Histoires d’eau

par Laurent Guillo

Tu n’aimeras point (Eyes wide open) est un film de Haïk Tabakman (2009), qui raconte la liaison entre Aaron, boucher de son état et père de famille, et Ezri, un étudiant talmudique qu’il engage un peu par hasard pour l’aider dans sa boutique.

C’est un film simple et puissant, au budget modeste, tourné dans le quartier orthodoxe de Jérusalem entre trois murs et une terrasse, allant de la boucherie à la maison en passant par la yeshiva.
J’ai été frappé par la charge symbolique de l’eau. Par la pluie tout d’abord, par cette eau tombée du ciel et qui, dans la première scène, vient tremper les deux hommes comme un déluge, comme une épreuve à laquelle aucun des deux ne pourra échapper.

C’est ensuite le bain rituel dans un mikvé situé en bordure de Jérusalem, qui leur donne la première occasion de se regarder. Ils s’immergent dans cette eau reçue du ciel et, pour Aaron, le plus âgé, c’est sans doute un baptême, une ouverture vers une altérité inconnue.

C’est dans ce même mikvé qu’à la toute fin, Aaron va s’immerger sans qu’on le voie ressortir. Cette supposée noyade marque la fin de l’aventure et flotte entre deux eaux : est-ce le signe d’un retour inconditionnel à la règle orthodoxe ? Ou simplement un suicide, un renoncement à quelque chose de vital ?

Après la scène où Aaron essuie les menaces de ses coreligionnaires, excédés par cette situation scandaleuse, vient celle où le rabbin vient s’asseoir dans sa boutique pour tenter d’apaiser la situation et parler avec lui. Le boucher lui sert un verre d’eau, engage le dialogue en lui expliquant qu’il revit depuis sa rencontre avec Ezri… Bois mon eau, écoute mes paroles, comprends ce qui m’arrive, semble-t-il dire. Et toi, rabbin, tu peux comprendre ça.

Ce verre, le rabbin ne le prend pas…

De toute évidence, tout cela n’est pas gratuit. Cette symbolique de l’eau entraîne avec elle la symbolique religieuse, dans un message qui rappelle que l’amour est de l’ordre du sacré, sinon du spirituel et qu’il est donc respectable, quelle que soit la forme qu’il puisse revêtir. Message profondément dérangeant, dans une logique orthodoxe, puisqu’il revient à dire que les formes – les usages, les rites, les règles sociales – pourraient n’être pas respectées si l’on admet que le fond reste valide.

J’associe Tu n’aimeras point avec un autre bon film, La petite Jérusalem de Karin Albou (2005), qui décrit les émois d’une étudiante élevée dans la communauté juive de Sarcelles, tiraillée entre une belle-famille pratiquante et l’émancipation que lui propose son cursus de philosophie.

La mère de cette étudiante va plusieurs fois au mikvé, s’interroge sur ce qui lui est permis ou défendu dans ses relations – insatisfaisantes – avec son mari, et prend conseil auprès de la femme qui tient l’endroit. Là aussi, c’est comme si l’immersion du corps dans l’eau en libérait l’esprit…

– J’ai peur de perdre ma pudeur, et de ne pas respecter les commandements, et d’aller vers le mauvais penchant de mon âme. Et je pensais qu’il y avait certaines choses qui étaient interdites…

– Mais où avez-vous lu dans la Torah que c’était interdit ?

– Mais on me l’a dit…

– Mais n’écoutez pas ce que les gens disent… Il est dit : « Si le mauvais penchant n’existait pas, aucun homme ne construirait une maison, ne prendrait femme et n’aurait des enfants ».

– Oui, mais on dit aussi : « Quand un homme et une femme s’unissent dans le respect de la loi, la présence divine est là ».

– Mais je vous assure que le plaisir est autorisé par la loi juive. Et n’éloigne pas la présence divine, au contraire, il la révèle.

Jusqu’à ce dialogue, entre les mêmes femmes, qu’on aurait aimé entendre entre Aaron et son rabbin :

– Il y a quelque chose en moi qui refuse ses libertés.

– Mais ce ne sont pas des libertés, c’est notre loi.

– Le problème c’est que je n’arrive pas à avoir du désir à l’intérieur de moi.
– Vous voulez dire que vous n’avez pas de désir pour notre loi.

– Mais si, j’ai du désir pour notre loi.

– Mais alors, qu’est-ce que vous attendez, laissez-vous aller !

Deux films vrais, comme on les aime, tellement proches dans le fond, tellement différents dans la forme…

Laurent Guillo

Les arbres grignottent…

par Noëlle Combet

Les arbres grignotent le soleil couchant

l’ effrangent de haillons

Gravée dans le sable,

galbée en creux,

une oreille se tend, se prête

aléatoire,

puis s’émiette.

 

Le son s’évase en gouttelettes ;

 

éparpillée, ta voix voltige dans ma bouche,

y disperse son grain, longuement goûté, mâché,

infléchi d’ironie

profonde.

 

Je  palpe l’onde d’une résonnance ancienne sur la dalle vieillie,

sculpture érodée ;

l’écho détimbré

échappe, s’élance, s’efface, s’évade et revient

du plus loin du loin.

 

Tramant ma pensée mulâtresse,

une quena, gravement,

lentement,

fait onduler le vent.

Sur le sentier, là bas,

court un enfant.

 

Noëlle Combet

Zimmerman, la chanson de l’interprète

par Sébastien Bauer

« Bob Dylan ne donnait pas tant l’impression de se tenir à un tournant décisif de l’espace-temps culturel que d’être ce tournant décisif. Comme si la civilisation avait pu évoluer à son gré, ou même au gré de sa fantaisie […]. » Greil Marcus, La République invisible

Qui est Monsieur Zimmerman ? Tant de mystères planent autour du personnage qu’il est presque impossible de le connaître. Ce que nous connaissons, ce sont ses chansons.

Plus de quarante albums et une tournée qui ne finit jamais ! Bob Dylan symbolise l’union entre une Amérique profonde et les courants d’avant-garde artistiques de son époque. Je ne peux m’empêcher de rêver à l’esprit et à l’ambiance qui devaient régner dans le Greenwich village de la fin des années 50, et le frisson encore très présent de la beat generation.

Dylan révolutionne la musique contemporaine. Il devient malgré lui l’une des figures de proue de la contre-culture de son époque. Son influence débordera largement le cadre de la musique, en éclaboussant la littérature, la poésie, et même la politique. Loin de se revendiquer comme leader, il le sera malgré lui.

Zimmerman s’éloigne de ce que je pourrais appeler « les chanteurs sachant chanter » et essuie de nombreuses critiques quant à sa voix et son interprétation. Dylan joue ses textes, comme un véritable instrument de musique, en recherchant l’expressivité au détriment d’une simple beauté classique. Son apport principal reste son écriture. Elle se démarque dès son deuxième album, le premier étant essentiellement composé de reprises, ce qui était d’usage à l’époque. Inspirés par la littérature, la poésie surréaliste, mais aussi les « folksongs » réalistes de la grande tradition américaine, ses textes construisent un univers intérieur d’une richesse exceptionnelle. Son expérience personnelle du monde réelle ou fantasmée se déploie.

Par ses prises de position, Bob Dylan refuse de se prêter au jeu de l’industrie du disque. Il change sans cesse d’apparence et de style musical ; il devient un traître. L’artiste, adulé par les milieux folk et ceux révolutionnaires de gauche des années 60, refusera toujours d’en assumer un quelconque rôle, d’en être le porte-parole. Il conduit plutôt ses admirateurs à penser par eux-mêmes, ainsi qu’il l’exprime dans certains de ses textes (Don’t follow leaders / Watch the parkin’ meters). Il veut renoncer aux messies, de quelque bord qu’ils soient !

 

Penser par soi même

Je me souviens : il y a quelques années, Dylan s’était produit à Perpignan dans le cadre d’un festival d’été. Le concert était complet et bien sûr j’étais présent pour voir ce monument, cet être invariable de l’histoire et du temps.

Beaucoup étaient déçus. Dylan était vieux, presque branlant, caché sous un chapeau, faisant languir l’auditoire en attente de ses plus grands succès. Le héros n’est plus. Le personnage androgyne des sixties a disparu ! Pour une mémoire de pochette de disque, il était bien amoché, le Zimmerman qui chantait aux côtés du pasteur Luther King avait bien changé… Mais Dylan est Dylan, et les chansons restent.

Je suis encore furieux lorsque j’entends ce discours tenu par des gens ayant hypothétiquement conservé quelques vinyles stockés dans l’humidité de leurs caves. Hélas, ils gondolent, et les êtres aussi. Ils n’ont rien compris, et il est trop tard ! Ils n’ont pas compris que lorsqu’on vient voir Dylan, on ne vient pas voir une icône mais écouter des chansons, car les chansons restent. Elles restent, se réécoutent et se transposent à des moments de notre vie. Elles se fredonnent comme on conserve un vieux livre de chevet.

Dylan avait parfaitement compris que l’art reste : « Ce qui compte, c’est la chanson et non l’interprète. »

Dylan parce que Dylan Thomas : « Dans un poème, la part magique est toujours accidentelle.»

Bob Dylan est empreint de poésie, il navigue au gré de sa spiritualité. Il faut considérer que sa spiritualité n’a de sens que parce qu’elle n’a pas d’étiquette. Dylan naît juif, mais sans conviction aucune à cet endroit-là, il se pense humain, composante d’un tout.

 

“Gotta Serve Somebody”[1]

Revenu de la musique country, Bob Dylan connaît une longue période rock et électrique qui lui vaudra de nombreuses critiques. De confession juive, il décide alors de se convertir au christianisme à la fin des années 70. C’est dans cette religion qu’il puisera une nouvelle source d’inspiration.

Suivent de nombreuses compositions gospel qui ne resteront pas dans les annales, excepté pour les titres Saved et Every Grain of Sand.

Dans une atmosphère de plus en plus mystique, il oblige ses musiciens à prier avant chaque concert et à remercier Jésus lorsque le show est terminé.

Slow Train Coming est l’album qui marque la conversion de Robert Zimmerman. Bob Dylan surprend son public en composant des morceaux à la gloire de Dieu. Il dira avoir vu Jésus entrer dans sa chambre d’hôtel à Tucson pendant sa tournée. Prétexte ou délire ?

Toujours est-il que Dylan passe à un rock biblique et colérique. Traité de Judas par ses plus fidèles fans, il va jusqu’à accuser le rock d’être livré au diable.

Pour Dylan, Jésus est celui qui fait prendre conscience à l’homme de toutes ses fautes.  Do Right To Me Baby  traite de la rédemption et When He Returns  nous emmène directement à l’église. Il chante un rock furieux avec un ton colérique et même sa période contestataire devient blafarde.

Artiste en perpétuelle mutation, il déroute et prend à l’estomac. Dylan prétendra dans l’un de ses entretiens qu’il se sent à l’aise avec les orthodoxes juifs et catholiques ! A chacun sa spiritualité…


Jérusalem

Rupture ! En 1983, Dylan réapparait hirsute, les cheveux aux quatre vents, le visage chaussé de ses Ray Ban Wayfarer restées au placard depuis les années 60. Il met très brutalement fin à sa période chrétienne. C’est à cette époque que l’album Infidels voit le jour. Ce disque est considéré comme un renouveau par Bob Dylan lui- même, à la suite de sa période chrétienne considérée par beaucoup comme un échec. En réalité, ce disque un peu fourre-tout n’est pas réellement réussi. C’est même un ratage ! Mais Bob ne faisant pas les choses à moitié, le ratage est sublime !

Dylan a cessé de prêcher une religion, ce sont ses propres croyances qu’il révèle et il suffit de l’écouter quelques années plus tard pour s’en convaincre : « Tout est là entre la religion et moi : je trouve la religiosité et la philosophie dans la musique. Je ne la trouve pas ailleurs ou autrement… Je n’adhère ni aux rabbins ni aux pasteurs, ni aux évangélistes, rien de tout cela. J’ai appris plus des chansons que j’ai appris de n’importe laquelle de ces entités. »[2]

Monsieur Dylan trouve sa spiritualité dans son ressenti, dans ce qu’il voit, surtout ce qu’il a vu de ses yeux lorsqu’il a mis les pieds en Israël. Il est bouleversé en se rendant à Jérusalem pour la première fois. Il respire cette terre, touche le mur, pratique la prière et pose les pierres du temple de Jérusalem. Zimmermann vit de son propre aveu un retour aux sources, il découvre une sorte de berceau en ces lieux qu’il ressent comme habités.

Habité, reste et restera le maître mot de la carrière et de la vie de l’artiste. Je ne m’avancerai pas à en dire plus que lui-même n’en a dit ou fait car il me semble très difficile de me poser autrement qu’en observateur devant un être aussi complexe. A-t-il lui-même les réponses ?


Artificiel

Les années 80 n’ont notoirement pas été la meilleure période pour les grands artistes rock des années 1960 et 1970. L’électronique commence à prendre le dessus, et les solos de guitare et les chanteurs à texte sont désuets. Pour Dylan, ses albums sont le plus souvent gâchés par le son discoïde de l’époque, qui ne leur convient particulièrement pas, et ses concerts par le manque de conviction qu’il met désormais à chanter.

C’est Zimmerman lui-même qui se décrit comme un chanteur qui a perdu quelque chose de ce qui faisait son génie : les chansons ne viennent plus avec la même facilité qu’avant, et son enthousiasme est usé. A la fin de la décennie on le retrouve associé avec le Grateful Dead pour une série de concerts, et l’énergie semble l’habiter à nouveau. Sur les conseils de Bono, chanteur de U2, il enregistre ensuite avec le producteur Daniel Lanois, connu pour son approche « à l’ancienne », un album, Oh Mercy, qui marquera son « grand retour ».

D’autre part, en 1988, Dylan nous livre une de ses merveilleuses farces en créant de toutes pièces les Traveling Wilburys, super-groupe fédérant, sous des pseudonymes, Dylan, George Harrison, Jeff Lynne, Tom Petty et Roy Orbison. Le groupe se séparera en 1990 après 2 albums d’un Rock and Roll simple mais éminemment sympathique.
Le mythe de Sisyphe

Le Never ending tour dure depuis déjà vingt ans ! Quelle belle image que cette tournée qui ne se finit jamais ou à la mort s’il y en a une. Je ne sais pas pourquoi je me reconnais autant dans les errances de ce personnage atypique, ou peut être que je ne le sais que trop. Loin de me comparer à monsieur Zimmerman, je sais le toucher d’une guitare, et je sais les mots que je dis et chante !

Je sais cette dualité qui m’habite, ce tiraillement entre deux spiritualités au socle commun. Après tout, n’est ce pas Johanan qui baptise Jésus ? Le moteur réside dans cette dualité, et c’est avec elle que l’on peut imaginer Sisyphe heureux pour reprendre les mots d’Albert Camus. Le choix ne se pose pas, on avance avec les deux. Si la question de ce choix devait un jour se poser à moi, je répondrais : je suis un juif qui ne peut pas lâcher sa croix…

Sébastien Bauer

 

[1] « Je dois servir quelqu’un. »

 

[2] Newsweek, 1997.

Glissements

par Noëlle Combet

Transvasive,
Suivre en songe
l’ombre des pensées-paysages
affleurer à flot de visages effleurés
s’évasant là-bas
échappés de leurs traits,
effaçant leurs contours
revenant lentement
à leur intensité.

Transitive, flotter
en l’élan alenti
d’obscurité lumière et puis obscurité ;
voir le rouge ardent des toits
peu à peu s’assombrir,
briller à nouveau dans le petit matin,
et la fougère hier enclose
dressée aujourd’hui, demain exténuée
dans sa rousseur,
et de nouveau enclose.

Un serpent ondule
entre ses anneaux,
entre les fagots ;
à la margelle du puits
puiser suavité des soifs persuasives et,
invasive, évasive, filer le long
des saisons qui vont
transitant de vivre à mourir à vivre
dans les temps qui glissent.

Noëlle Combet

Compagnons de refuge

par Claude Corman

Rien ne sert de courir, on ne part jamais à point !

Aux yeux d’Epictète, la réputation, les charges publiques, l’argent, mais aussi la santé du corps sont des choses secondaires et asservissantes : exposées aux aléas et aux hasards de l’existence, elles demeurent étrangères à nos natures profondes. Charge puissante et sans réserves contre l’argent, la reconnaissance ou l’entretien du corps, triade qui forme précisément, dans nos sociétés modernes, la constellation la plus lumineuse de la vie et une inépuisable source d’opinions et d’attentions.

« Mais si tu cherches à éviter la maladie, la mort ou la misère, tu seras malheureux »[1]. En deux mots, on a vite fait de comprendre que le conseil d’Epictète se situe à dix mille lieues des recommandations contemporaines, qu’il leur est foncièrement étranger. Le philosophe antique ignore tout du stress et de l’angoisse modernes face à la déchéance qui se profile derrière l’infirmité ou l’indigence, plus encore les programmes d’hygiène et de remise en forme des docteurs en bien-être qui cherchent par tous les moyens à nous rallier à leurs causes.

Aujourd’hui, n’est-ce pas à l’évitement de la misère, à l’active prévention de la maladie ou à la fuite éperdue devant la mort que nous mesurons et étalonnons une forme moderne de bonheur ? Ou plutôt devrions-nous dire : de non-malheur ! Car il n’est nul bonheur à éviter la misère, la maladie ou la mort.

Le bonheur, quand il n’est pas le fruit d’une recherche positive, active, d’une quête ardente et obstinée, se transforme en non-malheur, état psychologique intermédiaire et suspendu, qui n’est que la conséquence collatérale d’un opportun hasard, d’une bienveillante fortune. Ne pas tomber malade, ne pas croiser prématurément le chemin de la grande faucheuse, ne pas suer sous les haillons de la pauvreté, est-ce à cela que l’on doit évaluer la puissance du bonheur ?

Mais en vérité, Epictète suggère autre chose : c’est la recherche de l’évitement qui rend naturellement malheureux, ce petit jeu stratégique de fuite et de prudence  qui aliène l’individu et le captive dans les filets d’une anticipation obsessionnelle et douloureuse du mauvais sort.

On n’entend sans doute rien au conseil du stoïcien si l’on ne mesure pas que, pour un esprit de la trempe de celui d’Epictète, c’est bien le non-bonheur (l’absence délibérée de vertu forte, d’inclination résolue vers des appétits multiples de vivre, l’oubli de l’intensité des désirs et des aversions) qui est la quintessence même du malheur.

Rien de plus éloigné de ce philosophe que notre principe moderne de précaution, ce parapluie défensif et pusillanime contre toutes les affres et menaces de l’existence. Poltronnerie, anxiété, superstitions, propagande hygiéniste, pandémie de l’affolement, boursicotage du corps… médicalisation incessante de la vie ! Épictète ressuscité ne pourrait que constater aujourd’hui le naufrage de sa philosophie et plus généralement la fragile et déclinante postérité des idées fières et combattantes, des idées « viriles ».

« Ce qui tourmente les hommes, ce n’est pas la réalité, mais les opinions qu’ils s’en font », ajoute-t-il plus loin dans son « Traité de savoir-vivre ». Au fond, ce n’est ni la maladie ni la mort qui obsèdent et chagrinent tant les hommes, c’est la monstrueuse déformation des opinions qu’ils s’en font, le refus attristant et anxiogène de regarder ces événements comme indépendants d’eux, extérieurs à leur jugement et à leur lucidité. Comment des mortels en arrivent-ils à redouter ce qui est somme toute la vérité élémentaire la plus universelle de leur condition s’ils ne s’entêtent pas à égarer leurs esprits dans de trompeuses et aliénantes promesses ?

La démission de l’esprit humain face à la mort ou à la maladie est la matrice de toutes les autres démissions et, pire encore, de toutes les servitudes. Bien des siècles après l’Antiquité gréco-latine, les régimes totalitaires qui ne se sont pas spécialement nourris de la lecture d’Epictète en ont à leur insu retenu la leçon : la peur est la plus puissante pédagogie de la soumission.

Toutes les autres qualités que le philosophe stoïcien tient pour des vertus incomparables, quand elles ne découlent pas par automatisme de cette infaillible lucidité sur la mort, en dérivent  toutefois à un degré variable.

Il n’est donc pas étonnant que la philosophie, pour Epictète, soit un sacerdoce, une divine activité de l’esprit à laquelle on se voue et se consacre entièrement, sans partage, sans préoccupation concurrente. Mais également sans souci de reconnaissance, de gloire ou de séduction.

«  Comment si tu ne flattes personne, obtenir autant que les flatteurs ? » La liberté totale de jugement, qui garantit le développement harmonieux et souverain de la personne, déconstruit toute forme d’obéissance à un gourou, à un tyran, voire à un maître.

Mieux vaut passer pour un inculte que se mettre prématurément au service d’un maître des paradoxes et des syllogismes : « Si tu veux progresser, accepte de passer pour un ignorant et un idiot dans tout ce qui concerne les choses extérieures, n’essaie jamais d’avoir l’air instruit ».

La philosophie n’a pas pour objectif une alliance des champions du savoir à seule fin d’imposer le respect aux groupes d’athlètes, aux cercles de personnalités politiques influentes ou aux « Césars ». « Plutôt avoir Dieu pour père et tout l’univers que César comme parent… ! »

Du reste, la philosophie n’est pas un savoir, fût-elle inspirée et nourrie par les livres merveilleux des philosophes : c’est un engagement de tout l’être dans une attitude existentielle courageuse et guidée par la plus grande fermeté de la raison. C’est un combat permanent qui n’est jamais soutenu ou encouragé par la perspective de la reconnaissance publique ni l’appât des récompenses. Nulle scintillation de la gloire ne vient troubler l’esprit libre du philosophe !

Aussi Epictète oppose-t-il l’éblouissante ardeur philosophique à l’inconséquence triviale de l’homme ordinaire qui rêve d’être un jour vainqueur aux jeux Olympiques, sans imaginer et encore moins éprouver les concessions, les efforts, les disciplines physiques, les renoncements à l’activité ludique auxquels il devrait nécessairement se plier, pour y parvenir.

L’engagement philosophique d’Epictète implique, on le conçoit, une hautaine solitude de l’individu pensant. Car, s’il ne faut s’intéresser qu’à « ce qui dépend  de nous », cela délimite et borne drastiquement le territoire exclusif de nos désirs et de notre raison. Et c’est à l’intérieur de ces limites indilatables que nous sommes responsables ou irresponsables, valeureux ou lâches, clairvoyants ou aveugles.

– Ne faut-il pas désirer être en bonne santé ?

-Pas du tout : pas plus que n’importe quoi d’autre qui te soit étranger.

Le monde extérieur ne peut plus se trouver en situation d’accusé. Le plaidoyer sur les circonstances atténuantes, l’argumentation sur les infortunes de la naissance ou la mise en avant d’un arrière monde psychologique ou social, attitudes qui, toutes, cherchent à expliquer et parfois à légitimer l’empêtrement, la paresse ou la malignité des individus, n’ont aux yeux du stoïcien grec aucune valeur. «  Au lieu d’accuser le monde, tu ferais cent fois mieux de te moucher »,  tonne-t-il. Kafka, une fois n’est pas coutume, se fait le lointain interprète d’Epictète, dans un aphorisme  au sens très voisin :

– Entre toi et le monde, arbitre toujours en faveur du monde !

Le stoïcisme d’Epictète est, par certains côtés, une morale et plus encore une expérience de l’esclave émancipé, libéré. Né à Hiérapolis en l’an cinquante avant J.-C., il fut vendu comme esclave à Rome puis affranchi par son maître, Epaphrodite, ami de Néron.

Aussi rien n’a-t-il plus d’importance aux yeux d’Epictète que de ne dépendre de personne, de ne laisser personne d’autre gouverner ses désirs et ses jugements. Et c’est parce que les passions menacent toujours de rendre infirmes les jugements et la claire raison  que le stoïcien récuse la passion et son esclavage. Ce n’est évidemment pas une morale de l’utilité et de la prudence qui vise à bien ménager et défendre ses biens. L’esclave affranchi ne recherche pas la maîtrise dans les affaires domestiques ou publiques qui sont tout au plus les indices visibles et artificiels de la puissance.

Il la recherche dans l’affirmation plénière et intransigeante d’un libre-arbitre accordé à sa nature personnelle.

Spinoza se montre ici le plus véhément adversaire des stoïciens. Alors que pour ceux-ci, le libre-arbitre est le plus grand privilège donné à l’homme par Dieu, Spinoza tient celui-ci pour une fable, une chimère, une illusoire et trompeuse liberté. L’homme est configuré à partir d’une constellation de forces et de déterminations, d’un enchevêtrement si complexe de causes et d’effets, d’excitations et d’indifférences, de désirs et d’aversions que c’est pure imposture que l’imaginer, au cœur de cette constellation en perpétuel et insaisissable mouvement, possesseur d’un libre- arbitre autonome et souverain. Mais Epictète n’en démord pas. Un libre-arbitre ferme et loyal à la nature est le seul antidote efficace contre la folie des événements qui frappe chaotiquement la tête des hommes. Son absence ou son inhibition installe l’empire de la sottise dans le monde et, par dérivation logique, ouvre en grand les portes de la tragédie : « Voilà comment naît une tragédie, lorsque sur le chemin des sots, le sort met quelque désagrément. »

L’un des caractères substantiels de toute idéologie de droite (je ne parle pas ici des variantes religieuses, despotiques ou libérales de cette idéologie mais bien de l’idéologie de droite en tant qu’elle est traversée de fond en comble par l’évidence de l’inégalité humaine) réside dans l’idée que, si Dieu règne communément sur l’ensemble indifférencié des humains, il ne fait en revanche aucun doute que les sociétés humaines se construisent in fine sur la dialectique maître-esclave. Et cette dialectique, quelles que soient les nuances apportées par les époques successives, présuppose toujours une inégalité constitutive, génétique des humains, selon les lois de la Nature. De ce point de vue, on peut penser – et c’est un paradoxe pour la philosophie d’un ancien esclave – que le courant stoïcien dont Epictète est un illustre représentant –participe – de – ou fonde en principe une telle idéologie de « droite ». En tout cas, une idéologie qui, reposant sur l’état de nature, sur les avantages et défauts de chaque nature personnelle, est une morale ou une « sagesse » de l’assentiment.

Certes, il n’est nullement question dans la pensée d’Epictète de légitimer une quelconque condition ontologique de l’esclave. Cette condition n’est qu’accidentelle et pas essentielle (on n’est esclave, procurateur, consul ou athlète que par accident).  Toutefois, si la morale stoïcienne postule l’égalité des créatures humaines face à Dieu, a contrario,  au sein de la société des hommes, la dispersion et l’hétérogénéité des qualités naturelles est la règle.

Les forts règnent ou font les jeux Olympiques, les faibles et les chétifs obéissent et évitent de se prendre pour des athlètes et des champions. Chacun, selon son rang et ses dispositions naturelles, doit consentir à sa destinée. On conçoit que Nietzsche, n’abhorrant rien moins que la virulence médiocre et consolatrice du ressentiment ait considéré Epictète comme un moraliste antique salutaire et « réquisitionnable » dans son combat contre la mauvaise conscience chrétienne.

De là à opiner que seule l’adéquation, la mise en correspondance de la raison de l’individu avec ses inaliénables mais inchangeables qualités naturelles illustre le vrai tempérament des maîtres, le fulminant philosophe allemand ne pouvait s’y résoudre. L’assentiment stoïcien est à tous égards plus lumineux et instructif que la geignarde et frileuse religion du ressentiment. Mais la soumission du tempérament à la nature ou le courage de l’esprit face aux coups du sort de l’existence sont insuffisants. La grande lueur philosophique de l’avenir a besoin d’un saut, d’une transmutation de la nature humaine. L’avènement d’une haute  philosophie des temps irréligieux ne peut pas parier sur l’héroïsme de l’homme antique, soutenu par la volonté indéchiffrable de Dieu ou la famille goguenarde et ludique des Olympiens. Quand Nietzsche écrit « Zarathoustra », ce n’est pas la mort de Dieu qu’il annonce et commente mais bien la fin de l’homme !

Mais avec Epictète, nous sommes encore loin de la vision crépusculaire de Nietzsche et de son appel tonitruant à une nouvelle renaissance. Dieu, les Dieux sont encore bien là et l’homme se prête toujours à de multiples approches et définitions. Pour autant, la situation décrite par Epictète est-elle vivable ?

L’individu chétif, malingre, gagnant chichement une maigre vie, ne possédant aucun bien, pas même sa liberté et qui de surcroît perd l’un de ses parents les plus proches, peut-il consentir à sa destinée et trouver dans le grand « oui » de l’assentiment un réconfort moral à sa détresse, une armature spirituelle à toute épreuve, comme si cette armature, loin de se cabosser sous les coups du sort, y forgeait chaque fois davantage sa force et sa résistance ? Épictète le soutient, tout comme nombre de chrétiens qui, après lui, souligneront le rôle salvateur et purifiant de l’indigence.

 

Les mauvaises lectures de M. de Saci

Pascal, dans sa conversation avec monsieur de Saci, avoue la parenté d’opinion du christianisme et du stoïcisme d’Epictète sur la vanité des biens matériels, de la fortune, des charges publiques et de la santé. Dans les deux cas, une morale exigeante de l’accord et un semblable éloignement de la pensée rebelle sont admis et élevés au rang de principes fondateurs. Mais, si Pascal concède sa dette intellectuelle envers l’ancien esclave d’Hiérapolis, c’est pour aussitôt affirmer qu’Epictète se trompe sur la réponse en affichant en corollaire de cet assentiment un orgueil sans égal, une ambition humaine aussi colossale que démesurée.

Pascal flaire un excès de confiance chez le philosophe antique qui confine à la négation du Dieu créateur, dont ce dernier prétend rester le loyal et intransigeant serviteur. À quoi bon parler encore du Dieu créateur si la Nature a si intelligemment et nécessairement placé chaque être humain à sa place, dans son adéquate condition, dans son rang et jusque dans sa mesure de vie au point que l’homme philosophe doive s’efforcer seulement d’en accepter le coût ? N’y a-t-il  alors plus d’avenir à la grâce, à la bonté divine, au rachat chrétien de la créature humaine naufragée et pécheresse, inévitablement pécheresse, sauf à imaginer une race de sous-hommes indigne du grand assentiment stoïcien et ne s’en remettant à la grâce de Dieu que par défaut ?

Non, ce n’est pas le sous-homme que Pascal a en tête, mais le surhomme d’Epictète auquel l’écrivain des « Pensées » dénie toute existence crédible. Car comment un homme pourrait-il égaler l’excellence d’un Dieu ? Comment le philosophe de l’assentiment, ce prodigieux mais primitif « existentialiste », pourrait-il imaginer rivaliser avec le Christ agonisant et mourant sur la croix afin de rédimer non pas tel ou tel homme, plus ou moins saint, plus ou moins juste, mais toute l’humanité qui veut bien l’accueillir ? Le pauvre, l’indigent, le faible, le craintif, le malingre, l’indigent n’ont qu’à tendre les mains vers la promesse chrétienne pour être aussitôt élevés vers le trône de gloire. Le grand oui chrétien suppose que chaque homme prenne part, modestement, humblement à la grande souffrance universelle du Golgotha.

Ce qui n’est évidemment pas le cas de l’impassibilité stoïcienne qui renvoie chacun de nous à une héroïque solitude jamais éclairée par la lueur de la rédemption.

Curieusement, un autre personnage entre en scène dans les entretiens de Pascal avec M. de Saci et c’est Montaigne. Montaigne et Epictète sont les deux auteurs que M. de Saci aimerait mettre à l’index de toute bonne et éducative bibliothèque chrétienne. L’hérésie et l’athéisme sont, à ses yeux, les principaux dangers des mauvaises lectures et, si le génie de Pascal peut traverser ces livres sans compromettre son esprit, mieux, en fortifiant sa foi catholique par une lecture critique et inspirée de ces auteurs, il n’en va pas de même pour les esprits vulgaires et désarmés qui peuvent en être lourdement affectés. Mais pourquoi Montaigne après Epictète ? Quelle ruse Pascal a-t-il en tête en joignant ces deux écrivains et philosophes dans la proximité d’une conversation sur l’art de vivre ?

Certes, Montaigne, dans un premier temps, est proche d’Epictète par son refus de s’en laisser conter par les autres et son panégyrique de l’indépendance d’esprit. Sans doute partage-t-il aussi, avec le maître stoïcien, la conviction du caractère non essentiel de la dialectique du maître et de l’esclave et l’intuition que toute philosophie ou sagesse axée sur l’évidence naturelle de la servitude et de l’injustice dissimule mal une idéologie au service des puissants, une idéologie de circonstance sans légitimité durable.

En revanche, ce qui distingue Montaigne d’Epictète réside assurément dans leur conception différente de la nature et l’usage que les hommes en font. Le point de départ est pourtant très proche. Montaigne professe un égal respect de la nature humaine. Chacun de nous, selon sa complexion naturelle, ses désirs et ses aversions, essaie de mener une existence accordée à ses inclinations souveraines sans les discuter ou les mettre en doute à tout bout de champ. L’homme n’est pas un mille-pattes qui se fait sans cesse des crocs-en-jambe. Mais rapidement les choses divergent. Quand le philosophe grec persiste et signe, pour l’entière durée d’une vie, son engagement en faveur de la symétrie des vertus et des qualités naturelles, Montaigne n’est pas homme à accepter, comme loi divine et intouchable, ces dispositions héritées. Certes, il faut les domestiquer, s’en accommoder peu ou prou mais, de là à en faire une loi qui s’impose à chacun comme un corset de fer, cela n’est ni souhaitable ni vivable. L’homme est une créature du doute, de la mesure, de la prudence, de la balance des jugements et Pascal souligne à ce propos à quel point Montaigne est le fossoyeur de toute croyance, de toute foi, de toute conviction militante et à l’extrême, ce qui est un comble pour un écrivain épris de sagesse et de philosophie, de toute aspiration à la Vérité.

Montaigne nous invite à vivre dans l’incertitude de toute pensée et la relativité de tout jugement moral et cela effraie bien sûr un esprit pénétré comme celui de Pascal par la nécessité salvatrice de la grâce. Pascal ne fait aucune confiance à l’être humain et, si l’on peut douter que l’auteur des « Pensées » croie en Dieu avec la même foi que celle des Pères de l’Eglise ou avec l’intensité sublime des premiers acteurs du monothéisme, il ne fait aucun doute que Pascal ne possède guère la foi en l’homme d’un Epictète ou même d’un Montaigne. À son idée, Montaigne est coupable d’entrebâiller les portes du nihilisme moral par lesquelles s’engouffreront plus tard des générations de modernes.

Si la grâce est éliminée et la raison humaine renvoyée à une constante et irréparable relativité, nul ordre durable, nulle harmonie politique et nul salut spirituel ne viendront plus structurer les sociétés humaines ni limiter les bassesses de l’âme humaine. Partout où Montaigne aperçoit et distingue fantaisie et légèreté, Pascal renifle l’odeur soufrée des enfers et la malédiction des cauchemars à venir. Le choc du nouveau, l’incessante métamorphose du monde, de ses bruits, de ses couleurs, de ses goûts, de ses techniques est, aux yeux de Pascal, comme ils le seront plus tard à ceux de Chateaubriand, l’antithèse du monde intime, secret et personnel où l’homme doit livrer intelligemment, artistiquement son combat contre la mort « toujours ressuscitée ». Car la mort n’est pas l’affaire des civilisations (contrairement au verdict de Paul Valéry), les civilisations doivent impérativement constituer des ensembles cohérents et durables capables de résister à l’entropie et à la foncière vanité de l’existence humaine. En revanche, seul l’homme peut affronter la finitude de son existence et vaincre ce qui en constitue la plus notoire et récurrente absurdité : son éphémère présence terrestre.

Dans son essai sur Don Tancrède, l’écrivain espagnol José Bergamin fait de Pascal le fondateur du tancrédisme français, c’est-à-dire du stoïcisme chrétien. Pour ceux qui n’ont pas lu les œuvres taurines de l’écrivain espagnol, rappelons que Tancredo Lopez était un ouvrier maçon qui, juché sur un piédestal cubique, au centre de l’arène, demeurait absolument immobile face au toro. Cette quiétude radicale, ce « silence des mouvements » de Don Tancrède face au jugement de Dieu caché dans les cornes du toro, signifiait, aux yeux de Bergamin, le stoïcisme espagnol le plus pur. Et en parallèle, Bergamin concevait le toreo, le jeu mobile, intelligent, vivifiant et magique du torero, comme la quintessence du christianisme. Le stoïcisme dépasse la peur de la mort par une attitude téméraire et imperturbable, une posture tancrédiste. La mort est partout, on ne peut lui échapper et, quand elle arrive, il ne sert à rien de fuir. Fuir est aussi absurde pour l’homme qu’accélérer le pas ou se mettre à courir quand il pleut, alors que la pluie est aussi devant lui. Le christianisme affronte également la mort mais, par une autre sorte de courage, un courage issu de la grâce, de la compagnie intime de Jésus qui permet à l’homme de se sublimer face au destin, de s’en rendre plus finement, plus subtilement et esthétiquement le maître provisoire, le maître qui se sait provisoire. L’homme chrétien est un créateur, un artiste qui, à l’instar du torero, accueille dans les plis ensorceleurs et intelligents de sa muleta la charge éternellement recommencée de la mort.

 

Contemporains ne tournant pas la tête du même côté

À peine quinze années après la conversation de Pascal avec le directeur de Port-Royal des Champs, Spinoza interroge également l’état de nature et l’état de grâce, la puissance de vie et l’intensité de la Révélation. Ses conclusions sont, on le sait, radicalement différentes de celles du stoïcien chrétien Pascal.

D’abord, l’état de nature s’impose effectivement à tous, hommes, animaux ou objets. Mais il est tout aussi absurde, précisément parce que la nature n’a pas de projet providentiel, de miser sur l’assistance de Dieu dans la conduite des affaires humaines que de parier sur l’autosuffisance du libre-arbitre humain. Alors que les stoïciens élèvent le libre-arbitre à la plus haute marche des vertus humaines et que les croyants (dont les hébreux servent d’archétypes) s’asservissent à une Loi divine rédigée par l’esprit humain, Spinoza affirme, à rebours de ces engagements duels mais jumeaux, que tout ce qui est humain est déterminé, construit, assigné, et repose sur une croissante densité de motifs et de causes. Que ce produit, ce fruit actualisé de tant de subtiles et innombrables interférences, puisse se montre créatif, vivant et même joyeux est un fait qui ne relève nullement d’une morale de l’assentiment ou de la sublimation divine de la couardise humaine.

Une fois la nature imaginée comme une immense unité biophysique génératrice de formes, de substances, d’êtres tous dissemblables les uns des autres, quelle place réserver à Dieu ? En observant la faiblesse d’armure et de défense d’une salamandre ou d’une grenouille, force est de constater que la Nature a créé une infinité de choses dissemblables mais aussi inégalement dotées de puissance, de longévité, de résistance ou de ruse. Donc, tout système analogique avec le système naturel est dans l’impossibilité de susciter et encore moins d’établir des valeurs de justice et de paix.

On peut anthropomorphiser la nature, on peut y projeter les idées humaines les plus loufoques ou les plus tendres mais on ne peut assurément pas naturaliser les humains et attendre d’eux l’organisation d’une société politique juste ou pacifique.

En assimilant Dieu à la Nature, en définissant Dieu comme le Pancreator, le forgeron de tous les mondes physiques et biologiques, Spinoza est considéré comme l’inventeur du panthéisme, une marche au-dessus du monothéisme biblique et du polythéisme grec ou païen. Ce faisant, Dieu Pancreator logeant dans toute chose, Il loge aussi dans les férocités, les rudesses, les cruautés, les iniquités de la Nature. Au sein de la vraie Nature, du monde conçu et occupé de part en part par Dieu, le loup ne paît pas docilement avec l’agneau. La coexistence pacifique du loup et de l’agneau est une projection imaginaire des prophètes. Les temps messianiques sont totalement surnaturels et fictifs et, en cela, ils sont « saturés » d’absence divine. Le panthéisme spinozien, sans se résumer à une revanche de Baruch Spinoza contre l’institution civico-religieuse qui l’a chassé de la Synagogue, est une redoutable et conséquente excommunication du Dieu des théocraties.

Loin de se tenir comme Pascal dans l’entre-deux tragique de la condition humaine, alternativement tournée vers sa face bestiale et sa face angélique sans jamais pouvoir choisir son visage, Spinoza réduit tout à la fois les appétits célestes et animaux de l’homme afin de déployer en lui une vraie puissance de vie et de jugement. La justice et la paix dans la Cité, tout comme la destruction et la guerre, sont l’œuvre unique des hommes et, sans être pour autant surnaturelle, cette œuvre n’a pas de correspondances ni d’exemples dans l’état de nature. De même, les idées, les sentiments, les inclinations, les connaissances sont l’affaire exclusive de l’homme, un être qui, issu de la nature, se hisse de temps en temps au-dessus de ses impératifs biophysiques et peut même atteindre, au terme d’un énorme travail personnel, un état sublime de béatitude et de joie.

Dès lors que Dieu s’est retiré du monde (et la thèse lourianique du tsimtsoum, contemporaine de l’exil des Juifs d’Espagne, est sans doute connue de Spinoza[2]), le monde n’a plus de commerce équitable avec Dieu. De ce point de vue, le panthéisme spinozien est l’envers philosophique du tsimtsoum des cabalistes. Dieu n’est plus présent dans l’univers ou Il est partout chez Lui, ce qui est presque la même chose. En tout cas, l’extériorité transcendantale de Dieu est congédiée. Pascal n’est sans doute pas loin de penser la même chose. Il hésite, il est au seuil d’une crise aigue, catastrophique de la foi, mais il ne peut échapper au tourment délicieux de la grâce qui lui semble l’unique remède à la double impasse de l’orgueil et de la nonchalance, de l’héroïsme et de la paresse, du temps méprisant des forts ou obscurément cynique des masses. Et il compose, dans la nuit fébrile et illuminée de 1654, son « Mémorial ».

Spinoza pense réellement à la place de Moïse, dans la peau de Moïse. Sa critique de la théocratie hébraïque, plus précisément du mode de sélection des élites sacerdotales, est en quelque sorte contemporaine du « don » de la Loi au Sinaï et de la rédaction du Deutéronome. Il réfléchit au choix des lévites du point de vue de Moïse et non pas à partir d’une tradition talmudiste, midrashique ou cabaliste bien postérieure. Alors que, la plupart du temps, nous confondons l’aurore biblique et son long rayonnement historique.

C’est aussi, me semble-t-il, ce qui distingue au plus haut point le judaïsme et le christianisme. Il n’existe pas de civilisation juive, ce qui du reste explique la polysémie de l’identité juive, mais on parle sans cesse de civilisation chrétienne. Ce que l’on nomme le christianisme est très éloigné des premiers rayons du monothéisme, de l’archaïque lumière de Dieu, captée et traduite par un grand prophète. C’est davantage le génie historique du christianisme, ce que les hommes au travers d’innombrables générations ont élevé et fait au nom du Christ que nous avons en tête quand nous évoquons la foi ou la culture chrétiennes. De sorte que ce n’est plus Dieu (ni sa Loi révélée) mais l’œuvre civilisatrice des hommes (les cathédrales, les peintures bibliques ou la musique « religieuse », etc.) accomplie sous la tutelle de Dieu que nous appelons Dieu. Et c’est sans doute, à revers, cette recherche de la lumière originelle de Dieu qui foudroie Pascal en l’an de grâce 1654 et qui le pousse à dédier son incandescente conversion du « Mémorial » au Dieu d’Abraham, au Dieu d’Isaac, au Dieu de Jacob.

L’invention de la joie par temps de dis-grâce – dans une époque qui voit s’anéantir l’humble et naïve confiance de l’homme en la Providence divine  autant que se multiplier les ferments de la décadence du christianisme (guerres de religions, poussée des sciences et des techniques, naissance d’une géo-politique de la planète) – situe l’importance de la contribution de Spinoza à la pensée humaine. Quand le sol ferme semble se dérober sous les pieds d’un Pascal saisi par la vertigineuse angoisse du vide céleste et la crainte d’un monde abandonné au nihilisme des lois naturelles, Spinoza propose de penser à partir d’un « humain global », sans séparation artificielle et mensongère avec le corps physique, la possibilité d’une humanité joyeuse et affranchie de ses ténébreuses et infantiles passions. Nul besoin de rédemption ni de médiation de l’égalité des humains par le truchement de Dieu, le simple et exigeant travail intellectuel de l’homme y pouvoira.

La philosophie de Spinoza nous éloigne à égale distance de la morale stoïcienne de l’assentiment et de la solution désormais artificielle et « politique » de la grâce telle que l’auteur des « Pensées » la propose : comme un remède indispensable au déchirement, à l’angoisse, à l’insignifiance et à l’incomplétude de la condition humaine, un succédané nécessaire, fût-il malade ou agonique, à l’éblouissant et lumineux  accueil de la Révélation que connut la génération sinaïtique ou celle des pères de l’Eglise.

 

Oter à la mort son masque sublime

« Penser » la joie implique néanmoins une conversion initiale de l’esprit : se détourner résolument de l’aporétique condition mortelle de l’humain. Car la mort pèse, elle pèse par ses fléaux, ses famines, ses épidémies, ses accidents, ses blessures mais elle pèse aussi par les superstitions, croyances et dévotions que sa crainte engendre et organise en tribunaux métaphysiques ou d’essence prétendument divine.

Spinoza, après Epictète et Montaigne, tente de marginaliser ou d’occulter la question de la mort, lui qui sait bien qu’elle est la question religieuse par excellence ou du moins le terreau de tout grand édifice spirituel.

Franz Rosenzweig s’empresse de le souligner, en indiquant en ouverture de son grand livre « L’étoile de la Rédemption » que la philosophie avait toujours manqué le rendez-vous crucial avec l’angoisse de l’être humain confronté à sa finitude et à sa désolation : « De la mort, de la crainte de la mort, dépend toute connaissance du Tout. Rejeter la peur du terrestre, enlever à la mort son dard venimeux, son souffle pestilentiel à l’Hadès, voilà ce qu’ose faire la philosophie. Tout ce qui est mortel vit dans cette angoisse de la mort, chaque naissance nouvelle multiplie l’angoisse d’un nouveau fondement, car elle multiplie ce qui est mortel. Sans fin le sein de la terre inépuisable accouche du neuf, et chacun est soumis à la mort, chacun attend avec crainte et tremblement le jour de son passage aux ténèbres. Mais la philosophie conteste ces angoisses de la terre. Elle s’échappe par-dessus la tombe qui s’ouvre sous les pieds à chaque pas. Elle abandonne le corps à la merci de l’abîme, mais l’âme libre prend son envol pour le franchir sans encombre. Que l’angoisse de la mort ignore tout d’une telle séparation en âme et corps, qu’elle hurle Je, Je, Je, et ne veuille rien entendre d’une dérivation de l’angoisse sur un pur « corps », point n’en chaut à la philosophie. Que l’homme se terre comme un ver dans les plis de la terre nue, devant les tentacules sifflants de la mort aveugle et impitoyable, qu’il puisse ressentir là dans sa violence inexorable ce que d’habitude il ne ressent jamais : que son Je ne serait qu’un ça s’il venait à mourir, et que chacun des cris encore contenus dans sa gorge puisse clamer son Je contre l’Impitoyable qui le menace de cet anéantissement inimaginable, face à toute cette misère, la philosophie sourit de son sourire vide et, de son index tendu, elle renvoie la créature, dont les membres sont chancelants d’angoisse pour son ici-bas, vers un au-delà dont elle ne veut absolument rien savoir. »

Si Epictète offre à l’homme la solution de l’accueil magnanime et indifférent (magnanime parce qu’indifférent) de la mort, solution dont Pascal, répétons-le, nie la vraisemblance et la piété[3], Montaigne adopte une posture plus modeste et plus taillée à la mesure de ses observations désenchantées sur la créature humaine. Ne pouvant éviter la mort, l’homme doit s’efforcer de l’accueillir avec dignité et sans chercher à attrister de manière inconvenante ou théâtrale son entourage. Ce n’est pas au seuil de la mort que l’humain dicte soudainement un témoignage inspiré, un testament sage et éclairant. C’est du temps de sa vie, dans l’éclat fugitif de ses jours terrestres que chacun de nous peut livrer un enseignement et affirmer ou oser une conduite de vie. Il faut vivre entre les vivants !

La mort est un passage, elle n’est pas une conclusion, encore moins un achèvement : «  La mort a des formes plus aisées les unes que les autres, et prend diverses qualités selon la fantaisie de chacun. Entre les naturelles, celle qui vient d’affaiblissement et appesantissement me semble molle et douce. Entre les violentes, j’imagine plus malaisément un précipice qu’une ruine qui m’accable et un coup tranchant d’une épée qu’une arquebusade ; et eusse plutôt bu le breuvage de Socrate que de me frapper comme Caton. Et, quoique ce soit un, si sent mon imagination, différence comme de la mort à la vie, à me jeter dans une fournaise ardente ou dans le canal d’une plate rivière. Tant sottement notre crainte regarde plus au moyen qu’à l’effet. Ce n’est qu’un instant, mais il est de tel poids que je donnerais volontiers plusieurs jours de ma vie pour le passer à ma mode (…) C’est une condition que j’eusse acceptée en toutes les saisons de mon âge, mais en cette occasion de trousser mes bribes et de plier bagage, je prends plus particulièrement plaisir à ne faire guère ni de plaisir, ni de déplaisir à personne en mourant. Elle a, d’une artiste compensation, fait que ceux qui peuvent prétendre quelque matériel fruit de ma mort en reçoivent d’ailleurs conjointement une matérielle perte. La mort s’appesantit souvent en nous de ce qu’elle pèse aux autres, et nous intéresse de leur intérêt quasi autant que du nôtre, et plus et tout parfois. En cette commodité de logis que je cherche, je n’y mêle pas la pompe et l’amplitude ; je la hais plutôt ; mais certaine propriété simple, qui se rencontre plus souvent aux lieux où il y a moins d’art, et que nature honore de quelque grâce toute sienne. »[4]

Montaigne discourt de la mort comme d’une affaire entendue, raisonnable, donc secondaire, dont il est loisible de limiter les effets collatéraux et les ostentations morbides et sépulcrales. Combien sommes-nous ici éloignés de l’angoisse de mort que décrit avec une si terrible éloquence Franz Rosenzweig ou du pressentiment inquiet de Pascal sur le glissement fatal de la non crainte de la mort à la non crainte de Dieu.

Quant à Spinoza, il chasse la mort du lexique philosophique. Il n’évoque même plus l’au-delà de l’âme humaine qui prend son envol en se séparant du corps, au-delà énigmatique dont la philosophie, disait Rosenzweig dans son préambule, n’avait jamais voulu éclaircir la région ou le devenir, mais dont elle ne niait pas l’existence. La mort unit le corps et l’âme, tout comme la vie conjoint les deux. Comme enjeu philosophique encore asservi à son mentor et tuteur théologique, la mort est, si l’on peut dire, hors-jeu. Ce qui compte vraiment, c’est l’éternité de ce qui a eu lieu, de ce qui est advenu, nullement l’immortalité des êtres et des choses qui n’est pas et n’a jamais été inscrite dans le programme commun de la Nature.

Face à l’acceptation stoïcienne du sort et au consentement chrétien à la destinée (les voies de la Providence étant impénétrables aux mortels), Spinoza choisit la puissance d’agir logée à des degrés et selon des intensités variables dans la persévérance de l’être. L’humain lui-même n’est pas réductible à une destinée, à un fatum qui se joue à la périphérie de Dieu ou sur les tréteaux tragi-comiques des Olympiens, il n’est pas que ce vermisseau bavard des misanthropes ni cet être-pour-la mort des métaphysiciens tardifs et incrédules, exempté de toute responsabilité envers son proche ou son lointain. L’humain est aussi et avant tout un vivant persévérant, tendu vers la joie d’être, sous sa double dimension, personnelle (le troisième type de connaissances) et collective (en construisant  une société politique raisonnable et paisible).

 

Non pas sans droits mais par-delà le Droit

Avec son étourdissante et magistrale construction éthique, Spinoza espère dessiner un avenir lucide et néanmoins joyeux aux humains de la modernité, un avenir qui ne doive plus rien à l’embrasement spirituel et violent de l’homme féodal sans être livré pour autant au mercantilisme illimité du bourgeois naissant. Mais que la tâche est ardue, harassante, dangereuse et parfois obscure et ingrate ! Les alliés d’un jour sont les ennemis du lendemain, les passions toujours réveillées par un quelconque crime piétinent les principes « ennuyeux » et équilibrés de la raison et du « vivre ensemble ». Les hommes brûlent toujours ce qu’ils ont adoré la veille et les frères de Witte, lynchés et dépecés par une populace orangiste haineuse et vengeresse, font les frais de la dernière barbarie.

La fausse piste pour parvenir à cet équilibre général et funambulesque des passions et des raisons humaines, tracé par l’Ethique, est l’avènement récurrent et obstiné de la grâce sous divers visages d’emprunt, parfois trompeusement « laïques ». Dès que la société humaine et chaque homme considéré isolément se replacent entièrement sous l’autorité aveuglante d’une idée-slogan (celle, nationaliste et sécuritaire du stathoudérat ou celle, plus sublime mais tout aussi épuisante d’une communauté politico-religieuse fermée au commerce avec les autres) et délaissent ce faisant la dynamique féconde des réciprocités positives, la souffrance, la tristesse et la destruction étendent à nouveau leur ténébreux empire. Et la dialectique maître-esclave, immanente ou transcendante, dont on a entrevu qu’elle est constitutive de toutes les idéologies fondées sur l’inégalité humaine, ressuscite toujours, comme aux temps antiques, au moment crucial de la désignation des élus et des déchus, des initiés et des vulgaires.

Cependant, l’épanouissement individuel et collectif d’une raison libre et joyeuse ne repose pas davantage sur des bases juridiques ou contractuelles. Il se nourrit de la capacité de l’individu avec sa propre puissance d’agir, son conatus personnel, d’entrer dans la multitude, dans les soucis de la multitude autant que dans ses intérêts communs. Cette multitude n’est pas une donnée statistique ou abstraite comme on dépeint de nos jours la prétendue opinion publique. Si elle recèle une vérité démographique, elle est avant tout la somme, la « synthèse » des multiples et innombrables puissances d’agir des individus assumant librement les contradictions et les contrariétés de la rencontre commune. Il existe bien, en permanence, une dynamique des liens entre individu et communauté humaine, liens réciproques, affectants, constituant les deux parties de tout être humain. Le citoyen de la République spinozienne n’est pas un sujet, donc un individu potentiellement promis à l’assujettissement, mais un individu-monde, une personne. Et si l’individu spinozien n’est pas un sujet mais un individu-monde, encore moins est-il à considérer comme un simple justiciable, un sujet du Droit ou un sujet de droit.

Dans une époque marquée par la gestation des Etats modernes, il est surprenant et hautement instructif que trois penseurs aussi différents que Montaigne, Pascal et Spinoza n’aient pas pensé la société ni les rapports de l’individu et de la communauté sous un angle juridique, sous l’aspect prétendument civilisateur et anti-barbare du Droit.

L’« antijuridisme » de Spinoza me semble en tout cas à confronter à l’antijuridisme de Marx et de Kafka. La loi qui, pour Kafka et Marx, est l’instrument de domination d’une classe et, chez Spinoza une force aliénante, extérieure, abusive qui contredit et ampute l’intensité des désirs et des puissances d’agir des hommes, leur inspire une commune méfiance. Que ces trois hommes issus du monde juif aient vécu une relation mouvementée, parfois brutale et hostile, en tout cas jamais apaisée avec le judaïsme, peut-elle laisser penser que c’est leur étrangeté à la Loi révélée qui alimenta leur commun éloignement de la forme sécularisée de la loi ? Il est difficile de l’affirmer.

Mais la réminiscence spinoziste de la pléthore de commandements contraignants et « inhibiteurs » qui a envahi le judaïsme amstellodamois, issu pour l’essentiel d’une communauté marrane portugaise ignorante de la Halakha n’est, en tout cas, pas sans enjeux ni conséquences sur la pensée de  l’auteur de l’« Ethique ».

Le judaïsme marrane, auquel Spinoza est apparenté, ne s’est maintenu en vie que comme force de résistance à la religion trinitaire et au fétichisme catholique de la croix et presque pas du tout comme succédané d’une religion des commandements. C’est comme religion anomique  ou « micro-nomique » que le marranisme a creusé son tunnel dans le vaste champ concurrentiel des spiritualités.

Spinoza défend d’autant plus âprement le droit naturel des humains que les rabbins hollandais, tout occupés à re-fabriquer de l’identité juive convenable et presque « calviniste », multiplient les avertissements et parfois les herems à l’égard d’un milieu marrane infesté de gens « impies, matérialistes, épicuriens », c’est-à-dire au fond d’un milieu d’humains profondément mus et agités par les relations commerciales tissées avec des nations étrangères qui ne reconnaissent ni les mêmes usages ni les mêmes droits.

D’autre part, l’éloignement spinoziste de la philosophie du droit, dont de nombreux courants post-kantiens feront le socle des démocraties modernes, s’explique sans doute aussi par le ressouvenir des procès inquisitoriaux dont la mémoire est au cœur de l’intimité des foyers juifs ibériques émigrés vers les Provinces-Unies.

Une symétrique défiance vis-à-vis des deux visages antagonistes de la Loi, celui du Saint Office et celui du Mahamad hollandais,  poussa Spinoza à écarter le Droit comme garant du développement harmonieux et juste d’une société réveillée du long sommeil de la Raison. Ce n’est pas la loi qui construit l’équité, c’est la science qui améliore la connaissance utilitaire de la nature, le commerce qui forge des liens réciproques et obligés entre les acheteurs et les vendeurs et, à plus lointaine échéance, la philosophie qui limite et régule les outrances des passions et des raisons humaines et insuffle aux individus des tâches plus hautes et plus contemplatives.

La loi n’agit que comme menace, en distillant la peur et la crainte ; à ce titre, elle est nécessairement, intrinsèquement infra-humaine. On ne peut lui concéder une place centrale dans une éthique politique conséquente et fouillée des rapports humains et politiques.

A cette fin, Spinoza tissa une toile arachnéenne d’arguments et de propositions, rigoureusement, géométriquement agencés sur les passions tristes, les impasses de la raison aliénée et les chemins joyeux et libres de la connaissance, susceptible de contrecarrer ou de limiter les sacro-saints principes de l’Etat de Droit moderne. Principes disséminés de nos jours dans toutes les activités humaines, toutes désormais également justiciables et qui, en raison de leur incessante prolifération, nous révèlent brutalement l’arrogance et la boursouflure du masque protecteur de la loi.

Et c’est peut-être dans son rejet intellectuel de tous les leurres de la protection que Spinoza rejoint, un court moment, Epictète…

Claude Corman

 

[1] « Ce qui dépend de nous », Epictète ( Le manuel )

[2] L’idée spinozienne du dieu-nature implique que chaque élément naturel, si grotesque, infime ou indifférent soit-il, recèle une présence proportionnelle de la totalité divine, de la puissance d’agir colossale de Dieu. Mais afin que cette puissance d’agir de Dieu se matérialise ou s’actualise en autant de mondes et d’éléments innombrables qui fondent et renouvellent la nature, du grain de sable aux systèmes planétaires, du crapaud à l’homme, il est nécessaire que la volonté infinie qui excède toute forme d’actualisation, étant elle-même volonté sur-puissante mais aussi pré-active, affranchie de toute causalité antérieure, se rétracte, se condense, s’occulte. Ainsi, c’est au prix d’un tsimtsoum, d’un repli de la volonté de puissance de Dieu que le Dieu-Nature de Spinoza peut se déployer dans sa vivacité et sa diversité à travers les multiples modalités de l’actualisation naturelle.
Dans l’axiomatique lourianique, le tsimtsoum est associé à la dissémination des étincelles de sainteté dans le monde physique, dans le monde d’en bas qui se trouve être, après cet arrosage, ce saupoudrage divin le plus élevé des mondes. La brisure des vases célestes annonce la naissance du monde, non plus comme monde créé ex-nihilo mais comme monde naturé et naturant, indéfiniment. L’estime de ce monde ne peut alors se concevoir que s’il persiste un lien entre Dieu et la Nature. Ce lien est tranché par l’effacement de Dieu mais la nature en conserve la mémoire invisible, la trace indéchiffrable. Ce lien sans actualité ni présence réjouit Spinoza et effraie Pascal qui, hanté par le christianisme, anticipe avec son déclin et son usure un monde crépusculaire de complots, de dévorations, de saccages, un monde forcément infernal.
Le Dieu spinozien n’est plus un Dieu ordonnant ou prescrivant une Loi, un Dieu de la Révélation.
C’est une rémanence, une source, une lumière inextinguible qui gît dans toute chose, dans l’éclat de toute chose et suscite tout à la fois l’éveil de l’attention, de l’appétit, du désir mais aussi l’éveil de la joie et à un degré supérieur de la béatitude.

[3] « Ces principes d’une superbe diabolique le conduisent à d’autres erreurs, comme : que l’âme est une portion de la substance divine ; que la douleur et la mort ne sont pas des maux ; qu’on peut se tuer quand on est si persécuté qu’on peut croire que Dieu nous appelle, etc. », Entretien de Pascal avec monsieur de Saci.

[4] «  De la vanité », Montaigne.

 

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Sommaire numéro 8

G20
G20 sur un plateau
Claude Corman

L’inquiétude marrane dans la formation de l’Europe moderne
Jean-Paul Karsenty

L’eugénisme politique
Sébastien Bauer

Là-bas
Poème
Noëlle Combet

C’est langue de l’autre
… sur l’oeuvre de Paul Celan
Simone Wiener

Inconnaissance
Poème
Noëlle Combet

N’y a-t-il nul ami ?
“Politiques de l’amitié”, approche du texte de Derrida
Premier fragment
Noëlle Combet

Le temps a exhalé
Poème
Noëlle Combet

Rien ne va plus chez les Yahoos
Paule Pérez

G20 sur un plateau

par Claude Corman

L’autre soir, j’allumai mon poste de télévision et tombai par hasard sur l’émission « Mots croisés », consacrée au G20 et à l’avenir de la crise économique mondiale.

À l’invitation d’Yves Calvi, on trouvait des hommes respectables et connus pour leur expertise et leur acuité théorique dans des domaines financiers et économiques généralement jugés comme rébarbatifs et en tout cas peu médiatiques : Jacques Attali, président de PlaNet Finance, Nicolas Baverez, historien et chroniqueur du Monde et du Point, Daniel Cohen, professeur d’économie à l’Ecole normale supérieure. Baudouin Prot, directeur général de BNP Paribas et l’ancienne ministre de la Culture du Mali, Aminata Traore complétaient le plateau.

L’enjeu de l’émission reposait sur une question : le G20, dont Jacques Attali nous apprit incidemment qu’il s’agissait en réalité d’un G27 ayant conservé sa première appellation, était-il l’embryon d’une nouvelle gouvernance mondiale, une sorte de directoire éclairé du monde, la nécessaire actualisation diplomatique d’un monde multipolaire ou un coup de bluff des anciens riches faisant croire aux nouveaux qu’ils pouvaient désormais acquérir des parcelles d’influence géopolitique ? Bref, un autre Conseil de sécurité de l’ONU en gestation ou un écran de fumée visant à ménager le statu quo planétaire d’une Amérique ultra consumériste et d’une Chine hyper industrielle !

Les trois intellectuels français, semblant pareillement désorientés, donnaient l’impression de penser au bord de l’abîme. On ne pouvait s’empêcher d’imaginer que, s’ils se penchaient encore un peu plus en avant afin d’incliner leur regard vers un avenir à peine hors de vue, ils tomberaient inévitablement dans un grand trou, une sorte de fosse commune de la raison diplômée et savante. Comme dans les cauchemars où soudainement des abîmes se découvrent et engloutissent les protagonistes du rêve, après une chute vertigineuse, on devinait aisément que leurs télescopes personnels leur révélaient des états du Monde si effrayants qu’ils en devenaient imprononçables. Et si leur expertise économique, quoique inachevée et partielle, avait pour but d’en conjurer la ténébreuse menace, elle en dissimulait mal en revanche la hantise spirituelle.

En face, Aminata Traore – je dis en face car, bien qu’étant assise à leurs côtés, elle paraissait en face d’eux –, se posait sans réserves en championne souriante mais décidée du Sud. Elle accusait le système capitaliste, consumériste et irresponsable d’être à la fois exportateur unilatéral des valeurs occidentales et d’être atteint d’une maladie autistique et paranoïaque incurable.

Par sa seule présence, Aminata Traore portait non pas toute la misère du monde mais assurément sa conscience aiguë, écorchée et révoltée. Nos trois « experts », renvoyés malgré eux à leur mauvaise conscience de serviteurs de l’Occident, surenchérissaient à tour de rôle et en vain sur la banqueroute du système financier international et la faillite manifeste et odieuse de sa moralité. Certes, des nuances lézardaient un peu le bloc d’intelligence occidentale. Ainsi Baverez, refusant de momifier le continent noir dans un statut de victime intemporelle du progrès humain, opposait à Aminata Traore la forte croissance africaine. Jacques Attali tentait de souligner la diversité, la disparité du Sud en évoquant l’Est (la Chine, l’Inde) ou l’extrême Occident (le Brésil). Sans pour autant attendrir l’ancienne ministre malienne, il réussissait assurément à nous déboussoler davantage, à nous désorienter, et peut-être plus qu’à nous dés-orienter, à nous dés-occidentaliser !

Aminata Traore n’en démordait pas. En dépit des contorsions et des circonlocutions de nos trois penseurs, il ne faisait aucun doute à ses yeux, qui étaient aussi les nôtres pendant sa prise de parole, que ceux-ci reflétaient idéologiquement, c’est-à-dire inconsciemment, les affres et les douleurs égoïstes d’un Système qui les avait nourris, éduqués, élevés dans la méconnaissance radicale du Sud. La profonde et irrémédiable disgrâce des pauvres n’était pas leur affaire. L’après-crise leur faisait peur, mais peur dans la mesure où cet après n’était peut-être qu’un avant, une simple répétition, le prélude à une crise encore plus terrible et dramatique des pays riches. Cela faisait belle lurette que les pauvres subissaient la crise, non comme un avatar du système mais bien comme sa condition, sa nature intrinsèque.

Et du coup, cette émission sur les enjeux du G20 sentait la mort, le naufrage, quelque chose comme la fin de la conversation. Derrida  a dit un jour que tant que les hommes se parlaient, malgré les blessures, les offenses, les cicatrices, les haines, l’espoir ne mourrait pas. Cette émission empestait le désespoir. Nulle ébauche de conversation, nulle alliance de pensée, nulle pesée des arguments de l’autre, nulle promesse d’un monde plus habitable, n’allégeaient le terrible sentiment d’incompétence ou plutôt de provincialisation des experts européens.

On devinait, informulé et tapi dans l’ombre des hésitations, des silences, des visions partielles ou mal ajustées des orateurs, l’avènement barbare des discordes, des guerres, des despotismes, des nettoyages et des tris ethniques. Déferlant sur nos nations impréparées aux désastres économiques, la marée montante des paupérisations submergerait nos modestes digues. Les Etats avaient déjà renfloué une fois le système bancaire, ils ne pourraient pas le sauver une seconde fois ! Et les alternatives internationales au capitalisme, orphelines de l’idéologie communiste, n’avaient pas jusqu’ici étayé suffisamment leurs fondements politiques pour faire valoir leur crédibilité et leur pertinence, et venir en rescousse à une humanité sans guides.

La mort rôdait sur ce plateau de télévision et personne n’avait envie d’entonner l’air de la carmagnole sur le naufrage d’un système multipolaire qui, à peine créé, à peine émergé de l’ancien partage du monde, paraissait déjà si impuissant et inutile. La misère continuerait, s’amplifierait ; les nantis joueraient les bons samaritains, pour un temps bref, un temps compté, avant la rechute et la grande lessive de l’humanité.

Ni Baverez, ni Attali, ni Cohen, ni Traore ne parvenaient à être convaincants ou éducatifs. Ils bredouillaient des arguments qui, sans doute brillants et polis dans leurs recueils et leurs articles, pâlissaient, inertes et confus, dans la triste mélasse d’un débat déserté par l’engageant et vivifiant esprit de la conversation. La parole humaine, sans souffle, sans générosité, sans grandeur de vue s’enlisait dans les marécages des sombres prévisions.

J’ai oublié de parler du banquier de BNP Paribas, M. Baudouin Prot. Pour lui, la conversation n’avait d’évidence aucun sens et encore moins d’importance. Ce qui comptait était de rassurer les épargnants, les ménages et les entreprises sur la solidité et la valeur exceptionnelle de la Banque française. À l’image du petit village d’Astérix et d’Obélix, la Gaule bancaire tenait bon et résistait vaillamment aux grimaçantes intempéries du Monde.

Persuadé que la télévision est un instrument impropre à la maïeutique et qu’il est préférable de marteler un argument simple et unique à destination du grand public, autrement dit de la grande clientèle, il psalmodiait de réjouissants et optimistes diagnostics sur  l’imminente sortie de la crise.

En fermant le poste de télévision, accablé par le jeu à somme nulle d’un tel débat, je méditais un moment sur le colossal et saisissant effort qui nous attendait tous, non pas pour faire chanter les lendemains mais pour éviter plus modestement, plus humblement le pire. Mais en définitive, n’est-ce pas la même chose ?

Claude Corman

L’inquiétude marrane

dans la formation de l’Europe moderne

par Jean-Paul Karsenty

Quelle société peut prospérer en faisant uniquement circuler les signes qui la traversent ? Toute circulation tend à dissoudre les représentations, donc le sens, non ?

Quelle société peut prospérer de la conservation systématique des signes qui la traversent ? Toute conservation tend à fossiliser les représentations, donc le sens, non ?

Aujourd’hui, les héritages – ceux qui sont portés par les véhicules de la modernité : la parole, l’art, l’écriture, la mesure – sont plutôt malmenés en Occident… Un Occident en constante expansion physique et psychique. Dans le même temps, d’autres héritages sont peut-être insuffisamment bousculés ailleurs, « des ailleurs » qui se sentent laissés pour compte, soit impuissants, soit menaçants. Dans un cas comme dans l’autre, l’instrumentalisation du temps est relativement excessive : elle conduit, dans le premier cas, à détruire les signes sans assurer leur renouvellement et, dans le second cas, à les sacraliser et à interdire de fait leur renouvellement. La plupart des sociétés humaines contemporaines vivent, en effet, sous l’empire d’une sorte de déni de l’excès que charrie l’une de ces deux formes d’instrumentalisation du temps : ici, le déficit de sens et de questions communes ; là, l’excès de sens et de questions communes ; un déni de l’excès et un déni de sa conséquence principale : cette fracture dangereuse entre l’Occident et « ses ailleurs », fracture psychique et politique au moins.

On parle ici de « temps long » bien sûr et, lorsqu’on pointe « l’histoire du temps long », on pense à Fernand Braudel ! Pour ma part, lorsque je m’attache à « l’histoire du temps long de l’Europe », c’est auprès de Jean-Baptiste Duroselle que je cherche l’inspiration. Duroselle racontait l’Europe, l’histoire de ses peuples, et il fit comprendre que l’une des caractéristiques majeures de l’Europe fut qu’entre Dieu et César, aucun des deux n’a vaincu l’autre, que l’Europe a globalement échappé au césaropapisme – en temps long ! – et que cette caractéristique-là s’est dessinée au cœur même de la lutte entre les papes et les empereurs, laquelle a duré du Xe au XIIIe siècles. L’Europe eut donc…et Dieu et César, lesquels se sont alors plutôt « neutralisés », laissant un formidable espace imaginal pour un « ni Dieu ni César ». Autrement dit, pour l’essentiel, cette bataille entre ces deux formes fondamentales de cultes n’ayant pas eu de vainqueur, la liberté de création – et la culture de la diversité qui l’a accompagnée – prirent une place.

Les communes en Europe, ces innombrables foyers de diversité que sont les communes, foyers de taille très variables, l’illustrent bien. Elles ont été les plus fécondes et résistantes garanties contre les bouffées de césaropapisme, contre Dieu ou contre César selon les cas et les moments. Elles ont contribué à produire, dans un apprentissage heureusement toujours conflictuel, « l’esprit public subsidiaire » et sa technologie politique associée, peut-être la plus fine et la plus efficace que les hommes aient jamais inventée pour faire vivre et la différence affirmative et l’intégration coopérative.

L’Europe moderne fut le fruit inventé de toutes ces dynamiques inter-agissantes. Alors, des empreintes, des postures, des accents, des traces marranes ?

Le sort réservé à ceux qui, entre le XIIIe et le XVe siècles, firent les frais des pratiques stigmatisantes recouvrant peu à peu l’ensemble de la presqu’île ibérique autorise peut-être à parler d’une « pré-condition marrane ». Il conviendrait d’interroger ces toutes premières manifestations répressives à propos de l’identité religieuse : pourraient-elles constituer l’une des premières lames de fond de la construction de l’Europe moderne, l’un de ses événements fondateurs, proto-historiques ?

Et si « les premières et successives conditions marranes » d’entre le XVIe et la fin du XIXe siècles, sur fonds d’une Eglise césarisée (avec le paroxysme de l’Inquisition) et des monarchies de droit divin (avec leurs paroxysmes impériaux), devaient se comprendre comme des marqueurs importants d’une lente, longue et dense expérience-miroir de l’invention encore religieuse de… sortie de la religion ?

L’Europe, c’est le seul groupe humain qui ait conquis la Terre entière (à l’exception du Japon et de la plus grande partie de la Chine), qui ait donc massivement exporté ses violences politiques. Et pourtant, l’Europe des violences politiques, expéditionnaires ou non, a néanmoins laissé une place à « l’habeas corpus » et aux « droits de l’homme et du citoyen ». Elle est, en effet, le seul espace humain qui ait engendré deux révolutions des droits de l’homme, l’anglaise et la française, et inspiré une troisième, l’américaine, pour imposer son « goût de se gouverner soi-même ».

L’Europe, c’est un groupe humain qui a conquis le Ciel en l’ayant presque partout peuplé d’un Dieu unique pour le « gérer » schismatiquement ensuite, en attachant ses sujets à des postures identitaires rigides et mortifères. Et pourtant, L’Europe des violences religieuses a toutefois laissé une place à l’équivocité, ou encore au sentiment de pitié…

Or, la possibilité même de la liberté individuelle et collective, mais aussi l’équivocité ou encore la pitié, n’auraient pu émerger si Dieu l’avait emporté sur César ou César sur Dieu. Et si les « marranes » avaient été de trop obscurs vecteurs ou reflets d’une telle possibilité ? Et si, de plus, la rémanence de telles postures portait de nos jours encore un message cohérent ?

Et aujourd’hui, donc ?

Le marrane fut confronté à un défi permanent, celui de répondre à tout moment à une assignation à résidence identitaire puisque chacune des expressions possibles de cette assignation renvoyait à un assujettissement : ancien juif, nouveau-chrétien, futur juif ou futur faux-chrétien. Or, nous, Européens contemporains, ne sommes-nous pas aussi les héritiers tant de ces « inthées » de l’immanence que de ces athées et de ces agnostiques dont le rapport à la transcendance fut paradoxalement si fécond, contribuant à créer des foyers de cultures kaléidoscopiques sans cultualisation excessive ?

Cultures, contre-cultures marranes ? En dynamique générationnelle, pourrait-on parler de « contre-culturalisation » marrane ? Ou plutôt de séries d’antidotes culturelles aux « cultualisations » excessives du moment, comme autant de réponses clairement incertaines à la question de la vérité, tant de la vérité religieuse que politique… ? La profusion des situations et postures marranisantes possibles ne permet-elle pas de dresser une figure de repères serrés, tissant une trame d’une possible histoire universelle de l’Europe ?

Se mettre en danger, penser contre soi-même, aller à la vaccine ou à l’inoculation, affirmer le courage de l’hypothèse, prendre en charge la liberté de trahir les clercs, arracher au Ciel ses idées… : un esprit de création sous toutes ses facettes pour résister des siècles durant à la gravité de la Terre-heure par heure ?

En parcourant encore et encore l’espace d’Europe, les marranes ont peut-être curieusement donné de l’autorité… au temps, au temps de la modernité en Europe. Affirmer l’autorité du temps revient à dire, à l’instar de Myriam Revault d’Allonnes, que le temps n’autorise rien a priori s’il n’est pas le fruit d’une suite d’auteurs. Car, sans auteurs, pas de rupture et de lien temporels, pas d’autorité à la convention de la temporalité ! Voilà pourquoi dire le progrès, au fond, revient simplement à raconter le temps inventé par la marque des auteurs. Les marranes ont été des auteurs, forcément ! Ils ont servi l’autonomie de la personne (plus que du sujet ou de l’être ou de l’homme ou de l’individu). Ils ont donc servi la modernité européenne.[1]

Les choses se sont peut-être passées comme si le marrane était devenu peu à peu laboureur d’un terrain d’expression immanente, dessiné autour d’une tension qui s’est manifestée au cours des siècles dans une expérience quotidienne entre l’équivoque et son dépassement par l’ambivoque, entre équivocité et ambivocité, entre paroles égales que l’on annule et paroles doubles que l’on ajoute. Non ? Les paroles égales, en s’annulant, œuvrent et ouvrent à la modernité économique, à renforcer par l’échange et le commerce l’équivalent général qu’est la monnaie dont l’objet même est d’épuiser l’excès de sens. Les paroles doubles, en s’ajoutant, œuvrent et ouvrent à la modernité politique qui s’attaque au défaut de sens et construit l’appartenance et/ou la reliance complexes.

Or, nous, Européens contemporains, nous sommes les héritiers et de cette modernité économique et de cette modernité politique. Aussi, en Europe, ni le politique ni l’économique n’auraient dû l’emporter au XXe siècle ! Ni le culte du politique dans la première moitié du XXe, ni le culte de l’économique dans la seconde moitié du XXe n’auraient dû conduire à ces deux formes, très distinctes toutefois, de nihilisme où l’inquiétude marrane semble introuvable. Car l’inquiétude marrane aurait peut-être su faire vivre simultanément et la contradiction et son dépassement, mettre en culture complexe, pas en culte simpliste.

Et demain ?

Il s’agit ici moins de plaider pour un « philo-marranisme », qui pourrait bien s’effondrer dans sa propre empreinte narcissique, que pour l’émergence à vaste portée d’une « estime généalogique de soi ». L’illustration de parcours marranes modernes pourrait heureusement la révéler et l’entraîner. Cette estime-de-soi-là viendrait rendre leur humanité aux identités bancales des auteurs passés, de toutes sortes d’auteurs, de leurs chemins buissonnants, de leurs encore insondables jalons. Elle encouragerait les nouveaux auteurs à faire valoir une singularité de héros modernes, de ceux qui, comme le dit encore Myriam Revault d’Allonnes, « continuent de commencer ». Elle proposerait de nourrir d’hypothèses une question presqu’encore vierge, celle de la permanence vs variabilité des caractéristiques de l’inconscient individuel et collectif, bref : de l’historicité possible de l’inconscient. Elle servirait une mise en empathie réciproque – c’est-à-dire un respect mutuel actif et inventif pour que vive « l’autre de soi » – entre les sciences, les savoirs et les humanités, cadrant ainsi un projet européen de « sociétés de la connaissance et de la reconnaissance ».

Cette estime-de-soi-là pourrait donc être envisagée comme une nouvelle force psychique de création, force personnelle et de portée collective, source d’une ouverture fraternelle et renouvelable à autre chose qu’à soi-même.

Je propose un tableau (ci-après) afin de montrer la diversité des postérités marranes. Une telle appréhension des origines n’invite pas, on le voit, à la moindre démarche ontologique (ou mythique) et à ses indécidabilités, mais à une approche plus ou moins méthodique des x+n parcours marranes possibles. La « question marrane », en effet, ne doit rien à l’évolution naturelle ; elle procède de l’une de ces « révolutions culturelles » qui puisent avant tout dans l’imaginaire, en l’occurrence violent, des hommes et font leur Histoire rarement commune. Pour autant, cette approche devrait rester prudente et conserver un caractère heuristique, de discernement, tant il serait déraisonnable de viser à catégoriser les différents devenirs ou avenirs marranes. Car, cela reviendrait, par exemple, à savoir tenir compte des alliances qui, génération après génération, en multipliant les « reliances », ont déformé à l’infini les schémas initiaux ; à tenir compte, en outre, des comportements des « chrétiens du XXe siècle » qui, mus par les possibilités nouvelles offertes par les moyens de savoir, ont appris que leurs ancêtres étaient Juifs ; à tenir compte des parcours qui ont rencontré en route l’athéisme ou l’agnosticisme… Précisément, il faut renoncer à « tenir compte ». Déconstruire la complexité, oui, mais jusqu’au point où l’ambition de la connaissance doit reconnaître le butoir d’une irréductible méconnaissance.

Spectralité marrane

Premières générations de l’Inquisition en Espagne et au Portugal (E-P)

1.  Juif resté Juif en E-P Pour mémoire, parce qu’assassiné
2.  Juif resté Juif mais Chrétien en société, vivant en E-P Marrane (originaire) 1
3.  Juif resté Juif, parti d’E-P en Europe ou ailleurs Juif  1

 

4.  Juif devenu librement Chrétien et vivant en E-P ou ailleurs Chrétien 1

 

5.  Juif devenu Marrane 1, parti en Europe ou ailleurs et resté Marrane  Marrane 2

 

6. Juif devenu Marrane 1, parti en Europe ou ailleurs et redevenu Juif Juif  2

 

 Vagues successives des générations ultérieures

7.  Juif 1 resté Juif Juif  1
8.  Marrane 1 resté Marrane Marrane 1
9. Marrane 1 parti ultérieurement en Europe ou ailleurs et redevenu Juif           Juif  3

 

10. Chrétien 1 vivant en E-P ou ailleurs et redevenu Juif Juif  4

 

11. Juif 1 ou 2 revenu dans son pays d’origine (E-P, notamment) en devenant Chrétien Chrétien 2

 

12. Marrane 1 ou 2 devenu  volontairement Chrétien à telle ou telle génération                Chrétien 3

 

 Aujourd’hui, après de nombreuses vagues générationnelles

x      Juif 1, Juif 2, Juif 3, Juif 4
x+1  Marrane 1, Marrane 2
x+2 Chrétien 1, Chrétien 2, Chrétien 3
x+3  Juif 1 ou 5 revenu dans son pays   d’origine (E-P) ou ailleurs  Juif  5

 

x+4   Chrétien 2 redevenu Juif        Juif  6

 

x+5   Chrétien 3 redevenu Juif   Juif  7

Jean-Paul Karsenty

 

[1] Un mot à propos des « post-modernes » contemporains : ils « s’autorisent » certes aussi mais, s’ils se font auteurs, ils ne deviennent jamais que des individus, plutôt anti-humanistes-autogestionnaires. Et s’ils rejettent bien entendu « le dressage », ils ne revendiquent toutefois pas la transmission, tout juste « l’accès », rien de plus. Ils sont donc moins créateurs de temps que d’éternité

L’eugénisme politique

d’une science à la destruction

par Sébastien Bauer

« L’ensemble de connaissances, d’études d’une valeur universelle, caractérisées par un objet (domaine) et une méthode déterminés, et fondées sur des relations objectives vérifiables » telle est la définition que le « Robert » donne de la science.

Parler de science à propos de l’eugénisme est une question, pour moi, souvent posée.  En tant que petit-fils et arrière-petit-fils de déporté juif, je me suis toujours demandé qui j’étais. Elevé avec conviction dans la religion catholique, au côté d’un grand-père sauvé de Drancy mais converti au protestantisme, de quel côté judéo chrétien porter son regard ?

C’est pour cette raison que, me considérant moi-même sans identité propre ou entière, je me suis souvent penché sur les théories eugéniques platoniciennes pour les comparer à leurs applications terrifiantes au cours du XXe siècle.

Le rêve de la cité idéale qui apparaît dans l’Antiquité est celui d’un combat aussi permanent qu’inéluctable entre les hommes, imposant l’idée de la nécessité  d’une organisation idéale de leur vie en communauté, basée sur un système de castes. Le positivisme platonicien est très largement tourné vers l’intérêt général de la cité, le but étant de construire une société du savoir.

Dès lors, Platon prône un contrôle des naissances et des relations entre les individus selon leur rang et leur sexe. Ce sont ceux qui savent, l’élite, qui exerceront cette prérogative aux travers de lois, lois d’ailleurs intelligibles par elle seule –  la lecture et la confection de la loi devenant le socle de transmission de l’oligarchie. A l’exception des magistrats tels qu’ils sont nommés dans « La République », le reste de la population doit ignorer le désintérêt de la cité pour ses intérêts propres. « Il faut, selon nos principes, rendre les rapports très fréquents entre les hommes et les femmes d’élite, et très rares, au contraire, entre les sujets inférieurs de l’un et l’autre sexe. (…) toutes ces mesures devront rester cachées, sauf aux magistrats, pour que la troupe des gardiens soit, autant que possible, exempte de discorde », ibid., V, 460 a.
Théorisation de l’utopie

De l’interprétation diverse de cette pensée vont découler les pires dérives de notre humanité. C’est en effet de cet idéal antique que se réclament les fondateurs de l’eugénisme moderne tels que Francis Galton qui, dès le XIXe siècle prétend tirer sa théorie de Charles Darwin et de « l’origine des espèces ». Théorie qui aboutit au fait « qu’il faut[1] favoriser la survie des plus aptes et ralentir ou interrompre la reproduction des inaptes ».

Pour autant, dans son ouvrage La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, paru en 1871, Darwin émet sans complexe des conclusions sur l’hérédité en affirmant qu’il est probable que le « talent » et le « génie » chez l’homme soient héréditaires[]. Il lui paraît également vraisemblable que les protections sociales vont à l’encontre de la sélection naturelle[]. Erreur de placer le génie sur ce qui n’est, en fait, que l’acquisition d’un savoir-faire.

Toutefois, Charles Darwin place l’esprit de fraternité humaine au-dessus des lois scientifiques : « Nous ne saurions restreindre notre sympathie, en admettant même que l’inflexible raison nous en fît une loi, sans porter préjudice à la plus noble partie de notre nature », déclare-t-il dans le même ouvrage.

Dès lors, on étudie les meilleures méthodes scientifiques pour contrôler les naissances ou pour permettre à l’humanité de contrôler son propre destin biologique. C’est un droit à naître, ou pas, qui posé, impose une hygiène de la race et donc, par extension, de la caste.
De l’utopie scientifique

L’entre-deux-guerres voit se développer un scientisme autour de l’eugénisme. La République de Weimar eut un projet qui fut élaboré par des juristes et des psychiatres. Les pères en furent le professeur de droit Karl Binding et le professeur de psychiatrie Alfred Hoche. Ces deux universitaires travaillèrent à la conversion de leurs milieux respectifs à l’eugénisme. Le projet n’a pu cependant être formulé dans un texte législatif. Les concepts qu’il développait, par exemple les notions de « vie indigne d’être vécue » où « d’euthanasie », allaient trop loin par rapport aux autres législations eugénistes, et les Eglises demeuraient vigilantes. Les théoriciens allemands arguèrent de l’intérêt collectif pour justifier le bien fondé de l’interdiction d’être. La vie des malades et des handicapés mentaux était déclarée indigne d’être vécue au nom de l’intérêt collectif en s’appuyant sur des fondements médicaux et économiques erronés.

La notion universelle de droit public fut l’objet de nombreux détournements. Ainsi, l’eugénisme est très largement utilisé lors des deux grandes crises de 1923 et 1929 pour relancer le projet de législation eugéniste. En 1929, les économistes arguent que « les handicapés et malades mentaux coûtent cher à la collectivité ». De ce fait, la question se pose d’en éviter l’existence, d’en réduire le coût. Ils deviennent coupables de bien des maux. La pensée eugéniste, rattachée sans scrupules au concept juridique de l’intérêt général, légitima une réduction drastique des moyens financiers et des moyens en personnel de la psychiatrie.

 

De l’eugénisme à la race

C’est alors que se développent les théories raciales. Il suffit de se convaincre que l’hérédité prévaut sur le milieu social et culturel, que l’inné est plus fort que l’acquis. La question se pose alors de savoir ce que nous serions, nous tous, produits de métissage. Que faire de la valeur intrinsèque des hommes,  si seule leur appartenance raciale conditionne leur importance au sein d’une société ? A l’inverse, le métissage n’est-il pas le meilleur antidote à cette quête de pureté raciale qui sacrifie de fait l’essence à l’apparence ?

Au-delà de la Shoah et de la politique nataliste du IIIe Reich, les idées et la mise en œuvre de politiques eugéniques existent et ce, même après la Seconde Guerre mondiale. Je ne veux pas passer sous silence et certainement pas oublier. Je veux me souvenir de ce terrible chapitre de l’histoire de l’humanité et énoncer que le nazisme pousse l’eugénisme à son paroxysme, avec en plus la haine de l’être humain dans tout ce qu’il représente et l’érection du pur fantasme en science des races : car la « race » juive n’existe pas et n’a jamais existé. Mais l’idée de l’élimination des plus faibles s’est souvent posée au-delà de la question juive, au-delà de la question de la race. Les politiques eugéniques se développent d’abord et principalement aux Etats-Unis, donc dans des sociétés supposément démocratiques, avec des stérilisations forcées. Dès 1907, l’Etat de l’Indiana promulgue une loi de stérilisation obligatoire pour les dégénérés « héréditaires ». En 1930, plus de trente Etats étaient dotés d’une telle législation.
Une réaction aux théories raciales et négatives

Le dit eugénisme prend une toute autre portée à la suite des politiques mises en œuvre par le régime nazi. C’est en réaction à cette dérive que deux positions émergent : les « continuistes » et les « discontinuistes ».

Pour les continuistes, l’issue logique d’une perspective eugéniste est illustrée par l’Histoire et les crimes commis par le régime nazi au nom des principes de cette doctrine. Les fondements même de l’eugénisme, en particulier ses présupposés héréditaristes, scientistes, racistes, contiennent en germe des éléments qui conduisent nécessairement à des développements contraires aux lois de la morale, et surtout à l’éthique. Pour aller plus loin, il faudrait même considérer que c’est aller contre l’humanité dans tout ce qu’elle possède de beau : sa diversité, sa part de hasard et d’aléatoire.

Les discontinuistes, quant à eux, se placent dans une position contraire. L’eugénisme est encadré par des dispositions morales et juridiques suffisantes pour éviter toute dérive et pour aboutir à un progrès de l’humanité.


Un eugénisme positif ?

Selon ses défenseurs, l’eugénisme vise à assurer une humanité plus adaptée, donc en principe « plus heureuse ». Par le vocable « adapter », ils entendent donner aux hommes des défenses contre la maladie, l’hérédité, et toute fatalité. Ce n’est donc pas selon eux la fin en elle-même qui est criticable, mais bien souvent les moyens choisis. Ce serait, certes, un grand progrès que de voir le diabète, l’hémophilie et d’autres maladies héréditaires éliminées par thérapie génique. Cette forme d’eugénisme ne pose pas les difficultés des théories développées au cours des XIXe et XXe siècles, périodes où les moyens utilisés avaient très largement dépassé les bornes de toute Humanité.

Cependant, la fin du discontinuisme pose d’autres problèmes : il suffit d’examiner les lois dites de bioéthique de notre code civil. Toutes les questions liées à l’embryon humain et à son développement sont très strictement encadrées, il en est de même pour l’interruption volontaire de grossesse et tout examen pré-natal. Au-delà du texte juridique, il y a la jurisprudence, qui contribue très largement à un encadrement des pratiques peuvant être considérées comme eugéniques. Elle constitue en quelque sorte le dernier garde-fou éthique de l’interprétation de la loi.

C’est ainsi qu’en France, pour la première fois en 2000 avec l’arrêt Perruche, la Cour de Cassation consacre en termes très clairs le droit pour l’enfant né handicapé d’être indemnisé de son propre préjudice. Cet enfant, né handicapé en raison d’une erreur de diagnostic médical, est indemnisé de sa propre naissance et fait ainsi  valoir son droit à naître.

L’eugénisme et ses fantasmes immémoriaux nous renvoient à notre morale mais surtout à notre éthique, car cette première tend à le bannir. Le risque réside dans les moyens scientifiques qui tendent à donner raison aux pulsions historiques.

Encore faudrait-il que l’Homme se définisse par des valeurs humaines proclamées et non des critères biologiques. A mon sens, le « bien-être » ne réside pas seulement dans des valeurs physiques mais aussi et surtout dans des caractères, des ressentis et des individualités. Comment laisser sa place à la personne qui habite un corps ? Nous devons reconnaître que notre enveloppe corporelle n’est pas un objet maîtrisable en ce qu’elle est inséparable de ce qu’on peut appeler notre dimension symbolique voire spirituelle.

Toutes ces questions nous ramènent à notre propre condition et à l’utilisation de notre propre savoir, de la science.

Pour reprendre la pensée spinoziste, les hommes se croient libres au sens du libre-arbitre. Mais être vraiment libre et heureux consiste à nous libérer de l’illusion de ce libre-arbitre pour chercher et trouver ce qui nous détermine. Il faut accroître notre « puissance d’agir » qui est notre seule essence et, par là, combattre et vaincre la passion du surnaturel.

Qui sommes-nous et surtout pouvons-nous porter atteinte à notre nature d’êtres vivants ? En contrôlant sa vie et sa mort, l’Homme tend à devenir son propre maître, ou son propre dieu. Il croit tendre vers sa liberté, mais à quel prix ?

Sébastien Bauer
Cet article est un travail consécutif au mémoire de recherche que l’auteur a réalisé dans le cadre de ses études en sciences politiques (IEP de Paris).

 

[1] C’est moi qui mets en italiques

Là-bas

par Noëlle Combet

La sterne lentement lisse la lumière au fond du ciel,
ricane dans le multiple,
dérobe un poisson, au vol,
revient au silence singulier
à la pointe du rocher,
espace lithographié.

Une vague
enroule
sa rumeur
autour de mes oreilles
me creuse,
bat les effluves des genêts, les coupe
avec l’odeur des algues :
les plis s’ouvrent en éventail, cartes distribuées,
invraisemblance des distances
du loin au près…L’inconnu devient.

Un train s’éloigne,
les secondes décomptent sa silhouette,
…l’ ont effacée ;
la vie se dilue,
la vague reflue
en l’instant du rien,
d’un là-bas qui vibre.

Noëlle Combet