Avital Ronell : Test drive 2005

Dans un ouvrage étonnant, à la fois par la nouveauté de la forme et la puissance du style, Avital Ronell projette sur notre époque un éclairage audacieux et  innovant en se penchant sur « La passion de l’épreuve » (sous- titre français)…Passion des preuves, d’épreuve…Voilà qui concerne le sujet humain depuis la plus haute Antiquité et gagne de façon exponentielle les domaines scientifiques cognitifs et subjectifs de la modernité.

 

Avital Ronell habite son écriture :

Elle n’hésite pas, en effet, à apparaître en tant  que matériau de son texte, en parlant  en première personne, mais aussi en seconde personne et autres. Ainsi  alternent tous les pronoms personnels dans une conjugaison du sujet, sa déclinaison en ses multiples formes.

Elle écrit tantôt en italiques quand sa pensée va, comme rêveusement,  tantôt en caractères droits quand elle se veut plus proche d’une conceptualisation ; mais même dans ce cas, sa présence vivante palpite à la source des phrases comme dans ce stupéfiant échange où elle s’imagine questionnée, mise à l’épreuve par Husserl, n’hésitant donc pas à créer un contact quasi charnel avec un écrivain du passé.

Pas de chapitres dans ce livre mais cinq  parties («  terrains d’essai », « procès en cours », « réussir l’épreuve », « ballon d’essai », « l’amour à l’épreuve ou : de la rupture ».)

A l’intérieur de ces paries, des sous-titres souvent numérotés : «  Essai numéro 1 »… « Prototype A »…ou prenant la forme d’un énoncé : « Les mille et un doutes »…

Cette complexité de la forme lui permet d’aller venir entre conceptualisation philosophique, style narratif pouvant faire penser au roman, confidence, approche des philosophes mais aussi des écrivains, voire des musiciens  (quand elle évoque le lien quasi transférentiel de Nietzsche avec  Wagner) et même de se livrer à une analyse très approfondie du köan en tant qu’épreuve à expérimenter dans la transmission du bouddhisme.

Cette étude apparaît donc comme un parcours divers,  déconcertant,  conduit avec beaucoup d’exigence et une rigueur que l’auteur verse au compte de son intimité structurale avec le Surmoi. Avital Ronell s’assujettit à l’épreuve.

 

Pulsion/passion

Le terme anglo-saxon « drive » renvoie tout autant à la pulsion, comme le « Trieb » germanique, qu’à la passion et la traduction du titre dans le sous-titre autorise le lien entre les deux termes, le second ajoutant au premier une nuance de souffrance ou tout au moins de difficulté consentie.

Cette pulsion /passion, même si elle apparaît dès l’Antiquité, semble bien être un trait dominant du sujet moderne. Que l’on n’attende pas d’Avital Ronell une position partisane : sa pensée est bien trop nuancée pour verser dans une posture idéologique. Elle aborde cette question par touches subtiles  évoquant l’intrication  des tourments et des effets structurants inhérents à l’épreuve  mais l’on sent bien que sa pente la dirige  vers une contestation des excès scientifiques ou sociaux liés au désir de mesurer une expérimentation ; n’oublions pas que son dernier ouvrage, « Lignes de front » est consacré à l’inévitable de la rébellion face aux hégémonies de notre époque.

 

Pulsion d’épreuve

Pulsion…Donc, chacun est concerné jusqu’à l’absurde. Dès l’Antiquité,  la pratique du  basanos est contestée par Aristote. Le basanos est une sorte de chevalet, instrument de torture que l’on utilisait  pour obtenir de l’esclave la « vérité » sous l’épreuve de la torture. Ce dernier était en effet considéré comme faisant partie du  maître mais davantage en contact avec la réalité. C’est pourquoi ses aveux devenaient la preuve de la vérité.  On en retrouve un écho dans la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave.

A l’époque moderne, il semble que des injonctions intégrées aient pris en nous la place d’un maître  que nous projetons  éventuellement ou conjoncturellement sur un autre.

 « Tu veux montrer que tu en es capable, Prouver  ton courage. Tu veux auditionner pour un rôle, faire une démonstration, engager une recherche en paternité. Tu es un androïde en fuite dont on examine le facteur humain. Tu es un athlète forcé de s’entraîner jusqu’à épuisement pour une compétition. Tu es un étudiant entrant à l’université ou faisant son droit, un officiel s’efforçant de sortir d’une institution, un suspect soumis à un interrogatoire musclé, un sportif se gonflant aux stéroïdes, une amante ayant un rapport sexuel à risques, un malade qui se sent mal mais ne sait pas de quoi il souffre. Peut-être aussi es-tu poussé par ce que Maurice Blanchot appelle l’épreuve de l’expérience ou bien tu n’en finis pas de te plier aux tests de loyauté de Nietzsche. »

Absurdité et/ou nécessité, en cette époque, de l’expérimentation ? Et dans quelles limites quand «  le diable est la marque visible d’un appareil d’examen permanent, un des noms d’une opération qui engage radicalement ce qu’il subsiste du sujet » ?

 

La marque du diable

Pour mieux approcher cette marque, ce tourment du « test », Avital Ronell se  tourne préférentiellement vers les écrivains et en particulier Kafka dont les textes évoquent la proximité de l’épreuve et de la torture. L’angoissant et labyrinthique « Procès » en est un prototype mais aussi la parabole « Devant la loi » qui met en scène un homme attendant en vain toute sa vie devant une porte gardée par un portier. Il ne se passe rien et pourtant tout est dit : c’est le portier qui administre l’épreuve à l’homme dans le plus complet et interminable silence que seul, celui de la mort pourra interrompre. Torture aussi pour le « Serviteur » puisque son destin, s’opposant à sa fonction est de rester indéfiniment sans service ou pour Grégor, le narrateur de « La Métamorphose » qui doit bien prendre acte de sa mutation en une sorte de cafard et, comme dit Avital Ronell,  repartir de zéro « sur ses petites pattes »

 

« J’écris par nécessité philosophique » dit-elle…

et, ce faisant, Avital Ronell interroge les liens de la philosophie et de la science pour constater que ces deux là ont fini de s’aimer et que Husserl est le dernier enfant à souffrir de cette rupture. A sa suite, Heidegger, Bachelard ont  fait de la science objet épistémique et interrogé ses caractéristiques ainsi que  ses applications  techniques. Pour Avital Ronell, « la science nous émerveille » et elle en déduit qu’elle pourrait bien, à ce titre, nous aveugler.

« Nous avons tout à fait le droit de demander à la science si elle est en mesure de garantir des conditions permettant de penser la joie et les conditions de la vie (ces conditions n’ont pas à être définies de façon simple, régressive ou utopique, comme le sait toute personne passée par la psychanalyse.) A moins que la science ne puisse finalement promouvoir que la glaciation, la stérilisation, la froide emprise de la puissance technologique, alliée à la menace permanente de la destruction du monde, aux féroces privilèges de la richesse »

Des scientifiques se sont efforcés d’élaborer une philosophie de la science en dégageant de leur réflexion des concepts : ainsi, selon Popper, la falsifiabilité est le critère permettant d’établir le statut scientifique d’une théorie : falsifiabilité, testabilité, réfutabilité sont à prendre en compte plutôt que vérifiabilité. Cette observation apparaît comme résistance de la part de Popper : la science doit renoncer à sa prétention à l’immuabilité.

Pourtant, Popper s’irrite du poids des postulats linguistiques alors même qu’il ouvre sa « Logique de la découverte scientifique » par une citation du poète Novalis : « Les théories sont des filets ; seul, celui qui les lance pêchera ». Popper est donc partagé entre une recherche de pureté scientifique -à laquelle Einstein rétorquait : « je ne crois pas qu’il soit possible de concevoir un cas super pur »- et un mouvement vers une ouverture théorique via la poésie.

Ce recours à la poésie n’est pas sans lien avec la démarche freudienne ainsi que le fait remarquer la philosophe. Rappelons nous en effet, -c’ est un exemple parmi de nombreux autres-, que, ne parvenant pas à théoriser un au-delà du principe de plaisir, Freud se console– c’est son mot- par l’évocation du poète Rückert interprétant les Ecritures : « Boiter n’est pas pécher »

D’ailleurs, si l’on voulait souscrire à la rigueur théorique de Popper, il faudrait constater que le test qui permet, selon lui, d’évaluer la réfutabilité n’est jamais soumis lui-même au test ni considéré sous l’angle d’un possible échec.

Rheinberger va plus loin dans son questionnement sur « l’objet scientifique ». Selon Avital Ronell « élargissant le champ de ce qui se met en travers du mouvement épistémologique, Rheinberger suggère que le langage lui-même  peut se présenter comme obstacle  à ce qui est en train d’être exprimé, limitant et contenant ce qui peut être découvert ou connu ».Le langage fait donc limite à un « panscientisme » et  Rheinberger répond  aux conceptions dominantes de Popper pris, selon lui, dans une sévérité sémantique par une définition de la recherche expérimentale comme une « machine à produire du futur », un « jeu de piste », une « errance empirique ».

Selon Avital Ronell, « Implicitement, en peinant à montrer que la déstabilisation informe le concept même de « résultat », Rheinberger rejoint Derrida quant aux menaces inhérentes à la performativité ». Ce mouvement présente une analogie avec le cheminement de l’artiste qui œuvre dans l’obscurité, ne sachant si le filon qu’il a trouvé aujourd’hui ne sera pas épuisé demain.

Ce mouvement, elle le met aussi en lien avec le théorème de Gôdel démontrant l’incomplétude du symbolique et l’appliquant aux mathématiques.

L’expérimentation, l’épreuve ne peut être à coup sûr validée par une preuve ou un test et c’est même l’incomplétude de la preuve qui permet la progression et l’invention. Impossible donc d’obtenir une certitude de la preuve sauf à s’embarquer dans une attente vaine comme l’a indiqué Kafka ou à s’enfermer dans des systèmes clos  ainsi que le montrent des  philosophes comme Derrida ou des scientifiques comme Rheinberger  et Gödel.

 

La passion de la preuve et l’invalidation du témoignage

S’il est un domaine dans lequel s’inscrit cruellement l’impossibilité absolue de la preuve, c’est celui du témoignage. Qu’en est-il de la relation  de faits qui demandent à être crus « sur parole » ? Avital Ronell cite à ce propos Lyotard et son ouvrage « Le Différend »: « Un tort serait ceci, écrit-il, un dommage accompagné de la perte des moyens de faire la preuve de ce dommage ». L’impossibilité de prouver peut entraîner de la part de l’ « examinateur » une accusation de simulation qui n’est pas blessante seulement parce qu’elle provient d’un espace hostile, interlocuteur ou institution. La souffrance relève « d’un autre type d’inquiétude », écrit-elle. « Le persécuteur sans foi n’est pas le seul qui essaie de réduire une réalité inassimilable à une question de testabilité. Vous-même, en victime déchirée ne pouvez croire que cela vous arrive. A vous. Le langage vous fait défaut. »

Ceux d’entre nous qui osent affirmer des réalités existentielles sans être en mesure de les valider selon les lois du discours cognitif, sont ainsi relégués dans des marges et dans l’angoisse.  Leur « expérience » est alors considérée comme « hors de propos » et annulée, éliminée comme un vieux  tissu.

Nous avons un exemple de ce rejet dans l’expérience d’Ian Karski qui ne put faire entendre aux autorités américaines la réalité du ghetto de Varsovie. Yannick Haenel  lui a prêté sa voix dans le roman qu’il lui a consacré, nous faisant participer à cette douleur blanche de n’être pas entendu. C’est dans cette douleur blanche que les révisionnistes et négationnistes de tout poil  voudraient à nouveau enfermer les témoins de la déportation et des chambres à gaz.

Dans ce dernier cas, les preuves sont à disposition et permettent de confondre une attitude de déni. Mais dans d’autres cas, l’incrédulité est persécutrice : elle provoque une terreur en ne permettant pas de raconter l’horreur et de passer à autre chose.

A défaut, il ne reste que ce que Lyotard nomme un sentiment de panique, d’effroi et ici, la philosophie doit être convoquée. Elle doit se défaire de ses habitudes conciliatrices, se laisser gagner par le sentiment de l’endommagé, c’est à dire par de nouvelles inconsistances et trouver « un lien, une phrase, un support » La philosophie, à l’instar de la psychanalyse, quand elle y parvient, doit permettre que s’expriment les laissés pour compte des régimes cognitifs. Lyotard exprime le souhait que l’on aille au plus près des ravages de l’impossible, des assauts de l’horreur.

Nous ne sommes pas loin, ici, de la théorisation du Réel, autre nom de l’impossible selon Lacan.

 

Se faire mettre à l’épreuve dans un désir éthique

Si la quête de preuves peut mener un individu a quia, lui rendre impossible l’expression de sa subjectivité, il n’en reste pas moins que la nécessité de l’épreuve a, par ailleurs partie liée avec la transmission. Avital Ronell fait du koän une sorte de prototype de cette réalité. Il ya, dans cette pratique, un maître qui pose à un disciple une question éprouvante, généralement paradoxale, son koän. Le maître n’est pas celui du basanos et ses traits ne sont pas non plus ceux de Socrate dans cette expérience  zen.

« Les pratiques orientales, écrit Avital Ronell, y compris celles des arts martiaux, évitent d’effacer totalement l’épreuve ; elles se gardent de simplement s’opposer à sa version occidentale. En un sens, l’épreuve se fait encore plus envahissante car elle ne peut jamais être satisfaite par une réponse conclusive ou définitive à l’exploration testée ».

Cette transmission n’a donc rien de ce que l’on entend traditionnellement par l’enseignement d’un savoir. Peut-on encore parler de « pédagogie » ? Ce sera alors dans un sens très particulier.  La question proposée par le maître peut rester ouverte des années durant et mettre à l’épreuve le maître comme son disciple avant que surgisse un éclair. L’illustration d’une telle expérimentation est donnée par l’histoire du moine qui échouait à résoudre son koän parce que la réponse qu’il rapportait à son maître avait été plusieurs fois contestée par ce dernier.  il s’en alla très loin et très longtemps ; arrivé devant un mur, il étudia neuf ans la question ; l’illumination lui vint et le maître accueillit sa réponse ; un second koän le remit en chemin quinze ans durant. ; le voyage est solitaire  mais nécessite l’intervention d’un autre, celui qui sert de limite ; sa place ne peut-être dérobée-nous sommes loin du parricide, caution de la transmission en occident-. ; la position assise du maître indique que quelque chose est là, qui se tient en dehors du sujet, de l’être, de la pensée…Quelque chose ? Un vide ? Un rien ? A tout le moins, une vacuité, une « ouverture passive » au terme d’un processus en trois temps : « concentration, saturation, explosion » ; la douleur, organique et psychique, est au  rendez-vous. Le risque de l’effondrement est pris et parfois l’épreuve du koän tourne mal ; mais si cette pratique porte ses fruits, aucune certitude ne pourra désormais être envisagée, aucune affirmation catégorique ne trouvera à s’inscrire ni aucune sorte de foi aveugle et ravageuse.

 

Un fil tiré entre  koän et psychanalyse

Avital Ronell, évoque souvent la psychanalyse, aussi bien dans des aspects théoriques que dans d’autres, plus intimes  et  l’on  peut se dire que, rapprochant l’épreuve d’une cure et celle du koän, elle métaphorise l’une par l’autre.

D’ailleurs, la marche théorique de Freud, lorsqu’elle se fait hésitante, lorsqu’il donne la parole à un contradicteur supposé, qu’il énonce de possibles objections, qu’il rebrousse chemin n’a-t-elle pas quelque peu à voir avec l’expérimentation du koän ? Bien sûr, l’affirmation parfois catégorique, sous couvert de scientificité contredit ce flottement. Mais Freud sait aussi faire travailler le négatif  manifestant alors une humilité qui vient tempérer sa pente autoritaire. Comme Popper, il teste ainsi sa pensée pour en vérifier la « falsifiabilité » en tant que garantie d’une ouverture. Sa démarche se fait alors hésitante et il lui arrive d’abandonner son objectif en chemin. Avital Ronell donne l’exemple de son essai « Deuil et Mélancolie ». Cherchant à préciser la nature de la mélancolie, Freud avertit d’emblée le lecteur que son analyse repose sur une hypothèse qu’il n’y a pas lieu de tenir comme avérée ; donc « en tant que texte qui ne peut avoir ni prise ni emprise, écrit Avital Ronell, [l’essai] se présente comme un procès scientifique sans finalité. L’essai fait son propre deuil ». Faire le deuil de ses essais, est l’une des caractéristiques du koän, expérimentation qui engage toute la vie du disciple tandis que pour Freud, cette démarche  est dictée par un souci d’intégrité intellectuelle. L’analogie reste donc lointaine, et partielle même si la recherche et l’épreuve se font parfois écho. Mais le koän, à la différence du parcours freudien, n’est pas la quête d’une  preuve.

Par contre, l’épreuve d’une cure, si un (e) analyste et un(e) analysant(e) restent ancrés dans l’éthique, apparaît comme très voisine de celle du köan.

 

Se mettre à l’épreuve en « gardant » l’image d’un autre :

C’est sous cet angle que Avital Ronell présente dans la dernière partie de son ouvrage la relation passionnelle qui orienta Nietzsche vers Wagner .Elle rappelle  que l’obsession de  l’épreuve est liée chez Nietzsche au lieu de l’épreuve, puis indique que Nietzsche se définit lui-même comme un tel lieu . Elle utilise  l’outil d’analyse qu’elle a elle-même créé, le concept de « rescindabilité » pour indiquer une idée de cassure ou d’annulation. Ce concept permet d’approcher le lien de Nietzsche et de Wagner : « On peut dire que Nietzsche « tombe » pour Wagner. Qu’il tombe. Et même follement. Mais pour citer Hölderlin, il tombe vers le haut (‘’  Man kann auch in der Höhe fallen ‘’)  C’est la chute que le langage nous fait associer à l’amour »

La rescindabilité en ce cas comme dans d’autres ne se réduit pas au rejet pur et simple, « Quelque chose est rescindé, annulé dans un geste décisif tout en restant manifestement en vie »

Nietzsche aimait Wagner passionnément mais ce qui l’a conduit à la rupture, mouvement dicté par l’éthique, c’est de voir en Wagner une sorte double, « un portrait de lui-même en malade, en acteur hystérique, en histrion, en signe coïncidant des temps »

C’est qu’en Wagner, la disposition dionysiaque submerge la scène. Et Nietzsche se veut figure de résistance à cette complaisance qui, selon lui, inscrirait l’œuvre du musicien dans une atmosphère purement maternelle et engloutissante..

Pourtant, il n’en finira jamais avec cet autre dont il ressuscite constamment l’image en lui-même se faisant donc, sa vie durant  le lieu de cette épreuve. C’est ce qui lui dictera son ouvrage « Le Cas Wagner » avec un post-scriptum : «  Ce que Wagner nous coûte » et le texte répète cinq fois en ritournelle : « S’attacher à Wagner, cela se paie cher » C’est que Nietzsche tente de réaliser en lui cette épreuve : « s’exposer à la fin sans jamais accomplir cette fin ».

C’est ce qui le conduit à une conception très raffinée de la fidélité conçue comme une épreuve : la vraie fidélité doit en même temps qu’elle attache, être révoquée. Mais comment ? C’est le secret que Nietzsche a percé dans les drames musicaux de Wagner : la « fidélité essentielle, écrit Avital Ronell, n’a pas de dehors ; la voie de sortie est ‘’dedans ‘’  ».

L’épreuve  de cette fidélité- là, celle qui se résout au-dedans, Nietzsche aura eu besoin pour la mener à son terme que se « garde» en lui  l’image de Wagner, ce qui le conduira dans «  Humain trop humain » à l’affirmation de la liberté :

«  Un esprit appelé à porter un jour le type de « l’esprit libre » à son point partait de maturation et de succulence, on peut supposer que l’événement capital en a été un grand affranchissement avant lequel  il n’était qu’un esprit d’autant plus asservi, et apparemment enchaîné pour toujours à son coin et à son pilier »

A plusieurs reprises Avital Ronell remercie Nietzsche et appelle à le remercier de transmettre en tant que principe de vie cet affranchissement apte à s’affranchir de lui-même.

Dès les premières lignes de cette dernière partie, elle avait exprimé à quel point l’histoire de Nietzsche et Wagner la concernait :

« Imaginons que je sois amoureuse. […[ Je suis amoureuse, je suis donc trahie, et l’autre est mon destin.[…] Je suis amoureusement éprise d’un objet. Démobilisée. Nietzsche, le loser solitaire, a fait  durer une histoire qui me prend encore par surprise »

 

Avital Ronell à l’épreuve de  Husserl

Cette nécessité de garder l’autre pour s’en affranchir, on la voit la mettre en application quand de façon très singulière, elle élabore une fiction en faisant parler Husserl à la première personne. Le philosophe est présenté en train d’élaborer  une sorte de bilan qui ressemble à un extrait de journal intime. Il est supposé interroger  son œuvre, sa vie et ses relations avec ses élèves, en particulier  Heidegger : « Le petit Heidegger et le petit Jaspers avec leurs percées pop et leur appropriation du mot ‘’ phénoménologie ! ‘’ J’ai eu beaucoup de peine le jour où Martin, quand il apprit que ma judéité n’était plus à la mode, a fait retirer la dédicace qu’il m’avait consacrée dans Etre et Temps »

Les passages les plus singuliers sont ceux où Avital Ronell  évoque Husserl s’adressant à elle et la nommant par son prénom, dans une apostrophe intime. C’est qu’un lien avec un écrivain du passé qui fut un initiateur est aussi un amour. Husserl est donc supposé répondre à Avital Ronell qu’il a déçue. Elle écrit en effet  évoquant cette déception dès les premières pages de son ouvrage :

« Husserl s’arrête tout d’un coup au moment où la question de l’épreuve fait irruption dans sa réflexion sur la science ; dans «  La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale », il s’efforce d’éviter Nietzsche, manque le heurter, mais le laisse finalement indemne. Nietzsche, de son côté introduit le tournant expérimental dans l’un de ses livres peut-être les plus personnels Le Gai Savoir »

Et Avital , dans la partie qu’elle lui consacre,« entend » les réponses d’Husserl qui objecte à son « scepticisme fiévreux », sa « négativité excessive » ; plus loin, il est supposé déplorer une injustice : « En fait, même si elle ne l’avoue pas, du moins pas assez à mon goût, j’ai l’impression qu’elle me doit beaucoup », et plus loin encore, dans un mouvement  de dépit : «  Mais Non, il lui a fallu se tourner vers Nietzsche. Tous ces enfants se précipitent vers l’irrationnel. »

Avital Ronell va même jusqu’à s’imaginer mise en question (à la question ?) par Husserl  à qui elle fait dire «  je n’ai pas besoin qu’on me protège, elle devrait plutôt se faire du souci pour elle, dormir un peu et mettre de l’ordre dans sa vie […] Je vois qu’à un certain niveau, elle n’accepte pas le passé, il s’insinue en elle et ces intrusions quotidiennes la laissent épuisée, au milieu d’une mer d’angoisse »

Une mise à l’épreuve par Husserl dont Avital Ronell s explique lors d’un entretien réalisé sur France Culture. Je fais semblant d’être Husserl, dit-elle et le fais  m’humilier, me reprocher ce que je n’ai éventuellement pas bien compris.

Dans le même entretien, elle évoque aussi sa réponse incontournable à l’appel de l’autre : ainsi, quand devant Derrida, elle s’évoquait comme littéraire, il rétorqua en disant qu’elle était une philosophe de choc. Ce fut pour elle comme un baptême violent et il fallut qu’elle s’efforce de correspondre à cette nomination.

Lors du même entretien, elle évoque les exigences de son surmoi et combien il la tourmente.

Cet arrimage à la souffrance,  cet attachement à un modèle nietzschéen qui gouverne  les relations d’Avital Ronell aux autres, écrivains morts ou amis vivants, donne parfois une impression d’excès. Si, selon Nietzsche, la fidélité doit se résoudre au- dedans plutôt qu’au-dehors pour que l’on puisse accéder à la liberté, serait-il, pour autant incontournable de tant en souffrir ? Garder l’autre en soi, nécessite-t-il de cultiver les plaies en les empêchant de se refermer ? Ne serait-ce pas une autre forme d’assujettissement, de piège tendu par une histoire, un destin  qui s’éterniserait?

 

Alors quid in fine de cette pulsion/ passion de l’épreuve ?

Avital Ronell  explore le socle subjectif et théorique sur lequel se fonde l’épreuve. Elle montre la beauté, l’exigence, la noblesse de l’expérimentation en tant que gouvernail de vie et de pensée ; mais elle en souligne les limites  ainsi que l’énonce un chroniqueur du Magazine littéraire dans un article écrit à son sujet :

«  L’épreuve de nos pensées, de nos hypothèses scientifiques ou de nos amours, se nourrit précisément de ne pouvoir jamais se satisfaire, parce qu’elle vise surtout à ‘’conjurer ‘’. Pourtant, l’épreuve implique également une certaine tolérance du risque. D’où la nécessité de la ‘’contrôler ‘’. »

Mais cette nécessité de peser, mesurer nos expériences dans un souci de progression devient caricaturale, desséchante et déshumanisante dans la folle prétention à  une évaluation permanente qui se fait, à notre époque, de plus en plus complice des nécessités économiques de turnover imposé ou de management par le stress.

Avital Ronell nous conduit donc à percevoir cette ubiquité déjà évoquée par Nietzsche comme une caractéristique de l’époque moderne car la noblesse de nos quêtes peut se retourner perversement  en pulsion/ persécution du test, ce qu’un ouvrage collectif « La Folie Evaluation » dénonce, nouveau visage de ce dieu obscur auquel nous faisons passivement allégeance. Dans cette soumission, la priorité est donnée à la mesure du résultat sur la noblesse de l’expérience, avec les ravages que l’on voit dans le monde du travail : l’importance excessive des dossiers et grilles d’évaluation et de comptabilisation, l’exigence de résultats formatés au détriment de la singularité de chacun dans son lien au travail.

A ce propos, Jean-Claude Maleval dans « La Folie Evaluation » écrit : « Il y a dans la « culture de l’évaluation » le désir d’imposer des normes, d’humilier l’autre, de le faire céder sur son être » tandis que dans un autre article du même ouvrage, Marie-Jean Sauret précise que cet « homme calculable » que l’on voudrait mesurer scientifiquement est né avec les Lumières et il précise qu’ «  il n’est pas scientifique d’étudier la singularité par des moyens qui l’effacent. Il ne peut s’agir que de fausse science. »

Sans doute serait-il utile,  pour penser plus avant, de s’appuyer sur  la considération kantienne selon laquelle, dans le domaine des fins tout a, «  ou bien un prix ou bien une dignité »  Cette dignité, dans la question qui nous occupe  est du côté de la singularité et non d’une appréciation quantitative.

La passion/ pulsion d’expérience devrait, pour ne pas nous submerger, se limiter à un exercice de soi dans nos recherches de vie et de théorie. Devenue obsession, cette passion se dévoie en tombant dans une utilisation démesurée de la mesure, de la preuve, renversement pervers qui sert bien  les intérêts du « Divin Marché » tel que le nomme dans une heureuse formule le philosophe Dany-Robert Dufour. On a alors tourné radicalement le dos à la dignité.

L’expérimentation apparaît donc comme un pharmakon  au sens grec, à la fois remède et poison dans la conduite de nos vies. Sans doute faudrait-il prendre en compte les deux directions suggérées par la sémantique et distinguer dans  la passion  d’expérimenter une valeur d’expérience de vie, d’une pente obsessionnelle qui incline à mesurer, à tester, pour valider ce qui  ne peut qu’échapper à toute tentative de validation.

N.C.