“Trois petites notes de musique”…

Fuyante, fragile et indispensable, la réminiscence

par Noëlle Combet

Trois petites notes de musique
Ont plié boutique
Au creux du souvenir
C’en est fini de leur tapage
Elles tournent la page
Et vont s’endormir

Mais un jour sans crier gare
Elles vous reviennent en mémoire…

Trois petites notes de musique
Qui vous font la nique
Du fond des souvenirs
Lèvent un cruel rideau de scène
Sur mille et une peines
Qui n’veulent pas mourir
« Une  aussi longue absence », le film réalisé en 1960 par  Henri Colpi  d’après un scénario de  Marguerite Duras, donne à éprouver l’histoire d’une amnésie que vient traverser, bribe de mémoire, la chanson poétique « Trois petites notes de musique ». Chaque fois que je pense à ce film, dans lequel l’amour d’une femme tente patiemment de ramener l’homme à ses souvenirs, je me rappelle le « Ménon ».

 

L ἀρετή, -l’excellence, la vertu-, est, dit Socrate, d’essence irrationnelle

Dans ce  dialogue de Platon, Ménon, à la demande de Socrate, cherche à définir, avec lui, l’«ἀρετή  »  terme que l’on traduit en général par « excellence ». Il s’agit, à mes yeux, de qualité personnelle, proche de ce que Spinoza définit comme « conatus », « effort pour persévérer dans son être », une sorte de dignité propre à chacun, au moins potentiellement ou par intermittences car c’est au terme de chutes ou rechutes que se re produit le mouvement ascendant.

Chacune de ses définitions étant refusée, Ménon, irrité, souligne l’aporie contenue dans la question de Socrate : soit ce dernier n’aurait jamais rencontré l’ ἀρετή et alors il ne la chercherait pas, soit il la connaîtrait et alors son hésitation sur une définition serait un piège tendu à Ménon. S’ensuit alors l’un des plus riches passages des dialogues de Platon. Socrate, acquiesçant après un moment de surprise à ce que lui oppose  Ménon, en vient à énoncer que l’on ne peut définir l’ ἀρετή par le raisonnement ordinaire, par le logos et sa rationalité (logos deviendra  la ratio latine). On ne peut y avoir accès qu’en se tournant vers les devins, les poètes, les sibylles afin de s’initier aux mystères, car l’ ἀρετή ne se trouve, de même que la connaissance, (ici sous la forme de la géométrie en particulier), que dans une mémoire profonde qui n’est pas immédiatement accessible, qu’il faut re trouver. Il y aurait donc en chacun quelque chose d’indéfinissable, une sorte de fonds pré individuel hérité et insu, une mémoire antérieure oubliée et  obscurément connue en même temps, de sorte qu’elle peut être re connue. Mais elle fait partie de la sphère irrationnelle  éloignée du raisonnement. Elle appartient au monde des visionnaires  et des poètes. C’est donc Perséphone qui pourrait mener Ménon à l’ ἀρετή. C’est une invitation faite à Ménon  d’aller participer au culte rendu à Déméter et Perséphone dans le temple qui leur était consacré à Eleusis, ville située à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest d’Athènes. On y célébrait les « Mystères d’Eleusis », c’est-à-dire des rites du printemps dont Perséphone nommée dans le dialogue par l’intermédiaire d’un poème de Pindare, est l’initiatrice. Elle revient en effet de l’Hadès, chaque année à cette saison.

 

Mémoire, poésie et Eros au service de l’ἀρετή

Une autre femme est présentée par Socrate dans « Le Banquet » comme une poétesse et prophétesse étrangère, Diotime de Mantinée. Platon n’évoque aucun « maître » de Socrate dans les « Dialogues » hormis Diotime. En fut-elle un ? Ou une maîtr…. ? Il est tentant de faire là preuve de mauvais esprit ou, pour le moins, d’énoncer un grief à l’endroit de la langue et donc de la culture française. Quoiqu’il en soit,  Socrate présente Diotime comme celle qui l’a initié au mystère d’Eros. Ce dernier, dit-elle, n’est pas un dieu mais un « daimon » médiateur entre les hommes et les dieux. Eros ouvre, lui aussi,  un accès à l’ ἀρετή dans la mesure où, ce que l’on aime dans un corps, n’est pas tant telle forme, telle carnation, tel regard, qu’une lumière intérieure qui illumine ce corps ; on accède ainsi à la beauté en l’autre et, progressivement, à la connaissance et la beauté en soi, donc à une  forme de l’ ἀρετή. C’est pourquoi ce ne sera pas la fusion avec le corps de l’autre qui serait  féconde, mais une sorte de captation de sa lumière intérieure.

Dans « Le Ménon» et «Le Banquet »,  le thème de la poésie forme avec celui du mystère de la mémoire à laquelle elle initie, puis avec celui de l’amour dont elle est l’expression, donc de la « possession » par un daimon  (pas de poésie, pas d’amour ni d’accès aux mystères, sans  prédisposition à un état second), un insistant triptyque

Dans « Une aussi longue absence », les thèmes de l’amour, de la poésie et de la mémoire, s’entrelacent aussi. C’est une femme amoureuse qui désire ramener vers sa vie ce clochard en qui elle a cru reconnaître son mari déporté. Elle tente donc de le rappeler à sa mémoire. Sans doute peut-on aussi parler de « vie », de dignité, d’ ἀρετή, si la mémoire fait défaut. Mais comment et jusqu’à quel point ? Il y faut tout au moins l’appui d’un autre. Pensons aux amnésies dues aux détériorations du cerveau que décrit Sachs dans « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau »  ou encore à la maladie d’Alzheimer… Dans le film de Colpi, La chanson poétique, des « trois petites notes » semble, à plusieurs reprises, éclairer le visage de l’homme, et résonner en lui comme un écho familier revenu de plus loin que très loin.

Avec Platon, avec « Une aussi longue absence », nous sommes dans le voisinage du mythe grec de Mnémosyne, déesse de la mémoire, une titanide, fille du ciel et de la terre. Selon Hésiode, (poète du VIIIème siècle avant notre ère, auteur d’une « Théogonie »). Mnémosyne aurait inventé les mots qui permettent de nommer  les choses. Elle serait la mère des neuf muses et le mythe ne cesse d’insister sur les liens de la mémoire et de la poésie.

 

Quand la pensée « perd » la mémoire

L’accent mis sur la nécessité de l’anamnèse et de la réminiscence en vue de l’ ἀρετή disparaît dans les dialogues ultérieurs de Platon à partir de l’écriture de  « La  République » où l’allégorie de la caverne donne le sentiment que Platon veut tout unifier en favorisant l’Idée, les idéalités, la raison, le logos. Il y décrète indispensable dans une République idéale, de mettre les devins et les aèdes hors de la cité. On ne retrouve plus le même Socrate que dans les dialogues antérieurs, comme si Platon se substituait à lui, le faisant parler à sa guise. Le philosophe Bernard Stiegler insiste beaucoup sur ce renversement et ses dommages. Derrida, déjà, avait éclairé  les ambiguïtés du couple Plato/Socrates dans « La Carte postale », posant la question de savoir qui écrit, car Platon fait écrire Socrate, en quelque sorte.  Il le façonne donc quelque peu à son image. Et Derrida va jusqu’à évoquer le revirement de Platon faisant soudain surgir dans  « La République » un  Socrate inattendu, comme un désastre pour les siècles à venir, et donc pour nous, « Cette catastrophe, écrit-il, tout près du commencement, ce renversement que je n’arrive pas encore à penser, fut la condition de tout, n’est-ce pas, la nôtre, notre condition même, la condition de tout ce qui nous fut donné »

Alors, l ἀρετή, ayant évolué au fil de l’œuvre de Platon deviendra  la « virtus » latine, en laquelle subsiste encore une idée de courage, mais différemment orienté : il ne s’agira plus de remonter vers sa source pour progresser. Il s’agira, avec les Stoïciens, de rechercher une valeur morale non plus en soi mais au-dessus de soi. Quant à la vertu chrétienne, même si on lui reconnaît une fonction civilisatrice, elle (sur)plombera à son tour ses adeptes dans l’exigence de l’amour de Dieu.

 

Mémoire retrouvée

La mémoire, avec la poésie, avec le passionnel, avec l’irrationnel tombera désormais dans les dessous, lieu des accessoires usés au théâtre. Il faudra des siècles pour qu’elle retrouve, en particulier avec Proust sa fonction d’accès à la connaissance, qui est re connaissance, dans un lien avec la poésie et l’idéalisation amoureuse, que celle-ci se dirige vers un(e) autre (ici le personnage d’Albertine), une musique, (la « sonate de Vinteuil»),  une couleur, (le « petit pan de mur jaune » de Vermeer.)

La philosophie, de son côté, retrouve l’importance de la mémoire avec Nietzsche, puis Husserl qui met l’accent sur sa contribution essentielle à la constitution de l’être et du « je ». Husserl insiste sur le rôle de la rétention : on est impressionné, au sens littéral, par un objet et on le retient en ce qu’il représente une épaisseur du présent ; après cette première rétention, interviendra une rétention seconde sous la forme du re souvenir. Ainsi la mémoire retrouve-t-elle, en philosophie, un rôle fondateur.

Cette réhabilitation de la mémoire est aussi le fruit de la psychanalyse. Elle y retrouve un lien avec le daimon amoureux : Lacan a fait du « Banquet » une représentation du transfert. Mais avec la poésie ? C’est plus douteux en ce qui concerne Freud et Lacan. C’est comme si en chacun des deux, les deux images de Socrate, celui d’avant « La République », et celui d’après, restaient irréconciliables. Celui d’après, en partie inventé par Platon, à partir du dialogue « La République », leur soufflait que la psychanalyse devait  s’ancrer dans une rationalité scientifique ; celui d’avant les tirait vers la poésie et le mystère. Freud fit œuvre poétique en 1907 avec son texte « Le délire et le rêve dans la  Gradiva  de Jensen».  Ce titre évoque le daimon (le délire), la poésie (le rêve) et  dans le nom même de Gradiva résonne l’aspect divin et divinatoire des aèdes et prophètes(ses).

La « Gradiva » écrite par Jensen en 1903 a inspiré (Voir Wikipédia) les peintres surréalistes, dont Salvador Dali, le philosophe Roland Barthes qui lui a consacré un chapitre de ses « Fragments d’un discours amoureux » et  l’écrivain Robbe Grillet qui en a réalisé une œuvre cinématographique : « C’est Gradiva qui vous appelle »…vous rappelle ?

Comme Freud, Lacan resta partagé entre ambition scientifique, celle des mathèmes, et appel poétique. Mathématiques (géométrie) et poésie sont pourtant en lien dans le « Ménon », du temps du Socrate antérieur à « La République ». Mais Lacan n’alla pas jusqu’à les associer, ce qui  peut éclairer le sentiment d’insuffisance poétique qu’il éprouva, déclarant les derniers temps  « dans ma technique, à ce qu’elle tienne : je ne suis pas assez pouâte, je ne suis pas pouatassé. »

D’autres psychanalystes ont pu mettre en lumière le lien  entre mémoire, poésie et connaissance scientifique. Yung, grâce à ses recherches avec le physicien Pauli a associé psychanalyse, mythes et  physique quantique. Bion, avec sa théorisation de la « capacité de rêverie » dans l’écoute montre que, par cette médiation, technique d’essence poétique,  la « barrière de contact » qui a manqué au bébé, peut acquérir une consistance. Dans le même esprit Winnicott, du doudou aux « espaces transitionnels », décrit le mouvement vers la création et l’invention. Tout près de nous, J.B. Pontalis fonde une collection littéraire : « L’un et l’autre » (L’un est l’autre ?) et termine son dernier ouvrage « L’ultime été » par  « La vie s’éloigne mais elle revient »…comme la réminiscence.

 

Mémoire, écritures

Si dans un passé qui ne cesse de nous concerner, le dialogue, puis la lettre, puis l’imprimerie purent être des supports de notre mémoire, si dans une période plus récente, l’on a pu se re souvenir du lien de la mémoire de la poésie et de l’éros, qu’en est-il dans notre actualité ? La mémoire s’inscrit désormais autant dans le silicium, devenant écriture numérique, que sur le papier. Et de même que Platon voulut enfermer l’écriture dans une orthodoxie, au risque de  la museler, de même que l’on se récria quand l’imprimerie fut inventée – l’on risquait  de ne plus vouloir retenir l’essentiel qui allait s’envoler  avec les feuillets- de même voit-on s’exprimer aujourd’hui une défiance à l’égard de ce qui est pourtant une extraordinaire réserve de mémoire.  Mais justement, le souci est bien là, dans l’usage qui en est fait, car des experts réunis  en gigantesques dispositifs comme le GAFA ont un objectif économique, et pour y atteindre, utilisent  les internautes en se servant des data qu’ils fournissent. Ils cherchent, par des procédés automatiques de court-circuit, à favoriser,  par le  neuromarketing, une avidité consumériste, une pulsion menant, dans son aveugle immédiateté, à un assèchement du désir et de l’éros. La mémoire et l’attention qui ont besoin de circuits longs s’en trouvent affectés, ce qui engendre les souffrances que nous connaissons : dépressions, violences… Il faudrait donc que d’autres citoyens, conscients de ces dangers et désirant les renverser puissent proposer des alternatives, à la manière de Bernard Stiegler avec son site « Ars industrialis »  et ses réalisations dans le cadre de l’IRI. Sinon, nous deviendrions objets d’un totalitarisme soft mais dommageable au même titre que toute oppression, et plus dangereux parce que moins visible qu’une pure tyrannie. Pour jouer contre une force hostile, il faut en avoir une image précise ;  or Le fonctionnement du marché reste mystérieux le plus souvent, alors qu’il  gouverne nos vies car, même si nous vivons à l’écart d’Internet, les DATA récoltées sur le web servent à cibler et manipuler tout éventuel consommateur. L’objet nous est dès lors imposé, fût-ce à notre insu. Quand l’objet acquis n’est plus objet du désir mais produit par une injonction déguisée au service de l’avidité, il perd sa dignité d’objet en même temps que nous cédons sur la nôtre.

L’hégémonie du consumérisme est déjà  évidente et l’on voit les Etats y adhérer, quittant les objectifs politiques et d’humanité,  pour des objectifs de profit. La culture même est assimilée à un produit, ce qui décourage l’invention. L’amour devient objet de consommation, sur des sites sélectifs « pour célibataires exigeants » (dont la publicité se fait harcelante), et jusque dans nos assiettes : « puits d’amour » est une marque de melon  Au-delà de ces détails significatifs, l’élan poétique, autrefois expression privilégiée du sentiment, est  souvent, méprisé et la mémoire abîmée dans son long terme. Dans un tel monde, pris au piège d’une  crise  civilisationnelle  profonde que masque la problématique de la croissance (sur laquelle, pourtant, il est déraisonnable de compter), si n’intervient pas un sursaut, qu’en sera-t-il de nos mémoires, nos poèmes, nos dignités,  nos liens, nos « petites notes de musiques » ?

 

Un mince fil d’Ariane : le sourire de Georges Wilson et le concept de pharmakon

Dans le film de Colpi, sous l’influence de la musique, un sourire fugitif et vivant éclaire, tout à coup le visage jusque là impassible de l’homme, fabuleux Georges Wilson, comme une vague soudaine revenue du plus loin de lui-même et permettant de croire en un retour de sa mémoire. Pour ne pas perdre la nôtre, ne faut-il pas retourner à Eleusis, aux mystères de l’Hadès, de Perséphone et Déméter, de Mnémosyne, c’est à dire au Socrate d’avant « la République », en déplorant que ce soit ce texte-là, avec l’allégorie de la caverne, très belle et subtile, il est vrai, qui ait été privilégié, jusque, de nos jours, dans l’enseignement ? N’est-il pas essentiel de comprendre que, prenant source dans un logos unificateur exalté par les conceptions politiques de Platon qui voulait que la Cité soit gouvernée par des « gardiens », adeptes d’une orthodoxie, c’est une hyper rationalité  qui  peut, au terme d’un cheminement séculaire dans la pensée, avoir contribué, de nos jours, à un déclin de civilisation ? Pourtant, la pensée de Platon est riche et si on ne s’en tient pas au seul texte « La République », on constatera, avec Derrida, qu’il a esquissé une théorie du pharmakon, l’appliquant, en particulier dans le « Phèdre », à l’écriture, suggérant  qu’un remède peut se renverser en poison, et que, dans une même logique, un poison peut engendrer son contraire. Alors, pour fabriquer des antidotes à la toxicité de notre époque, n’est-il pas indispensable de prêter l’oreille à nos réminiscences, de les laisser se nourrir du mystère de nos imaginaires personnels et collectifs qui, poétiquement, se souviennent du passé, des grands mythes, de leur sagesse, et nous ouvrent un accès à notre dignité ?

N.C.

 

Béliers.

Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème
Derrida à Gadamer

par Noëlle Combet

Comment oser aborder un tel texte ?  Par laquelle de ses entrées y accéder ? Est-ce parce qu’il m’a été longtemps proche, dans un compagnonnage intérieur, si évidemment là, que je ressens maintenant cet élan jusqu’alors différé, pour le porter ailleurs dans une approche personnelle ?  Le « disséminer » peut-être pour reprendre ce terme si familier à Derrida ? Le porter ailleurs sans m’en écarter absolument ?  Une nécessité, le portant, de le disséminer sans l’effacer ? « Porter »  sera l’une des images récurrentes de cet hommage rendu par Derrida à Hans- Georg Gadamer qui venait de mourir. Porter par anticipation la mort de l’autre intime, déjà de son vivant, était un thème central du Séminaire  « Politiques de l’amitié » soutenu en 1983-1984 et édité en 1994. De nombreuses années séparent « Politiques de l’amitié » et « Béliers ». Un long suspens. C’est peut-être ce que Derrida énonce comme la difficile mais nécessaire réalité d’une interruption qui peut permettre d’initier ici ce que je considère comme une lecture plutôt qu’une écriture : l’écriture de la lecture que je fais de ce texte pour Interrompre la muette et longue lecture intérieure en l’extériorisant.

Le socle de l’interruption

Dans l’introduction et un premier temps de l’hommage à Gadamer, se retournant sur les aléas de leur amitié  pour les revisiter, Derrida en appelle tout d’abord, justement, à l’interruption. La nécessité des interruptions, des intervalles, il l’avait déjà évoquée dans « Politiques de l’amitié » en tant qu’anticipation de la mort. Elle était -devait être- toujours déjà là, incluse en ces liens à propos desquels Derrida avait emprunté à Abdelkébir Khatibi le mot  d’aimance plus propre selon lui à désigner la puissance et la complexité de l’amitié quand elle est une  modalité de l’amour. Une interruption, dans « Béliers », intervient  dès la rencontre, pas seulement comme principe mais  dans la réalité d’un malentendu et Derrida pense que cette expérience  suspensive initiale a fondé  une durée du lien. Il associe, de manière plus générale  l’interruption  à une « mélancolie sans âge » toujours mêlée à l’intimité étroite avec un autre.

Cette mélancolie, une autre peut-être, mais déjà la même, Derrida dit l’avoir ressentie dès la première rencontre avec Gadamer en 1981. La rencontre, dit-il, avait commencé par une « étrange interruption », présage d’une sorte de partenariat que Gadamer aurait nommé « dialogue intérieur ». Derrida dit que cette formulation lui est étrangère ; l’utilisant, il laisse donc Gadamer parler en lui ; et il le cite : «  En fin de compte, le dialogue que nous poursuivons dans notre propre pensée et qui s’enrichit aujourd’hui de nouveaux et formidables partenaires issus de l’héritage de l’humanité élargi à une dimension planétaire devrait chercher son partenaire partout- et surtout s’il est complètement différent »

Derrida prolonge ce point de vue en faisant de  cette interruption le socle de son « dialogue ininterrompu » avec Gadamer, tel que l’évoque le sous-titre de « Béliers ».

 

Le poème entre l’intraduisible
et la diagonale de la traduction

Mais le dialogue que Gadamer voulait  entreprendre et poursuivre avec Derrida, Gadamer lui-même en énonce la difficulté, « toujours grande selon lui, là où la pensée ou la poésie s’efforceront de délaisser les formes traditionnelles pour se mettre à l’écoute de nouvelles orientations puisées dans leur  propre langue maternelle. »

Derrida souligne que Gadamer nomme la pensée et la poésie plutôt que la science ou la philosophie. Gadamer privilégie l’expérience poétique dans la mesure où le poème est à la fois l’exemple de l’intraduisible et « le lieu le moins impropre à l’épreuve de la traduction »

C’est bien une sorte d’in-traductibilité qui aura produit cette « étrange interruption » initiale de l’amitié entre les deux hommes et en même temps rendu possible  un dialogue intérieur qui depuis ce premier malentendu n’aura pas cessé, relancé par des échanges ultérieurs réels. « Dialogue de sourds » crurent certains témoins… Peut-être plutôt tâtonnements de traduction, peut-on penser.

 

Le dialogue (in) interrompu

C’est une question posée en 1981 par Derrida à Gadamer qui provoqua et l’interruption et l’infini du dialogue intérieur. Cette question portait sur le terme « verstehen » (comprendre) et pouvait être entendue comme mise en doute par Derrida de la « bonne volonté », celle qui peut donner bonne conscience quand on cherche à « comprendre l’autre » et que l’on imagine y parvenir. Nous sommes à cette époque dans un bain lacanien récusant, peut-être autant à tort qu’à raison, la réalité d’une communication intersubjective. Gadamer, au contraire, ayant foi en la compréhension se sentit  incompris.

Il est assez étonnant que ce soit ce terme, « verstehen » justement, qui  produisit l’intervalle et la suspension momentanée du dialogue réel, l’installant à une autre place, dans le for intérieur de chacun. Une (in)compréhension fonda la durée du lien.

La certitude mélancolique, insiste Derrida, apparaît dans l’amitié dès la première interruption, et même parfois dès la première rencontre quand celle-ci, dans la puissance de l’éprouvé  donne à ressentir  en même temps que la force du lien, l’inéluctabilité de l’absence de l’autre et de l’absence à l’autre. Elle commence donc du vivant des amis, certitude de la mort, et Derrida la conçoit comme une « fin du monde », quand l’un survivra à l’autre et se trouvera « assigné à porter l’autre et son monde », les deux ayant disparu. L’un des deux survit désormais « comme sur terre par-delà la fin du monde » et c’est bien ce que vit précisément Derrida  quand il prononce cet hommage à Gadamer, l’interruption étant désormais définitive.

 

« Die Welt ist fort, ich muss dich tragen »

Dans le deuxième temps de cet hommage, cette « fin du monde », Derrida la met en perspective avec le dernier vers d’un poème de Paul Celan, poème auquel il consacrera  la partie la plus importante de son texte, la troisième.

Il cite le dernier vers, (« Die Welt ist fort, ich muss dich tragen » : le monde n’est plus là, je dois te porter) avant le poème lui-même, qu’il ne traduit ni ne traduira en proposant une lecture herméneutique plutôt que formelle dans un troisième temps.

C’est Gadamer qui énonçait que le dernier vers portait à lui seul toute la vérité d’un poème. Marchant sur ses traces, Derrida manifeste donc que, par l’intermédiaire de l’amitié avec Gadamer, il a reçu une transmission, ce qu’il précise : « Si j’ai cru devoir commencer par citer, puis répéter le dernier vers du poème, « Die Welt ist fort, ich muss dich tragen » , ce fut pour suivre fidèlement, voire pour tenter d’imiter, jusqu’à un certain point et aussi loin que possible, un geste que Gadamer répète à deux reprises dans son livre sur Celan… Ainsi Derrida éclaire-t-il la valeur de l’influence dans ce que l’on reçoit dans une intimité. Est-ce un mouvement de retour vers cette « compréhension » préalablement  déniée ?

Dans son interprétation d’un court poème de Celan (« Du  sillon des quatre doigts/ j’extorque en fouissant/ la bénédiction pétrifiée »), Gadamer indiquait que « selon le principe herméneutique » il commencerait par le vers final, noyau du poème selon lui, vers qui évoque ici « une bénédiction pétrifiée ». Cette pétrification, Derrida l’interprète comme un sceau, un signe de chance sous lequel il souhaite s’inscrire en cet instant. Derrida s’attache en particulier au verbe wühlen (traduit par fouir). Le fouissement, il le lit comme une quête, une « poussée subversive » pour ouvrir une main repliée sur un message que la main propose et dérobe à la fois. Il en appelle à Gadamer qu’il cite sur ce point : « Le poème dit qu’on recherche la bénédiction de cette main qui bénit avec la ferveur désespérée, fouissante d’un nécessiteux »

Le message ainsi offert/dérobé serait aussi un texte à lire ; et la main serait aussi  le don du  poème au sens subjectif et objectif du génitif.

Derrida souligne  que, dans sa lecture de ce poème, Gadamer évoque plusieurs interruptions qui lui apparaissent comme un gage de l’(in)interrompu : selon Gadamer, en effet, dans une main qui se plie, apparaissent des lignes « interrompues et pliées » et le sillon des « quatre doigts » forme aussi un pli transversal.

En outre, il y a, selon Derrida comme une interruption entre le dedans et le dehors selon que la main retient ou offre. Une autre interruption apparaît quand Gadamer laisse dans l’indécision une série de questions dont celle du je et du tu dans le poème de  Celan. Tu ? Toi, moi, Dieu, le poème? « N’importe qui, plus d’un, le poème lui-même » ?

Dans son œuvre, Gadamer  évoque plusieurs fois ce qu’il nomme « le caractère sans fin du dialogue », « le processus infini »  qui sont, selon Derrida, effets des interruptions et de cette indécidabilité, cette in- traductibilité  qui  destine un poème, de « façon secrètement réglée » à survivre « dans un processus infini », ce qui éclaire le sous titre de « Béliers » : « entre deux infinis, le poème ». Le poème apparaît dès lors, peut-on penser comme l’interruption et la reconduction de l’in-fini.

 

Lecture herméneutique pour une dissémination

Dans un troisième temps, Derrida revient au poème de Celan dont il avait précédemment énoncé le dernier vers : Die Welt ist fort, ich muss dich tragen (le monde s’en est allé, je dois te porter). Il ne le traduit pas, fidèle en cela à la certitude de Gadamer, qu’il partage pour sa part, que la poésie est intraduisible.

Je cite donc le poème de Celan sans le traduire :

GROSSE GLÜHENDE WÜLBUNG

mit dem sich

hinaus-und himweg-

wühlenden Sccwarzgestirn- Schwurm

 

der verkieselten Stirn

brenn ich dies Bild ein, zwischen

die Hörner darin.

 

Im Gesang der Windungen, das

Mark der geronnenen

Herzmeere schwillt.

Wo-

gegen

rennt es nicht an ?

 

Die Welt ist fort, ich muss dich tragen

 

Ce poème, on peut l’approcher de façon formelle, ce que fait rapidement Derrida dans un retour  sur

les pronoms personnels énigmatiques

l’utilisation du présent qui renvoie pourtant à une temporalité hétérogène,

le tableau (je précise pour une meilleure minimale  compréhension : celui d’une coupole resplendissante au front de laquelle va et vient un noir essaim)

une action  qui se résout en une question interro-négative (je précise : celle d’un bélier silicifié qu’on a marqué au feu entre ses cornes),

le dernier vers détaché déjà évoqué

Derrida développe quelque peu ces points affirme que cette analyse formelle peut et doit aller très loin, mais, ici, au-delà de cette approche, c’est à une exigence herméneutique qu’il répond, comme Gadamer, à qui il veut rester fidèle, lui en a montré la voie..Sa lecture/traduction questionne les principales évocations du poème. Dans ce qu’il a nommé « tableau » : la voûte incandescente s’anime d’un essaim, une vie animalière qui toujours allant venant, jamais ne s’immobilise en un fourmillement d’étoiles « noires », « errantes ».

Cette constellation paraît d’autant plus « animée, animale » qu’un bélier surgit ensuite, animal du sacrifice, poutre à enfoncer les portes des châteaux, signe zodiacal. Et au cours de cette lecture qu’il veut « disséminale » selon une perspective qui représente l’une de ses conceptions les plus précieuses, il évoque en même temps que cette marque-blessure du bélier entre les cornes, d’une part le ghetto, d’autre part la marque de l’étoile jaune qui, en effet, est toujours là, inscrite explicitement ou implicitement dans toute la poésie de Celan. Cette blessure au front du bélier coule en flots venus du cœur  et je me suis étonnée de ce que, évoquant cette marque, Derrida insiste sur le feu (brenn ich dies Bild :  l’image imprimée et brûlée à la fois  par le poète suggère-t-il),  et non le  ruissellement (geronnene)  du sang évident dans « Herzmeere ». Il s’en tient à « la violence du sacrifice », et évoque plusieurs fois la substitution par Dieu du bélier à Isaac dont il avait préalablement demandé le sacrifice à Abraham.

Le front silicifié du bélier rappelle la noire constellation, l’essaim au front de la coupole et aussi la main pétrifiée dont une bénédiction est attendue dans le poème auparavant évoqué par Gadamer. Un « je » énigmatique inscrit une image en lettres de feu entre les cornes de l’animal. Est-ce le poète en train d’écrire ? Ou le poème lui-même qui se produit là au moment précis où il se dit ? L’allusion au chant  peut le donner à penser de même que l’enroulement des cornes peut évoquer des tours, des tournures du style. Ce souffle qui pourrait être celui du poème, peut aussi évoquer un autre « chant ponctué comme une phrase », celui du Shofar dénonçant « tous les holocaustes ». Derrida éclaire à plusieurs reprises l’arrière-plan biblique du texte.

 

L’indécidable des  derniers vers

Après l’action, trois vers, en une courte strophe, questionnent sous forme interro-négative la charge du bélier.  « Où, contre quoi ne charge-t-il pas ? » Cette interro négation Derrida l’interprète par une affirmation : « Le bélier, de chair ou de bois, sur terre et dans le ciel s’élance dans une course ». Il charge sur tout dans un élan désespéré. Je me suis demandé si la question ne pouvait pas s’entendre aussi de façon négative, le « ne… pas » suggérant alors presque un «ne… plus », une exténuation du bélier en quelque sorte. « Autant d’hypothèses, bien sûr, et d’indécisions » écrit Derrida quant à la lecture à propos d’un tel poème…Dissémination sémantique qui concerne aussi le vers nodal, le dernier du poème.

« Die Welt ist fort, ichmuss tragen dich » (« Le monde est parti, je dois te porter »). Ce vers isolé du texte nécessite une pose avant d’être prononcé ; il est là, isolé, apposé comme une signature. C’est une sorte d’énigmatique sentence qui fait qu’il sera souvent appelé et rappelé par de très nombreux auteurs et penseurs.

Derrida propose deux lectures : quand le monde n’est plus là, il faut  que je te porte « toi tout seul, toi seul en moi ou sur moi seul ». Il indique d’autre part la possibilité d’une interprétation inversée : s’il y a nécessité, devoir de te porter, alors le monde tend à s’effacer. Il développe cette deuxième lecture de façon saisissante : «Dès lors que je suis obligé, à l’instant où je te suis obligé, où je dois, où je te dois, me dois de te porter, dès lors que je te parle et suis responsable de toi ou devant toi, aucun monde, pour l’essentiel ne peut plus être là. Aucun monde ne peut plus nous soutenir, nous servir de sol, de terre, de fondement ou d’alibi. Peut-être n’y a-t-il plus que l’altitude abyssale d’un ciel »  Mais c’est aussi le poème qui nous est confié, à porter, à « mettre à la portée de l’autre, le donner à porter à l’autre »

 

Porter le monde ou l’éthique de la mélancolie

Dans un cinquième mouvement de cet hommage, Derrida, pris par le temps, revient sur quelques points.

Il interroge un double sens de « tragen » dans la mesure où le « je dois » semble présager d’un futur, et aller, – il fait là référence à Kant,- vers un orient. Dans ce premier sens, porter c’est porter la vie comme dans une gestation, expérience en laquelle, pour la mère et l’enfant en leurs solitudes, il n’est alors aucune médiation du monde : Die Welt ist fort. Mais, dans un deuxième sens, « porter » peut aussi s’adresser « au mort, au survivant ou à leur spectre » ce en quoi consiste la mélancolie. Ces deux fils se croisent et rencontrent trois images du monde : l’expérience d’une absence du monde peut être permanente (ce que sans doute énonçait cette « mélancolie sans âge » qui ouvrait le texte), ou surgir une seule fois, comme un événement, une sorte d’accident.

Enfin,  que porte-t-on en portant le monde ? Tous les vivants ou tous les autres êtres humains ?

En ce qui concerne ces pistes, Derrida dit la nécessité de se référer à trois noms : Freud, Husserl Heidegger. Tout d’abord il considère l’affirmation « je dois te porter » comme une éthique de la mélancolie, éthique qui vient contester la possibilité d’un deuil  « normal » et la « tranquille assurance » de Freud dans ce qu’il dit du deuil « pour confirmer la norme de la normalité », « norme » qui ne serait que « la bonne conscience d’une amnésie » nous permettant « d’oublier que garder l’autre au-dedans de soi comme soi, c’est déjà l’oublier ».

On peut en effet s’interroger : l’autre que l’on a perdu est-il remplaçable ? Effaçable ? Est-ce que son image en soi ne renvoie pas toujours à une souffrance, sinon pathologique, du moins relative ?  Pour Derrida, donc, « il faut la mélancolie ».

Pour Husserl, l’hypothèse d’un anéantissement du monde est à prendre en compte, ce qui fait écho à « Die Welt ist fort » ; cet anéantissement selon Husserl ne menacerait pas la conscience ; mais quid alors de l’alter ego ? Il ne peut plus être constitué que par analogie au-dedans de moi. Il faut se demander alors si l’on peut encore parler d’altérité.

Quant à Heidegger, Derrida met en doute sa distinction entre ce qui serait » sans monde » (la pierre), ce qui serait « pauvre en monde » (l’animal) et ce qui irait « donnant forme  au monde » (l’homme). L’on  sait  toutes  les hypothèses de Derrida quant à une intelligence du vivant qui ne se réduirait pas à l’humain. Songeons à son texte « L’animal que donc je suis ». L’on peut comprendre dès lors sa réserve.

Il pose pour finir, la question « N’est-ce pas la pensée même du monde qu’on devrait alors re-penser depuis ce « fort » et lui-même, depuis le « ich muss dich tragen » ?

Cette question dit-il, il aurait aimé la poser à Gadamer. Mais n’est-ce pas ce qu’il fait précisément dans ce « dialogue ininterrompu », précisant combien nous avons besoin de l’autre, pour le porter et être par lui porté ?

 

Une ouverture de l’impératif mélancolique ?

Et Derrida termine par une hésitation : il aurait peut-être dû commencer par citer Hölderlin et il le fait à la fin de ce texte : «  Denn keiner trägt das Leben allein » (« Die Titanen ») : « Car nul ne porte la vie seul » (je traduis). Si  on  lit  cette affirmation de façon herméneutique, en considérant, comme l’a fait Derrida après Gadamer, que les derniers mots sont le noyau d’un texte, on note le passage, -de Celan à Hölderlin-, du personnel (je, te) au général (nul), de la forme affirmative impérative (je dois) à la forme négative (ne porte seul) et du monde (Welt) à la vie (Leben).

Il semble que «  la mélancolie sans âge » ait pris une autre forme ; sa nécessité éthique n’apparaît plus comme si affirmée. Que penser dès lors, de ce pas de plus  qui m’a portée – de la lecture des « Politiques de l’amitié » à celle de « Béliers »,- à prendre à bras le corps un texte qui me fascinait, c’est à dire se fossilisait au-dedans de moi sans que je l’extériorise? Et c’est bien l’effet de la fascination de produire une sorte de gisement inexploité. Derrida parle pour lui-même du mouvement le portant de façon immédiate vers le dernier vers du poème de Celan : « A la découverte du poème, je le confesse comme une faute possible, ma lecture fascinée s’est jetée sur le denier vers. » C’est pourtant par un vers de Hölderlin, une sorte de viatique dans le sens de ce qui porte à la vie, qu’il achève son hommage à Gadamer  La souffrance, chemin faisant, s’est-elle adoucie ? Comment ne pas évoquer ici la « petite mélancolie » selon Pontalis, celle qui ne s’accompagne pas d’une sous-estimation de soi ou du monde mais permet de cheminer, allant de l’avant, en compagnie des ombres de nos autres, absents désormais, mais encore là dans nos lignes de vie ?

N.C.

 

« L’Equivalence des catastrophes ; Philosopher après Fukushima » selon Jean-Luc Nancy Extension en direction de Bernard Stiegler

par Noëlle Combet

Ce texte, « L’Equivalence des catastrophes ; Philosopher après Fukushima » témoigne de ce que la philosophie n’est pas seulement de nature introspective et qu’elle s’investit, doit s’investir, dans les questions politiques. Ce mouvement était déjà très présent dans l’Antiquité grecque ; les philosophes s’intéressaient de près à la Cité, à l’image de Platon dans ses dialogues, en particulier « La République », ou de ces « Cyniques » tenant boutique provocatrice sur la place publique, faisant contestation de leur impudeur.

Il est vrai que Platon, après de rocambolesques et infructueux essais de carrière politique, se rabattit, en quelque sorte par défaut, sur la théorie. Dans « La République » une sorte de raidissement de la pensée est perceptible à travers une évolution du dialogue vers la dialectique, autant dire de la raison à la rationalité ; et le désir de privilégier une synchronie pour un meilleur gouvernement des esprits se fait au détriment d’une diversité diachronique.

Cette évolution platonicienne marquera la philosophie jusqu’à notre époque en passant par Descartes et Hegel. Elle est encore perceptible dans notre modernité quand la théorie philosophique veut faire système, se repliant sur elle-même et privilégiant l’abstraction, voire l’hermétisme en des concepts très ramassés qui restent éloignés de la question politique ; mais cette dernière est toujours là, présente à l’arrière de la théorie, même la plus abstraite. On peut penser, entre autres, à Wittgenstein, père de la philosophie analytique. Comment son analyse du langage n’aurait-elle pas une résonnance sociale et politique ? Mais est-ce dans le sens d’une ouverture ?

D’autres philosophes, à partir de Husserl, Foucault, Deleuze, à leur époque et, plus récemment, Worms, Stiegler, se sont centrés de façon plus concrète sur les phénomènes sociaux et sociétaux ; ici, Jean-Luc Nancy répond, dans une visioconférence,  à une demande que lui a adressée l’Université de Tokyo : « Philosopher  après Fukushima »

 

Dès le préambule, l’auteur nuance son titre : il précise ce qui a un caractère d’évidence : toutes les catastrophes ne sont pas équivalentes, dans le sens où elles seraient de même intensité. Que faut-il donc entendre ici par le terme « équivalence » ? Ce que démontre le risque nucléaire, c’est que l’interconnexion des techniques, des échanges, fait que le moindre accident, même naturel, ne pourra se réduire à lui-même : il se trouve pris dans un réseau de réalités techniques, sociales, économiques, politiques. « Equivalence » est ici le nom de ces interconnexions, de cette interdépendance. Qu’entraîne avec elle une catastrophe ? Qu’est-ce qu’il en coûte, en quelque sorte ?  Quel est le prix à mettre dans la balance ? Jean-Luc  Nancy interroge cette équivalence en évoquant la » propagation ou la prolifération des tenants et aboutissants de toute espèce de désastre ». Il y aurait donc équivalence en aval de la catastrophe, mais aussi en amont Autrement dit, de quoi la catastrophe est-elle déjà le prix ? Le gouvernement japonais, aujourd’hui, se prononce à nouveau en faveur de l’option nucléaire  et  l’auteur précise qu’il ne s’agit pas ici de prendre parti ; je m’interroge sur cette réserve surtout lorsque l’on voit ce pays, dans une logique conservatrice, s’orienter à nouveau rapidement vers une politique nucléaire négligeant les forces d’opposition. On aurait préféré voir s’instaurer, au préalable, une analyse politique collective du nucléaire.

Je ne connais pas bien le contexte nucléaire japonais mais qu’une catastrophe naturelle soit précédée puis suivie d’interconnexions, qui représentent des formes de  l’équivalence, on peut le constater plus près de nous, avec la tempête Xynthia. Pour l’humanité, si on l’envisage aujourd’hui  comme une personne, ces différents traumas entrent nécessairement en résonnance. Force est de voir  que des haies ont été détruites, que des constructions ont été réalisées sur des terrains inondables, que l’équivalence de l’après, celle des expropriations,  des dédommagements, des questions économiques, politiques etc. se préparait déjà dans celle de l’avant.  Il est clair qu’un processus complexe d’actes et d’événements en chaîne, en cascades, aux conséquences exponentielles, marque notre modernité.  Tous les projets, nous dit le philosophe,  sont peu à peu entraînés, soit vers une inextricabilité accrue, soit vers des objections, des obstacles, produits par l’enchevêtrement de ce qui existe déjà.

 

Il ya pourtant, selon Jean-Luc Nancy un point où se rassemblent ces interconnexions, c’est  le réseau financier, celui de l’argent qui est le combustible de tous les systèmes (économiques, sociaux, écologiques, politiques, techniques, scientifiques etc.) et auquel, donc, ils reconduisent. C’est pourquoi Jean- Luc Nancy cite Marx faisant de l’argent « l’équivalent général ». Ainsi s’éclaire plus encore la notion d’ « équivalence ». C’est de cette équivalence là que le philosophe veut parler, du fait que la sphère économique et financière est nodale dans l’intrication de tous les éléments concernant l’existence et les existants dans leur ensemble. L’auteur, à la fin de son préambule rappelle que les guerres font aussi partie de cette intrication, de cette « équivalence générale ». On ne peut en déduire trop hâtivement  écrit-il que  « le capitalisme serait  le mauvais sujet de notre histoire auquel on saurait quel bon sujet-ou quelle bonne  subjectivation comme on aime dire aujourd’hui- il convient d’opposer ».  Plutôt que de préconiser un système de valeurs plus « humaniste », de préférence à un autre, plus « économique », il semble  important, en effet, urgent peut-être, de penser l’interdépendance de la « civilisation » et de la « mondialisation », pour  mesurer  cette éventualité d’une catastrophe généralisée vers laquelle  notre humanité se serait progressivement portée.

On ne peut qu’apprécier la  neutralité de Jean-Luc Nancy qui se défend de toute moralisation, (comment ne pas penser ici au texte de D.R.Dufour « L’individu qui vient après le capitalisme »,  et à sa réponse souvent adéquate mais aussi étroite et morale à l’excès ; ou aux visions apocalyptiques héritées d’un messianisme religieux, celles d’un René Girard entre autres ?). Mais plutôt que d’opposer capitalisme et subjectivation, je préfère penser en termes d’individuation, transduction et transindividuation, selon des termes proposés par le philosophe Simondon, inspirateur de Deleuze, en particulier de son ouvrage : « Différence et répétition » et dont se nourrit aussi, de façon générale, la pensée de Bernard Stiegler. En quoi un événement, un choc, favorise-t-il, et/ou non, l’individuation particulière et collective ?

Selon  Spinoza, auquel je ne peux que me référer ici, est « bon » , ce qui est « adéquat » à la préservation des forces de vie ; et la question semble bien, à travers l’approche de « l’équivalence généralisée » de penser, de façon impartiale, la nécessité d’une telle adéquation, afin de résister à « une catastrophe du sens » qui  serait inadéquate en ce qu’elle mettrait en péril un  maintien de la vie sur terre : c’est « nous » qui sommes concernés, ce sont nos existences quotidiennes, bien au-delà de cette diversion que dénonce Annie Le Brun dans « Perspective dépravée », ouvrage cité par Jean–Luc Nancy : «  Il aura suffi d’une vingtaine d’années pour que, de thème de plus en plus privilégié, les réflexions sur la catastrophe deviennent presqu’un genre allant de la déploration au mode d’emploi ». Dépasser « déploration » et « mode d’emploi » serait, selon Jean-Luc Nancy,  vivre cette « exposition à une catastrophe du sens » : « Restons exposés et pensons ce qui nous arrive : pensons que c’est nous qui arrivons ou qui partons »

 

La question qui a été proposée à Jean-Luc Nancy : « Philosopher après Fukushima », il la met en perspective avec la considération d’Adorno : « Faire de la poésie après Auschwitz ». Mais il faut rappeler, Jean-Luc Nancy ne le fait pas, qu’après avoir déclaré que poétiser après Auschwitz était impossible, Adorno était revenu sur ces propos et les avait déclarés excessifs. En effet, on peut penser que, seule, la dimension poétique  approche, à l’instar de la musique, au plus près de l’indicible. Pensons à l’œuvre poétique de Paul Celan, née à partir de et après Auschwitz justement. Jean-Luc Nancy apparaît comme partagé sur ce point, se défiant de la rime « poétique » Fukushima, Hiroshima, la soulignant pourtant, constatant aussi le voisinage de la philosophie et de la poésie : « : Ces deux modes ou ces deux registres de l’activité spirituelle ou symbolique entretiennent une proximité complexe mais forte ».  Revenant à la rime Hiroshima/Fukushima, l’auteur indique qu’elle recueille, selon lui, « le ferment d’une proximité »  contre toute poésie. Il me semble, au contraire qu’elle le recueille en toute poésie. Bien sûr, il s’agit de poésie involontaire, surgissant spontanément et donc productrice d’effets dans un processus qui échappe. Mais cet effet a bien eu un impact sur le philosophe pour qu’il le souligne à ce point, indiquant  qu’ «  il n’est pas possible de se détourner de ce que suggère la rime […] »  Ce qu’elle suggère et que le philosophe veut souligner, c’est que la catastrophe du 11mars 2011, produisant une sorte d’ écho, rappelle et prolonge comme le maillon d’après, une chaîne initiée par le projet Auschwitz/Hiroshima  : faire sacrifice de groupes humains au moyen de (et à) une rationalité technique d’une part, anéantir des populations entières et mutiler leur descendance d’autre part. Le lien entre les deux est évident ainsi que le dessein qu’ils servent, de domination politique et par là même, économique et idéologique. Tous deux représentent aussi « un franchissement des limites dans une  projection des possibilités à la fois fantasmatiques et techniques […] dont les finalités sont ouvertement dans leur propre prolifération, en toute indifférence au monde et aux vivants. »

 

Au-delà des rapprochements « Auschwitz- Hiroshima », « Hiroshima-Fukushima »   l’auteur évoque les évidentes différences entre atome militaire et atome civil, entre attaque et production électrique.

Interrogeant, pour mieux élucider la question, le sens de « après », inclus dans la proposition qui lui est faite : « philosopher après Fukushima », il y voit l’indication ordinaire de succession temporelle mais il indique que  cette préposition se charge, s’appliquant aussi bien à Auschwitz et Hiroshima qu’à Fukushima, d’une connotation de rupture Elle ouvre alors à une autre question  qu’elle recouvrait. « Allons-nous encore quelque part ? »

Cette question, après le désastre, Jean-Luc Nancy l’a rencontrée dans le texte du philosophe Osamu Nishitami qui a écrit après la catastrophe du 11 mars 2011 « Où est notre avenir ? » et aussi dans l’ouvrage d’une femme poète Ryoko Sekiguchi « Ce n’est pas un hasard ».

Jean-Luc Nancy reprenant ces titres, en fait une synthèse dans la formule : « civilisation ou irréparable ? »

Cette problématique, dit-il, était déjà le sujet  de « Malaise dans la culture » où Freud constate que les hommes sont en mesure de se détruire en exploitant techniquement, par des voies de plus en plus artificielles, les forces naturelles.

« Civilisation ou irréparable ? »  L’interrogation reste béante…Une solution, ici, renoncer au nucléaire ou envisager des protections, resterait prise dans ce système d’intrications et d’équivalences s’auto reproduisant de façon exponentielle, un processus se développant à l’écart de nos vies, laissées sur le côté. Ce mécanisme consiste en un pouvoir autonome assujettissant les hommes à la nécessité de son auto reproduction. L’urgence semble bien être plutôt, en l’occurrence, de mettre les réacteurs de Fukushima et les substances qui s’en échappent hors d’état de nuire à la vie.  Aucune anticipation « visionnaire » ou « divinatoire » n’existe selon Günther Anders dont l’auteur rappelle l’ouvrage « Hiroshima partout ». Et, selon Günther  Anders, c’est bien parce que l’anticipation est impossible, que l’humanité se voit dépassée par ses inventions au risque d’en être détruite.

 

Ce risque inhérent à la menace nucléaire, autant civile que militaire, fait régner un climat de terreur car elle nous rappelle que nous avons rendu l’ « apocalypse » possible, une « apocalypse » qui n’ouvrirait sur rien car personne ne croit plus, du moins raisonnablement, qu’un « Royaume de Dieu » pourrait la suivre.

La terreur est une force absolue qui n’engage plus aucune relation fût-ce entre fort et faible. La terreur annule tout rapport et le remplace par le mot équilibre. « Equilibre de la terreur » est le nom de « l’équivalence qui annule la tension en la maintenant égale et constante. »

L’auteur associe « l’incalculable » à l’équivalence puisque  celle-ci représente le statut de forces qui se gouvernent en quelque sorte par elles-mêmes, qu’il s’agisse d’une centrale nucléaire, d’une bombe, ou, actuellement, de la financiarisation ; et il paraît impossible d’inventer autre chose qu’un accroissement exponentiel des interdépendances, des intrications : «  Dans toutes ces arborescences autogénérées et autocomplexifiées- ou autoembroullées, autoobscurcies- règne ce que j’ai nommé l’équivalence : des forces se combattent et se compensent, se substituant les unes aux autres » Faudrait-il donc déduire de cet auto déploiement que les vivants ne seraient plus que des accessoires, pris dans ce processus qui les utilise à ses fins ?

L’auteur précise plus loin que de l’action,  « il y a connexion, concordance et discordance, aller-retour mais non rapport, si, à ses yeux, ce qu’on nomme « rapport » a toujours affaire avec de l’incommensurable, avec ce qui rend absolument non équivalents l’un et l’autre du rapport. » S’agissant donc de ce qui échappe toujours à la pesée,

l’incommensurable pourrait faire contrepoids à l’équivalence ; il diffère de l’incalculable (on ne peut calculer les conséquences de Fukushima). Au-delà, l’incommensurable ouvre sur la distance et la différence absolue selon Jean-Luc Nancy  qui nomme ici des catégories distinctes de l’homme : « l’animal, le végétal, le divin. » La technique met désormais à mal ces catégories, les fragilise à l’extrême, les dissout  dans une intrication, une information, qui place les existences  « dans une interrelation, dans une  interdépendance  de plus en plus réticulées » dont on ne peut prévoir les effets.

 

Seule la technique monétaire a pu, selon Nancy, rassembler les traits de l’interconnexion générale. Est-ce à dire que seul l’argent pourrait représenter, sur un plateau de la balance, un poids équivalent  à celui du magma des interconnexions ? Ce fut vrai au temps de Marx pour qui «  la réalité vivante d’une production dont la vérité sociale est création d’humanité véritable pouvait venir « démystifier » l’équivalence de l’argent. » Nous sommes désormais au-delà, dans la mesure toute visée d’une « humanité véritable » aurait, selon Jean-Luc Nancy, disparu. L’on doit, me semble-t-il mettre ce phénomène en lien avec l’hégémonie de la financiarisation. Les grands nombres et leurs corrélations interactives font loi. Ainsi, Fukushima est à la fois catastrophe technique, séisme social, économique, politique, philosophique, avec des répercussions financières intervenant dans les rapports mondiaux. Fukushima apparaît dans cette analyse comme un paradigme de la  catastrophe civilisationnelle dans laquelle nous nous trouvons pris. Nous ne pourrons guérir de cette crise, selon l’auteur, avec les moyens de la même civilisation. On ne peut non plus envisager un changement de civilisation puisque le but à atteindre nous échapperait. Il n’y aurait donc aucune alternative ? C’est  ce que je récuserai plus loin en m’appuyant sur les propositions de Bernard Stiegler.

 

Ce point de vue me paraît, en effet trop radical. L’auteur se défend de ce pessimisme qui lui est parfois reproché et parle quant à lui de lucidité attirant notre attention sur le fait que ni la « divinisation », ni l’ « humanisme » n’ont pu penser ce que Heidegger, qu’il cite, nommait « la grandeur  essentielle de l’homme ». Il évoque une mutation de la transcendance en immanence tout en précisant que celle-ci ne devrait pas être, pour autant considérée comme une dégradation de nos transcendances passées. Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’évoque pas la possibilité de la transcendance dans l’immanence, comme le fait Nietzsche avec l’affirmation de ce surpassement de soi que métaphorise le « surhomme » appelé de ses vœux par Zarathoustra ; comme le fait aussi Bergson lorsqu’il propose un « supplément d’âme ».

Mais peut-être n’en est-il pas si loin, lorsqu’il affirme qu’ «   aucune option ne nous fera sortir de l’équivalence interminable des fins et des moyens si nous ne sortons pas de la finalité elle-même, […] de la projection des fins futures. »

Ce qui pourrait in fine, être décisif selon lui, a contrario, c’est une pensée du présent, présent qui a sa fin en lui-même, un présent « dans lequel se présente quelque chose ou quelqu’un. » Ce présent porterait sa fin en soi non plus en tant que finalité mais en tant que but  et cessation.  Je ne sais si la distinction entre finalité et but est si évidente. Toujours est-il que ce présent faisant lien avec les autres et le monde, serait ouverture sur l’infini. Ne s’évadant ni vers le passé ni vers le futur, il inclurait la présence. Ce serait alors, dit-il, en tant qu’équivalence de toutes les singularités dans l’incommensurable, l’exact contraire de l’équivalence générale.

Il insiste sur la nécessité de penser au présent, en tant qu’être singulier en relation avec d’autres singularités, ce qui implique de dépasser l’étroitesse culturelle : « aucune culture, écrit-il, n’a vécu comme notre culture moderne dans l’accumulation interminable des archives et des prévisions. Aucune n’a présentifié le passé et le futur au point de soustraire le présent à son propre passage. »

Il en appelle  à l’estime, plutôt qu’à l’estimation…d’une fleur, d’un visage et à  la dignité telle que l’évoque Kant. Rappelons-nous que Kant oppose cette dignité à la valeur qu’Adam Smith attachait au prix (marchand) d’une chose. Nancy précise que pour Kant, cette dignité est de l’ordre de ce qui n’a pas de prix : l’inestimable, qu’il met en lien avec l’incommensurable.

Il termine sur l’idée que la démocratie pourrait bien faire penser, avec le principe d’égalité, à une équivalence des « sujets », ce qui, favorisant insidieusement, à la fois l’équivalence marchande et l’atomisation des individus, serait catastrophique.

A l’inverse il affirme, en conclusion que «  la ‘’démocratie’’ ne devrait être pensée qu’à partir de l’égalité des incommensurables : des singuliers absolus et irréductibles qui ne sont pas des individus ni des groupes, mais des surgissements, des venues et des départs, des voix, des tons, -ici et maintenant, chaque fois. » Il fait donc ici une nette distinction entre l’individuel et la singularité. Le concept d’individuation selon Simondon réduirait cette distinction un peu obscure.

 

Au terme de la lecture de ce texte très riche dans ses analyses, j’ai trouvé que les propositions qui en découlaient, restaient idéelles, voire idéales par exemple quand l’auteur évoque  une présence dans le présent, formulation qui sonne à la manière de Heidegger et laisse pressentir un appel à l’absolu ; à plusieurs reprises, résonne aussi , dans les évocations d’une suprématie moderne accordée à l’immanence, une nostalgie de la transcendance, telle qu’elle appartient au passé. Mais immanence et transcendance sont-elles opposables quand on ne reste pas fixé à une vision verticale ?

Si l’on peut imaginer une transcendance comme exclusion incluse, à la manière d’une vacuole perméable, dans l’immanence, ou bien une transcendance horizontale, il me semble alors impossible d’écraser un futur sur le présent car le souci du futur représente une transcendance autre.  Force est, si l’on veut échapper au catastrophisme, de concevoir le monde comme toujours à venir ainsi que Derrida le disait de la démocratie. Le souci d’un futur du monde me semble être un nom pour une transcendance nouvelle.

Pour reprendre et prolonger la pensée de Jean Luc Nancy, il faut réaliser, en effet, que la crise actuelle n’est pas seulement une crise de la gestion capitaliste. La diabolisation des marchés ne doit pas nous masquer qu’il s’agit aussi d’une crise de l’individuation, en tant que rapport à l’autre et à soi. L’ère « anthropocène » (ce mot désigne une période géologique durant laquelle l’action humaine a des répercussions sur la planète. Origine : XVIIIème s.), nous met en face de la responsabilité de l’homme vis-à-vis des autres vivants, ce que Jean Luc Nancy qualifie d’incommensurable. Nous sommes dès lors, face aux « entités non humaines », (forêts, rivières, montagnes, monde animal), tenus de changer d’échelle pour lire l’histoire. Privilégier une pensée de la présence de quelque chose, de quelqu’un ou d’une survenue dans le présent, ne doit pas nous économiser l’apprentissage d’une nouvelle temporalité avec de nouvelles exigences pour faire pièce à une civilisation technologique glissant à vive allure vers l’incontrôlé. Il ne semble donc pas possible face à l’urgence, de s’en tenir au seul présent.

D’autre part, il me paraîtrait coûteux de rester par trop attaché à certains aspects de  la pensée heideggerienne que l’on sent souvent inspiratrice du texte de Jean- Luc Nancy. L’opprobre heideggérien jeté sur  la technique, paraît certes légitime mais sans doute trop radical.

 

Un autre philosophe, Bernard Stiegler, aborde aussi ces questions, nommant « bêtise systémique » cette réalité qu’évoque Jean-Luc Nancy dans « L’équivalence des catastrophes ». Il l’analyse dans son dernier ouvrage : « Etat de choc, Bêtise et savoir au XXIème siècle », formulation qui fait écho à la « terreur »  évoquée par Jean-Luc Nancy. Stiegler adopte un autre angle de vue, qui offre des pistes alternatives. Selon lui, le constat de la déraison liée à l’essor industriel n’est pas nouveau ; cet état de fait a été déjà théorisé par Adorno et Horkheimer dès les années quarante. Ce qui est nouveau, c’est que nous ayons abandonné cette question laissant toute la place au critère de performance, et à un conservatisme qui favorise la « bêtise et l’incurie ». Dans les années 80, sous l’influence de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, le marketing généralisé a produit un « choc technologique » installant le règne du capitalisme pulsionnel  au détriment de l’économie libidinale, avec, pour conséquence une prolétarisation que Stiegler conçoit, après et avec Marx, comme faillite symbolique, privation du savoir, qui ne concerne plus seulement, désormais, la classe ouvrière, mais nous atteint tous, en tant que citoyens, producteurs, consommateurs, soignants etc.

Il paraît donc nécessaire de penser, dans notre actualité, ce qui a été jusqu’ici refoulé : d’une part ce sens que Marx donne au terme prolétarisation, en tant que perte de savoir consécutive à l’essor machinique et aux chocs qu’il produit ; d’autre part la distinction faite par Freud entre pulsion et désir, le consumérisme et le court-termisme favorisant la première. Sans doute les automatismes techniques se connectent-ils à ces autres automatismes que sont nos pulsions et il faudrait trouver le moyen de poursuivre les analyses ébauchées par Marx et Freud si nous ne voulons pas rester  comme sidérés par les ruptures qui s’annoncent : quelque chose va disparaître et, faute de perspectives, nous demeurons tétanisés devant l’opacité d’un futur indiscernable. Pourtant, énonce Stiegler sur France Culture, « un  autre modèle est en train d’émerger. C’est ce qu’on appelle l’économie de la contribution. Je travaille avec un architecte qui réfléchit à des modèles de construction de l’habitat social contributifs, où on pourrait mettre en valeur le travail des gens à réaliser leur propre logement (…) On réfléchit à des modèles de sociétés coopératives. Il y a énormément de propositions de ce type. »

De façon concrète, sur le site http://arsindustrialis.org/ , Stiegler met en pratique l’hypothèse que les techniques offrent de nouvelles potentialités, des possibilités d’élévation à condition de les considérer comme un pharmakon (le poison est aussi le remède et inversement). Il  propose, dans une perspective de développement de la positivité du pharmakon, un nouveau modèle universitaire favorisant une liberté académique avec l’aide du numérique.

Sa perspective est, puisque la bêtise est consubstantielle à l’humain (mais non la bêtise systémique), de rendre possible la bipolarité bêtise/savoir, ce dernier terme étant pour lui indissociable d’une dimension éthique.

Selon lui, nous manquons de concepts car la financiarisation reste, pour l’heure, rationalisée par des penseurs, tels Alain Minc selon qui le Marché, c’est la nature. Stiegler proteste : le Marché est une institution qu’on peut combattre.

L’économie, devenue la chose des experts a été déconceptualisée.  Il faut donc la re conceptualiser en résistant au lobbying et à la lâcheté politique. Stiegler, à ce propos, témoigne, évoquant, lui aussi Fukushima : «  le tremblement de terre  au Japon […] a permis – un habitant de Tokyo me l’a décrit – au néolibéralisme d’exploiter cette catastrophe. »  Ce qui a rendu possible cette exploitation, si l’on va dans le sens de son analyse, c’est la recherche rentable d’une immédiate thérapeutique de choc alors que le temps de penser la catastrophe n’a pas été pris en particulier par les « universitaires », mot pris par lui dans le sens de ceux qui, allant de l’avant dans une transmission,  en direction d’une «  universalité » du savoir, ont à évaluer la situation et à envisager de nouvelles formes de partage. On peut penser ici aux universités populaires entre autres. Stiegler revient dans son livre à ce qui est à mettre en place après le séisme pour  « poser à neuf la question de la responsabilité en général et au regard des responsabilités passées, présentes et à venir de l’université qui vient après Fukushima. »

 

Contrairement à Nancy qui  semble parfois absolutiser le présent, même s’il indique qu’il contient une éventualité d’ouverture, Stiegler dessine un avenir consistant en une  pensée de la technique par les humains, avec l’appui de ce qui, de Marx et Freud, a été refoulé : d’une part l’analyse marxienne de  la prolétarisation en tant que dénuement symbolique ; d’autre part la théorisation freudienne du débordement pulsionnel en tant qu’assèchement du désir. Déclin des savoirs et de la pensée, jouissance  consumériste pulsionnelle, voilà bien deux traits marquants de notre époque.  Stiegler propose donc que les hommes, plutôt que de la déplorer, s’approprient la technique en adoptant des logiques de contribution, et  en tentant une reconceptualisation  de la modernité dans de nouveaux modèles de dispense du savoir mettant à contribution le numérique, donc un usage de la technique par la pensée dans la recherche de nouveaux concepts ouvrant à de nouveaux comportements. Quant aux nouveaux modèles de dispense du savoir aptes à lutter contre la prolétarisation, il serait trop long de les développer davantage ici. Stiegler les explicite précisément, et sur son site et dans son dernier ouvrage auxquels je renvoie.
N. C.
Jeudi 29 Août

Diptyque sinologues (1)

1- Sigmund Freud et la psychanalyse avec François Jullien en passant par la Chine

par Noëlle Combet

« Cinq concepts proposés à la psychanalyse » est le troisième « chantier » de François Jullien. Dans ses « Chantiers », le philosophe met au travail sa pensée dans une recherche de pistes. Il ne s’agit pas de faire œuvre mais de mettre en œuvre dans un déroulement de la pensée. Ici, François Jullien montre comment Freud a inventé, par l’intermédiaire du dispositif de la cure, une autre façon d’être au monde. Mais la théorie psychanalytique est restée en défaut par rapport à ce progrès parce que Freud ne pouvait pas, évidemment, faute d’un angle de vue extérieur, et malgré ses tentatives, échapper à l’appareil conceptuel dont sa pensée était le fruit. Ce défaut d’un outil extérieur est ce qui, selon le sinologue, produit les embarras et les querelles théoriques dans lesquels la psychanalyse s’entrave, en un décalage toujours d’actualité entre ce que produit une cure et les conclusions théoriques qui en sont tirées. Pourtant, Freud se révèle être un novateur exceptionnel. Fidèle à sa méthode, François Jullien tente de prolonger les ouvertures réalisées par le psychanalyste en mettant en regard le processus d’une cure et cinq concepts empruntés à la pensée chinoise.

 

Comment la culture européenne se faisant harakiri, s’invente

En Europe, selon l’auteur, une tradition critique consiste à faire jouer le négatif, ce qui a porté ses fruits durant des siècles mais aboutit à une sorte de retournement suicidaire dont le nihilisme pourrait être une forme car, dans le travail du négatif, la pensée en vient à s’autodétruire. Pourtant, dans cet épuisement même, des formes nouvelles s’esquissent, comme, entre autres, la théorie de la relativité en ce qui concerne la physique ; l’éclairage apporté par l’anthropologie sur la nature du « sujet » désormais perçu comme produit culturel ; ou encore les questions posées par la peinture quant à la définition d’un « tableau », cheminement passé par une évolution de Gauguin à Cézanne. Sans doute en est-il de même du « continent intérieur » qui vient faire pièce à la suprématie de la conscience. Rappelons-nous d’ailleurs ce qu’énonçait Freud des trois démentis infligées à l’orgueil humain par la science : depuis la révolution copernicienne, la terre n’est plus le centre du monde, depuis Darwin, l’homme n’est plus qu’une espèce parmi d’autres, depuis la découverte de l’inconscient, le « moi » ne peut plus se croire « maître en sa demeure ».

Mais, questionne François Jullien, dans son entreprise d’explication, le discours psychanalytique ne demeure-t-il pas très à l’étroit et en deçà du processus de la cure ? Sans doute, l’une des raisons en est que ce discours reste attaché à la conviction bien enracinée depuis l’antiquité grecque que mettre le mot sur la chose nous en affranchit. L’on peut penser que cette partielle illusion est toujours d’actualité dans les écoles professant après Lacan que « le mot est le meurtre de la chose ». Mais c’est avec Freud et non avec Lacan que François Jullien veut dialoguer en indiquant que le conflit entre le ça- c’est-à-dire l’avidité pulsionnelle- et le surmoi idéalisé reproduit « la grande dramaturgie occidentale du conflit », ce qui conduit au pathos d’un « moi » déchiré. Pour mettre à profit un autre éclairage, il propose à la psychanalyse cinq concepts passés par la Chine. Fidèle à sa méthode d’investigation, il précise bien que proposer n’est pas comparer mais « poser devant » ; il s’agit en quelque sorte d’éclairer l’une par l’autre des formes différentes d’approche, de les faire jouer l’une avec l’autre, pour qu’apparaissent d’autres nuances, de nouvelles subtilités. Ainsi, des conceptions chinoises, peuvent mettre en lumière les butées de la pensée occidentale mais l’inverse est aussi vrai et François Jullien dans plusieurs de ses autres ouvrages montre comment l’absence de prise en compte du conflit comme principe dans la pensée chinoise, si on la met en perspective avec sa valorisation dans la pensée occidentale, pourrait faire bouger en Chine une logique d’obéissance et de domination.

En ce qui concerne Freud, il s’incline devant son inventivité et la nouveauté de sa pensée, mais il montre aussi comment des concepts issus de la sagesse chinoise, mettent en lumière les obstacles qui l’ont empêché de récolter dans la théorie tous les fruits issus du processus de la cure. Et ce constat reste d’actualité pour la psychanalyse en général.

 

La disponibilité

Mettant en regard la notion de « disponibilité » telle que la Chine l’utilise, et le concept freudien de ce qui a été traduit par « attention flottante », François Jullien montre comment Freud s’est approché au plus près de la conception chinoise mais a rencontré, dans ce cheminement, un obstacle, dès lors qu’il a voulu théoriser.

C’est que, dans le vide d’un concept de « disponibilité », il a forgé cette notion de « Gleich schwebende Aufmerksamkeit ».

« Attention » traduit bien « Aufmerksamkeit » mais « flottante »ne traduit que «schwebende » et non « gleichschwebende »,« gleich » apportant une idée d’équivalence, de mesure égale. Il y a, dans le mot « gleich schwebende » l’idée d’un balancement égal. Donc cette attention balancerait sans choisir. Voilà qui se trouve dans une grande proximité avec le principe de « disponibilité » au fondement de la sagesse et des conduites chinoises à la différence de ce qui se joue autour de ce mot en Europe car la disponibilité n’est pas, dans notre civilisation, considérée comme une catégorie cognitive ou éthique ; tout au plus, apparaît-elle sous la forme d’une vague disposition à cultiver éventuellement. Le Romantisme allemand va plus loin quand il tente de théoriser l’ « Ouvert ». Pensons en particulier à ce qu’en fait Rilke. Mais alors surgissent des connotations mystiques inhérentes à notre culture.

En Chine, dans cet « ailleurs » qui pourrait aérer nos conceptualisations, elle apparaît comme une stratégie s’initiant dans une déprise qui favorise une vue globale puis se résout dans une efficacité de la prise. Cette déprise, Confucius l’évoque dans ses « Entretiens » : « Quatre choses que le maître n’avait pas : pas d’idée, pas de nécessité, pas de position, pas de moi ».C’est qu’avoir une idée indique déjà un parti-pris qui exclut une vue d’ensemble. Dans le principe de disponibilité, apparaît, par contre, un évidement, non par le doute s’en prenant aux préjugés, mais le délaissement d’un point de vue arrêté, ce qui fait dire encore à Confucius : « Il n’est rien que je ne puisse ou ne puisse pas ». Ainsi, tous les ouverts restent-ils disponibles de sorte que l’adaptation à une opportunité ne sera pas ratée.

Cette tactique donne au thème du « juste milieu », de la « bonne distance », qui pourrait paraître ennuyeux, un relief inattendu car la pensée chinoise fait la différence entre « tenir le milieu » et « tenir au milieu » (y rester attaché). Dans « tenir le milieu », il y a, à l’inverse d’une fixation, une dynamique tactique.

Si l’on regarde du côté de l’architecture, on peut penser qu’à Meknès, les voûtes des greniers de Moulay Ismail ont été réalisées en « tenant le milieu » de sorte que les forces se répartissent également de part et d’autre de ce point central : l’édifice a donc résisté au tremblement de terre de Lisbonne en 1755 alors que tout près, les écuries, architecturées différemment, se sont effondrées. Il paraît possible d’éclairer, à l’aide de cet exemple architectural, l’effet de nos conduites qui, si elles ne « tiennent pas le milieu », peuvent éventuellement se révéler ravageuses. Tenir le milieu est l’une des propriétés de cette disponibilité qui a pour effet de ne pas manquer l’occasion, ce que Montaigne définissait, nous dit François Jullien, comme « vivre à propos ». Zhuang Zi nous montre que « tenir le milieu », c’est-à-dire tout tenir sur un pied d’égalité, permet de remonter au « fonds indifférencié » taoïque à ce vide à l’origine de toutes les différences dont le Sage saura accueillir la plus infime, dans son opportunité, sans la réduire ni la rater.

L’on voit bien, grâce à ce détour comment le « gleich » (égal), de la « gleichschwebende Aumerksammkeit » freudienne avoisine cette sagesse, dans un point de vue, lui aussi stratégique puisque de l’absence de présupposition est attendue, dans la cure, une réussite qui, le plus souvent, est au rendez-vous.

Pourtant, peut-on penser, « gleich » semble tomber dans les dessous, là où se trouvent, au théâtre, les accessoires, dès lors que, happé par l’idée de flottement, il n’est pas défini plus précisément comme favorisant une vision centrale gyroscopique rassemblant tous les bords périphériques, n’en excluant aucun.. Est-ce ce flou qui l’a fait disparaître de la traduction française et n’est-ce pas ce laissé pour compte qui a contribué à une butée de la théorisation freudienne ? C’est sans doute s’aventurer plus que ne le fait François Jullien qui s’en tient à l’idée que la « disponibilité » n’apparaissant dans notre culture, ni comme une catégorie ni comme un concept, Freud, forgeant son outil, s’en est tenu à sa formulation de Gleichschwebende Aufmerksammkeit qui sera donc son sésame.

Un obstacle se présente alors, selon le sinologue, dans le paradoxe inhérent à cette formulation. Une attention se veut sans intention, se défie donc de son objet « car elle se méfie comme du pire de ce qui, dans le dire de l’analysant, l’accaparerait ». Un risque peut se déduire de cette approche de François Jullien : est-ce que l’attention pourrait se déplaçant tourner, comme on le dit d’une mayonnaise, se transformant en méfiance ? C’est qu’une « tendance d’affect » chez l’analyste est, à tort ou à raison, considérée comme dangereuse mais pourquoi faudrait-il la remplacer comme l’énonce Freud, par une « froideur de sentiment » ? N’y a t- il pas là un retour du sentiment refoulé ? Un forçage ? Se tournant à nouveau vers la Chine, François Jullien pose la « fadeur » à côté de la « froideur ». La fadeur n’est pas une privation de saveur, mais une saveur qui n’exclut pas. Tenant, ainsi qu’il l’énonce, toutes les saveurs sur un pied d’égalité (gleich), elle peut donc apparaître comme apte à se déplacer de l’une à l’autre. Elle est, dit le philosophe, le fonds indifférencié de toutes les saveurs mais, à la différence de la froideur selon Freud, elle n’est pas prescriptive. Il ne s’agit pas ici de se défendre (coûteusement ?) de tout affect. La fadeur de la personnalité permet de réagir à vif à une situation, d’ouvrir un accès à une potentialité ou à une autre.

A ce sujet, François Jullien tire un fil entre fadeur, disponibilité et hypnose, les trois s’enracinant dans une ouverture à tous les possibles, qui bat en brèche notre rationalisme européen et sa conception du Sujet souverain auquel ses facultés octroieraient une maîtrise de la réalité.

 

L’allusivité

Le terme interpelle d’entrée de jeu car il n’existe pas dans notre langue. Ce néologisme, François Jullien l’a créé et utilisé dans son ouvrage « Le Détour et l’Accès » pour approcher ce qui, dans la poésie chinoise, promeut l’implicite en tant que disponibilité à la multiplicité des sens. Ici, il l’évoque en tant que processus d’approche indirecte d’une situation. Dans notre culture qui se réclame du concret, du descriptif, du conceptuel ou de l’essence, ce mot n’a pas trouvé sa place et l’allusion, en tant que fait langagier ou discursif s’accompagne parfois d’une connotation péjorative en tant qu’elle est vite amalgamée avec le sous-entendu et versée au compte d’une intention hostile. Ainsi arrive-t-il qu’elle dessine un contexte paranoïaque. Ce que François Jullien éclaire ici, c’est le lien de l’allusivité et de la règle psychanalytique qui consiste à dire tout ce qui vient à l’esprit en procédant de façon associative. Cette exigence, à elle seule, sape l’idée que en parlant, l’on puisse s’instaurer en sujet disant et pensant à la fois. En même temps, elle invalide le fait que pour parler, il faut avoir quelque chose de sensé à dire.

La pensée chinoise nous met à distance de cette conception, en particulier dans sa version taoïste. Zhuang zhi préconise en effet, non pas de dire quelque chose, mais de parler « au gré ». Aucun objet de la parole n’est, là, déterminé. « Là où il n’y a pas de référence, il y a de la référence. Là où il y a de la référence, il n’y a pas de référence » précise Zhuang Zhi. C’est ce que le Laozi appelle « parler sans parler ». On ne dit pas nommément, on laisse entendre, comme dans la poésie chinoise où la solitude n’est pas directement évoquée : un seuil envahi par l’herbe dit implicitement l’absence de visite.

Avec ce dire qui « va sans dire », nous rejoignons la règle psychanalytique et François Jullien exprime son admiration pour Freud qui sait jouer de l’implicite pour viser droit au but. Freud donne d’ailleurs l’exemple de la langue chinoise, de ses idéogrammes, pour rendre compte de l’allusivité inhérente à la langue du rêve. Dans le contexte freudien, la résistance à la satisfaction pulsionnelle et le compromis qui en résulte fait que ce qui vient à l’esprit de l’analysant n’est pas le refoulé même mais une représentation qui s’en approche sur un mode allusif « nach art einer Anspielung ». Ainsi, dans la cure du petit Hans, l’histoire du cheval fait implicitement référence au lien avec le père en tant qu’objet de désir.

L’allusion vient donc se loger dans les failles du refoulement et, dans le contexte d’une cure, l’allusivité est le mode même de l’énoncé. Le travail sera donc de laisser se dessiner l’objet implicite du désir recouvert par la référence explicite. Il faudra donc dé-couvrir sous les énoncés explicites ou les figures du rêve le contenu latent.

Mais n’arrive-t-il pas à Freud, comme aux commentateurs des poèmes chinois, de voir des allusions partout ? Alors, le trait le plus neutre ou factuel est suspecté d’être un voile. Suspecté : c’est dire que l’on pourrait s’orienter vers une logique de pensée paranoïaque persécutrice pour les deux partenaires d’une cure. S’instaure alors une atmosphère de soupçon. Plus d’innocence possible ; l’interprétation ne rencontre plus rien qui puisse la contredire puisque, écrit François Jullien, tout « pourra toujours être dénoncé comme déguisement et alibi » […] Alors que le « symbolique ouvre, l’allusif, en ce cas referme ».

L’interprétation « pointant toujours obsessionnellement le même signifié ultime » risque alors de verser dans la reproduction mécanique « sans cran d’arrêt ».

François Jullien conclut ce chapitre en se demandant si Freud s’est assez méfié de cette pente sur laquelle l’allusif bloqué ne peut plus prêter à un renvoi à l’Infini.

 

Le biais/l’oblique/l’influence

Si le cheminement freudien a tant à voir avec la disponibilité et l’allusivité, quels que furent les obstacles sur cette voie, alors il apparaît que l’analyste ne peut se gouverner à l’aide de principes ou selon ce que l’on entend par méthode. Pas de présupposition ni de modélisation possible ; la pensée, privée de repères devra se déployer à l’aveugle et en l’absence d’un accès frontal, elle devra tenter le détour, c’est-à-dire un mouvement oblique, se dirigeant en biais. Le biais, à l’inverse d’une méthode étayée par un savoir, est en quête d’un savoir-faire. L’oblicité implique une multiplicité de facettes, d’aspects sous lesquels envisager les choses, ce qui exige aussi le temps du déroulement. La ligne oblique est plus longue que la ligne droite et l’arpenter demande plus de temps. Aucun surplomb n’est possible et il est nécessaire de partir de la situation pour choisir l’angle de prise le plus opportun. C’est pourquoi, et Freud le souligne à plusieurs reprises, si des arguments sont déployés, ils seront sans doute écoutés docilement… en vain, car il ne s’agit pas d’instruire mais de débloquer ce qui, sans qu’on puisse le déterminer précisément, entrave un processus de libération.

La Chine, nous dit François Jullien s’est trouvée tout à fait à l’aise pour penser une telle stratégie qui consiste à ne pas affronter mais déjouer : « La rencontre s’opère de face » écrit Sunzi, stratège du IIIème siècle chinois, mais « la victoire s’obtient de biais » ; en déjouant, le biais, en effet, met à découvert le système de défense de l’adversaire. La même stratégie apparaît en Chine dans l’usage de la parole. Ainsi Confucius énonce-t-il que « Quand on peut s’entretenir avec quelqu’un et qu’on ne le fait pas, on gaspille la personne mais, quand on ne peut pas s’entretenir avec quelqu’un et qu’on le fait, c’est sa parole que l’on gaspille » C’est que le sage sait, en Chine, qu’il vaut mieux influencer que démontrer. Mais qu’est-ce que l’influence ? François Jullien la définit comme le mode le plus abouti de l’oblicité. Ses effets ne sont pas directs mais disséminés, de l’ordre « non de la présence mais de la prégnance ». 

Dans la culture européenne, l’influence occupe une place marginale et, généralement, elle inquiète. Elle est souvent associée aux astres ou aux abus d’emprise : « être sous influence », dit-on. Quel affront pour le sujet du Cogito !

Il se pourrait que là aussi, héritant d’une tradition intellectuelle de rationalité, pris dans son scrupuleux souci de clarté et de scientificité, Freud se soit trouvé prisonnier de ces préjugés. C’est que, les effets de l’influence pouvant porter ombrage à l’autonomie du sujet, il a préféré conceptualiser la suggestion et le transfert. Ne voulant pas en revenir à sa fonction majeure dans l’hypnose dont il s’est efforcé de se démarquer, il a réduit la portée de la suggestion à la capacité, pour un analysant, d’accepter une interprétation. Quant au transfert, il le présente comme l’aptitude d’un analyste à attirer sur sa personne les élans libidinaux de l’analysant. Il reste peu de place entre les deux pour le phénomène de l’influence qui pourrait advenir pourtant en tant qu’alternative à ce que suggestion et transfert ont d’incontournable pour un temps. « L’influence est ce reste qui ne se limite pas au transfert et à la suggestion » et, même si Freud, ne l’a pas absolument répudiée, il ne l’a pas, pour autant, théorisée.

Alors, à nouveau, regardons vers la Chine pour peut-être déplier cette question. La pensée chinoise ne s’exprime pas en termes d’ « Être » mais plutôt en termes d’interaction, de modification, de transition. Dans sa physique, la notion d’écho à distance, de résonnance mutuelle y tient lieu de causalité -on notera en passant qu’une évolution, en Occident, s’en rapproche avec la physique quantique-. La civilisation chinoise a développé une intelligence des phénomènes magnétiques -et, toujours en passant, on notera que Freud, reconnaissant la réalité de la télépathie, s’est interdit d’aller plus avant qu’un constat pur et simple-. Influencer, ce n’est pas persuader, ce serait plutôt disséminer et alors la parole, à l’instar du vent, imprime une direction mais sans visée, et répand ce qui modifie de façon légère, sans peser lourdement. Il s’agit de ne pas dire sans pour autant se taire. C’est pourquoi le trigramme représentant le vent dans le YI Jing (xun) indique une propagation indéfinie, modifiant doucement le paysage. Au passage du vent, énonce Confucius, « les herbes s’inclinent ». Les changements sont imperceptibles : rien de remarquable en somme, dans ce qui évolue, en Chine, entre maître et disciple mais au long des rencontres répétées se produit par «ambiance-prégnance un infléchissement progressif du jugement comme de la conduite, allant jusqu’à l’inversion ». N’y a-t-il pas, décrit ici, comme un effet de vases communicants entre des « inconscients » ? Que veut un psychanalyste ? Persuader ou influencer ? Freud indique à plusieurs reprises que, dans la cure, l’argumentation est vaine et il semble bien que ce qui (se) passe demande de la lenteur dans le déroulement, que l’in(fluence) y joue donc un rôle non pris en compte par Freud dans sa théorisation. N’y a-t-il pas alors un risque ? Cette limitation théorique au transfert et à la suggestion ne pourrait-elle -si elle laisse l’influence et l’inter incitation sur le côté-, entraver le cours d’une cure ?

 

La « dé fixation »

Selon Freud, à l’origine de la souffrance et des complications psychiques, il y a ce qu’il nomme sous forme d’image plutôt que de concept, une « Fixierung », une fixation. Cette fixation entravant les processus vitaux, le travail consistera à la défaire ; c’est ce que François Jullien nomme « dé fixation ».

L’analysant reste attaché à un trauma ou à un objet, peut-être les deux, peut-on penser, quand le trauma a produit un accrochage à l’objet auquel on peut rester lié comme à un piquet. Au cours du travail de détachement, apparaîtront des résistances, du refoulement, des contraintes de répétition et de la perversion dont Freud note plusieurs fois qu’elle est inhérente au désir, le dilemme étant : ou je renonce à satisfaire mon désir et deviens névrosé ou je deviens pervers en l’imposant aux autres ; mais écrit François Jullien. ce n’est que le blocage dans la perversion qui la rendrait morbide.

Le blocage freine notre épanouissement, notre vitalité, et de manière générale l’aptitude à ce que la Chine appelle « nourrir sa vie (yang sheng) ».

Pour évoquer autrement ce qu’il en est de cette fixation, François Jullien évoque une scène décrite dans le Zhuangzi : un sage interrogé par un prince sur la meilleure façon de nourrir sa vie, ne parvenant pas à se faire entendre de façon indirecte, finit par lui répondre : « J’ai entendu mon maître dire : être apte à nourrir sa vie, c’est comme faire paître des moutons : si l’on en voit qui traînent à l’arrière, on les fouette ». Il s’agit donc, nous dit François Jullien de laisser paître son troupeau de pulsions et capacités en étant attentif aux retardataires car, dans cette histoire, le troupeau va devant et le berger derrière. Autrement dit, qu’est-ce qui traîne en moi, m’immobilise, « disposition, fonction, pulsion ou sentiment et que j’aurais à « fouetter » pour le rappeler à l’ordre » pour aller de l’avant et laisser libre cours à mon flux vital ?

François Jullien se demande si ce n’est pas là que Freud se trouverait au plus près de la pensée chinoise, car le but d’une cure est de rendre à nouveau évolutif ce qui s’était figé. Freud, avec la cure, déplace la catégorie de l’acte à celle du procès, et remet en circulation une fluidité.

Cette importance donnée au processus détrône l’idée d’un moi qui aurait une maîtrise des situations et réduit la place accordée à la conscience : A la fin de « L’Interprétation du rêve », en effet, Freud ne la considère plus que comme un organe sensoriel apte à accueillir des perceptions psychiques. Cette réduction du rôle de la conscience, Freud l’attribue, lorsqu’il la théorise, à la découverte de l’inconscient. N’ayant pas véritablement conceptualisé l’importance du déroulement temporel dont pourtant il souligne la nécessité, il fait de l’inconscient une instance alors que dans le dernier chapitre de « L’Interprétation des rêves », il déclare que l’on est « conduit à admettre » plutôt que l’existence de deux systèmes situés près de l’extrémité motrice de l’appareil celle de « deux sortes de processus […] deux espèces d’écoulement de l’excitation. » N’est-ce pas (plutôt que l’inconscient considéré comme catégorie), le déroulement d’une cure conçu comme processus, à l’instar de ce qui se passe dans la réalité de l’existence qui grignote la place accordée à la conscience ? Il semble que lorsqu’il pense en termes de déroulement progressif, d’écoulement fluide et de régulation du flux (le terme Regilierung apparait dans « L’Interprétation des rêves ») Freud se rapproche le plus de la conception chinoise de la conscience, plutôt organique que fonctionnelle.

 

La transformation silencieuse

Cette formulation, dont François Jullien a fait, par ailleurs le titre d’un de ses ouvrages, est sa traduction d’un trait, lu dans l’histoire des Song de Wang Fuzhi : « quian yi mo hua » : déplacement souterrain ; transformation silencieuse. Nous sommes avertis de cette transformation quand elle débouche, dans la réalité, en une sorte d’événement plus ou moins violent, comme une révolution ; ou sous la forme d’une articulation sonore, quand, devant sa glace, l’on s’exclame tout à coup : « Ah ! J’ai vieilli ». Ce qui s’est déroulé était resté jusque là imperceptible ; nous ne l’avions pas vu venir mais, rétrospectivement, nous pouvons en repérer quelques indices que nous n’avions pas réellement perçus. « Déplacement souterrain » ne peut pas ne pas évoquer le processus analytique, c’est bien d’un déplacement qu’il s’agit : d’un conflit douloureux en un conflit que l’on soit en mesure de réguler. Nous retrouvons là l’importance de la régulation des flux aussi bien dans la pensée chinoise que dans l’effet d’une cure. Comme dans le Yi Jing,Classique du Changement, un moment d’ «affleurement », une amorce, peut être pointé dans une cure quand le phénomène sort de l’imperceptible et commence à poindre.

A l’instar du paysan chinois, un psychanalyste ne peut ni tirer sur les pousses ni se contenter de les regarder pousser, ni délaisser le processus, ni le forcer, ce que dit la formule canonique chinoise « bu ji bu li », ni coller (trop presser car cela pourrait détruire), ni délaisser (laisser en jachère, à l’abandon). « La poussée doit être assistée, stimulée, mais dans son cours, elle se fait d’elle-même ». Entre l’attente et le jaillissement de l’effet, le temps présent-médian échappe et le résultat apparaît «comme par un bond », ainsi que l’exprime Mencius, penseur chinois ayant vécu entre 380 et 289 av. J.C. Le concept de transformation silencieuse, nous dit François Jullien, est une sorte de récapitulatif des précédents : disponibilité, c’est-à-dire position sans position, allusivité ou capacité de référer sans référer, oblicité qui permet de déjouer stratégiquement des résistances, dé-fixation qui remet en circulation ce qui était resté figé. La transformation silencieuse aboutit à un terme du processus, jusqu’alors latent et qui devient manifeste.

Pour finir, François Jullien dégage dans l’ensemble du procès l’efficacité du jeu au sens fonctionnel : ce qu’il faut ménager d’espace libre pour que les choses puissent bouger dans une cure comme dans la vie. Ce jeu, tout ce qui ménage une distance le favorise et l’on y retrouve la nécessité de « l’entre ». Ainsi est-il écrit dans L’Interprétation des rêves : « Nous échapperons à tout abus de ce mode de figuration [celui des deux systèmes de l’appareil psychique] en nous souvenant bien que les représentations, les pensées, les constructions psychiques en général ne doivent pas être localisées dans des éléments organiques du système nerveux mais entre eux (zwischen ihnen), (C’est Freud lui-même qui souligne) ». En Chine, le sinogramme de cet « entre » (jian) « figure du clair de lune (ou du jour) qui passe au-travers ou sous les deux battants de la porte et, de ce fait, éclaire. Or il signifie aussi, parallèlement, « être à l’aise », détendu, disponible, oisif et « non coincé ».

François Jullien fait remarquer pour finir que même si la métaphysique s’est montrée fructueuse dans son entreprise de séparation et d’identification, il nous faut aujourd’hui revenir desExtrémités et accéder à cet « entre », c’est-à-dire à l’évolution plus qu’à la morale. Ainsi notre pensée pourra-t-elle se nourrir des ambiguïtés plutôt que de la vérité exclusive ou du sens unique. Dans la vie, comme dans une cure, l’ « entre » apparaît comme la voie menant à un « dés enlisement » qui figeait le « vivre ».

« Entre »… Le mot dit à la fois l’interstice et l’accès. C’est dans une telle zone que se déploient tout le travail et la pensée de François Jullien, généralement ente la Grèce et la Chine pour éclairer l’une par l’autre et faire jouer entre l’une et l’autre ce qui pourrait, par l’approche croisée de chacune d’elle, faire progresser notre pensée et nos vies. Ici, c’est entre Freud et La Chine qu’il met du jeu pour un éclairage mutuel.

On peut se dire, qu’un élément nouveau apparaît alors car Freud n’est pas seulement Grec même si, comme le montre François Jullien, il est façonné par l’héritage grec au point de s’en trouver parfois entravé dans sa progression théorique. Mais ainsi que l’énonce Paule Pérez dans l’article 3 du n°5 de la revue « Temps Marranes », l’ « emtsa », l’ « entre », a aussi été pensé à partir de la Kabbale par le Maharal de Prague, Juda Loeb. Paule Pérez cite André Neher qui lui a consacré une monographie : « Juda Loeb fait de la dualité la charpente de sa réflexion ». Mais en cette apparente dualité, poursuit Paule Pérez, « réside en fait une conception ternaire du monde : Néher expose comment selon le Maharlal, celui-ci est constitué de l’ensemble formé par des couples terminologiques bipolarisés et de leur espace intermédiaire. Il échappe aux catégories physiques : en dehors du temps, il est en dehors de l’espace il est en dehors de la matière ». Freud, fait –elle remarquer, est originaire de la même ville de Moravie (l’actuelle Tchéquie) que le Maharal. Son arrière grand-père et son grand père ayant été rabbins, cet « entre », élément princeps d’une spiritualité, aurait-il pu lui échapper dans la transmission ?

Si l’on regarde du côté de la Chine, « couples terminologiques bipolarisés » et leur « espace intermédiaire » peuvent évoquer le yang et le yin du Yi Jing et les transitions silencieuses autour desquelles ils s’articulent.

Mais il faudrait posséder la culture de François Jullien pour savoir dans quelle mesure et jusqu’à quel point ils se font écho. Est-ce qu’une formule comme « couples terminologiques bipolarisés », appartenant à une logique discursive traditionnelle peut rendre compte de ces processus imperceptibles que le yin et le yang rendent possibles dans leurs multiples articulations et déroulements temporels ? C’est que « l’on pense en langue » comme se plaît à l’énoncer François Jullien. Toujours est-il qu’à partir de ce troisième chantier mettant en jeu Freud et sa théorisation de la psychanalyse, un nouvel élément semble bien « inter venir » et insister dans la pensée et le travail de François Jullien puisque dans l’ouvrage qu’il vient de publier « Rentrer dans une pensée ou des possibles de l’esprit » il évoque, outre la Grèce et la Chine, la culture hébraïque. A cette fin il fait jouer entre elle trois premières phrases qui initient tout un processus culturel consécutif : celle de la Genèse, celle du premier hexagramme du premier livre chinois, le Yi Jing et celle de la théogonie d’Hésiode. Le jeu se poursuit désormais à trois, ce qui ne peut que nous intéresser si l’on pense qu’avec le deux, on peut manquer l’intervalle et rester dans une logique binaire aristotélicienne alors qu’avec le trois un second interstice se crée et chacun des chiffres n’est plus seulement l’autre de l’un mais l’entre de chacun des deux autres.
N.C

Diptyque sinologues (2)

2- « Un paradigme » avec Jean-François Billeter

par Noëlle Combet

Les captivantes « Etudes sur Tchouang- Tseu», publiées il y a quelques années par Jean François Billeter, m’ont rendue curieuse de découvrir son récent ouvrage : « Un Paradigme ». L’ouvrant, j’ai éprouvé en même temps quelque inquiétude : j’étais au courant de la controverse implacable qui l’avait opposé à François Jullien. Considérant ce dernier comme l’un de mes « maîtres à penser », et ne me permettant pas encore l’approche critique qui vient étayer toute appropriation, je n’avais pas lu le « Contre François Jullien » ni la réponse de ce dernier. J’étais restée prudemment à l’écart.

 

Mon intérêt l’emportant sur ma réserve, j’ai résolu de lire l’ouvrage de Billeter et de me pencher ensuite sur le conflit entre les deux sinologues. Je me suis dit que l’antagonisme provenait de ce qu’ils avaient en commun le même objet : la Chine, et qu’alors, un mouvement de passion rivale pouvait bien leur avoir fait perdre toute mesure. Allant plus loin, il m’a semblé qu’il y aurait avantage, pour la pensée, à prendre en considération l’incomplétude de chacun, incomplétude dans laquelle chaque « autre » avait, en l’occurrence, violemment campé pour la dénoncer, comme si l’incomplétude était une tare honteuse, ce que, bien sûr, aucun des deux ne soutiendrait.
A lire un autre, très aimé, de mes maîtres, Derrida, j’avais appris que les apories d’une pensée permettaient toujours de la pousser plus loin. C’est même la leçon centrale de la déconstruction : une déprise/ reprise et un prolongement.

 

Penser par soi-même ?
Jean François Billeter propose ici un paradigme et insiste bien sur l’importance de l’article indéfini qui objecte à l’absolu.

 

C’est une crise personnelle, dit-il, qui l’a conduit à cette élaboration : il ne parvenait plus à assumer sa propre « puissance d’agir », s’en était remis à d’autres pour penser. La période de détresse et de doute qui s’ensuivit le conduisit à accepter peu à peu « la tristesse et la souffrance » liées à son histoire, à ne plus « vouloir se recommencer » et à se faire simplement lui- même la matière de son livre, à la manière de Montaigne, peut-on penser. Mais cette résolution a ses limites car la référence à d’autres est nécessaire : permanente chez Montaigne, elle apparaît aussi, fréquemment, chez Billeter. Comment, en effet, ne pas enrichir son matériau de celui des autres quand, se l’appropriant, on le transforme en le recoupant à sa mesure?

 

 

Corps-esprit ou corps>esprit ?
Au terme de cette traversée, il apparut évident à Billeter que la source principale de nos pensées et de nos actes est le corps. L’on reconnaît là, – « L’Ethique » est évoquée à plusieurs reprises-, l’influence de Spinoza pour qui l’âme et le corps, indissociables, sont les deux faces d’une même réalité, et qui met en évidence l’impossibilité de bien connaître le corps : « nul ne sait ce que peut un corps ». Il y a pour Spinoza, une correspondance stricte entre ce qui se passe dans la pensée, donc dans l’âme et ce qui se passe dans le corps. Billeter, ayant évoqué Spinoza, écrit aussi, à ce propos, que la fréquentation de la Chine a contribué à l’affirmation de cette indissociabilité familière au taoïsme.

 

Mais alors que, pour Spinoza, nous serions un corps-esprit, en quelque sorte d’un seul tenant, sur un même plan, Billeter propose, quant à lui un mouvement du bas vers le haut, une inversion par rapport à une façon plus traditionnelle, plus grecque ou religieuse, de penser que l’âme commande au corps A contrario, prolongeant la pensée de Spinoza, Billeter affirme que ce qui a lieu dans l’esprit provient du corps. Dans une élaboration purement phénoménologique, il s’appuie, pour le montrer, sur sa propre expérience en se décrivant au café, lieu qu’il fréquente régulièrement. Et c’est dans l’évocation de ces instants vécus, qu’il précise le paradigme né pour lui du mouvement ascendant du corps vers la pensée, ce paradigme, qu’il désigne par le terme intégration.

 

Mais quoi le corps ?
Le voici donc au café, lieu où il se sent dans une vacuité favorable à la pensée ; il fait le vide au plus profond de lui et attend…L’idée s’annonce par un léger frémissement qui le met en éveil, puis, née des potentialités du vide, elle apparaît dans la zone consciente ; il peut la conserver en lui, ou encore, la jeter sur un papier, en réserve pour une écriture à venir. Alors, il quittera le café d’un pas allègre. Si rien ne vient, il s’en ira moins léger mais saura rester vigilant à un message ultérieur proposé par son corps à sa pensée.

 

Viendra, Viendra pas ? C’est le corps qui décide et Billeter le considère comme la partie la plus vaste d’un être humain en regard de l’étroitesse de la conscience. J’ai trouvé surprenant qu’il n’évoque pas Freud sur ce point : sa représentation du corps coïncide avec celle que donne Freud de l’inconscient. Il est vrai que la théorisation de l’inconscient a pris, par la suite, des formes abstraites et que le corps a pu parfois y être ou paraître oublié, par exemple lorsque Lacan le dit de façon restrictive « structuré comme un langage ». Il faut des penseurs comme Françoise Dolto, J. D. Nasio pour évoquer une image inconsciente du corps, que l’on peut entendre à la fois comme celle que l’on a de son corps mais aussi comme celle que le corps recèle. Pour explorer, plus en-deçà, un corps-support de traces mnésiques et antérieures à la représentation, pour mesurer son lien avec l’inconscient, c’est vers Ferenczi qu’il faut se tourner, en particulier vers son ouvrage : « Thalassa ou les origines de la vie sexuelle » Freud considérait « Thalassa » (1924) comme l’œuvre «la plus brillante et la plus profonde de la pensée de Ferenczi […]. On y trouve la plus hardie, peut-être, des applications de la psychanalyse qui ait jamais été tentée.». Il s’agit de faire se rencontrer la psychanalyse et des réalités biologiques, encore anorganiques. Ferenczi cherche, en effet, à nous mettre en contact avec ce qui vibre en nous, au plus profond. C’est, ce que, d’une tout autre manière, ont tenté Deleuze et Guattari, se réclamant aussi de Spinoza, quand ils ont théorisé le « corps sans organes », sorte de « plateau » où s’inscrivent et d’où se distribuent des intensités : « Le corps n’est plus qu’un ensemble de clapets, sas, écluses, bols ou vases communicants » écrivent-ils. Le CsO, ainsi qu’ils le désignent, serait un corps sans image, qui, inévitablement, nous pénètre sans cesse, tandis que, sans cesse, nous le pénétrons et c’est de lui que procèderaient, en tout premier lieu, nos désirs et donc, nos existences.
Il semble que les écrivains soient moins embarrassés par cette question. Sont-ils plus libres dans leur écriture, plus proches de leurs sensations, moins alourdis par l’intellect ? Pensons aux premières pages de la « Recherche ». Le narrateur se décrit au réveil, nous donne à ressentir le moelleux des joues de l’oreiller contre les siennes, se rappelle le rêve érotique dont il sort ; puis, entre sommeil et réveil, il se sent devenir ce dont parlera ensuite son ouvrage : « une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint ». Son corps, ses sensations, et le corps de l’écriture ne font plus qu’un. Est-il possible d’être davantage soi-même « la matière de son livre » sous la dictée du corps ?

 

Une synthèse
Le paradigme d’intégration, proposé par Billeter, permet de comprendre selon quelle alchimie se produit, selon lui, une pensée initiée par le corps : des mots, des sensations, des impressions, des images, des plaisirs et des déplaisirs, des souffrances, mais aussi peut-être peut-on penser, en poussant plus loin, des marques pures de toute représentation, seraient déposés au fond de nous-mêmes et, en nous installant dans un vide, nous leur donnerions la possibilité de former en surface une sorte de précipité que nous nommons la pensée. Donc, il y aurait, d’un côté, des éléments disparates et, de l’autre, leur condensation en idées. Mais comment ce phénomène se produit-il précisément ? On ne peut le savoir, selon Billeter, qui utilise ici l’image d’un saut. C’est le même mot qu’utilisent les épistémologues pour évoquer l’incompréhensible passage d’un domaine du savoir à un autre ou à une découverte, selon un phénomène inattendu et inexplicable. Ce « saut qualitatif, écrit Billeter, nous pouvons seulement le laisser advenir et le décrire jusqu’à un certain point. Nous pouvons dire que nous voyons subitement ces rapports ou que, de la juxtaposition des éléments, se dégage soudain une sorte d’image. »

 

L’intégration, selon Billeter, assemble donc sous forme d’idées nouvelles des bribes éparses recueillies dès l’enfance à notre insu, par notre corps, dans nos échanges, nos écoutes, nos lectures, nos expériences, nos marquages biologiques profonds.

 

Le geste
D’une autre manière, le geste procède aussi de l’intégration sous la forme de nos apprentissages. Ainsi, lorsque nous versons le vin d’une carafe dans un verre, si nous décomposons chacun de nos mouvements, nous verrons qu’il résultent d’un acquis que la transmission nous a permis d’incorporer, de sorte que le vin tombe dans le verre et non à côté, ce qui se produit parfois et que nous nommons maladresse. Le geste peut, a contrario, aboutir à une perfection. Billeter évoque le jeu d’un musicien et l’on peut penser aussi aux « Leçons sur Tchouang Tseu » dans lesquelles il cite le passage consacré au geste accompli d’un cuisinier, imaginé dans une intimité avec le bœuf qu’il découpe : « Quand j’ai commencé à pratiquer mon métier, je voyais tout le bœuf devant moi. Trois ans plus tard, je ne voyais plus que des parties. Aujourd’hui, je le trouve par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent pas, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du bœuf » Le cuisinier fait tellement corps avec son objet que ses gestes semblent devenus quasi intuitifs…L’intuition ! C’est le troisième mode de connaissance, le plus élaboré, selon Spinoza.

 

La liberté : une « puissance d’agir »
Lorsque les gestes que nous accomplissons nous font accéder à une réalité qu’ils structurent, alors nous sortons de « notre monde » auquel le langage a donné forme. Notre intégration s’enrichit de chaque expérience et accroît notre « puissance d’agir » dont Billeter fait la condition de notre liberté. C’est en agissant, en posant une idée ou un acte, que nous allons (re)commençant, dit Billeter, et il se réfère là à Hannah Arendt qui accorde une valeur philosophique et éthique à toutes les (re)naissances dont se tisse la vie. Notre liberté -qui nous est donc immanente- résulte pour Billeter de notre « puissance d’agir » selon nous-mêmes.

 

La privation de liberté relèverait, à contrario, d’une oppression, soit que nous nous trouvions dans la servitude par l’intermédiaire d’une soumission à d’autres, soit que, asservis à nous-mêmes, nous restions englués dans des inhibitions dépressives. Cette conception implique une immanence hors de toute transcendance externe ; mais non hors d’une transcendance interne. On peut penser que cette transcendance serait voisine de ce que Nietzsche conçoit comme le « surhomme » quand un supplément d’humanité devient une option intérieure dans notre quête d’un mieux-vivre personnel et général. Plus près de nous, Bergson proposera un « supplément d’âme ». Billeter cite, sur ce point, « L’Ethique » de Spinoza : « Plus une chose a de perfection, plus elle est active et moins elle subit, et inversement, plus elle est active et plus elle est parfaite » et aussi « La joie est le passage d’une perfection moindre à une plus grande perfection » Il y a là l’idée d’un processus toujours en cours ; la zone ou le moment de la transcendance serait, lorsque, dépassant les obstacles, nous parvenons à un accomplissement, partiel et donc toujours à venir, de notre personne. Alors, pour reprendre la formulation spinozienne, nous devenons causa sui, cause efficiente de nous-mêmes.

 

Personne ?
Le terme de « personne », utilisé de façon récurrente par Billeter m’a interrogée. Il peut véhiculer quelque chose d’un humanisme un peu naïf et essentialiste qui remettrait l’homme au centre du monde. Je préfère la formulation: « Qui ‘’ je?’’- je le corps-. »

 

Mais comment dire autrement ? « Sujet » spécialise à l’excès : sujet du droit, de la médecine Et il a été particulièrement accaparé par Lacan sous la forme du « sujet du signifiant », pour lequel le mot serait « le meurtre de la chose », alors que, pour Billeter, le mot, par le biais de l’intégration, « crée la chose ». Cette création, il la désigne aussi par le terme d’objectivation, qui représente la synthèse imaginaire produite par les mots, synthèse qui contribue à former en nous notre « monde ». Elle est à distinguer de l’objectivité. Jouons le jeu et conservons le terme de « personne » en nous accrochant à son équivocité et sans perdre de vue qu’il désignait dans l’Antiquité le masque des acteurs. La polysémie du terme permet alors de l’alléger d’une possible charge idéologique, voire d’une religiosité.

 

Nous accomplissons donc, selon Billeter, notre personne, lorsque dans l’idée ou dans l’acte provenant de l’intégration, nous créons notre « monde » qui est notre représentation de la réalité. Billeter précise dans une note, qu’il a exploré cette alchimie dans « L’essai sur l’art chinois de l’écriture », alchimie qui produit ce que nous appelons le « concret » qui vient du latin « concretum » (coagulé ; solidifié). Le concret est, selon lui, une synthèse imaginaire devenue solide dans notre esprit.

 

D’un régime l’autre
L’auteur distingue la notion « monde » de la notion « réalité ». Notre « monde » « est l’ensemble de choses parmi lesquelles nous vivons, créées par l’objectivation et le langage au sein de la réalité ». Cette dernière représente, quant à elle, « tout ce qui existe en nous et hors de nous, indépendamment et au-delà des formes créées par l’objectivation et le langage ».

 

Nous vivons donc selon plusieurs sortes de « régimes » et passons de l’un à l’autre selon nos activités, soit que nous demeurions dans le langage et l’objectivation, autrement dit « notre monde » soit que nous nous en écartions. Dans ce va et vient, se constitue notre « personne » dont, sans tenter de la définir, Billeter évoque les qualités essentielles : elle est un être singulier ; sa complexité la rend inconnaissable ; elle a un caractère historique ; elle se sait mortelle. Rappelons, en outre, qu’elle conquiert sa liberté en accroissant continûment sa puissance d’agir, avec et en dépit de la souffrance inéluctablement liée à l’existence.

 

Pluralité
Partageant notre monde avec d’autres dans la réalité, nous nous structurons et nous stabilisons. Ce partage nous fait rencontrer d’autres personnes, d’autres mondes et, dans l’expérience de la pluralité, nous faisons aussi celle du conflit et de combats souvent vains. Pourquoi ? Billeter se réfère au Tchouang- Tseu : chacun « arrête son esprit », « défend ce que l’autre rejette et rejette ce que l’autre défend » et cherche à faire valoir, dans une lutte pied à pied, sa propre synthèse contre celle de l’autre. Le remède ? « Y voir clair », c’est-à-dire démonter le mécanisme par lequel le langage crée les choses, nous laissant croire que toutes sont telles que nous les concevons ; Tchouang Tseu ajoute : « Le Sage ne se laisse pas entraîner dans cette voie-là mais se règle sur ce qui advient. Il adapte son langage aux circonstances ».
Il me semble, pourtant, que cette « adaptation » doit avoir des limites, ne pas évacuer la réalité conflictuelle : la prendre en compte est indispensable pour aller de l’avant dans l’échange, échange qui représente, comme l’indique Billeter, le passage de l’objectivation à l’objectivité et en lequel le langage n’a plus la même fonction de création de chose : il devient vecteur de la communication. Ainsi avons-nous changé de régime, faute de quoi, ne quittant pas notre monde, nous en serions prisonniers.

 

 

Expériences d’absorption
Un autre écart par rapport au langage, créateur de notre monde intérieur, se produit lorsque, dans un état d’abandon, nous nous laissons aller, modifiant l’intensité de l’objectivation, et regardons autour de nous ; dans ce calme, ce que nous voyons se met à flotter, nous devenons légers, aptes à accueillir la réalité tout entière, et, presque, à devenir telle plante, tel nuage, tel réverbère, tel cri d’enfant etc. C’est ce que préconise Cézanne auquel se réfère plusieurs fois François Jullien dans « La grande image n’a pas de forme » : « Non plus plier le motif à soi, mais se courber à lui- le laisser naître et germer en soi : ‘’faire silence’’, autrement dit, savoir se rendre disponible et ‘‘être un écho parfait’’ ». Voilà qui rappelle les premières pages de « La Recherche », évoquées plus haut. La vacuité peut nous rendre poète, peintre musicien, photographe etc. Le rapport avec l’objet est alors voisin de l’hypnose, dont Billeter déclare que son étude l’a convaincu « qu’il se produit plus de choses dans le corps que n’en peut concevoir notre esprit, à moins, justement, d’admettre le principe de l’intégration, la définition du corps comme activité et de cette activité comme comportant une dimension d’inconnu ». On remarquera au passage, qu’évoquant le premier des cinq concepts inspirés de la Chine, qu’il propose à la psychanalyse, la disponibilité, François Julien met aussi cette faculté en lien avec l’hypnose, mais dans une extrême prudence, de façon voilée.

 

 

Langage « pharmakon » ?
Quittant le « faire corps » avec l’objet et revenant ensuite progressivement au langage, nous serons enrichis d’une expérience et saurons mieux jouer de la double fonction des mots : créer les « choses » dans l’objectivation, partager avec les autres, dans l’objectivité. On a déjà noté que l’adaptation préconisée, dans le champ de l’objectivité, par le Sage du Tchouang Tseu, semble laisser de côté la dimension antagoniste des échanges ; celle-ci, pourtant, si elle sait se déprendre d’une lutte de prestige, ou la dépasser, peut jouer comme un progrès dans la connaissance. Mais il faut peut-être aller plus loin et noter qu’il existe une violence inhérente au langage, ce que Billeter ne développe pas mais qui peut se déduire de son analyse. Si mon langage produit mon « monde », il heurtera inévitablement le langage et le « monde » d’un autre…

 

Langage pharmakon ? Remède et poison à la fois, il construit le mur qui me sépare du « monde » d’un autre et représente aussi l’outil qui ouvrira à la fois des brèches dans mon mur, un accès à un « monde » étranger ainsi qu’à la réalité, ceci dans un processus sans fin car le langage me servira aussi à remonter mon mur ! Nous vivons dans des oscillations, des va et vient, un processus dont Billeter précise des étapes :
« L’objectivation, l’entrée dans le langage et la naissance des choses (c’est-à-dire de « notre monde » je précise), la sortie du langage et leur dissolution dans la réalité ».

 

 

Pluralités et inégalité
La pluralité qui est en moi, partagée avec d’autres, me fait accéder au pluralisme. Développant cette idée, Billeter aborde la question de l’égalité et de l’inégalité. L’égalité pense-t-il, existe dans la mesure où nous aurions tous des potentialités à accomplir et certains y parviennent mieux que d’autres. Je n’adhère pas vraiment à ce point de vue car, pour chacun, un contexte contribue à donner plus ou moins d’atouts : il n’y a donc pas, à mes yeux une égalité de principe. Nous ne sommes pas tous sur la même ligne de départ. L’on ne peut parler, d’égalité, me semble-t-il, qu’en matière de droits et de dignité. D’ailleurs, en indiquant un succès pour les uns, supérieur à celui des autres, dans leur progression, Billeter énonce d’emblée un basculement dans l’inégalité…Et sans doute vaut-il mieux, du moins à mes yeux, – se comparant-, ne pas se sentir inférieur car l’on courrait le risque de s’installer dans un ressentiment pouvant engendrer la violence, peut-être jusqu’au terrorisme. Mieux vaut alors se tenir, dans la mesure du possible, au-dessus de toute comparaison, même si cela revient à une sorte de supériorité ! L’inégalité est d’ailleurs profitable, selon Billeter, sur un autre plan, dès lors que nous sommes disposés à donner ou à recevoir d’un autre, dans une ouverture à un apprentissage, un élargissement de la pensée, un plaisir esthétique.

 

Le pluralisme est donc fait, pour Billeter, de hiérarchies momentanées, d’inégalités appelées à se renverser ou disparaître sous les effets de l’action réciproque et du dialogue. Il écrit à ce propos : « Je considère cette sorte de pluralisme comme ce que l’Europe a produit de plus précieux. J’ai aimé la Chine, j’ai étudié ses traditions pendant cinquante ans, mais je n’y ai pas trouvé cela. Au terme de cette aventure, je me sens européen pour cette raison-là. Pluralité des personnes, des œuvres, des villes. » François Jullien, sans aller aussi loin énonce que, étrangère à la transcendance, la Chine n’a pas pensé ni élaboré le conflit. Pourtant, à la lecture de Lao-Tseu ou du Tchouang-Tseu, bien des attitudes d’opposition s’esquissent. Serait-ce alors, si l’on reprend la description du cuisinier découpant le bœuf, que, par la suite, la valeur de l’efficacité et de l’adaptation l’aurait emporté sur celles de l’esthétique et de l’intuition en jeu dans ce geste ? Et il est vrai que le but explicite de ces ouvrages est d’apprendre aux puissants à bien gouverner.

 

Mais si l’on suit Billeter jusqu’au bout, à nous sentir trop étroitement européens, faisant de l’Europe notre « monde », nous ne saurions exporter ce qu’elle contient de précieux, ni importer ce qui pourrait élargir ses conceptions. C’est au monde que nous appartenons.

 

« Sauts et gambades »
L’ouvrage de Billeter est riche, d’autant plus qu’il s’y implique personnellement et l’écrit « par sauts et gambades ». Il est donc, de ce fait, exigeant vis-à-vis du lecteur, conduit, comme dans une danse, à suivre les voltes et pas de côté qui jalonnent ce texte. Mais, autant que le style et la valeur de l’expérience, l’élaboration de la pensée invite chacun à une diversification de ses angles de vue, autrement dit, pour reprendre cette notion, à une expansion de son « monde ». Et, dans ce sens, il faudra, me semble-t-il, dépasser la seule image de l’Europe. Pour moi, le plus précieux a été, d’une part l’idée que la pensée dépend du corps ; ensuite le thème de l’absorption dans les « objets » extérieurs (au sens large) ; enfin l’analyse du pluralisme jusqu’à son prolongement politique. Je reste par contre dans un questionnement en ce qui concerne les notions de « personne » et d’ « égalité ». J’aurais préféré au terme de « personne », celui de « singularité ». Mais il aurait entraîné vers d’autres développements.

 

Une controverse
Je me suis documentée, au terme de cette lecture, sur la controverse entre Jean- François Billeter et François Jullien et ai surtout exploré le texte de Frédéric Krek : « A propos du contre François Jullien de Jean François Billeter », (dont je n’évoquerai ici que quelques points, en les commentant éventuellement), analyse très détaillée, que l’on peut consulter, pour une approche plus complète, sur le site www.lacanchine.com/Keck_01.

 

De la Chine
Selon Jean- François Billeter, François Jullien présente comme une nouveauté le constat que la Chine nous est étrangère parce qu’elle n’a pas théorisé la transcendance. Or c’est un thème qui apparaît déjà dans les « Lettres édifiantes et curieuses » publiées au XVIIIème siècle par les Jésuites envoyés en Chine. D’autres figures de l’altérité auraient pu, selon lui, être retenues au seuil de la modernité : le fou, le primitif, l’enfant, l’animal.
Les ouvrages de François Jullien plairaient parce qu’ils ressuscitent le mythe d’une Chine philosophique, chère aux intellectuels passés par le moule de l’université républicaine et laïque. François Jullien répondra à cet argument en évoquant la pluralité et la diversité de ses approches, ce qui indique, en effet, qu’il ne s’adresse pas à un seul lectorat.

 

De l’immanence
Il ne faut pas d’étonner de ce que les deux sinologues se soient affrontés sur la question de l’immanence. Ils n’en situent pas le point focal dans la même zone. Pour Jean-François Billeter, elle semble interne à la puissance d’agir des personnes pour ensuite se déployer dans la réalité extérieure, du dedans vers le dehors par conséquent. Pour François Jullien, elle serait le moteur du contexte toujours en oscillation dont nous ne sommes qu’un élément parmi d’autres ; elle irait donc du dehors vers le dedans, ce qu’il nomme processus. J’utilise par commodité l’idée d’un dedans et un dehors, sachant qu’elle est imparfaite, ne rendant pas compte précisément des interactions. Sans doute l’image d’une torsion moebienne pourrait-elle être utile ici. Billeter reproche à Jullien une conception qui favorise la « servitude volontaire ». Selon lui, les sujets, dans leur foi en un processus animé par des forces et des renversements externes tenus pour inconnaissables sont rendus inconscients des règles auxquelles ils se soumettent, cherchant avant tout efficacité et adaptation, ce qui peut mener à faire de l’obéissance une valeur. A ce sujet Billeter évoque un fait troublant : André Chieng, homme d’affaires chinois, a publié, en écho aux discours des entrepreneurs français, un ouvrage adaptant pour les chefs d’entreprise, les analyses de Jullien, ce dont ce dernier s’enorgueillit, ce qui conduit Billeter à le rappeler à ses responsabilités et à sous-entendre que cette association des deux auteurs est fondée sur des intérêts personnels dans un contexte d’adhésion à une idéologie purement libérale.

 

Du langage
Les deux hommes sont aussi en désaccord sur la question du langage : pour Billeter, l’idiome chinois n’est pas si intraduisible que l’affirme Jullien. D’autre part, il reproche à ce dernier des traductions partisanes parce que réductrices. Il montre ainsi que l’on peut tout autant traduire « dao » par « technique » que par « voie »

 

De la personne
François Jullien, il fallait s’y attendre, conteste la notion de « personne », affirmée comme universelle ; c’est, dit-il, une conception étroite et contestable, partagée par des intellectuels protestants genevois. Pour faire une « personne » communiquant avec d’autres, précise-t-il, il faut un pouvoir dont on tenterait de comprendre, de l’intérieur, les faiblesses et les tensions. Nous voilà ramenés à la question de l’immanence.

 

D’une « supériorité » de style et de ton
J’ai été gênée de lire dans le texte de Keck que le ton de la réponse de Jullien était condescendant, peu généreux, parce que, pour ma part, j’avais aussi ressenti une sorte de « suffisance »  dans la voix du sinologue interviewé par Laure Adler au cours d’une émission « Hors champ » sur France Culture. Je n’avais pas voulu m’y arrêter et avais oublié cette impression.

 

Pour clore la polémique
Je ne saurais mieux dire qu’Emmanuel Le Ricque qui a publié sur le site questionchine.net[1], un texte consacré à cette controverse et qui écrit : « Il n’y a pas de pensée chinoise ni de pensée occidentale, seulement, comme vous et moi, des penseurs qui s’interrogent ; et plus on est loin porté, plus notre plaisir grandit. N’est-ce pas là, en fin de compte, le mérite principal de nos deux auteurs ? » Il me plaît de rester sur ce constat d’un accroissement de plaisir quand des penseurs, même dans un contexte conflictuel, on peut même dire grâce à un tel contexte, nous permettent d’ « être plus loin portés ».
N.C.

 

 

[1] www.questionchine.net/contre-francois-jullien

Loup y es-tu ?

Séminaire de Jacques Derrida

« La Bête et le Souverain »
Leçon inaugurale

par Noëlle Combet

La différence est sexuelle

Dès le titre « La Bête et le Souverain » le jeu des articles définis indique une différence ; et Derrida précise qu’elle  renvoie dans l’inconscient de chacun, comme dans le registre de la langue, à celle des sexes. Tantôt duo, tantôt duel, ce qui lie « le » et « la » est de l’ordre de la scène ; alliance et/ou combat, ce vis-à-vis évoque la méthode derridienne de la déconstruction : s’approprier en se séparant ; conjonction/disjonction. C’est ce qui se produit dans tous les couples : d’amants, d’amis, de maîtres et disciples et/ou esclaves, de textes et lecteurs. La bête et le souverain ne font pas exception et c’est ce que Derrida s’attachera à démontrer tout du long ce séminaire, posant les questions ouvertes par les concepts de pouvoir et de droit, de justice et d’abus, de transgression et de loi.

 

A pas de loup et à pas de colombe

Une première scène est d’abord poétiquement et allusivement évoquée sous la forme d’une question :

«  -Quelle scène ?
Nous l’allons montrer tout à l’heure. »

Voilà qui fait surgir une fable mais sans la nommer précisément. C’est que, dans un mouvement feutré, l’auteur identifie son séminaire au loup de la fable. Car il « avance à pas de loup » écrit-il. L’expression laisse entendre la prise et la surprise d’une proie ignorante de ce qui l’attend. S’agit-il ici d’un public à séduire, d’une pensée à saisir ? Des deux sans doute et l’auteur nous tient en haleine. Dans une sorte de bestiaire poétique, évoquant la parole qui va à pas de loup, il l’oppose à celle appelée par Nietzsche dans Zarathoustra et qui évolue à « pas de colombe », s’adressant à « moi », lecteur, lectrice « à l’heure du plus suprême silence »

Le pas de colombe ne s’entend pas plus que celui du loup mais il annonce la paix alors que l’autre va vers une capture guerrière. La scène, duel et/ou duo, c’est selon et c’est ainsi que progressera le séminaire.

 

Loup, n’y es-tu pas ?

Après nous avoir portés à la rencontre du loup dans plusieurs expressions idiomatiques,  « entre chien et loup », « hurler avec les loups » et d’autres encore, liées selon les époques et les lieux à des cultures, des histoires, des mythes, Derrida précise les raisons de son choix : dans « à pas de loup », le loup n’y est pas tout à fait : l’ambiguïté du « pas », mouvement et/ou négation renforce l’impression de ruse : il y est comme s’il n’y était pas, dans ce pas. Il avance clandestinement. Il n’est pas encore là comme le thème du séminaire, puisque « nous l’allons montrer tout à l’heure ».Quelque chose s’annonce mais n’est pas encore là. Et l’auteur évoque alors le loup comme masque dissimulant le visage, le plus souvent celui des femmes, dit-il, dans des bals déguisés. Nous voici donc avec  une « femme au loup » et de nouveau dans l’énoncé de la différence sexuelle puisque l’auteur fait, dans ce passage cohabiter cette femme masquée avec le loup, celui dont on voit la queue quand on en parle, bien masculin celui-là et qui va à pas de velours, à pas dissimulés. Ce pas du loup avance, insensiblement, en toute insensibilité à la souffrance à venir de sa future proie et cette cruauté « aura raison de tout ». Le mot « raison » fait surgir la bête, quasi souverainement :

« La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure ».

La voici apparaître dans la Fable « Le loup et l’agneau » de La Fontaine. Avec ce loup fabuleux, vient le règne de la cruauté et le questionnement sur cette « raison du plus fort ».

 

Zoo-théologie et zoo-politique 

L’Histoire ne cesse de dessiner des images d’hommes-loups ou de dieux-loups en même temps qu’elle raconte le sexuel, le politique, mettant en question l’Etat, la loi, la guerre et la paix, le terrorisme…

A l’origine de Rome, à l’origine de la cité, une louve, celle qui allaita Romulus et Remus, une prostituée peut-être, à laquelle s’associent à la fois des images de sexualité et de fécondité. Et au panthéon des mythologies et des légendes, des dieux guerriers comme Wotan, le dieu germain dont l’essence même est la souveraineté : il siège entre deux loups, insignes de sa majesté. Lui-même peut à volonté se métamorphoser en animal sauvage, oiseau, poisson serpent. Un possible devenir-animal de l’homme ?  Entre l’homme et la bête la frontière est poreuse et Derrida y revient à plusieurs reprises, en particulier, quand il cite l’ouvrage de Plutarque « que les bêtes usent de raison »  publié par Elisabeth de Fontenay  dans « Trois Traités pour les animaux ». Il y est souvent question de l’analogie et des passages entre l’homme et l’animal. C’est la magicienne Circé qui métaphorise ce pouvoir de métamorphose :

« Il me semble, Circé, que j’ai bien compris cela et l’ai bien imprimé en ma mémoire. Mais j’aimerais volontiers savoir s’il n’y a point quelques Grecs entre eux que tu as transformés en loups et en lions »

La suite fait l’éloge d’une sorte de grandeur des animaux qui savent se retourner contre leurs ennemis « avec  une naïve magnanimité, sans qu’aucune loi ne les y appelle » (Derrida souligne). Cette porosité de la frontière animalité/humanité, l’auteur la met dans un autre passage en lien avec le flou de la distinction entre nature et culture, montrant que le tabou de l’inceste censé dessiner la séparation, comporte une part d’indécision : il y a un évitement de l’inceste dans certaines sociétés de singes, et l’auteur souligne au passage la fragilité de la différence entre interdit et évitement ; on peut noter d’autre part une sorte d’inévitabilité de l’inceste dans les sociétés dites humaines, si l’on va y voir de près, là même où l’inceste paraît interdit. Et il est vrai que l’inceste est au fondement du désir. Alors se pose la question de la loi. Quelle loi dans les sociétés animales ? Quelles en seraient les intersections avec la loi dans les sociétés humaines ?

 

La raison, la force le droit

A propos de l’articulation force/justice l’auteur en appelle à une pensée de Pascal : « justice, force. Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique… ». Il défriche ce point longuement questionnant la force et/ou la tyrannie dans toute une partie de cette leçon inaugurale consacrée à Rousseau. L’on sait que selon la formule de Plaute : « Quand on ne le connaît pas, l’homme n’est pas un homme mais un loup pour l’homme ». C’est sur cette formule que Hobbes édifie sa conception du Léviathan : le monstre biblique devenu métaphore de la nécessité d’un Etat fort pour protéger les hommes contre leurs instincts agressifs.

 

Rousseau argumente contre ce point de vue dans « Le contrat social » : le titre du chapitre II fait écho à la fable de La Fontaine puisqu’il s’intitule : « Du droit du plus fort ».  Rousseau s’oppose aux théoriciens qui réduisent le citoyen à la bête et la communauté humaine à du bétail. Se référant à Hobbes, Rousseau écrit : « Ainsi voilà l’espèce humaine divisée en troupeaux de bétail dont chacun a son chef qui le garde pour le dévorer ». Le loup n’est pas loin et la fonction du loup-tyran, sa fonction de gardien a pour but la dévoration (« pour le dévorer »). « Bétail » désigne une animalité destinée à être exploitée, en tant qu’instrument ou nourriture. Cette image, métaphore, du chef gardant son peuple « pour le dévorer », saisit le lecteur tant elle résonne en regard des familles dynastiques en tout genre dont l’actualité mondiale est remplie ; et de la férocité de la spéculation à laquelle se soumettent les états.

Rousseau évoque aussi d’autre part, une analogie faite par Caligula : les rois seraient des dieux et les peuples des bêtes. Ce raisonnement est celui d’un chef et son affirmation désigne donc la place que celui-ci s’octroie dans cette analogie animalière. Rousseau poursuit : « Le raisonnement de Caligula revient à celui de Hobbes et de Grotius. Aristote avant eux tous, avoit aussi dit que les hommes ne sont point naturellement égaux, mais que les uns naissent pour l’esclavage et les autres pour la domination.[…]Tout homme né dans l’esclavage, naît pour l’esclavage, rien n’est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir. Ils aiment leur servitude comme les compagnons d’Ulysse aimoient  leur abrutissement ».

Voilà qui vient prolonger le thème de la « servitude volontaire » selon La Boétie en introduisant une considération supplémentaire : certes, s’il y a servitude, c’est que l’esclave ne se rebelle pas mais alors que La Boétie y pointe le désir de demeurer assujetti, Rousseau, avec le terme d’ « abrutissement » souligne que la tyrannie  provoque (veut provoquer ?) une impuissance à penser ; fascination, selon La Boétie,  abêtissement selon Rousseau.

On peut déduire de cette approche de Rousseau, que, pour ce dernier, la « raison du plus fort », l’emportant en fait, ne l’emporte pas en droit, sauf dans une justification sophistique suspecte, voire perverse, émanant de ceux qui dominent. Ne peut-on aller jusqu’à penser que, selon lui, Hobbes a maquillé  le fait en droit ?

Derrida, quant à lui, se propose de défricher et labourer le territoire de cette analogie homme/bête et de l’étendre jusqu’à souverain/bête. Dans ce mouvement de «déconstruction » il observe la réversibilité de l’analogie : il s’agit de reconnaître au-delà de l’affirmation selon laquelle l’homme politique est encore un animal, le fait que l’animal est déjà politique ainsi que le montre le raffinement de certaines sociétés animales. Il s’agit par là même de déconstruire la distinction, naïve selon lui, entre culture et nature. Peut-on aller jusqu’à penser une culture animale finalement proche parfois, de la nature humaine ? La question de la loi (animale/humaine) se pose une nouvelle fois : un souverain a le pouvoir de légiférer, mais aussi de suspendre la loi ; et dans un mouvement qui le situe au-dessus de la loi, donc hors la loi, il se peut bien qu’il rejoigne la bête la plus brutale. « En se partageant ce commun être-hors-la-loi, la bête, le criminel et le souverain se ressemblent de façon troublante »… De quoi nous interroger sur le comportement des puissants dans les sociétés contemporaines. Que ne se permettent-ils pas ?

 

Marges sauvages de la souveraineté

Evoquant le surnom de Mustafa Kemal, Atatürk, c’est-à-dire « Père des Turcs », Derrida rappelle qu’il était aussi appelé « le loup gris » en mémoire de l’ancêtre mythique de Gengis Khan « le loup bleu ». Voilà qui rappelle l’atmosphère de « Totem et Tabou » et Derrida, dans une évocation quasi- psychanalytique, parle de fascination hypnotique, d’hallucination, d’étrangeté qui nous fait percevoir, comme dessinée aux rayons X sous les traits du souverain la gueule de la bête, et réciproquement, sous cette gueule, la face du souverain. Nous voilà, écrit-il « en proie à une hantise ou plutôt au spectacle d’une spectralité.. » Et, plus loin : « La bête et le souverain […] La bête est le souverain »

Derrida interroge ensuite la formule « Etats voyous ». L’origine de cette formulation est « rogue states ». Elle désigne les Etat qui se conduisent bestialement en délinquants, criminels, violeurs, ne respectant pas le droit, pas même un droit de la guerre, puisqu’ils pratiquent le terrorisme international. Mais cette accusation est ambiguë et réversible ; par exemple, les Etats-Unis, auxquels cette définition est familière, peuvent être accusés à leur tour d’avoir violé régulièrement les décisions de l’ONU et pratiqué un terrorisme d’Etat. On peut en particulier faire un lien entre Bush avec celui qu’il surnommait « la bête de Bagdad »

 

Artifice, monstruosité et politique :

L’Etat est là, selon Hobbes pour museler la bête agressive dans l’homme. Hobbes, pour métaphoriser ce pouvoir et cette puissance de l’Etat, emprunte au livre de Job dans la « Genèse » la figure d’un monstre aquatique, le Léviathan, dont il fait le titre de son ouvrage et dont il souligne l’aspect artificiel : «  L’art va plus loin en imitant l’œuvre raisonnable et la plus excellente de la nature : l’homme. C’est l’art en effet qui crée ce grand LEVIATHAN appelé REPUBLIQUE ou ETAT, qui n’est autre chose qu’un homme artificiel quoique de stature et de force plus grandes que celles de l’homme naturel, pour la défense et la protection duquel il a été conçu » (Hobbes : « Léviathan » 1651). Ce Léviathan est donc produit comme Pouvoir dans ce que l’on pourrait considérer comme une sorte de sur-naturalité en opposition avec un état de nature. Pouvoir et Etat sont ici rabattus l’un sur l’autre et la légitimité de cet amalgame sera mise en doute plus loin. L’animalité du Léviathan apparaît comme celle d’un monstre, ici une sorte d’animal prothétique, puisqu’« artificiel », mais nécessaire, selon Hobbes, pour protéger l’homme naturel de ses instincts d’agression.

Derrida, dans sa lecture déconstructive, en déduit, au-delà de ce qu’écrit Hobbes, qu’en tant qu’artefact, et donc, hors du champ naturel, cette figure est historique et donc dé-constructible. Plus loin, Derrida évoque cette « prothèse gigantesque destinée à amplifier, en l’objectivant hors de l’homme naturel, le pouvoir du vivant, de l’homme vivant qu’elle protège, qu’elle sert, mais comme une machine morte, voire une machine de mort, une machine qui n’est que le masque du vivant ». Et Derrida indique alors que le système politique de Hobbes serait inconcevable sans cette « prothétatique » (à la fois zoologiste, biologiste et techno-mécaniste) de la souveraineté. Sur cette prothèse se fonde selon Hobbes le droit des hommes sur les bêtes, le droit du père sur les enfants, etc.

Une configuration hiérarchique se dessine donc : au sommet le roi, l’homme, le mari le père : au-dessous, à son service, l’esclave, la bête, la femme, l’enfant. Peut-on alors penser, en lisant Derrida lecteur de Hobbes, que la raison du plus fort serait devenue un droit selon Hobbes, et que l’artifice du Léviathan serait un moyen de justifier la force par le droit, sous la forme d’ un monstrueux artifice en quelque sorte.

Des théoriciens prolongent la pensée de Hobbes et Schmitt apparaît comme l’un de ces fils spirituels. Pour Schmitt, en effet, la souveraineté étatique est absolue ou n’est pas. Schmitt voit dans la mise à mort le sens de « l’originarité ontologique […] La vie humaine est un combat (« Kampf ») et chaque homme est un combattant (Kämpfer). » Chaque être humain, donc, selon lui, vivrait en vue de la mort ou de la mise à mort. Schmitt fonde le droit de la guerre sur une critique du pacifisme et donc sur « La raison du plus fort ». Et, en toute logique avec lui-même, il fonde le politique sur la figure de l’ennemi, à l’inverse de Derrida qui le fonde sur l’amitié.

 

L’humanimalité dans l’œuvre de Freud : une question en suspens

Freud, pour sa part, dans « La question de l’analyse profane » montre que l’animal dévorateur dans les contes et les fables fait référence au père et il apparaît aussi dans « Malaise dans la culture », comme un dieu prothétique, métamorphose liée à la technique et à sa maîtrise sur la nature. Voilà qui est tout proche de la pensée de Hobbes. L’image du Léviathan n’est donc pas loin, ni l’idée de la cruauté inhérente à la culture et aux machines de mort qu’elle produit.

Dans une analogie entre Etats animaux et Etats humains, Freud reconnaît une plus grande stabilité aux premiers ; mais dit-il, l’homme n’y serait pas heureux. Il se pourrait, et Freud laisse cette hypothèse en suspens, que pour l’homme, la forme prise par la libido chez l’homme originaire ait provoqué une relance des pulsions de destruction et de mort : « Chez l’homme originaire, il se peut qu’une nouvelle avancée de la libido ait attisé une rébellion renouvelée de la pulsion de destruction ». Il ajoute qu’à cette question,  « il n’y a pas  encore de réponse.» Le « pas encore » pourrait laisser entendre que …un jour…peut-être…

Pouvons-nous garder en nous un espoir ? Il le faut, certes, pour continuer à vivre, mais la période actuelle, dans les fumées de Fukushima et les déchaînements de violence, les combats fratricides de citoyens se soulevant les uns contre les autres, l’avidité et les exactions de souverains bestialement déchaînés ou de responsables politiques abusant de leurs privilèges, la méfiance qui fait se fermer les frontières au détriment de toute hospitalité, et la tyrannie du « divin Marché », selon l’heureuse formule du philosophe R.D.Dufour, dessine plutôt les contours d’une époque illustrant les théories de Hobbes ou de Schmitt.

L’espoir que sous-entend le « pas encore » de Freud se formule à nouveau dans les dernières lignes –  que n’évoque pas Derrida – de  « Malaise dans la culture » : « La question décisive pour le destin de l’espèce humaine me semble être de savoir si et dans quelle mesure son développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement ».

« Développement culturel »… « Se rendre maître »…Nous sommes proches du vocabulaire de Hobbes si ce développement culturel s’entend comme fabrique d’artifices pour maîtriser la nature ce qui mènerait à l’anéantissement. A quand et comment un renversement ?

La recrudescence de la violence pourrait-elle en être considérée comme une amorce? Nous préfèrerions des transitions plus silencieuses mais peut-être y a-t- il à l’arrière de ces déchaînements un silence qui peine à se faire entendre, lové encore dans de timides alternatives ainsi que dans la vigilance et le travail de la pensée.

 

Spinoza contre Hobbes

Peut-être est-il, entre autres, utile de garder à l’esprit la conception politique de Spinoza. Se démarquant de Hobbes, Spinoza énonce que, pour ce dernier, la Cité représente une sortie de l’état de nature, alors que, pour lui, elle en est la continuation. Pour Spinoza en effet, la Substance, la Nature est une et indivisible et chaque existant en est l’un des modes. Sa conception de l’Etat en découle : celui-ci n’a pas, comme pour Hobbes fonction de frein du droit naturel ; il en provient en tant que combinaison des puissances individuelles dont la puissance souveraine est la canalisation. Son ressort n’est donc pas la peur (conception de Hobbes).

Revenons donc, pour ne pas désespérer à la vision spinozienne de l’Etat, plus nuancée, plus porteuse d’espoir que celle de Hobbes et vers laquelle il serait prudent de tendre : dans le « Traité théologico-politique », il propose une conception politique en laquelle une puissance d’agir de l’Etat prolongeant celle de chacun, instituerait une démocratie réelle. C’est la vision d’un homme pour qui la joie est fondatrice, une vision qui propose une structuration de la liberté dans le cadre de lois négociées et respectées par tous : c’est un mouvement de pensée favorisant une forme non pervertie de la démocratie.

 

Relisons cet extrait Du chap. XX du « Traité théologico-politique » :

« Des fondements de l’Etat tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination ; (je souligne) ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’Etat est institué ; au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte (je souligne), pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’Etat n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celles de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté (je souligne)».

 

De cette pensée spinozienne selon laquelle l’Etat serait une résultante de « l’effort de chacun pour persévérer dans son être », l’on peut déduire que l’Etat serait une sorte de réunion négociée de ceux qui le composent. SI nous sommes l’Etat, l’image du Léviathan ne pourrait représenter que le pouvoir abusif : et il paraît donc utile de dissocier la définition de l’Etat de celle du Pouvoir, l’un n’étant pas réductible à l’autre, même dans les situations où ils se superposent obligatoirement, dans la mesure où il faut que l’Etat puisse exercer un pouvoir. Alors que l’image du Léviathan amalgame obligatoirement et arbitrairement les deux, l’Etat selon Spinoza serait une sorte de collectivité, un « nous » résultant des conflits négociés et exerçant un pouvoir mesuré.

Faut-il considérer ce point de vue comme une utopie et/ou imaginer que Spinoza reste en avance sur notre évolution ?

C’est par une telle conception de la société que passera notre progrès humain si nous voulons tendre vers le meilleur plutôt que vers le pire. Rien, pourtant, n’est assuré même si nous pensons que la crise que nous traversons appelle des changements radicaux favorisant une rationalité porteuse de valeurs éthiques et de culture au lieu de privilégier une instrumentalisation de l’humain et une hégémonie du Marché, tyrannie plus subtile que celle d’un loup ou d’un Léviathan, mais dont la perversité peu à peu se démasque à travers la souffrance sociale qu’elle inflige.

La seule voie d’accès à une telle rationalité semble bien être l’Education, aussi bien celle que l’école peut transmettre que celle que nous partageons avec d’autres, lorsque nous « pensons » et débattons. Ce n’est que dans la mesure où nous tendrions vers une société d’individus éduqués et amicaux, selon la conception derridienne du politique, que nous  pourrions prétendre à être l’Etat. N. C.

Le consentement meurtrier

par Noëlle Combet

Pourquoi, comment sommes-nous complices du meurtre ? C’est la question que pose cet ouvrage souvent  bouleversant en ce qu’il nous met  en face de nos tendances les plus profondes comme de nos responsabilités.

Cette question, Marc Crépon l’approche, par l’intermédiaire de textes, le plus souvent littéraires. Des écrivains, selon la façon dont la question se pose à eux, dans leur contexte historique, se désolent devant les désastres, cherchant des issues sans en trouver tant la pulsion de destruction est inhérente à l’humain, que ce soit dans la participation à la mise à mort, l’adhésion ou passivité complice. Chacun  des auteurs approchés par Crépon a pourtant trouvé une ligne de dégagement par rapport à ce qui semble le plus sombrement indissociable de la condition humaine.
« Ferme les yeux et abandonne-toi à ton imagination!»

Cette invitation ouvre le passage dans lequel l’auteur justifie son constant recours à la littérature. La littérature a apporté ici un soutien à la philosophie dans la mesure où le sujet traité nécessitait un mode de représentation qui ne soit pas purement conceptuel. Les formes du consentement meurtrier laissent la philosophie démunie. La littérature travaille, quant à elle, aux limites de la représentation et laisse imaginer au-delà de ce qui paraît imaginable. Elle est donc apte à inquiéter, à troubler. En tant que mémoire ou anticipation, elle permet d’éclairer un éventuel futur, elle aide à se représenter ce qui échappe à la perception et risque de se produire monstrueusement : « Ce n’est pas calculer ou prévoir, c’est s’interdire d’exclure que rien de ce qui est puisse ne pas être : la possibilité du pire ».

C’est pourquoi le philosophe en appelle à  quelques lignes de Günther Anders dans son Journal  le 6 août 1959, quatorze ans après l’explosion de la bombe à Hiroshima, événement auquel il a consacré des années d’écriture : « Ferme les yeux et abandonne-toi à ton imagination. Car aujourd’hui seuls les indolents font encore confiance à leurs yeux » (G. Anders. « L’Homme sur le pont  Journal d’Hiroshima et  de Nagasaki »)

Sur l’énigme du mal, l’auteur interroge essentiellement Stefan Zweig et Sigmund  Freud. La vie est protégée par des principes, des institutions qui cimentent les liens sociaux et constituent le socle, le bien de l’humanité. Il arrive que, paradoxalement, ce bien se retourne contre la vie, les idéaux servant désormais à détruire ce qu’ils devraient préserver. Ainsi, dans le contexte de la première guerre mondiale, doit-on s’interroger sur les justifications mises en avant pour légitimer le meurtre.

Stefan Zweig décrit dans Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, ces écrivains et philosophes définissant la guerre comme un « bain d’acier bienfaisant ». De telles affirmations sont génératrices d’une désorientation car on ne peut nier les valeurs fondatrices de la civilisation sans que se produise un climat personnel et collectif de confusion. Tous ceux qui se trouvent embarqués dans une guerre en sont atteints.

En contrepoint, Stefan Zweig évoque la figure de Romain Rolland qui « avait compris  le seul bon chemin que l’écrivain eût à prendre dans une époque pareille : ne pas participer à la destruction, au meurtre […] mais s’engager activement dans des œuvres de secours de l’humanité ». Mais si les valeurs fondatrices de  la civilisation  peuvent se renverser au point de s’auto annihiler  cela voudrait-il dire qu’elles ne seraient qu’illusion ? A cette question, Marc Crépon répond en indiquant que l’illusion serait de ne pas voir que ces valeurs sont, de façon ambivalente, à la fois « pour » et «  contre » la vie car on les voit prétendre protéger la vie en se dressant contre elle, c’est à dire en justifiant le meurtre et la cruauté.

La cruauté, c’est l’accoutumance, en période de guerre, aux excès, à la torture, à la mort, en un mot au mal, que l’on est contraint d’accepter…. car il ne peut y avoir aucune éradication du mal ainsi que le montre Freud, à la même époque que Zweig et dans une prise en compte de la même guerre mondiale, la première dans « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort ». Zweig pose la question : « Comment une doctrine morale qui avait autorisé pendant quatre ans le meurtre et le vol à main armée sous les noms d’héroïsme et de réquisition pouvait-elle encore passer pour sacrée ? » (Le Monde d’hier).

Freud, sur ce point, avance que les illusions de l’éducation, les acquis de la culture et de la civilisation  masquent le fait que la cruauté, la jouissance du meurtre, font partie des pulsions primaires chevillées à la condition humaine. Ces pulsions peuvent être travaillées, dirigées vers d’autres buts que le meurtre, mais elles ne peuvent pas disparaître et le mal ne peut être éradiqué : le renoncement à la satisfaction des pulsions ne protège que partiellement des consentements meurtriers. Il arrive aussi que la religion, la morale, fassent œuvre de cruauté dans un désir fou d’éliminer ces pulsions meurtrières, ce qui alors ne fait que les renforcer. Il y a donc, nous dit Marc Crépon, « un double fondement vital et culturel des consentements meurtriers » en raison d’une toujours possible régression, régression qui apparaît manipulable et manipulée en situation de guerre. D’autre part, la mort nous renvoie à notre ambivalence vis-à-vis des autres car ainsi que l’écrit Freud « un interdit [celui du  meurtre] ne peut avoir été établi que face à une impulsion aussi forte. Ce que ne désire aucun psychisme humain n’a pas besoin d’être interdit  et s’exclut de lui-même » (« Considération actuelle sur la guerre. »).

Un désir de la mort de l’autre fait donc partie de notre inconscient et, en situation de guerre,  il se trouve légitimé : il est autorisé, voire recommandé de s’y abandonner. Que faire de cette réalité questionne Marc Crépon ? De la mort de qui s’agit-il ? Quels mortels sont en question ?  Sur ces sujets, il se tourne vers les analyses et les engagements de plusieurs écrivains pris dans des contextes de meurtres pour mieux comprendre quelles voies singulières de dégagement ils ont pu trouver et, ce faisant, il ne quitte jamais un fil conducteur qui apparaît dans tout l’ouvrage : ce n’est que la conscience de la vulnérabilité et de la mortalité de l’autre qui peut nous guider vers un souci du monde  et la protection de la vie. Mais comment répondre à cette évidence que le consentement meurtrier, qu’il soit effectif, tacite, négligent, oublieux, va avec une résignation à cette violence logée au cœur de l’humanité ?

Camus répond par la nécessité de la révolte. Il montre, avec Caligula que la violence peut se parer des atours de la justice dans une aberrante perversion éthique. En effet, Caligula tente de justifier par un idéal de justice sa folie meurtrière et ses pulsions destructrices. Camus met en scène cette folie criminelle : « Je ferai à ce siècle le don de l’égalité. Et lorsque tout sera aplani, l’impossible enfin sur terre, la lune dans mes mains, alors, peut-être, moi-même, je serai transformé et le monde avec moi, alors enfin les hommes ne mourront pas et ils seront heureux » Dans L’Homme révolté, Camus rend  responsable une forme de nihilisme : « Si notre temps  admet si aisément que le meurtre ait ses justifications, c’est à cause de cette indifférence à la vie qui est la marque du nihilisme »

Pour Camus, au meurtre de l’Arabe dans « L’Etranger », aux crimes de Caligula, aux actes meurtriers des nihilistes russes dans Les Justes aussi bien  qu’à la peine de mort ou au  permis de tuer octroyé en période de guerre, on ne peut répondre que par la révolte. Mais dans « L’Homme révolté », il indique une impasse : si la révolte contre des « principes inhumains » appelle des représailles, alors ses revendications ne cessent « de se retourner contre la vie elle-même » Ces confrontations n’ont cessé de traverser l’histoire du XXème siècle mais aussi la littérature puisque des écrivains ont pris le parti des meurtriers et Marc Crépon, à ce sujet, nomme Brasillach, Céline, mais aussi Aragon, Eluard, Sartre et jusqu’à notre contemporain Alain Badiou avec entre autres, sa défense de Pol Pot et des Khmers rouges.

Dans ce contexte, la publication de L’Homme révolté s’est accompagnée d’une violente polémique, peut-être parce que, dans une période où beaucoup restent  farouchement attachés à des idéologies,  il pose la révolte comme une nécessité éthique consistant à se dresser contre « la servitude, le mensonge, la terreur » et à dénoncer   cette imposture : pour condamner des crimes, en approuver et justifier d’autres.

Mais une autre raison d’être un « homme révolté » est capitale pour Camus : la « reconnaissance mutuelle » et la « complicité des hommes entre eux » parce qu’elles favorisent « le peu d’être qui peut venir au monde ». C’est ce qu’il nomme « l’évidence humaine » qui touche au caractère relationnel de l’existence et devrait fonder nos options politiques et morales. C’est au nom de ces valeurs fondatrices que Camus consacre la majeure partie de son œuvre à dénoncer le meurtre et le fait de ne pas s’insurger contre la mise à mort quelle qu’elle soit.

C’est dans cette visée qu’il prononce en 1957 son discours de réception du prix Nobel, alors qu’est déchirée son Algérie natale, et énonce en particulier que « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est  peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse […]. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours le royaume de la mort, elle sait qu’elle devrait dans une course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance »

Avec Vassili Grossman et Lévinas,

le souci de l’autre et de l’humanité : la bonté.

Parmi les images de mort pouvant donner lieu à un consentement meurtrier par accoutumance et endurcissement, il y a celles des épidémies affectant surtout certains continents, mais particulièrement celles de la famine. De celle qui frappa l’Ukraine en 1932, Vassili Grossman,  la décrivant, s’en scandalise et en appelle à la morale : « Ils sont restés seuls, l’Etat s’est détourné des affamés. Alors ils se sont  mis à errer de village en village. Les pauvres demandaient aux pauvres, les affamés aux affamés. On n’a pas voulu secourir les enfants. Staline serait-il pire qu’Hérode ? Est-il possible qu’il ait pris le pain et ensuite délibérément tué les hommes par la famine ? » (« Tout passe »).

Sous diverses formes, cette réalité reste actuelle : le monde est partagé entre ceux qui, insatiables jusqu’à l’obésité ou les maladies du « trop manger »  ignorent ceux que leur appétit inassouvi dépulpe jusqu’à mourir. La faim est un obstacle majeur à la liberté. Rappelons-nous Victor Hugo en effet, lui dont l’œuvre exprime une profonde sensibilité à la misère : « Faites les hommes heureux et vous les ferez libres » Précisant plus loin à quel point la faim est une forme d’assujettissement et fait obstacle à la liberté, Marc Crépon rappelle la radicalité du mal en indiquant que « La plus grande servitude, ce n’est pas l’Etat qui l’impose, elle n’est pas imputable à telle époque plutôt qu’à telle autre, à tel continent, à telle culture en particulier mais à la vie, à la cruauté de la vie elle-même. Seule, la forme change ».

A une telle réalité n’est éthiquement opposable que l’impératif de la liberté de l’autre et selon Lévinas auquel le philosophe en appelle sur ce point, « Le visage, c’est le fait pour un être, de nous affecter non pas à l’indicatif mais à l’impératif ». Ne pas consentir à la privation de la liberté de l’autre, ni à sa mort apparaît donc ici en tant que principe éthique. Voir sur le visage de l’autre affleurer sa sensibilité  sa fragilité et sa mortalité devrait renforcer ce principe. C’est ce que Vassili Grossman affirme avec force ; c’est pourquoi, selon lui, «  lorsque nous consentons au meurtre de quelque manière que ce soit, activement ou passivement, […] nous procédons à l’effacement volontaire des visages ». (Liberté et commandement). Si, par contre, nous laissons apparaître en nous le visage d’un autre, si nous  nous laissons ressentir sa vulnérabilité et sa temporalité, nous  tournons alors vers lui un « regard moral »,  dans un élan de protection de la vie qui, pour Grossman et Levinas, permet un écart par rapport au consentement meurtrier, ce que Grossman appelle la bonté et dont il décrit les gestes : donner du pain, de l’eau, cacher pour protéger et qu’il définit « Elle est, cette bonté folle, ce qu’il y a d’humain en l’homme, elle est ce qui définit l’homme, elle est l’esprit le plus haut qu’ait atteint l’esprit humain. La vie n’est pas le mal, nous dit-elle » (Vie et Destin).

Avec Karl Kraus et Judith Butler,  l’indignation critique

Dans la pièce Les derniers jours de l’humanité, Karl Kraus analyse en particulier le rôle du langage, et la mauvaise foi des justifications. Il en fait un élément d’humour grinçant quand il en démontre la duplicité  dont la presse se fait complice, par exemple  quand  un patriote raconte à un abonné  du grand journal viennois « Die Neue Freie Presse » que des soldats autrichiens ont « dû » exécuter quatre  prisonniers russes qui refusaient de creuser des tranchées. L’échange se poursuit après la justification de cette exécution sous une forme qui tente comiquement de  rationaliser l’illogisme :

« – Le patriote : Excellent l’article du professeur Brockhausen où il écrit que jamais chez nous les prisonniers sans défense n’ont été raillés ne serait-ce qu’en parole.

– L’abonné : Et il a raison : c’était bien dans ce même numéro de la « Neue Freie Presse » où le commandant de la ville de Lemberg a fait savoir que des prisonniers russes pendant leur transfert dans les rues ont été insultés et frappés à coups de bâton  par une partie du public. Il a noté expressément que c’était là un comportement indigne d’une nation civilisée […] Evidemment, il n’y a pas en effet un seul point où nous différencierions de nos ennemis, qui sont bel et bien la lie de l’humanité.

– Le patriote : Le ton choisi, par exemple, dont nous usons même à l’égard de nos ennemis qui sont bel et bien la pire vermine sur terre.

– L’abonné : Et surtout, contrairement à eux, nous restons toujours humains. »

Ahurissant dialogue dans lequel le langage prend la forme de la contradiction performative, c’est-à-dire fait le contraire de ce qu’il dit. Déni de consentement meurtrier dans ce consensus pervers entre la presse et des citoyens autrichiens. Tout l’enjeu de ce consensus est la question de la désignation de l’agresseur afin de justifier la vengeance, les représailles et la violence exercée à l’égard de ceux qui sont censés la mériter. Cette frontière géographique et intime entre les uns et les autres,  les supposés meilleurs et les supposés pires, Judith Butler la dénonce  en particulier dans « Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001 »Il s’agit essentiellement, pour elle, de bien analyser les raisons qui font que des vies méritent d’être pleurées et d’autres pas, autrement dit, que certaines vies sont visibles et d’autres non. A l’intérieur de l’universalité de la vulnérabilité humaine, il y a donc un partage : alors que nous devrions être aptes à porter le deuil de toute vie interrompue, influencés par  des options politiques, les images et les discours qui les accompagnent, nous ne pleurons que les victimes de notre espace géographique.

Un axe du Mal nous est imposé et « les autres », opposés aux « nôtres » sont désignés comme méritant les traitements  inhumains ou la mort qui leur sont  infligés. Guantanamo est le paradigme et le symptôme de cette perversion, et Judith Butler dont l’indignation et la compassion sont perceptibles à l’arrière de la critique n’a cessé de dénoncer cette aberration qui consiste à faire croire que les souffrances, les morts n’ont pas le même prix de part et d’autre de lignes imaginaires, discursives et télévisuelles qu’une pseudo-vérité construit en fabriquant un consensus. Elle écrit : « Il n’y a pas d’excuse pour le 11 septembre a-t-on clamé, et ce cri a servi à étouffer tout débat public sur la façon dont la politique extérieure américaine avait pu contribuer à créer un monde où de tels actes terroristes étaient possibles » Elle interroge notre incapacité de porter le deuil à une dimension universelle, chaque mort infligée devant être considérée comme un effondrement du monde dans la mesure où la vulnérabilité des victimes n’a pas été prise en compte : « Notre capacité à porter le deuil des morts du monde entier ne se trouve-t-elle pas forclose du fait que nous ne parvenons pas à concevoir la vie des Musulmans et des Arabes comme des vies à part entière ? » Cette incapacité produit un déficit émotionnel, une faille qui mine notre être-au- monde.

Avec Kenzaburo Ôé et Günther Anders, la honte

L’écrivain japonais, auteur de  La dignité humaine  et  Notes d’Hiroshima, déplore que « sur cette terre, tout le monde, sans exception tente d’effacer de sa mémoire complètement, Hiroshima et l’absolue tragédie qui s’est produite en ce lieu. »  Günther Anders, pour évoquer la même tragédie,  rapporte une conversation qui l’opposa à un adepte de la dissuasion dans l’avion qui le ramenait de Tokyo à Bangkok. Comprenant qu’il avait affaire à un adepte du désarmement nucléaire, son interlocuteur a un mouvement de recul mais l’écrivain insiste : « Vous savez bien que je parle en ce moment du totalitarisme, du totalitarisme qui peut bien nous laisser  notre existence au sens  physique banal, qui doit sans doute nous la laisser- oui doit : car sa joie diabolique consiste justement en la manipulation de l’homme déshumanisé, et pour cela il a besoin de nous- mais qui ne sera pas en paix avant d’avoir réussi à métamorphoser l’homme en fragment d’appareil totalement aliéné à l’appareil total ; ni d’avoir transformé tous les hommes en tels fragments de l’appareil » (G. Anders ( L’Homme sur le pont). L’interlocuteur d’Anders répond en mettant en avant un prix à payer, la nécessité du sacrifice. Et l’on revient  à cette logique perverse qui consiste à donner au sacrifice mortel  noblesse et grandeur  et faire, au contraire, de l’attachement à la vie une faiblesse, une lâcheté.

Une spécificité  de l’agression nucléaire, c’est son aspect spatiotemporel décalé : l’agresseur et la victime ne peuvent se voir, s’envisager… La mort est télécommandée. De même, elle est différée, se distille avec le temps sous la forme du cancer lié aux radiations. L’auteur des Notes d’Hiroshima évoque le souvenir qui persiste à le hanter, la longue cohorte des visages et des corps qui selon Marc Crépon « mettent la politique en dette […] pas seulement ceux qui y prennent une part active mais tous les autres également ». Echo  à la question de Kenzaburo Ôé : « Qui donc, parmi les marcheurs de la paix, s’il a vu vos mains tendues dans la confiance et dans l’attente, ne s’est senti une dette envers vous ? » Cinq ans auparavant, affrontant  le visage des victimes des bombardements, Günther Anders s’est senti dans la nécessité de porter en lui « une part d’ Hiroshima » et évoque ce sentiment qui « consistait dans le fait que […] nous avions honte d’être des hommes ». Marc Crépon évoque ensuite la question du désistement : la honte nous fait nous désolidariser d’une réalité humaine cruelle ; mais cela devrait être dans le cadre d’une solidarisation…avec les victimes ou avec ceux qui se désolidarisent du consentement meurtrier. C’est cette autre solidarité qui nous fait porter en nous  une part d’Hiroshima, ce que rappelle le vers poignant de Paul Celan dans la cadre d’un autre désastre : « Le monde est parti/il faut que je te porte ».

Cette honte, G. Anders la ressent aussi devant le déni  des souffrances passées, déni qui prend dans le présent  la forme d’une l’indifférence de ceux qui sont assurés de leur place dans le monde. N’est-ce pas en effet pour ne pas ressentir cette honte des meurtres consentis, que nous refusons de laisser se graver en nous les images de l’horreur préférant une quête des plaisirs ou des divertissements ? Ce déni est la chance de tous les crimes et pour rester dans une perception lointaine et abstraite de l’horreur, nous payons une rançon : un gel de notre sensibilité. A l’opposé de ce gel, Susan Sontag publie, au retour de Sarajevo, son livre Devant la douleur des autres  et nous exhorte : «  Laissons les images atroces nous hanter ».

La morale, la bonté, ne sont pas des valeurs à la mode, de sorte que devant l’horreur de la mort donnée ou acceptée, nous adoptons des réponses nihilistes qui nous font nous décourager, moquer le tragique et/ou nous gausser de la bienveillance, des « bons sentiments », et bientôt de toute sensibilité. Nous préférons à cela le « bel esprit » Comment sortir de nos consentements au meurtre ou de notre connivence passive sinon en nous désolidarisant d’une part de ce désir meurtrier qui, comme ont su le montrer Stefan Zweig et Sigmund Freud, est inhérent à notre humanité, en nous désolidarisant donc d’une part de nous-mêmes, tout en nous solidarisant avec cet autre, dont le visage porte les marques de la fragilité et de l’éphémère ?

Cette désolidarisation/solidarisation,  Albert Camus la trouve dans la révolte, Emmanuel Lévinas et  Vassili Grossmann dans la bonté, Karl Kraus et Judith Butler dans la critique, Gunther Anders et Kenzaburo Ôé dans la honte. Ils sont ceux qui nous devancent, nous indiquant les voies qu’ils ont trouvées. Ecoutons  résonner encore, pour finir, le cri de Paul Celan, en ce qui concerne la mort et le deuil : « Le monde s’en est allé il me faut te porter » (« Die welt ist fort ich muss dich tragen ») et laissons le dernier mot d’espoir à Vassili Grossman : « L’histoire de l’homme n’est pas le combat du bien cherchant à vaincre le mal ; l’histoire de l’homme c’est le combat du mal cherchant à écraser la minuscule graine d’humanité. Mais si même maintenant l’humain n’a pas été tué en l’homme, alors jamais le mal ne vaincra ( Vie et Destin ). N. C.

Du Malin Génie de Descartes au Zombie de Cassou-Noguès

par Noëlle Combet

Le Zombie de Cassou-Noguès avec Dick, Wells, Descartes, Husserl, Proust…

Univers parallèles

Dans « Ubik », œuvre de science fiction de Philip K Dick, Joe Chip s’écrie : « si ce monde-ci ne vous plaît pas, allez voir  s’il n’y en a pas d’autres. »

L’ « autre monde » ici évoqué nous concerne selon le philosophe Cassou-Noguès qui dans « Mon Zombie et moi », s’intéresse à « la philosophie comme fiction. »

La fiction en effet, ne serait pas là pour nous consoler de ce monde-ci. Elle en serait un éclairage et un prolongement. Le « possible » qu’elle suggère, même s’il apparaît comme impossible ou pas encore possible dans le champ de nos existences quotidiennes et celui des sciences, s’en rapproche considérablement, en tant que potentialité ou miroir de nos expériences. Le possible de la fiction consiste en nous et interroge sur notre identité dont il décrit des facettes. Pour illustrer l’existence possible de ces univers parallèles, l’auteur emprunte à la mythologie vaudou, la figure du Zombie, c’est-à-dire d’un mort/vivant.

 

La fiction/ fonction du Zombie

L’auteur, dès les premières pages, crée deux fictions mettant en scène le Zombie : d’abord un rêve dans lequel il se voit tenant entre ses mains sa tête séparée de son corps. Ce corps, que la tête, à distance, tente de percevoir, est une première image du Zombie. Ne sachant qu’il « a perdu la tête » – elle se trouve, à un moment donné dans un placard-, il se meut ou est mu dans d’étranges gestes. Dans la deuxième fiction, on assiste à une opération du nerf optique en 2032 : le corps du narrateur est disjoint, la tête sur l’oreiller le tronc dans un fauteuil près du lit, les yeux sur la table de nuit.

Dans l’intervalle de ces deux fictions, l’auteur se démarque de Merleau- Ponty pour lequel « je suis mon corps… Notre corps n’est pas un objet. »

Il questionne ce point de vue en indiquant que la zone d’où se fait la vision, ce sont les yeux en tant qu’ « incarnation minimale » et qui constituent un corps, un corps nouveau par lequel on contemple celui qu’on a laissé allongé sur le lit ou assis dans le fauteuil.

Il montre ensuite comment cette fiction d’un corps non connexe fait écho à une réalité : même si pour voir mon corps en son entier je tapissais tous mes murs de miroirs, je n’obtiendrais que des images fragmentées ou temporellement déliées, des « blancs » dans l’image, ce qui infirme l’idée d’une possible unité.

Il précise ensuite son intention : « Mon but est, par des fictions, de faire varier les situations pour analyser l’expérience de soi et l’être au corps. »

Deux conditions doivent être réalisées pour qu’une fiction entraîne l’adhésion : que l’on puisse s’identifier aux personnages et que ces récits apparaissent dans une écriture ou une énonciation, ce qui appelle la contribution de la main ou de la voix c’est-à-dire une incarnation minimale.

 

Thèmes

Pour introduire les variations des situations et de la pensée offertes par l’imaginaire, l’auteur explore plusieurs fictions rencontrées  principalement dans la littérature.

La nouvelle de Wells, « L’homme invisible », lui permet de définir la limite du possible dans la fiction : l’on peut en effet s’identifier à un homme invisible ; ce serait impossible dans le cas d’un homme intangible ; ce dernier ne pourrait nous toucher sans être touché. Ce thème de l’invisibilité entre en résonnance avec la métaphysique mais aussi avec des thèmes sociaux : l’on peut en effet s’interroger sur  sa propre invisibilité occasionnelle au regard de l’autre, et sur l’invisibilité de certaines catégories sociales, mendiants, immigrés, femmes. Le possible de la fiction rejoint ici celui de notre quotidienneté.

Dans la nouvelle « L’homme doré » de Philip K. Dick, le mutant représente par son regard les possibilités d’anticipation qui font écho aux capacités prévisionnelles liées à l’évolution scientifique. Ici, le possible de la fiction rejoint celui de la science.
Le temps n’est plus que celui du virtuel.

De nombreux récits évoquent la possibilité de « remonter le temps ». Comment ne pas penser aux travaux scientifiques actuels, ceux de Fink en particulier, visant à démontrer la réversibilité du temps ? Déjà, en 1949, Gödel, s’appuyant sur  la théorie de la relativité, démontrait l’existence de modèles d’univers autorisant le voyage dans le temps et permettant à l’observateur de revenir, dans une trajectoire accélérée en n’importe quel point de ce qui est pour lui son passé.

Les nombreuses fictions explorées interrogent aussi sur notre identité : être plusieurs dans le même corps comme le suggère le récit de Robert Louis Stevenson « L’étrange cas du docteur Jekyll et M. Hyde », ou habiter d’autres corps.

Elles questionnent la nature du corps par l’intermédiaire des automates, du corps horloge ou du corps machine.

La  machine, en effet est, comme la personne, une figure du sujet, une façon de nous représenter. Ainsi Sherlock Holmes le détective du roman de Arthur Conan Doyle apparaît-il comme une sorte de mécanique, ce qu’énonce son associé Watson «  Vous êtes vraiment un automate, dit Watson à Holmes, une machine à calculer […] Il y a quelque chose de positivement inhumain en vous. » Le  médecin parle aussi de « machine à raisonner. » Sherlock Holmes, ancêtre de l’ordinateur ?

Voilà qui interroge aussi sur les automatismes qui, dans nos comportements, apparaissent comme une économie de la pensée.

Dans « Le cas remarquable des yeux de Davidson » Wells présente un chimiste qui, à la suite de l’explosion d’un mélange, se trouve habiter deux corps différents : son champ visuel s’est déplacé et il se voit sur une plage du Pacifique alors que son corps, hormis le regard est resté dans son laboratoire dont il peut toucher les objets et il s’étonne de ne pas les voir tandis que ses yeux le conduisent à une immersion dans l’océan. Le voilà incarné dans deux corps : l’un touche sans voir ; l’autre voit sans pouvoir toucher.

Ces fictions, et d’autres encore, conduisent donc à s’interroger sur les perceptions, le temps, la pensée, l’anticipation, l’incarnation, l’identité.

 

A rebours du temps, Dick, Husserl, Descartes, pour une triple lecture de Descartes

Avant d’approcher Descartes, l’auteur rappelle des fictions, en particulier celles de Philip K. Dick, en lesquelles se produit une destruction du monde. Est-il possible qu’un sujet y survive ? Il évoque ensuite, sur un thème analogue, la pensée de Husserl pour qui nos perceptions nous trahissent, nous proposant une fausse image de la réalité. Le monde ne serait qu’illusion et, avertie, la conscience n’en serait pas pour autant endommagée ; observant le chaos, délestée des pièges tendus par l’incarnation, elle subsisterait en tant que résidu : « L’être de la conscience serait modifié si le monde des choses venait à s’anéantir mais il ne serait pas atteint dans sa propre existence. » (« Idées directrices pour une phénoménologie pure »). Il existe donc pour Husserl une conscience pure, à l’écart des sensations trompeuses.

Remontant le fil du temps de Philip K. Dick à Descartes, en passant par Husserl, on voit apparaître déjà, dans les deux premières « Méditations », et dans le « Discours de la Méthode » ce doute quant à la réalité du monde.

 

Mais quoi ce sont des fous…

Descartes, imagine que le monde est une illusion ; comment, dès lors, lui appartenir ? « Je pouvais feindre que je n’avais aucun corps et qu’il n’y avait aucun corps ni aucun lieu où je fusse mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n’étais point. » (Discours de la Méthode) Dans les deux premières « Méditations », il se présente en train d’écrire et d’observer ce qui l’entoure et se demande si ce ne serait pas folie de nier des évidences sensibles : « Comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? Si ce n’est que je me compare à ces insensés de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noire vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre lorsqu’ils sont tout nus : ou s’imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? Ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leurs exemples. » (Méditations métaphysiques)

 

Que faire des rêves ?

Voilà une question qui embarrasse Descartes.  Les rêves sont étranges et pourtant figurent bien des êtres humains avec des pieds, des mains, un corps.

Or, certains éléments de la réalité qui entoure Descartes, même dans l’illusion du rêve, ne peuvent être versés au compte du pur imaginaire. Si le rêve peut créer des images de mains et de pieds, il faut bien que des idées de « corps étendu » ou de nombres aient présidé à ces éléments rêvés. Donc des sciences, la géométrie, l’arithmétique, ayant présidé aux images du rêve seraient indubitables ?

 

Le Malin Génie…

D’où viennent ces idées simples de nombre et d’étendue dès lors que nous ne pouvons penser les avoir créées ? Ne sont-elles pas, elles aussi, douteuses ?

Descartes affirme alors que si nous voulons dégager un fondement assuré pour les sciences, il faut renoncer aux anciennes opinions et faire comme si elles étaient fausses : « J’emploie tous mes moyens à me tromper moi-même, feignant que toutes ces pensées sont fausses et imaginaires. » (Méditations métaphysiques)

Descartes introduit alors l’hypothèse du Malin Génie trompeur et rusé ; selon Descartes il s’emploie à créer des chimères : « Je penserai que […] toutes les choses extérieures que nous voyons ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens, mais croyant fermement toutes ces choses. »

Quid alors du sujet dans cette absence du monde ? C’est la question que pose la seconde « Méditation ».

Dans l’hypothèse où rien de ce que je connais, pas même le monde des sciences n’aurait de réalité, le seul fait de penser et de douter m’assure que moi, je suis indépendamment de ces choses : « Je suis, j’existe », ce qui deviendra dans le « Discours de la méthode » : « je pense donc je suis », « je suis une chose vraie et vraiment existante : mais quelle chose ? Je l’ai dit : une chose qui pense ». Dans « chose » il y a une connotation de corps matériel ; nous ne sommes donc pas dans la « pure conscience » husserlienne et nous retrouvons plutôt l’atmosphère de la nouvelle « Ubik » de Philip K. Dick où le personnage principal, Joe Chip vit dans un monde qui recule dans le temps et a, dans le roman, un créateur, Jory. Ce « Malin Génie » qui manœuvre Chip réussit à influencer les rêves qu’il fait dans une sorte de vie brumeuse aux contours flous. Jory agit à partir du monde réel qui devient l’arrière-monde de celui de Chip.

Ce qui rapproche aussi l’atmosphère cartésienne d’une fiction dans les deux premières « Méditations métaphysiques », ce sont ces deux personnages dont se déduit la réalité de la « chose pensante » : le fou (« Mais quoi, ce sont des fous ») et l’homme-machine (« Je me considérais, premièrement, comme ayant un visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée d’os et de chair, telle qu’elle paraît en un cadavre, laquelle je désignais par le nom de corps. »).

 

Descartes mis en fiction

Inspiré par « le fou » et l’ « homme-machine », Pierre Cassou-Noguès propose deux autres lectures de Descartes, sous forme de fiction. Il imagine le narrateur comme un personnage et le nomme D. Cette sorte de double de Descartes le présente « assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre » avec un papier entre les mains. D. est décrit comme un homme d’âge « mûr ». Dans la ville où il vit, il possède une chambre avec fenêtre sur rue et il regarde parfois les passants.

Dans cette « paisible solitude », il médite.

A propos des tours qui, au loin semblent rondes mais sont en réalité carrées, il s’interroge sur les illusions des sens évoquant à ce propos les personnes amputées qui continuent à ressentir leur membre absent. Il évoque ses rêves et leurs étranges compositions, des créatures bizarres constituées des « membres de divers animaux », il les dit semblables à celles qui se présentent à l’esprit des « insensés lorsqu’ils veillent. »

Cela rejaillit sur sa vie éveillée : « Que vois-je de cette fenêtre sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? »

Parlant des « Méditations » qu’il est en train de concevoir, il écrit ; « Ce dessein est pénible et laborieux […] comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. »

Tombé dans une sorte de mélancolie, il se demande si  ses rêves sont la réalité ou si celle-ci n’est qu’un rêve. D. s’interroge alors, comme un personnage de Dick, qu’un Malin Génie s’attache à tromper. Mais dans un roman de Dick, il partirait à la recherche du Malin Génie.

Pour échapper au sentiment de « folie » qui le traverse, D. fonde une métaphysique : il écarte l’hypothèse du Malin Génie, accepte les évidences des sciences dans la mesure où elles sont fondées sur des idées claires et distinctes et aussi les sensations puisqu’il a une tendance si grande à leur faire crédit, que Dieu ne la lui aurait pas donnée si le monde sensible n’avait pas de réalité. Voici D. revenu à lui dans le monde réel.

 

Folie/fiction

Cassou- Noguès rappelle la controverse de Foucault et Derrida quant à la folie, ou non, de la première Méditation. Pour Foucault qui s’appuie sur le « Mais quoi, ce sont des fous », la raison s’affirme par exclusion de la folie. Pour Derrida, raison et folie s’interpénètrent et la folie est, dans le texte cartésien, l’origine et le contour de la raison. Les deux philosophes sont en accord sur un point : la pure folie serait le silence, « la parole soufflée » (Derrida : Cogito et histoire de la folie). La pure folie ne rentre pas dans le langage.

Dans le climat de cette folie/fiction, Pierre Cassou-Noguès tente une troisième approche des « Méditations », une sorte de fiction dans la fiction ; il imagine comme cela apparaît dans plusieurs œuvres contemporaines (on peut évoquer ici « Six personnages en quête d’auteur » de Pirandello) que les personnages d’une fiction puissent avoir une vie indépendante de leur créateur.

D devient alors une sorte de double fictif de Descartes et, comme lui, rencontre la question de la tromperie et l’image du Malin Génie. On peut même imaginer qu’il  tient une sorte de journal personnel de cette expérience. Il faudrait alors se représenter le Malin Génie comme une sorte d’esprit de la fiction, donnant une réalité au personnage, ici D., comme à son environnement. Ce serait un « opérateur de la fiction » : Il « aurait formé le monde qui l’entoure et les opinions mêmes que D tient pour siennes, à côté du monde réel et de la vérité ». Lecteur de ces pages, l’on en vient à ressentir une sorte de vertige comme devant des images en abîmes.

 

Autre vertigineuse fiction : « Le temps retrouvé » dans les boucles temporelles de Gödel

Au terme de sa « Recherche », dans le dernier chapitre du « Temps retrouvé », Marcel Proust prend la résolution de réécrire son œuvre et il fait défiler les thèmes et  les personnages à concevoir dans le cadre de cette répétition. Impossible, souligne Pierre Cassou-Noguès : de même qu’au terme d’une phrase prononcée, nous sommes devenu autre, le début correspondant déjà à notre passé, de même une œuvre ne pourrait s’écrire à nouveau qu’au passé antérieur et non au présent ; ce ne serait donc plus la même…

Quoique…quoique…avec les boucles temporelles de Gödel, du possible apparaît.

Pour nous le faire envisager, Pierre Cassou- Noguès imagine un éditeur auquel un écrivain téléphone en décembre 2308 pour lui proposer un manuscrit.  Il lui donne rendez-vous le 1er janvier à 9 heures sur un aérodrome privé de la région parisienne. A l’heure fixée, une navette spatio-temporelle atterrit et Marcel tend son manuscrit à l’éditeur en disant qu’il doit repartir au plus vite pour reprendre l’écriture de ce manuscrit. L’éditeur répond qu’il préfère attendre la version définitive mais Marcel rétorque que c’est la version définitive…et il repart de façon précipitée.

Il se dirige vers la lune mais le 1er avril, son vaisseau fait un demi-tour dans le temps ; il poursuit sa route dans l’espace mais à rebours du temps ; il passe derrière la lune le 1er janvier 2309 et se dirige à nouveau vers la terre. Entre la lune et la terre, le 1er octobre 2308 un nouveau demi-tour temporel lui permet de revenir à terre le 1er janvier 2309 à 9 heures exactement. L’aller et retour dure un an mais le ramène à l’aérodrome le jour où il a décollé et Marcel passe toute sa vie sur cette boucle à écrire le même roman. L’éditeur ne rencontre Marcel qu’une fois tandis que celui-ci le retrouve chaque année de sa vie.

Cette fiction n’est pas la dernière évoquée dans l’ouvrage de Pierre Cassou-Noguès mais elle est cependant ultime puisque l’auteur, reprenant l’image initiale d’un corps non connexe écrit dans ses dernières lignes : « La fiction, en tant qu’elle est écrite, et se développe libre de la contrainte qu’exercerait une raison préalable, est un travail de la main, détachée de la tête. De l’autre côté la méta-fiction, qui doit dégager une philosophie de ces fictions, est le travail de la tête, de la raison qui observe ce que la main écrit. La tête peut-elle parler pour elle-même ? Ou doit-elle rester silencieuse, invisible – cachée au fond d’un placard en quelque sorte ? Ou est-ce seulement l’autre main qui se prend pour une tête ? Il me faudrait revenir au début et me demander à nouveau où je suis ». Fin proustienne donc.

 

Méta-fiction

Ce mot qui conclut la recherche de Pierre Cassou-Noguès, il le met en question dans la mesure où il lui donne une signification nouvelle qui le conduit à en interroger les rapports avec la philosophie. Il indique deux directions, entre lesquelles, écrit-il, il ne parvient pas à choisir :

– Le discours du philosophe, en tant qu’il s’inscrit dans le champ de la raison serait hétérogène à celui de la fiction.

– La raison philosophique travaillerait à la fois sur et dans la fiction. Son discours alors serait lui-même une sorte de fiction.

Si l’on considère ce discours comme ne se détachant pas de la fiction, on peut douter de la nécessité de faire intervenir un discours de philosophe à côté des fictions explicites sur lesquelles il s’appuie. On peut penser que le sous-titre « La philosophie comme fiction » exprime sinon un choix, du moins un tropisme qui paraît exclure la première option. Il semble bien que le philosophe ait réalisé là une tentative pour découronner la philosophie de la conscience.

 

Husserl déconstruit

Il adopte l’idée de Husserl, pour qui l’analyse philosophique doit « dégager l’essence de l’expérience essence qui représente le noyau stable dans toute variation imaginable. »

Mais il insiste sur ce que l’on pourrait considérer comme une déconstruction à la manière de Derrida car, reprenant cette analyse de Husserl, il ajoute que « cette imagination qui déploie le possible et fixe alors l’essence, ne se fait pas dans le for intérieur du sujet mais dans la fiction narrative, dans des histoires racontées » dont on aura noté en refermant le livre, qu’elles sont en général empruntées au champ littéraire.

C’est ancré dans ce champ qu’il peut se démarquer de Husserl (selon lequel existerait une conscience pure), tout en utilisant l’idée husserlienne de variation imaginaire pour démontrer que les concepts d’identité et de conscience pourraient n’être que fables, entreprise qui fut déjà, notons le, celle de Levis Carroll dans son inénarrable « Alice au pays des merveilles. »

C’est une philosophie par la fiction et particulièrement par la fiction littéraire (Poe, Maupassant, Dick, Wells) qui nous est là proposée dans un déploiement de la pensée avec l’imaginaire, ce que Pierre Cassou-Noguès nomme lui-même « une phénoménologie médiatisée par la fiction, une quasi-phénoménologie. »

N.C.

La déraison poétique des philosophes

par Noëlle Combet

« La déraison poétique des philosophes » : Christian Doumet avec Kant, Nietzsche,
Hölderlin et d’autres

Sous un titre s’inspirant de la formule de Nietzsche : « cette belle et sauvage déraison de la poésie » (Le Gai Savoir), Christian Doumet explore les liens ambigus qu’entretiennent des philosophes avec la chose poétique.

L’« idiotie » poétique

Ainsi qu’il le rappelle, bon nombre de philosophes se détournent le plus souvent de la poésie car, « qu’il prenne la forme du rêve, de la fantaisie, de la nostalgie, le poème oppose toujours au logos son idiome propre, son idiotie » alors qu’être philosophe, c’est « rapatrier [l’idiotie] sur le terrain de la raison. »

La scène première du conflit serait, selon lui, ce moment où dans « La République » de Platon, les poètes sont exclus de la cité parce qu’ils détourneraient la pensée du chemin de la vérité en privilégiant l’illusion.

 

Des contre-feux : Héraclite, Hölderlin

Ce rappel de la théorie platonicienne quant à la poésie appelle déjà deux remarques :

D’une part on peut noter qu’Héraclite, qui proclamait l’identité des contraires, fondant en quelque sorte l’oxymoron, figure poétique essentielle, n’est déjà plus persona grata dans la philosophie grecque.

D’autre part, on peut constater, à l’époque actuelle, une sorte de revirement : la réhabilitation de la fiction et de la poésie dans la réalité politique et sociale, en tant que facteurs d’élucidation, autant que de résistance à l’hégémonie de la techno science mais aussi à « l’horreur économique » selon la juste formule de Viviane Forester.

On pourrait nommer le moment de ce revirement l’instant Hölderlin lorsqu’il déclare que si l’homme habite la terre, c’est en poète.

 

Ce que manque une philosophie toute puissante et toute pensante

Le propos de Christian Doumet n’est pas d’analyser ce qu’il nomme le « différend » entre philosophie et poésie.

On peut penser en effet que les raisons en sont évidentes et connues : méfiance de la rationalité à l’endroit de l’imaginaire ; affirmation que seul un raisonnement argumenté et rassemblé en système peut faire progresser la pensée ; élaboration de structures et catégories censées affiner la capacité de jugement, ce qui prend dans le champ logique le forme du paradigme ; et donc défiance à l’égard du paradoxe quand il est illogique ou du vagabondage philosophique façon Montaigne, modes de pensée qui entraîneraient la réflexion dans l’errance et la déraison.

Cette suspicion théorique a des effets sociaux ; que l’on se rappelle la campagne menée en 1992 contre Derrida par des tenants de la philosophie analytique et de la logique afin que ne lui soit pas remis le titre de docteur honoris causa par l’université de Cambridge. Il ne serait pas un « vrai philosophe ». Les détracteurs de Derrida n’ont pas eu gain de cause et l’écriture si souple et mobile du philosophe, son approche audacieuse des paradoxes, sa façon originale de « déconstruire » (qui n’est pas détruire) influence toujours les penseurs de notre époque.

C’est que la philosophie, disons la philosophie traditionnelle ou analytique connaît la toute puissance de la langue et des idées et parfois s’enivre dans un vertige, du pouvoir des mots et du surplomb qui s’en autorise.

L’auteur, à ce propos, cite Wittgenstein : « je suis quelque peu amoureux de ma façon d’avancer dans la pensée lorsque je philosophe. »

La philosophie, commente Doumet « a pouvoir de pouvoir dans l’ordre de la pensée. Elle y peut. Elle y peut tout sauf une chose : faire silence. »

Rien en effet n’est plus étranger à l’intention des philosophes que ce qui résiste à une saisie conceptuelle. Leur but est d’édifier un universel, tâche évidemment impossible à laquelle échappe le vacillement des événements, l’imprévisible qui soudain advient, l’éclair au croisement des regards.

 

Affirmations dénis, démentis : le retour de la poétique

L’auteur énonce son hypothèse : certains philosophes, selon des modes propres liés à des contextes personnels et historiques sont « portés à la rencontre du poème » dans la nécessité où ils se trouvent soudain d’échapper à la foi aveugle donc insoutenable en l’universel  et ainsi « refonder l’enchantement du particulier que [le poème] promet dans l’universalité du discours. »

A cette fin, il interroge les contradictions qui viennent lézarder la défiance des philosophes, y compris les plus rationnels, à l’égard de la poésie car parfois, elle surgit dans leur pensée comme une évidence.

Ainsi Descartes :  « Considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais rentrées dans l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes » (Discours de la Méthode) et, annonçant à Balzac son « Traité du Monde et de La lumière » :  « Je vous attends avec un petit recueil de rêveries qui ne vous seront peut-être pas désagréables. »

 

L’auteur évoque dans la même perspective d’autres philosophes, parmi lesquels Kant et Nietzsche.

Kant, par exemple, condamne la pose visionnaire ou « l’illusion mystique » de certains confrères dans l’opuscule « D’un ton Grand Seigneur adopté naguère en philosophie ». Nietzsche, pour sa part, écrit dans « Ainsi parlait Zarathoustra » : « Les poètes mentent trop. »

La poétique est donc dénoncée par l’un comme par l’autre en tant que leurre. Cette allégation se rencontre aussi dans la pensée de Valéry, radicalisée parfois, à notre époque dans le trop fameux énoncé d’Adorno déclarant l’impossibilité de la poésie après Auschwitz : les poètes mentiraient trop sur la barbarie du monde et donc leur parole participerait elle-même de cette barbarie !

Mais très vite, Doumet dévoile des contradictions et des démentis.

Adorno est, par la suite, honnêtement revenu sur sa déclaration : « Il pourrait bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz il est devenu impossible d’écrire des poèmes. » (Dialectique négative)

Et Kant dans la phrase même où il dénonce l’illusion poétique est le premier philosophe à relever l’importance du « ton » c’est-à-dire du rythme et de la prosodie dans le style philosophique.

Derrida y insiste « c’est la première fois qu’un philosophe en vient à parler du ton d’autres soi disant philosophes » qu’il en vient à inaugurer ce thème et le nomme dans son titre même » (D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie)

Ce thème réapparaît dans l’œuvre de Nietzsche : « Il arrive que le plus sage d’entre nous devienne un frénétique du rythme, ne serait-ce que parce qu’il aurait éprouvé une pensée comme plus vraie pour peu qu’elle ait une forme métrique et se manifeste avec un sursaut divin » (Le Gai Savoir). Le rythme altèrerait la vérité ?

Il se dément dans « Ecce homo » où il évoque l’élaboration de son style comme un « tempo des signes » : « Ainsi ma philosophie est-elle une affaire d’oreille […] de troisième oreille » et dans « Par delà le bien et le mal » : « Se tromper sur l’allure d’une phrase, c’est faire erreur sur la phrase elle-même. » Et il insiste sur une écriture attentive aux « syllabes décisives pour le rythme »,  apte à « sentir comme une beauté voulue la rupture d’une symétrie trop rigide, tendre au moindre staccato au moindre rubato une oreille subtile et patiente, savoir donner un sens à la succession des voyelles et des diphtongues, les voir se colorer, s’iriser des teintes les plus délicates et les plus riches du fait de leur succession… »

 

Kant, la morale, la nuit étoilée, le père

L’originalité de Doumet est de faire cheminer ensemble, au fil des chapitres,  philosophes et poètes, par exemple dans « Comprendre » Derrida, Baudelaire, Celan ou dans « Penser, poétiser » Heidegger, Hölderlin, Bachelard.

Dans l’un des chapitres les plus saisissants « Cheminer dans la nuit avec Kant » on découvre combien Virgile s’est invité dans la pensée du philosophe de la « Critique ».

Christian Doumet , après avoir évoqué « l’ivresse des concepts », une sorte « d’alcool qui s’écoule avec la pensée » (il s’agit, bien sûr, du « bonheur d’amant ou d’ivrogne » que peut ressentir celui qui conçoit un concept), l’auteur rappelle la conclusion très connue de la « Critique de la raison pratique » : « Deux choses me remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération, toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi ».

Mais ensuite, Kant, comme embarrassé par ce pas en avant, nuance : il ne faudrait pas que l’admiration se substitue à la recherche.

Néanmoins l’image, qui s’est inscrite en lui, insiste et on peut l’entendre sous une forme inversée dans le vers de Virgile que cite Kant  dans son essai consacré à Swedenborg : « Ils marchaient, obscurs parmi des ombres sous la nuit solitaire » (« Enéide livre VI »).

D’autre part, quand il écrit les « Rêves d’un visionnaire », ouvrage qui porte sur la question d’une représentation du monde des morts, il cite de nouveau à trois reprises  le livre VI de l’ « Enéide ».

Certes, rappelle Christian Doumet, Kant se livre là à une démonstration ironique des limites de la raison mais comme le voyage d’Enée aux enfers est en même temps une recherche de son père Anchise, on peut se questionner sur ce que recèle cette hantise de l’ « Enéide » dans l’œuvre de Kant. Nostalgie du père ? Quête kantienne des empreintes mémorielles dans ce qui à la fois échappe et dessine une trace absente ? Christian Doumet s’interroge alors : « Comment de telles choses viennent- elles ? Par quel enchaînement naissent les images-concepts comme celles du ciel étoilé au-dessus/loi morale au-dedans ? »

Ces images ne se répondent-elles pas entre elles à distance et l’errance des Enéens ne trouverait-elle pas « sa résolution et son aboutissement » dans la vision kantienne au cours d’un cheminement dans l’absence d’un père ?

Dans « Critique de la faculté de juger », Kant évoque les limites du concept quand il s’associe « à un trop plein de pensées qui ne rencontre dans le langage aucune expression parfaitement adéquate ».

Des images, des sensations excèdent le « dire » et Kant, au moment où il  reconnaît la suprématie de la poésie dans le champ des Beaux-arts assume un paradoxe : associer des images, des sensations à l’infini et ne pas savoir dire.

Cette « alliance paradoxale » marquera toute l’histoire de la poésie après Kant.

A partir de Kant et avec Hölderlin, écrit l’auteur, la poésie « donne la mesure d’une liberté [qui ne se définit pas comme] l’infini du caprice ou de la licence, mais conquise au contraire pied à pied sur les forces de l’usage et de l’habitude »

Il évoque Deguy pour dire l’approche de ce qui, bien qu’évident dans l’expérience échappe pourtant à la description.

Il s’agit d’exprimer la division infinie des choses par la dislocation du sens « d’ouvrir la langue à la multiplicité des noms dans le glissement des comme. »

 

La liaison rompt

Christian Doumet évoque dans ses dernières pages le débat inspiré par l’œuvre de Paul Celan autour du statut philosophique des œuvres poétiques.

Michel Deguy a pris part à ce débat en août 1982 alors qu’à Struga, en Macédoine on distribuait « l’interprétation  en français » du discours du lauréat au cours d’un festival de poésie.

La traduction est vite incompréhensible et alors revient en leitmotiv, dans une sorte de jubilation la formule répétée : « La liaison rompt ».

Pour Deguy, cette formule apparaît comme une définition de la fonction de la poésie à notre époque : « ça touche juste [.. .]. La liaison rompt… formule de l’art poétique; conjonction/disjonction », la même, peut-on penser, qui caractérise l’interface du conscient et de l’inconscient.

« Formule si riche, si poétique reprend en écho Christian Doumet, qu’elle réussit, sur un autre  plan, à nouer un lien plus fort  que la plus fidèle des traductions. Voilà l’événement dans sa spirale et son tournoiement. Dès que j’essaie de le fixer, il fait défaut. »
Nescience

La poésie ouvre donc une voie à ce qui, défaillant, accède à une possibilité d’être pensé mais en même temps échappe.

On peut en conclure que, dans le champ de la philosophie, elle introduit une réalité que cette dernière  tour à tour voudrait contourner ou nostalgiquement saisir, celle d’une nescience au-delà du concept, qui, comme ce dernier, convoque la langue à l’attraper, mais sans la saisir, par l’intermédiaire d’images et sensations que seuls de pures associations, des oxymores, des non sens, des ellipses, des musiques, des silences permettent d’approcher.

N.C.

Le sourire du chat

par Noëlle Combet

 

Fou et raisonnable, le chat de Chester

 

Dans Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll, qui était, ne l’oublions pas, mathématicien, met plusieurs fois en scène un chat tigré, le chat de Chester. Ce chat, qui, philosophant, propose des énigmes à Alice, se montre parfois fou mais/et finit par apparaître comme l’un des seuls personnages raisonnables, dans son nihilisme et son opposition à la cruauté de la Dame de Pique. Il lui échappe en apparaissant/disparaissant à volonté. Cela fait partie des paradoxes d’Alice au pays des merveilles : les fous se pensent normaux alors que les rares qui soient sensés se croient fous. À la fin de l’histoire, le chat disparaît complètement mais laisse son sourire accroché au feuillage de l’arbre sur lequel il était perché.

Un sourire sans chat

 Cet épisode dont j’avais gardé un souvenir vif, perplexe et amusé me revint à l’esprit lorsque, découvrant Spinoza puis lisant les textes que lui consacre Deleuze, je compris que Spinoza, autre mathématicien, avait établi qu’un rapport entre des éléments pouvait survivre à la disparition des éléments qui l’ont créé.

Deleuze démontre cela à l’aide d’équations mathématiques et j’associai sa démonstration à l’image du « chat de Chester » : le sourire représenterait un rapport entre l’animal, un environnement et un spectateur, et survivrait à leur évanouissement. Sans doute Lewis Carroll le savait-il pertinemment quand il évoquait la remarque d’Alice : elle a « souvent vu un chat sans sourire mais jamais un sourire sans chat ». Découvrant peu à peu quelques éléments de la physique quantique, je supposais un lien.

Nous sommes des modes d’être

 On sait que Spinoza a beaucoup travaillé sur l’infiniment petit, et que le xviie siècle en général a reconceptualisé « l’infini actuel » : s’interrogeant sur la divisibilité des particules, il montre qu’elle n’est pas de l’ordre du fini (il y aurait un arrêt), ni de l’indéfini (il n’y aurait aucun arrêt), mais de l’infini dans un sens très particulier : les particules n’existeraient pas en tant que singulières mais comme appartenant à des « collections », elles-mêmes infinies. Il y a donc des infiniment petits qui ne peuvent appartenir qu’à des « collections » infinies d’infiniment petits. Spinoza nomme « mode » la façon dont s’en trouve affectée la matière qui les « collecte ». Les infiniment petits n’ont ni figure ni grandeur mais la « collection » en a une, et chaque individu est composé d’une infinité de « collections ». « Les collections » ont les unes par rapport aux autres une relation d’extériorité et Spinoza nomme « modale » l’interrelation entre ces « collections » et la matière qui s’en constitue. Cet ensemble infini appartient à chacun en tant qu’il effectue un rapport de mouvement et repos, une vibration de type pendulaire. C’est-à-dire que nous sommes, chacun, non des individus (une identité indivise) mais des modes, des « dividus », dirait Claude Corman dans une trouvaille poétique.

Et entre les infiniment petits, à l’intérieur de nos collections modales, il se constitue, selon Spinoza, des rapports différentiels c’est-à-dire que le rapport subsiste même quand les termes vont s’évanouissant. Découvrant cette théorie, je revis le sourire du chat de Chester.

 

Et voilà que Deleuze indique dans ses cours que la physique moderne serait en train de redécouvrir l’« infini actuel » longtemps abandonné aux oubliettes. Redécouvrir n’implique pas de réduire à un univers fini l’interaction entre les choses et un environnement ; l’existence de l’« infini actuel » n’entraîne pas la suppression de l’« infini potentiel », suppression qui nous assujettirait à un pur déterminisme. Pourtant, l’infini actuel ne contient-il pas l’idée d’un potentiel actualisable à côté des phases d’actualisation réalisée ?

 

« Je suis une onde… je suis une particule… »

 Je lus, quelque temps après, l’ouvrage de Thérèse Delpech L’Appel de l’ombre où elle évoque la « puissance de l’irrationnel » à travers des mythes antiques et la littérature, les plus saisissants de ses développements étant consacrés à la folie d’Ajax, aveuglé par l’injustice que lui font les dieux, et à la mélancolie d’Hamlet qui semble bien incapable de ne pas détruire ce qu’il aime. Son dernier chapitre est consacré aux « ondes et particules » et j’y vis, stupéfaite, surgir un chat quantique, celui de Schrödinger.

 

Pour mettre en évidence les paradoxes de la physique quantique, Schrödinger imagine un dispositif : un chat dans une boîte, un caillou radioactif, une fiole de poison, un marteau et un compteur Geiger. La boîte est fermée. Si un seul atome de la substance radioactive se désintègre pendant l’expérience, le compteur détecte une particule alpha, un mécanisme met en mouvement le marteau qui brise la fiole et le chat meurt. Il y a 50 % de possibilités qu’il meure, 50 % pour qu’il vive. Ceci ne peut se constater que si l’observateur, qui représente ici l’instrument de mesure, ouvre la boîte. L’issue dépend de la fonction ondulatoire de la particule qui est dans une superposition d’états, à la fois onde et particule, comme l’a découvert Heisenberg ; le chat lui-même, avant l’ouverture de la boîte, est dans une superposition : ni mort, ni vif ; c’est l’indétermination quantique : il n’y a pas de résultat sans mesure.

 

Thérèse Delpech évoque dans ses dernières lignes la possible adéquation de la physique quantique au monde moderne et aux contradictions qui en découlent dans notre intériorité, et elle rappelle le dialogue imaginé entre Heisenberg et Bohr par Michel Frayn après l’expérience de la bombe atomique dans sa pièce Copenhagen. Les deux physiciens, déflectés, se rencontrent dans l’espace :

Bohr : Vous raisonnez avec une si extraordinaire précision dans le petit monde de l’atome. Mais il se trouve maintenant que tout dépend de ces objets vraiment beaucoup plus volumineux sur nos épaules et ce qui se passe là est…

Heisenberg : Elseneur.

Bohr : Oui, Elseneur.

Heisenberg : Je suis votre ennemi ; je suis aussi votre ami… Je suis une particule, je suis aussi une onde.

Elseneur : la catastrophe en chaîne évoquée par Shakespeare dans Hamlet.

 

Bohr (1885-1962) avait collaboré avec Einstein dans ses travaux sur la structure atomique. Heisenberg (1901-1976) avait été son élève. Tous deux élaboraient déjà peu à peu la théorie quantique. L’explication quantique du monde pose bien des questions en particulier celle de l’instrument de mesure impliqué dans les expériences et modifié par elles et celle du passage possible du microscopique au macroscopique ; l’on peut évoquer ici à nouveau le chat de Schrödinger : dans le champ microscopique, il est vivant et mort. Dans le champ macroscopique, à l’ouverture de la boîte, il est, pour l’observateur, vivant ou mort. Qu’il soit déclaré « vivant ou mort » reste marqué par une conception positiviste au-delà de laquelle Héraclite se trouvait déjà lorsqu’il affirmait une identité des contraires qui anticipe la « superposition des états » découverte par la mécanique quantique, quand elle considère le chat comme « vivant et mort ». Dans le champ littéraire, c’est l’oxymore qui en rend compte.

Divergences théoriques

 Certains physiciens pensent que la théorie quantique n’explique pas la réalité. D’autres affirment que pour l’expliquer partiellement, il faudrait que cette théorie en passe par d’autres paramètres (intervention de la conscience, nouveaux principes, refonte totale). D’autres enfin pensent qu’elle l’explique complètement et font intervenir la « décohérence » (passage du chat mort-vif au chat mort ou vif) et, surtout, une conception d’« univers parallèles ». Et c’est à partir de cette théorisation des « univers parallèles » que s’est produit dans mon esprit un questionnement sur nos existences collectives. La conceptualisation des « univers parallèles » a dès lors représenté à mes yeux une réinterprétation de la mécanique quantique dans le désir de dépasser des problèmes conceptuels comme celui posé par l’expérience du chat de Schrödinger.

 

D’après cette théorie, le chat de Schrödinger ne se trouve pas dans une superposition d’états. Il y a en fait deux chats, l’un vivant, l’autre mort, qui font partie de deux univers différents. Ceci est possible car, lorsque nous lui imposons le choix entre un chat mort et un chat vivant, l’Univers se divise en deux. Naissent alors deux univers parallèles qui sont absolument identiques, si ce n’est que l’un contient un chat vivant et l’autre un chat mort. Dans chacun de ces univers, le chat est dans un état bien défini et le concept d’un animal ni mort ni vivant n’est plus nécessaire. Il est vivant et mort. Finalement, lorsque nous ouvrons la boîte et observons son contenu, nous sélectionnons l’un des deux univers qui devient alors notre monde usuel. À ce moment, les deux univers parallèles se découplent et deviennent totalement indépendants l’un de l’autre. Si nous découvrons que le chat est mort, nous pouvons imaginer cependant qu’il existe un univers parallèle où le chat est vivant.

 

À la source de ce raisonnement se trouve la démonstration de Pauli, qui lui valut le Nobel de physique en 1945 ; il découvrit que des particules telles que des électrons, des protons ou des neutrons ne peuvent pas se trouver au même endroit dans le même état quantique, c’est-à-dire que, dans le même espace, les aspects du système qu’ils constituent – et dont la mesure est aléatoire –, diffèrent.

« De l’intérieur du monde »

 Sans doute Héraclite aurait-il été de ceux qui pensent que la théorie quantique explique toute la réalité, tout comme le physicien Michel Bitbol quand il publia en 2010 De l’intérieur du monde. Son ouvrage m’est resté globalement obscur mais m’a ouvert quelques pistes, déjà par son sous-titre : Pour une philosophie et une science des relations. L’on peut dire, de façon très générale, qu’il récuse une tendance ancienne consistant à suspendre la temporalité de l’expérimentation pour inscrire celle-ci dans un lieu de contemplation (selon la conception de Parménide). Il affirme, se fondant sur l’explication quantique du monde, qu’aucune vision monadique, c’est-à-dire se réduisant à une structure fermée et achevée, n’est tenable. Par conséquent, l’on peut dire qu’il introduit, en même temps que la nécessité de prendre en compte la temporalité, l’importance du processus par opposition au concept bien défini ou à une linéarité causale. La seule option serait de se confier au temps de l’engagement, du contact et de l’intervention, à l’intérieur d’un monde se laissant anticiper par ceux qui l’habitent dans une suite ouverte aux relations conjecturées. Il cite en exergue à sa première partie une phrase extraite de la Psychologie générale de Paul Natorp : « Un subjectif et un objectif, dans une stricte unité corrélative, se conditionnent mutuellement. »

 

Voilà qui pourrait bien évoquer la psychanalyse, mais plutôt Jung et Ferenczi, très convaincus par les avancées de la physique quantique, que Freud qui tenait à des « paradigmes » scientifiques plus universellement reconnus et redoutait là une forme dévoyée du mysticisme. Pourtant, une orientation mystique ou spirituelle, à l’instar des mythes, ne représente-t-elle pas aussi un aspect du monde voire un pressentiment des découvertes à venir ? Du reste, Freud resta hésitant en ce qui concerne la télépathie que nous nommerions aujourd’hui phénomène de synchronicité. Lacan ne se serait-il pas souvenu de cette notion jungienne de la synchronicité pour théoriser la « communication d’inconscient à inconscient » ?

 

Mais il s’agit, pour Bitbol, d’élargir la notion d’interrelations à l’ensemble de l’univers et, pour étayer son point de vue, il en appelle souvent à Kant en ce que la méthode kantienne de la connaissance consiste seulement à retourner l’attention, habituellement hypnotisée par l’objet à connaître, vers les pré-conditions de la connaissance. Il fait aussi appel à Nagarjuna, penseur indien du iie siècle et adepte de l’école bouddhique de la « voie moyenne », c’est-à-dire une conception du monde, rejetant les extrêmes qui consistent tantôt à affirmer l’existence intrinsèque du réel, tantôt à la nier. Il n’y a que « vacuité », c’est-à-dire coproduction en dépendance. La voie moyenne s’affirme comme principe de connaissance, celle-ci étant entendue comme lucidité sur son propre aveuglement.

Le vide interstitiel

On ne s’étonnera donc pas de voir aussi apparaître chez Bitbol des références au Tao et à François Jullien, qui a particulièrement étudié les hexagrammes du Yi Jing en tant que « figures de l’immanence » ainsi que l’importance des transitions silencieuses dans les processus.

 

Et l’on peut aussi faire un lien avec ce que le Maharal de Prague, étudiant la Kabbale, appelle l’emtsa, l’entre, la diagonale du milieu qui repose, selon André Neher, sur une « paradoxale simultanéité des contraires ». Il est éclairant de lire sur ce sujet le texte d’une conférence prononcée à Perpignan par Paule Pérez et intitulée « Diagonales du milieu ». Ce texte est publié dans le n° 12/13 de la revue Temps Marranes.

Interrelations et spiritualité

 Bitbol suppose, et ce sera ma conclusion, que la théorie quantique pourrait être étendue à l’ensemble du monde et donc concerner parfois le champ macroscopique autant que le champ microscopique. Il s’agit d’une « option de l’en deçà du relativisme dans l’indéfiniment moiré des variations plutôt que de l’au-delà du relativisme dans le cristal de l’invariant ». Mais sans doute n’en sommes-nous pas globalement, tout à fait là.

 

Pourtant, il se dégage de cette hypothèse une éthique de la parole, non plus catégorique ni énonciatrice de généralités définitives, mais en phase et donc « hospitalière et instillatrice de dispositions affines aux circonstances ». Et, dans l’action, devrait intervenir un assentiment à un processus sans fin, « un processus battant dans une oscillation entre l’indifférenciation harmonisante et l’actualisation différenciante ». Alors se substitue à un individualisme fondé sur une essence propre : « je suis moi », une interdépendance, c’est-à-dire l’acceptation de n’être qu’un élément provisoire d’un réseau en évolution et révolution de phénomènes interconnectés. Cette façon d’être en relation dans un processus est bien l’indication que notre existence ne peut être que collective et active dans les processus de nos réseaux.

Mais, en ce qui concerne les physiciens, l’on pourrait penser que, dans leur désir disciplinaire de réduire la nature à des lois, ils voudraient obtenir des résultats de grandeur finis, éliminant par là même le non-calculable, ce qui nous enfermerait dans une détermination étroite faisant fi du méta-physique et de la spiritualité.

 

Aussi, il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain et renoncer à l’hypothèse des « univers parallèles » en substituant le seul infini actuel à deux ou plusieurs infinis (actuel et potentiel), dit autrement à un infini pouvant occasionnellement s’actualiser.

 

C’est pourquoi il est essentiel, à mes yeux, de rester fidèle à ce saut théorique, ce coup d’audace que représente l’idée des univers parallèles en explorant cette conceptualisation pour garder ouverte une voie de recherche. N. C.