spinoza tissa une toile arachnéenne d’arguments et de propositions, rigoureusement, géométriquement agencés sur les passions tristes, les impasses de la raison aliénée et les chemins joyeux et libres de la connaissance, susceptible de contrecarrer ou de limiter les sacro-saints principes de l’Etat de Droit moderne. Principes disséminés de nos jours dans toutes les activités humaines, toutes désormais également justiciables et qui, en raison de leur incessante prolifération, nous révèlent brutalement l’arrogance et la boursouflure du masque protecteur de la loi.

Et c’est peut-être dans son rejet intellectuel de tous les leurres de la protection que Spinoza rejoint, un court moment, Epictète…

Claude Corman

 

[1] « Ce qui dépend de nous », Epictète ( Le manuel )

[2] L’idée spinozienne du dieu-nature implique que chaque élément naturel, si grotesque, infime ou indifférent soit-il, recèle une présence proportionnelle de la totalité divine, de la puissance d’agir colossale de Dieu. Mais afin que cette puissance d’agir de Dieu se matérialise ou s’actualise en autant de mondes et d’éléments innombrables qui fondent et renouvellent la nature, du grain de sable aux systèmes planétaires, du crapaud à l’homme, il est nécessaire que la volonté infinie qui excède toute forme d’actualisation, étant elle-même volonté sur-puissante mais aussi pré-active, affranchie de toute causalité antérieure, se rétracte, se condense, s’occulte. Ainsi, c’est au prix d’un tsimtsoum, d’un repli de la volonté de puissance de Dieu que le Dieu-Nature de Spinoza peut se déployer dans sa vivacité et sa diversité à travers les multiples modalités de l’actualisation naturelle.
Dans l’axiomatique lourianique, le tsimtsoum est associé à la dissémination des étincelles de sainteté dans le monde physique, dans le monde d’en bas qui se trouve être, après cet arrosage, ce saupoudrage divin le plus élevé des mondes. La brisure des vases célestes annonce la naissance du monde, non plus comme monde créé ex-nihilo mais comme monde naturé et naturant, indéfiniment. L’estime de ce monde ne peut alors se concevoir que s’il persiste un lien entre Dieu et la Nature. Ce lien est tranché par l’effacement de Dieu mais la nature en conserve la mémoire invisible, la trace indéchiffrable. Ce lien sans actualité ni présence réjouit Spinoza et effraie Pascal qui, hanté par le christianisme, anticipe avec son déclin et son usure un monde crépusculaire de complots, de dévorations, de saccages, un monde forcément infernal.
Le Dieu spinozien n’est plus un Dieu ordonnant ou prescrivant une Loi, un Dieu de la Révélation.
C’est une rémanence, une source, une lumière inextinguible qui gît dans toute chose, dans l’éclat de toute chose et suscite tout à la fois l’éveil de l’attention, de l’appétit, du désir mais aussi l’éveil de la joie et à un degré supérieur de la béatitude.

[3] « Ces principes d’une superbe diabolique le conduisent à d’autres erreurs, comme : que l’âme est une portion de la substance divine ; que la douleur et la mort ne sont pas des maux ; qu’on peut se tuer quand on est si persécuté qu’on peut croire que Dieu nous appelle, etc. », Entretien de Pascal avec monsieur de Saci.

[4] «  De la vanité », Montaigne.

 

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G20 sur un plateau

par Claude Corman

L’autre soir, j’allumai mon poste de télévision et tombai par hasard sur l’émission « Mots croisés », consacrée au G20 et à l’avenir de la crise économique mondiale.

À l’invitation d’Yves Calvi, on trouvait des hommes respectables et connus pour leur expertise et leur acuité théorique dans des domaines financiers et économiques généralement jugés comme rébarbatifs et en tout cas peu médiatiques : Jacques Attali, président de PlaNet Finance, Nicolas Baverez, historien et chroniqueur du Monde et du Point, Daniel Cohen, professeur d’économie à l’Ecole normale supérieure. Baudouin Prot, directeur général de BNP Paribas et l’ancienne ministre de la Culture du Mali, Aminata Traore complétaient le plateau.

L’enjeu de l’émission reposait sur une question : le G20, dont Jacques Attali nous apprit incidemment qu’il s’agissait en réalité d’un G27 ayant conservé sa première appellation, était-il l’embryon d’une nouvelle gouvernance mondiale, une sorte de directoire éclairé du monde, la nécessaire actualisation diplomatique d’un monde multipolaire ou un coup de bluff des anciens riches faisant croire aux nouveaux qu’ils pouvaient désormais acquérir des parcelles d’influence géopolitique ? Bref, un autre Conseil de sécurité de l’ONU en gestation ou un écran de fumée visant à ménager le statu quo planétaire d’une Amérique ultra consumériste et d’une Chine hyper industrielle !

Les trois intellectuels français, semblant pareillement désorientés, donnaient l’impression de penser au bord de l’abîme. On ne pouvait s’empêcher d’imaginer que, s’ils se penchaient encore un peu plus en avant afin d’incliner leur regard vers un avenir à peine hors de vue, ils tomberaient inévitablement dans un grand trou, une sorte de fosse commune de la raison diplômée et savante. Comme dans les cauchemars où soudainement des abîmes se découvrent et engloutissent les protagonistes du rêve, après une chute vertigineuse, on devinait aisément que leurs télescopes personnels leur révélaient des états du Monde si effrayants qu’ils en devenaient imprononçables. Et si leur expertise économique, quoique inachevée et partielle, avait pour but d’en conjurer la ténébreuse menace, elle en dissimulait mal en revanche la hantise spirituelle.

En face, Aminata Traore – je dis en face car, bien qu’étant assise à leurs côtés, elle paraissait en face d’eux –, se posait sans réserves en championne souriante mais décidée du Sud. Elle accusait le système capitaliste, consumériste et irresponsable d’être à la fois exportateur unilatéral des valeurs occidentales et d’être atteint d’une maladie autistique et paranoïaque incurable.

Par sa seule présence, Aminata Traore portait non pas toute la misère du monde mais assurément sa conscience aiguë, écorchée et révoltée. Nos trois « experts », renvoyés malgré eux à leur mauvaise conscience de serviteurs de l’Occident, surenchérissaient à tour de rôle et en vain sur la banqueroute du système financier international et la faillite manifeste et odieuse de sa moralité. Certes, des nuances lézardaient un peu le bloc d’intelligence occidentale. Ainsi Baverez, refusant de momifier le continent noir dans un statut de victime intemporelle du progrès humain, opposait à Aminata Traore la forte croissance africaine. Jacques Attali tentait de souligner la diversité, la disparité du Sud en évoquant l’Est (la Chine, l’Inde) ou l’extrême Occident (le Brésil). Sans pour autant attendrir l’ancienne ministre malienne, il réussissait assurément à nous déboussoler davantage, à nous désorienter, et peut-être plus qu’à nous dés-orienter, à nous dés-occidentaliser !

Aminata Traore n’en démordait pas. En dépit des contorsions et des circonlocutions de nos trois penseurs, il ne faisait aucun doute à ses yeux, qui étaient aussi les nôtres pendant sa prise de parole, que ceux-ci reflétaient idéologiquement, c’est-à-dire inconsciemment, les affres et les douleurs égoïstes d’un Système qui les avait nourris, éduqués, élevés dans la méconnaissance radicale du Sud. La profonde et irrémédiable disgrâce des pauvres n’était pas leur affaire. L’après-crise leur faisait peur, mais peur dans la mesure où cet après n’était peut-être qu’un avant, une simple répétition, le prélude à une crise encore plus terrible et dramatique des pays riches. Cela faisait belle lurette que les pauvres subissaient la crise, non comme un avatar du système mais bien comme sa condition, sa nature intrinsèque.

Et du coup, cette émission sur les enjeux du G20 sentait la mort, le naufrage, quelque chose comme la fin de la conversation. Derrida  a dit un jour que tant que les hommes se parlaient, malgré les blessures, les offenses, les cicatrices, les haines, l’espoir ne mourrait pas. Cette émission empestait le désespoir. Nulle ébauche de conversation, nulle alliance de pensée, nulle pesée des arguments de l’autre, nulle promesse d’un monde plus habitable, n’allégeaient le terrible sentiment d’incompétence ou plutôt de provincialisation des experts européens.

On devinait, informulé et tapi dans l’ombre des hésitations, des silences, des visions partielles ou mal ajustées des orateurs, l’avènement barbare des discordes, des guerres, des despotismes, des nettoyages et des tris ethniques. Déferlant sur nos nations impréparées aux désastres économiques, la marée montante des paupérisations submergerait nos modestes digues. Les Etats avaient déjà renfloué une fois le système bancaire, ils ne pourraient pas le sauver une seconde fois ! Et les alternatives internationales au capitalisme, orphelines de l’idéologie communiste, n’avaient pas jusqu’ici étayé suffisamment leurs fondements politiques pour faire valoir leur crédibilité et leur pertinence, et venir en rescousse à une humanité sans guides.

La mort rôdait sur ce plateau de télévision et personne n’avait envie d’entonner l’air de la carmagnole sur le naufrage d’un système multipolaire qui, à peine créé, à peine émergé de l’ancien partage du monde, paraissait déjà si impuissant et inutile. La misère continuerait, s’amplifierait ; les nantis joueraient les bons samaritains, pour un temps bref, un temps compté, avant la rechute et la grande lessive de l’humanité.

Ni Baverez, ni Attali, ni Cohen, ni Traore ne parvenaient à être convaincants ou éducatifs. Ils bredouillaient des arguments qui, sans doute brillants et polis dans leurs recueils et leurs articles, pâlissaient, inertes et confus, dans la triste mélasse d’un débat déserté par l’engageant et vivifiant esprit de la conversation. La parole humaine, sans souffle, sans générosité, sans grandeur de vue s’enlisait dans les marécages des sombres prévisions.

J’ai oublié de parler du banquier de BNP Paribas, M. Baudouin Prot. Pour lui, la conversation n’avait d’évidence aucun sens et encore moins d’importance. Ce qui comptait était de rassurer les épargnants, les ménages et les entreprises sur la solidité et la valeur exceptionnelle de la Banque française. À l’image du petit village d’Astérix et d’Obélix, la Gaule bancaire tenait bon et résistait vaillamment aux grimaçantes intempéries du Monde.

Persuadé que la télévision est un instrument impropre à la maïeutique et qu’il est préférable de marteler un argument simple et unique à destination du grand public, autrement dit de la grande clientèle, il psalmodiait de réjouissants et optimistes diagnostics sur  l’imminente sortie de la crise.

En fermant le poste de télévision, accablé par le jeu à somme nulle d’un tel débat, je méditais un moment sur le colossal et saisissant effort qui nous attendait tous, non pas pour faire chanter les lendemains mais pour éviter plus modestement, plus humblement le pire. Mais en définitive, n’est-ce pas la même chose ?

Claude Corman

Sous l’arche du ciel

par Claude Corman

Il y a huit ans, j’écrivis un article intitulé : « Par delà les causes et les conflits ». La deuxième Intifada venait d’éclater, brisant l’espoir de paix que nous croyions alors à portée de mains. Dans ce texte, qui me valut bien des critiques, je parlais du conflit israélo-palestinien, selon ma lecture personnelle qui n’est sans doute pas la meilleure ni la plus impartiale, mais qui en vaut assurément un grand nombre, plus pressées, plus enclines à nommer catégoriquement les responsables et à se satisfaire péniblement de la malédiction d’un camp.

Etienne Balibar et Edgar Morin qui sont des proches, signèrent des articles dans le Monde sur la mort de David Gritz et le cancer israélien qui ronge la planète, qui me heurtèrent. Mon texte, s’ils en avaient pris connaissance les aurait sans doute également affligés. Nul conflit ne divise davantage les consciences que le conflit israélo-palestinien, nul conflit ne soumet les humains à autant de déchirements « intimes » et de réactions politiques exacerbées.

Aujourd’hui au quinzième jour de l’offensive israélienne à Gaza, les évènements semblent se répéter. La même fureur des mots, la même violence des armes, la même asymétrie des moyens de la guerre. La guerre déferle, la terreur, les cris, l’innocence meurtrie, déchiquetée, le désastre… Le désastre, les morts qui s’empilent, la haine qui gonfle et dont Dante Alighieri disait que, même quand elle s’est repue, elle a plus faim encore.

J’écris par une fin de dimanche hivernale. La nuit est tombée, les étoiles scintillent, Orion brandit son épée en plein milieu du Ciel. J’écris tout en écoutant les suites pour violoncelle seul de Bach. Une musique incroyablement sensible, enivrante, belle, paisible. Un chemin sonore vers la béatitude…La guerre, à l’Est. Là-bas en ce moment quand des enfants regardent le Ciel, ce n’est pas Orion qui se dessine dans leurs regards, mais la peur des bombes, des roquettes, des explosions. Et le bruit assourdissant et cruel des armes a fait taire la prodigieuse mélancolie musicale de Bach.

Je pense à la guerre ou plutôt devrais-je dire que je pense à la paix. La paix, ce modeste mais si précieux bien de l’existence où l’on regarde dans la quiétude les étoiles du ciel hivernal et où l’on écoute les suites pour violoncelle seul de Bach en écrivant quelques mots inévitablement partiaux et sélectifs sur une guerre infinie, sur une douleur infinie. Lointaine.

Ceux qui ont tranché, jugé

Les évènements semblent se répéter, disais-je parce que les bombardements déchiquettent toujours de la même manière les poitrines humaines qui, l’instant d’avant, aspiraient l’air de la vie. Les images de la guerre sont noires, désespérées  et mutilantes. Qui n’éprouve pas de compassion pour les vies fauchées des Palestiniens de Gaza sous le feu des obus est un homme qui a tranché, qui a jugé, qui connaît les coupables. Les coupables : les miliciens du Hamas qui envoient leurs roquettes sur les villes du Sud d’Israël et terrorisent les populations de Sderot, d’Ashkelon et demain…Demain, plus loin, plus fort, plus haut, vers les villes qui s’étirent sur la côte méditerranéenne, en dessous de Tel-Aviv. La colline du printemps.

Qui ne comprend pas l’angoisse des habitants de Sdérot, d’Ashkélon, et des autres villes proches de Gaza est un homme qui a tranché, qui a jugé, qui connaît les coupables. Les coupables : les serviteurs de l’Etat d’Israël qui colonise, meurtrit, parque les palestiniens dans un territoire trop exigu, trop carcéral, trop confiné dans sa pauvreté et sa servitude. Le coupable, c’est l’Etat d’Israël qui humilie une population par ses contrôles, ses ravitaillements conditionnels, sa puissance de nation en guerre, son arrogance d’Etat juif, ses responsabilités écrasantes de nation coloniale.

Comment dès lors parler au milieu de ces hommes et de ces femmes qui ont tranché, jugé, compris l’essence du conflit. Comment marcher encore sur cette passerelle branlante, fatiguée, suspendue au-dessus du vide de l’horreur, qui unit la Palestine et Israël. Qui l’unit nécessairement. Car c’est la nécessité qui fonde la tragédie de cette guerre infinie ou de cette paix introuvable : deux peuples pour  une même terre, deux peuples qui doivent partager une petite terre, deux peuples qui n’ont pas les mêmes histoires, les mêmes alliances politiques et qui ne prient pas le même Dieu.

Ce sont les paroles des hommes qui font Dieu et non pas la communauté abstraite des fils d’Abraham, des croyants du Livre, des héritiers du monothéisme, et ces paroles « divines » ne sont pas aujourd’hui des paroles amies. Deux peuples pour une même terre. Cela semble si évident, si simple, quand on écoute les suites pour violoncelle seul de Bach et qu’on regarde la voûte étoilée, la grande arche commune des humains, cette tente de la paix qui ne serait pas la terre, lieu des discordes et des affrontements, mais le Ciel. Mais comment s’en remettrait-on au Ciel quand les paroles des hommes qui nomment Dieu sont si désaccordées, si péniblement  et mortellement religieuses ?

Alors, oui, une terre pour deux peuples. Avançons! Avançons sur l’étroite et dangereuse passerelle terrestre qui unit Israël et la Palestine. Une passerelle qui en raison des nombreux ratés du Ciel ne peut plus être, en tout cas, dans ses fondements, que politique. Et précisément, les évènements qui semblaient se répéter, les désastres de la guerre, les poitrines déchiquetées, les slogans vengeurs, la haine qui lorsqu’elle s’est repue a plus faim encore, ces évènements ne se répètent pas. Quelque chose a changé, beaucoup de choses ont changé. La politique a changé. En Palestine, une courte guerre civile a délimité les territoires de souveraineté du Hamas et du Fatah. La Cisjordanie au Fatah, Gaza au Hamas. Le futur Etat palestinien qui est déjà un casse-tête géographique avec deux territoires sans continuité physique l’est désormais davantage avec deux directions politiques, deux visions idéologiques, deux conceptions stratégiques de la lutte contre Israël radicalement antagonistes.

En Israël, les partisans d’un grand Israël biblique sont de nos jours une minorité. Ariel Sharon a mené à la hussarde un désengagement unilatéral et non concerté de Gaza qui a favorisé la prise de pouvoir du Hamas. Et Benny Morris se fait l’écho des inquiétudes croissantes d’Israël sur sa survie. L’étau se resserre. Le Hezbollah au nord, le Hamas à Gaza, la faiblesse politique des Etats arabes modérés qui ont signé de fragiles accords de paix avec l’Etat hébreu, la menace nucléaire du chef d’Etat iranien qui veut rayer Israël de la carte…Israël est un Etat occupant, qui ne peut pas ignorer sa condition de régime colonial, mais Israël n’est pas un Empire comme la France au temps de la guerre d’indépendance algérienne. Israël n’a pas de nation mère, de métropole de repli et c’est une nation solitaire dont l’existence est contestée par d’innombrables factions de l’islamisme radical. Mais ce rejet d’un Etat des juifs, d’un Etat pour les juifs, n’est plus exclusivement l’affaire des intégristes musulmans. Il progresse au sein des populations cosmopolites et hybrides des grandes Cités occidentales autant que dans les critiques politiques de leurs lettrés et penseurs contre l’Etat-nation, l’exclusion, les frontières, la souveraineté, l’hégémonie culturelle, la ségrégation symbolique.

En un mot, la singularité israélienne est de moins en moins tolérée ou comprise. Quand elle use brutalement de la force militaire pour se maintenir, elle est détestée et honnie. L’incompréhension plurielle a gagné du terrain. Qu’Israël lutte désormais pour sa survie et non plus pour sa grandeur, n’importe déjà plus; on ne veut plus voir que l’Ogre qui impose son ordre injuste et méprisant à un peuple palestinien, toujours privé d’Etat, sur lequel il fait pleuvoir des bombes assassines. Quant à ceux qui ne peuvent pas être indifférents à la survie d’Israël, ils en sont réduits à des légitimations, des justifications, des solidarités forcément infirmes qui les enferment et les étouffent dans la défense univoque et aveugle de la singularité israélienne. La « fraternité universelle », qui se loge tant bien que mal dans le rigorisme juridique du droit international, désigne Israël comme un Etat hors-la- loi. Demain, à Durban II, la mise au ban d’Israël, déjà si véhémente dans sa première session, se transformera assurément en lynchage…L’étau se resserre, sur Gaza et sur Israël.

J’écoute maintenant le oud inspiré, virtuose et fraternel de Rabih Abou Khalil et je songe à nos impasses, nos silences forcés, nos colères partiales, nos malaises impartageables, nos paroles qui giclent comme des offenses … Comment arriver à parler justement de l’occupation et de la guerre, de la Palestine et d’Israël, sans convoquer à chaque fois presque intégralement, presque sans aucun oubli tous les évènements, discours, crimes, exils, menaces, dialogues, qui font et défont les liens de ces deux peuples ?

Je songe aux rassemblements, aux manifestations qui partout en Europe protestent contre les criminels israéliens qui détruisent des hôpitaux, des écoles, des lieux d’études et de savoirs (et à quoi bon rappeler que ces écoles ont abrité des décors de fête et des expositions « artistiques » sur le carnage de la pizzeria Sbarro de Jérusalem, le  9 Août 2001 ? Les images d’enfants palestiniens fauchés par la mitraille, diffusées par Al Jazira, effacent la mémoire antérieure).

Je songe à Hilit et à Shir qui tremblent pour leurs copains qui font la guerre à Gaza. Je songe à Shaï qui est trop jeune pour être soldat mais qui le sera bien vite, car le temps ne connaît pas les trêves. Je songe aux enfants gazaouis qui voient et entendent les désastres de la guerre.

Et en écoutant le soupir du oud tour à tour mélancolique et virevoltant de Rabih Abou-Khalil, je rêve à ce que pourrait être le seul message de paix de toutes ces foules européennes émues qui écoutent les nouvelles lointaines de la guerre : un immense défilé sans slogans ni banderoles, sans drapeaux israéliens ou palestiniens, sans chants patriotiques ni tracés de frontières, mais qui unirait les juifs, les musulmans et tous les hommes de paix de nos Cités européennes dans le silence grave du deuil, sous l’arche commune du Ciel et sa promesse des étoiles de la nuit …

Claude Corman

L’Ouvrant

par Claude Corman

A la fin d’un commentaire consacré à Maurice Merleau-Ponty, «  Le dicible et l’indicible »[1], Cornélius Castoriadis parle du sujet comme ouverture : « Le sujet est ouverture ne veut pas dire qu’il est fenêtre, ou trou dans le mur. Ouverture, donc : œuvre de l’ouvrir, inauguration toujours recommencée, opération de l’esprit sauvage, esprit de praxis. Ou encore : le sujet est l’ouvrant. » L’ouvrant qui ne soit ni fenêtre, ni trou dans le mur. Le sujet n’est pas dans la posture d’une sentinelle surveillant le monde à partir d’une lucarne, d’un créneau, d’un point de vue. Et cela veut aussi dire qu’il n’est jamais le contemporain radical qui sait voir par une ouverture unique et bien placée. L’ouvrant ne peut pas faire place nette. Plus encore, il est celui qui ouvre aussi le passé, qui extirpe au passé des restes, des figures, des blessés qu’il porte au-devant de la scène et qu’il donne ainsi à voir.

Une double rébellion

Rien ne semble plus opposé à la force univoque et étroite du point de vue, du mirador que le sujet ouvrant. En cela, on peut imaginer que Maurice Merleau-Ponty[2] est d’une certaine manière un proche de Walter Benjamin[3]. Ni l’un ni l’autre ne pouvaient tourner la face au marxisme, mais ni l’un ni l’autre ne faisaient de ce dernier le trou unique par lequel l’œil scrute et comprend le monde. Benjamin, sans avoir connu dans leur profondeur et leur tragédie les crimes du stalinisme, ne se résout pas à faire du matérialisme dialectique la seule ouverture sur le monde, une sorte de science des sciences, car, par cette réduction dogmatique, le sujet perd à coup sûr son être ouvrant. Quant à Merleau, témoin de la trahison de la lutte des classes par la bureaucratie soviétique, il se tourne vers l‘art, la recherche, la langue afin que le monde ne soit pas envahi ou enseveli par le magnétisme souverain des slogans.

On sait que Walter Benjamin garda longtemps deux fers au feu, le sionisme dont son ami Gershom Scholem lui faisait briller une autre facette que celle plus bruyante et virile des « nationalistes » juifs, et le marxisme dont il fut un interprète inspiré et radicalement original. Hannah Arendt le souligne justement : « Le sionisme et le communisme étaient pour les Juifs de cette génération (Kafka[4]et Moritz Goldstein avaient seulement dix ans de plus que Benjamin) les formes de rébellion dont ils disposaient- la génération des pères, il ne faut pas l’oublier , condamnant souvent plus durement la rébellion sioniste que la rébellion communiste »[5].

Mais cette double rébellion contre la génération assimilationniste, molle et embourgeoisée des pères, bien qu’elle connût un immense succès historique[6], ne constituait vraiment une double ouverture, que pour un esprit pressé ou avide d’épouser une solution. Des trous dans la muraille, certes, le renouvellement des points de vue, assurément, mais pas des ouvertures en œuvre au sens développé par Cornélius Castoriadis dans sa lecture de Merleau-Ponty.

Si de telles ouvertures l’avaient été tout à fait, sans risque de se transformer à terme en nouvelles impasses, en nouvelles fermetures, ni Benjamin, ni d’autres après lui n’auraient eu à déplacer le curseur de leur esprit entre les deux, à le faire osciller dans une perplexité incessante et un mouvement ininterrompu. Hélas, l’ouverture figée se borne à être un trou dans la muraille, pas lequel on expédie sur les ennemis quelques boulets en attendant que ces ennemis qui se rassemblent au pied de la muraille ne gagnent la bataille, sans ferrailler ni combattre, par le seul épuisement des vivres de ceux qui se tiennent de l’autre côté.

Intranquilles, entre messianisme et matérialisme

Autrement dit, ni le retour violent aux sources du judaïsme, retour défini par l’installation en  terre sainte et l’usage quasi-exclusif de la langue hébraïque « réaménagée »[7], ni l’immersion dépersonnalisée dans un marxisme soucieux de trancher les singularités comme de mauvaises herbes, à la machette aiguisée de concepts expéditifs, ne pouvaient constituer d’authentiques ouvertures. Les points de vue originaux, les miradors remarquablement placés, peuvent se transformer en redoutables œillères par lesquelles la lumière se transforme en obscurité. Qui n’en a pas fait l’expérience au siècle dernier ?

L’intranquillité, pour l’homme ouvrant, est une nécessité. Loin de trahir un esprit faible, égaré ou calculateur, incapable de donner à sa pensée une autorité et une direction claire, elle est au contraire ce qui maintient l’esprit en état d’ouverture au monde, à ce monde plus vaste et plus inaccessible que le simple état provisoire des forces et des idées en présence ne le laisse supposer.

Pour la génération des Kafka et des Benjamin, la rupture avec la tradition est un fait incontournable. On ne peut pas y échapper. Quand bien même la théologie juive conserve-t-elle une certaine fraîcheur par rapport à l’Eglise, précisément parce que le Temple deux fois détruit força les juifs à un exil territorial mais aussi linguistique et littéraire qui leur évita l’arrogance et le rayonnement centralisé des institutions catholiques, la brisure est ailleurs ! Elle est liée à la découverte et à la diffusion de savoirs multiples, à la fois physico-chimiques, mais aussi biologiques et historiques, qui dépossèdent la parole religieuse ir-relative de son prétendu droit inaliénable à l’honnêteté. Dans la première moitié du vingtième siècle, la religion, si fine, si subtile et métaphorique soit-elle, proposant des lectures ésotériques et savantes de la Tradition, a cessé d’être impartialement le mirador éblouissant des âmes avides de vérité et d’élévation.

Le recours à la mystique juive que propose Scholem à Benjamin, ou la recension par Buber des contes hassidiques, ne sont nullement des choses vaines, des plongées hasardeuses dans d’antiques croyances que l’on s’efforcerait de réanimer contre la logique implacable des faits. Mais si cette mystique et ces contes sont des matériaux spirituels ou littéraires à ne pas négliger, que l’on peut même incorporer dans l’œuvre d’ouverture de la pensée, ils ne peuvent plus constituer les phares d’une pensée nouvelle et ouvrante. Galilée, Newton, Darwin, Einstein ou Freud veillent à côté. Inutile de vouloir échapper à leurs lumières. Au cœur même de la nuit, dans les rêveries et les  méditations les plus inspirées et lumineuses sur l’être, elles sont toujours là, comme la maladie dont le propre est de veiller, quand tout le monde se repose, y compris le malade[8]».

Mais tout aussi bien échoue-t-on à s’aventurer dans la nuit du monde avec les seules torches que la science historique marxiste a confiées aux humains en remplacement des lumières fossiles ou déclinantes de la tradition. Une humanité qui fait table rase du passé, qui ne donne pas  à ses morts une autre chance, une autre histoire n’a pas non plus grand avenir. « Surmonter la notion de « progrès » et surmonter la notion de « période de décadence » ne sont que deux aspects d’une seule et même chose », dit Benjamin. Ou encore cela : « Il est bon de donner une conclusion émoussée à des recherches matérialistes ». Et bien sûr cette thèse fameuse de ses « réflexions théoriques sur la connaissance » : « Le concept authentique de l’histoire universelle est un concept messianique. L’histoire universelle, telle qu’elle est comprise aujourd’hui est l’affaire des obscurantistes ».

On ne peut pas avancer plus loin dans la voie de l’hybridation, de la contamination d’un aspect de la connaissance par un autre qui lui est si peu consubstantiel. Conjuguer messianisme et matérialisme, c’est sans doute à ce prix que l’ouverture se maintient et que la rébellion se découvre les moyens de persévérer.

Temps des nuances et temps des assassins

Mais n’est-ce pas un type voisin de perplexité, une forme semblable de navigation dans des champs de l’intelligence et de l’histoire qui ne peuvent être ni amnésiques ni crédules, qui nous conduit à comprendre la pensée de Merleau-Ponty. Celui-ci, comme Benjamin dont la renommée fut tardive et à bien des égards « artificielle », mort jeune comme lui d’ailleurs, est un quasi-inconnu dans le panthéon des philosophes, hommes de lettres et penseurs contemporains. Qu’il ait été, sinon dans le titre, du moins dans la fonction le co-directeur des Temps Modernes ne lui a pas assuré, loin s’en faut, une fama équivalente à celle de son prestigieux compagnon, tout comme l’extraordinaire brillance philosophique d’un Heidegger  a éclipsé celle de son maître Husserl.

Sartre lui-même, avec son génie des formules lapidaires et polarisantes, définit sa distance avec Merleau: « La vérité, c’est que nous fûmes recrutés selon nos aptitudes : Merleau quand ce fut le temps des nuances, moi quand vint le temps des assassins »[9]. Qu’est-ce que cela veut dire ? Quel est ce temps des nuances et ce temps des assassins ? N’ont-ils pas vécu la même histoire, ne se sont-ils pas trempés dans les mêmes marécages d’un temps sombre et désespéré avant de se réchauffer aux maigres rayons prometteurs d’une aurore nouvelle ?

Le temps des nuances, serait-ce celui de la Libération, du Conseil National de la Résistance, du moment bref mais « épiphanique », où l’espoir d’une société plus juste, plus humaine et solidaire, plus raisonnable aussi, se nourrissait d’un terrassement à plusieurs mains du nazisme. Certes, la lutte des classes ne s’était pas évaporée par l’enchantement de la résistance commune contre l’ennemi, mais on crut aussi, dans l’euphorie de la victoire que l’esprit boutiquier, égoïste, « marché noir », avait été aussi terrassé. Hélas, il fallut rapidement déchanter.

« C’est seulement pour les désespérés que l’espoir nous a été donné » avait dit autrefois Benjamin. Combien avait-il raison! Aussi bien l’espoir d’un temps des nuances se fracassa-il rapidement contre les compromissions, les jeux d’appareil, les confusions et les mensonges de la vie publique et des partis. Et la guerre froide, qui ne tarda pas à diviser l’Europe et les consciences politiques, se chargea de dévorer comme un rapace affamé la carcasse à moitié décomposée de ce temps des nuances.

Peut-être alors est-ce ce temps que décrit Sartre. Une fois refermée la page glorieuse et émouvante de la Libération, le temps des assassins a déjà commencé en coulisses. Régimes bourgeois contre régimes prolétariens, démocraties libérales contre démocraties populaires, capitalisme contre communisme ? Il faut choisir son camp. Ce n’est plus l’heure des atermoiements, des réserves, des dandysmes intellectuels ou des fraternités antifascistes. Le temps des assassins ? Les guerres coloniales ramènent sur les fraîches plaines de la France libérée les fumées des charniers et les cris des gens que l’on assassine en Afrique. L’Amérique mène sa guerre impérialiste en Corée et les témoignages des crimes staliniens se multiplient. On découvre l’existence de camps en URSS, tandis que Kravchenko publie : « J’ai choisi la liberté ».

Temps du silence

Moment de doute terrifiant où s’effondre à la fois l’espoir d’une évolution sociale équilibrée et juste des démocraties bourgeoises libérées du joug nazi et la conviction que la Russie soviétique est encore la bienheureuse mère du socialisme. Temps des assassins où, selon l’éthique sartrienne, il nous échoit néanmoins de choisir, d’opter pour un Camp contre l’autre, non pas en raison des réalisations pratiques des uns et des autres, pas même au nom de la pesée des crimes des uns et des autres, mais en raison même d’une philosophie de l’Histoire qui ne peut être que marxiste ou conservatrice. Quitte à avaler des couleuvres en grande quantité et à pactiser avec l’immoralité ou l’oubli des principes.[10]

Pour Merleau, contrairement à l’engagement sartrien, le temps des assassins devint le temps du silence, du retrait de la vie politique. Certes, il n’avait jamais été marxiste : « il ne refusait pas l’idée, mais celle qu’elle fût un dogme. Il n’admettait pas que le matérialisme historique fût l’unique lumière de l’histoire ni que cette lumière émanât d’une source éternelle, soustraite par principe aux vicissitudes de l’événement.

A cet intellectualisme de l’objectivité, il reprochait comme au rationalisme classique  de regarder le monde en face et d’oublier qu’il nous enveloppe.[11] » La pensée de cet homme résolu élevait le refus obstiné du « oui ou non » à la dignité de l’acte philosophique par excellence, ajouta Alphonse de Waehlens dans le numéro spécial des TM qui lui fut consacré.

La lassitude à penser, comme danger mortel

Et peut-être touche-t-on ici à la grande proximité de Maurice Merleau-Ponty et d’Edmund Husserl. Les deux ont partagé tour à tour l’idée que le plus grand péril qui menaçait l’Europe, c’était la lassitude, c’est-à-dire l’à quoi bon penser, le renoncement à l’ardeur philosophique, quand le vacarme idéologique encensait les slogans et les saluts et faisait taire les voix humaines.

De plus, si l’efficience technologique est si puissante, pourquoi ne remplacerait-elle pas avantageusement les « tâches infinies de l’esprit théorétique ». Après tout, que vivons-nous aujourd’hui, sinon le primat  indiscuté de la technologie, la raison politique se bornant le plus souvent à exiger de la technologie nouvelle qu’elle se montre économe en énergie, moins polluante, plus soucieuse de l’environnement, et qu’elle évacue ou réduise ainsi les vices et les défauts de la précédente. Et pourtant, ce primat de la technologie ne dissipe pas le malaise. Bien au contraire. La lassitude de l’Europe survient et se renforce quand, se débarrassant prestement de son souci philosophique, elle se met à vouer une confiance aveugle aux réponses par la technicité.

Tout comme Husserl, Merleau ne conçoit pas le monde comme un univers objectif, presque étranger au « sujet interne », qu’on peut regarder en face, comme un trou dans la muraille, comme c’est habituellement le cas dans l’exécution de tâches techniques. Le monde n’est pas seulement en face  mais aussi en nous, il nous enveloppe, nous en faisons partie, de plus, il nous meurtrit ou nous réjouit, mais jamais « en survol » ou en apesanteur. Il pèse en nous et nous pesons en lui et il pèse au premier chef, sur ceux d’entre nous qui faisons profession de savants et d’experts dans des champs et des activités de plus en plus spécialisés.

Seule une pensée philosophique rectrice, un questionnement transfixiant[12]sur sa propre activité, isolée ou en relation avec les autres, évite la robotisation monotone et in-différente des esprits. A la question du progrès, qui n’a pas cessé de préoccuper et de tourmenter Walter Benjamin, répond la grande exigence d’Husserl : nous venons de très loin, il faut nous porter vers très loin ! Mais comme Elias Canetti en fait le constat inverse, nous nous portons aujourd’hui vers trop peu. Aussi bien, s’il en est au moins provisoirement fini de l’endoctrinement des esprits dans une propagande nécessairement manichéenne et myope, comme au temps des ennemis, l’indifférence au monde et le scepticisme envers toute forme d’ouverture ouvrante que manifestent les esprits « éveillés » de notre temps ne sont pas très encourageants.

Que reste-t-il de ces pensées non mutilantes, non militantes qui placent l’humain au cœur de l’œuvre de connaissance, comme sujet ouvrant et ouvert, respectueux de l’existence et de l’humanité qui s’y déploie ? Que reste-t-il de ce refus obstiné du « oui ou non » dans un temps qui sans avoir fini d’être le temps des assassins redevient à pas forcés et dans tous les domaines un temps des nuances ?  Comment penser l’engagement quand la pensée politique renonce à se porter vers très loin, alors qu’abondent les ressources intellectuelles et les outils techniques pour imaginer et faciliter de tels bonds ? Mais comment accepter inversement le désengagement quand gonflent les ressentiments de toutes sortes contre les insuffisances criantes de la démocratie post-moderne, quand s’agite à nouveau la haine de l’autre et que se réveillent, plus fécondes et armées que jamais, la passion du sang et du sol ?

Il reste peut-être, fragile mais persévérante, l’exigence de ne pas pactiser avec l’époque, de ne pas succomber au confort de la lucidité triste, à l’impuissance du « il faut fermer ses portes à la peste ». Et il faut répondre à cette exigence, quand bien même on est, comme Benjamin, Merleau ou bien d’autres, incapable d’épouser un parti, un étendard, une philosophie, une identité, un horizon et même, à certains égards, une langue…

Claude Corman
(Août 2008)

 

[1] Cornélius Castoriadis, « Les carrefours du labyrinthe », Seuil 1978

[2] 1908-1961

[3] 1892-1940

[4] 1883-1924

[5] Hannah Arendt : « Walter Benjamin » Editions Allia p.75

[6] A la notable exception du Bund, qui s’écarta du sionisme mais aussi d’un marxisme sans singularités.

[7] Cf le film de Nurit Aviv, « langue sacrée, langue parlée »

[8] Cioran

[9] A quoi Sartre faisait-il allusion : à la dernière phrase du poème sulfureux et libertaire de Rimbaud « Matinée d’ivresse », dans les Illuminations, « voici le temps des assassins », ou au film lugubre et pessimiste de Julien Duvivier, « Le temps des assassins », en 1956 ?

[10] Sartre relate ainsi l’épisode « idiot et futile » qui entraîna la démission de Merleau des Temps Modernes : « Un marxiste, au hasard d’une rencontre, me proposa d’écrire pour nous sur « les contradictions du capitalisme ». Sujet connu, disait-il, mais peu compris sur lequel il apporterait des lumières nouvelles. Il n’était pas du Parti mais un Parti à lui seul et des plus fermes; si conscient de me faire une faveur qu’il m’en persuada. Je prévins Merleau, qui connaissait l’homme mais ne souffla mot. Je dus quitter Paris; l’article fut remis en mon absence, nul. Rédacteur en Chef, Merleau-Ponty ne put se résoudre à le laisser paraître sans le faire précéder d’un « chapeau » qu’il écrivit et qui présentait, somme toute, nos excuses aux lecteurs; il en prit occasion pour reprocher à l’auteur en deux lignes de n’avoir pas même mentionné les contradictions du socialisme : ce serait pour une autre fois, n’est-ce pas ? A mon retour, il ne me parla de rien; prévenu par un collaborateur, je me fis donner un jeu d’épreuves et lus l’article sous son chapeau, d’autant plus irrité par celui-ci que je trouvais celui-là moins défendable. Merleau, ayant, comme on dit, bouclé le numéro, s’était absenté à son tour et je ne pus le joindre. Seul, en état de rage allègre, je fis sauter le chapeau, l’article parut nu-tête. On devine le reste et que Merleau, quelques jours plus tard, reçut les justificatifs de la revue, s’aperçut qu’on avait supprimé son texte et prit la chose au plus mal (…) Il ne parut plus aux Temps Modernes et plus jamais ne s’en occupa ». Sartre : Merleau-Ponty vivant, paru dans les Temps Modernes, n°184-185.

[11] Ibid.

[12] La traversant de part en part…

A la recherche de nouvelles lumières

par Claude Corman

Dans une note explicative sur son projet d’encyclopédie de la pensée critique moderne, Thomas Lacoste cite la phrase du critique d’art, Daniel Arasse : On n’y voit rien! On n’y voit rien, mais cela empêche-t-il d’essayer d’y voir plus clair ? La clé est perdue, disait Kafka, dans un autre domaine, mais cela n’empêche pas de la chercher!

Que le monde soit infiniment difficile à déchiffrer est encore plus évident de nos jours, car nous avons le sentiment que de nombreuses clés ont été perdues, de sorte que quand nous avons décidé avec Paule Pérez de fonder la revue électronique « Temps marranes », nous pensions un peu la même chose que Daniel Arasse : on n’y voit rien.

Car, en parlant de temps marranes, nous évoquons d’une certaine manière des temps obscurs et illisibles. Qui parle de temps marranes, au moins dans l’acception la plus répandue et connue du marranisme, met tout d’abord en scène des temps troubles de secrets, de travestissements et d’errances. Avant tout autre approche plus positive et créatrice du terme, c’est bien cette dimension sombre d’une identité suspectée et traquée qui s’impose au premier regard. Et ce premier regard, parce qu’il est d’essence historique et traite exclusivement de la condition des juifs hispano-portugais convertis au catholicisme à la fin du Moyen Age ne peut pas éclairer ni construire une figure marrane de nos temps. A tous les sens du terme, ce regard reste cryptique et ténébreux.

C’est pourquoi nous avons tenté de donner un autre sens plus ouvert et vivant au marranisme, dont nous pourrions peut-être résumer la genèse ainsi : le dialogue des cultures est une impasse si la conversation avec sa propre culture héritée ou élue n’a pas été préalablement menée avec toutes les conséquences que la globalité des savoirs humains fait peser sur elle.

Dans cette perspective, l’identité et l’universalité ne sont plus face à face avec leurs logiques politiques dérivées, le communautarisme et le républicanisme, le local et le global. Le marranisme se situe depuis toujours dans une triangulation plus ouverte : identité-personne-monde. Ce que nous ressentons comme personnel et d’une certaine manière inaliénable, ne relève pas d’un arbitrage plus ou moins juste, plus ou moins bien ficelé entre l’identité qui nous prédétermine et le monde. Ce « personnel » est presque toujours une mosaïque provisoire, inachevée, troublante de sentiments, d’expériences et de pensées alors que ce qui fait de nous des individus identifiables ou des porteurs d’identité nous renvoie à une histoire peu ou non partageable et parfois retranchée du monde environnant.

De ce point de vue, les marranes modernes, en cela héritiers des marranes historiques ne peuvent pas s’individualiser dans une lignée identitaire. Ce sont des personnes ( dans la pleine ambiguïté du mot qui fait autant référence à l’infracassable noyau du sujet qu’au néant de l’être) des personnes à l’intérieur desquelles le monde et l’identité (que l’on peut aussi mettre au pluriel) conversent en dialectique, mais sans certitude de solution dialectique, dans la tentation récurrente, mais sans risque durable de régression unipolaire. Il ne saurait y avoir dans cette conversation, de vainqueur. Si ce n’est comme l’a formulé Spinoza, et mieux encore Kafka, que le monde a toujours une dimension plus vaste, plus illimitée que nos personnes et qu’en dernier ressort, sommés de choisir ou d’arbitrer entre nous-mêmes et le monde, nous devrons arbitrer en faveur du monde.

Mais cette bataille inégale ne ruine nullement les efforts de médiation de la personne entre l’identité et le monde. Comme nous l’avons dit plus haut, ce qui est personnel ne se borne pas à être le simple reflet ou l’écho (mimétique) d’une identité dominante et rigoureusement transmise, mais à tout moment le produit fragile, incertain de la conversation entre cette (ces) identité(s) et le monde dans lequel nous vivons.

A contrario, on ne saurait mieux définir l’essence du totalitarisme que comme le produit d’une victoire sans conditions, malveillante et criminelle du monde sur la personne. L’effacement bureaucratique de la personne est plus encore que l’anéantissement des minorités, la finalité inavouable des régimes totalitaires !

En bref, les temps sont marranes quand ils sont tout à la fois des temps obscurs, difficiles à déchiffrer et à vivre et néanmoins des temps personnels…

Depuis la chute de rideau sur l’aventure communiste européenne, symbolisée par l’écroulement du mur de Berlin en 1989, nous vivons une période de rejet et de discrédit de toutes les idéologies, doctrines et systématisations théoriques qui de près ou de loin ont eu partie liée avec le communisme ou ont été contemporaines de son éclosion ( comme la psychanalyse)

Pressés de célébrer la chute du totalitarisme soviétique et la réunification allemande, on confondit dans la même mélasse noire le communisme et la bureaucratie. Des penseurs originaux comme Claude Lefort et Cornélius Castoriadis qui avaient insisté sur la nature non exclusivement communiste de la bureaucratie et sur son caractère « exportable » dans des sociétés libérales et prospères n’ont pas été entendus. On aurait pu pourtant se douter que leur travail critique n’avait pas pour unique ambition de commenter un fait déjà avéré dans les années 70 : la victoire du camp capitaliste occidental sur la société soviétique. Et, depuis plus de trente années, l’alliance efficace des techno-sciences et du capitalisme a généré une atmosphère globale d’illimitation du Marché : un makif, diraient les cabalistes, en se référant à une force fluide, diffuse, souveraine qui enveloppe toutes les activités d’une époque et façonne son esprit. On peut dire que cette force, cette enveloppe dont nous n’avons pas pleinement conscience (qu’est-ce que l’esprit d’une époque ?) réside dans la mise en équivalence, la convertibilité, au sens monétaire, de toute forme élémentaire de pensée, de rêve, de lien, de culture en marchandise. Cette conversion n’est en soi ni utopique ni progressiste. Elle est le makif indiscuté du temps, son élémentaire paradigme. Face à cette atmosphère globale qui enrôle tous les peuples dans une sorte de « compétition solidaire », la critique moderne apparaît désarmée et fragile : privée de toute forme de complicité avec une idéologie forte, populaire et transnationale (comme le fut l’idéologie communiste), elle ne dispose plus que des armes modestes de la lucidité, de l’échange d’idées, et d’une confiance déniaisée et mesurée dans les savoirs humains. Aussi, les grosses machines de guerre contre le makif de l’illimitation marchande, se retrouvent-elles plutôt du côté des idéologies religieuses, archaïques et violentes qui veulent recréer artificiellement du sacré dans un monde qui a ex-orbité par la raison (et non par la colonisation) la présence divine. Du coup, la pensée critique est comme retranchée de son temps, tant la lutte phénoménale de ces deux makifs, de ces deux atmosphères infiltre l’esprit de l’époque.

L’Europe, craignant de retomber dans les souffrances idéologiques criminelles de son passé, tente de gérer une sorte de juste milieu, à égale distance d’un libéralisme trop cynique et nihiliste et d’une religiosité fruste, agressive et anomique. Le résultat en est une espèce de culture vague, confuse, syncrétique, centriste qui certes ne tranche rien, ne coupe plus des têtes mais qui ne les éclaire pas davantage. Cette culture syncrétique fait tout à la fois l’éloge successif et impartial de la sédentarité et du nomadisme, de la famille et de l’émancipation des désirs, de la roulette génétique et du libre-arbitre, de la Cité géante et de la nature locale, d’un athéisme chevronné et d’un christianisme doux, etc. Ce n’est là que l’honnête constat des contradictions multiples de notre temps, souligneront certains ! Oui, sans doute, sauf que du mélange bavard des contradictions, il ne ressort plus aucun point de vue, aucune possibilité pour la fonction organisatrice de la pensée. On se borne à mettre en scène un monde foncièrement aporétique et surchargé de lassitude (comme l’avait craint Husserl), à la merci des idéologies furieuses et totalitaires dont l’Europe, par le biais de ce syncrétisme postulé, croit précisément s’être mise à l’abri.

Il est donc assez logique que les rhétoriciens de la grande confusion post-moderne, gaillardement instruits du désastre des idéologies politiques tiennent aujourd’hui le haut du pavé dans les médias et les cercles intimes du pouvoir. On ne comprend pas autrement l’aura d’un Henri Guaino dont tout l’art faussement dialectique est de puiser sans vergogne à gauche et à droite des fragments, des termes connotés et des motifs idéologiquesdécidément contradictoires et aporétiques.

On n’y voit rien! Cette cécité si douloureuse pour ceux qui n’ont pas renoncé à penser, (ou à transformer) le monde, devient une aubaine pour de tels esprits.

Car, ce n’est pas l’insignifiance ou la pauvreté de la pensée politique moderne qui conforte aujourd’hui les rhétoriciens de la fin des idéologies, mais bien l’absence inédite dans l’histoire européenne d’alternative à la « compétition solidaire » du grand Marché

Toute forme de lutte contre ce makif des équivalences (la marchandise organisant les parités, comme un niveau de maçon fait de l’horizontale!) est coupable d’être sectaire, archaïque et insuffisante.

A un degré de plus, la totalité étant désormais reconnue comme illisible, seules les pensées expertes, érudites, cloisonnées acquièrent de la valeur, à condition qu’elles ne s’émancipent pas de leurs champs d’investigation pour converser entre elles, comme l’avait par exemple tenté Foucault à travers son regard affûté sur les liens épistémologiques.

L’écart entre la pensée experte et la pensée complexe ne tient pas à autre chose. Quand celle-ci s’efforce de remettre en perspective les savoirs (sciences humaines, bio-sciences, sciences physiques, littératures et arts) celle-là se borne à organiser tout à la fois leur indépendance, leur efficacité et leur silence.

Tout l’intérêt d’une cartographie élargie et ambitieuse des concepts et des percepts de notre temps est bien de (re)mettre en perspective, en tension, en conversation, des savoirs qui se disjoignent, s’écartent, s’autonomisent et qui, par un mouvement d’expansion accélérée, « épuisent » tout autant notre rationalité que notre imaginaire.

Notre réflexion actuelle (analyse et méditation) sur la marranité s’inscrit modestement dans cette nécessaire recherche de nouvelles lumières.

PS : En lisant le Monde des livres, ce matin (23 février 2008), je suis tombé sur l’appel au boycottage de la foire du livre de Turin sous prétexte que l’invité d’honneur est cette année Israël. Du coup, les colères, les condamnations pleuvent sur cet événement littéraire. Tariq Ramadan rameute de nombreux alliés dans les cercles de la gauche « radicale » italienne. David Grossman a beau rappeler que «  culture et boycottage sont incompatibles », nos défenseurs de la cause palestinienne n’en démordent pas. Tout ce qui vient d’Israël abrite une propagande sioniste et légitime un Etat illégal et qu’il convient d’effacer du monde « civilisé ». Car il s’agit bien de cela : En refusant aux auteurs israéliens de faire partie de la communauté universelle et civilisée des écrivains et des artistes, l’appel au boycott de la foire de Turin fait des lecteurs d’Amos Oz, de David Grossman et d’Avraham Yehoshua des barbares…

Le chagrin politique de David Grossman doit aujourd’hui être infini ! Comme le nôtre…

C. C.

Depuis que ce texte a été écrit, des événements violents se sont encore produits en Israël et Palestine côté Gaza, victimes civiles de l’armée et attentat contre yeshiva…Parité, équivalence, décompte à l’infini des vengeances ? Et le Salon du Livre s’est ouvert dans l’ambiance que l’on sait. On n’y voit rien (mi- mars 2008)…