Béliers.

Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème
Derrida à Gadamer

par Noëlle Combet

Comment oser aborder un tel texte ?  Par laquelle de ses entrées y accéder ? Est-ce parce qu’il m’a été longtemps proche, dans un compagnonnage intérieur, si évidemment là, que je ressens maintenant cet élan jusqu’alors différé, pour le porter ailleurs dans une approche personnelle ?  Le « disséminer » peut-être pour reprendre ce terme si familier à Derrida ? Le porter ailleurs sans m’en écarter absolument ?  Une nécessité, le portant, de le disséminer sans l’effacer ? « Porter »  sera l’une des images récurrentes de cet hommage rendu par Derrida à Hans- Georg Gadamer qui venait de mourir. Porter par anticipation la mort de l’autre intime, déjà de son vivant, était un thème central du Séminaire  « Politiques de l’amitié » soutenu en 1983-1984 et édité en 1994. De nombreuses années séparent « Politiques de l’amitié » et « Béliers ». Un long suspens. C’est peut-être ce que Derrida énonce comme la difficile mais nécessaire réalité d’une interruption qui peut permettre d’initier ici ce que je considère comme une lecture plutôt qu’une écriture : l’écriture de la lecture que je fais de ce texte pour Interrompre la muette et longue lecture intérieure en l’extériorisant.

Le socle de l’interruption

Dans l’introduction et un premier temps de l’hommage à Gadamer, se retournant sur les aléas de leur amitié  pour les revisiter, Derrida en appelle tout d’abord, justement, à l’interruption. La nécessité des interruptions, des intervalles, il l’avait déjà évoquée dans « Politiques de l’amitié » en tant qu’anticipation de la mort. Elle était -devait être- toujours déjà là, incluse en ces liens à propos desquels Derrida avait emprunté à Abdelkébir Khatibi le mot  d’aimance plus propre selon lui à désigner la puissance et la complexité de l’amitié quand elle est une  modalité de l’amour. Une interruption, dans « Béliers », intervient  dès la rencontre, pas seulement comme principe mais  dans la réalité d’un malentendu et Derrida pense que cette expérience  suspensive initiale a fondé  une durée du lien. Il associe, de manière plus générale  l’interruption  à une « mélancolie sans âge » toujours mêlée à l’intimité étroite avec un autre.

Cette mélancolie, une autre peut-être, mais déjà la même, Derrida dit l’avoir ressentie dès la première rencontre avec Gadamer en 1981. La rencontre, dit-il, avait commencé par une « étrange interruption », présage d’une sorte de partenariat que Gadamer aurait nommé « dialogue intérieur ». Derrida dit que cette formulation lui est étrangère ; l’utilisant, il laisse donc Gadamer parler en lui ; et il le cite : «  En fin de compte, le dialogue que nous poursuivons dans notre propre pensée et qui s’enrichit aujourd’hui de nouveaux et formidables partenaires issus de l’héritage de l’humanité élargi à une dimension planétaire devrait chercher son partenaire partout- et surtout s’il est complètement différent »

Derrida prolonge ce point de vue en faisant de  cette interruption le socle de son « dialogue ininterrompu » avec Gadamer, tel que l’évoque le sous-titre de « Béliers ».

 

Le poème entre l’intraduisible
et la diagonale de la traduction

Mais le dialogue que Gadamer voulait  entreprendre et poursuivre avec Derrida, Gadamer lui-même en énonce la difficulté, « toujours grande selon lui, là où la pensée ou la poésie s’efforceront de délaisser les formes traditionnelles pour se mettre à l’écoute de nouvelles orientations puisées dans leur  propre langue maternelle. »

Derrida souligne que Gadamer nomme la pensée et la poésie plutôt que la science ou la philosophie. Gadamer privilégie l’expérience poétique dans la mesure où le poème est à la fois l’exemple de l’intraduisible et « le lieu le moins impropre à l’épreuve de la traduction »

C’est bien une sorte d’in-traductibilité qui aura produit cette « étrange interruption » initiale de l’amitié entre les deux hommes et en même temps rendu possible  un dialogue intérieur qui depuis ce premier malentendu n’aura pas cessé, relancé par des échanges ultérieurs réels. « Dialogue de sourds » crurent certains témoins… Peut-être plutôt tâtonnements de traduction, peut-on penser.

 

Le dialogue (in) interrompu

C’est une question posée en 1981 par Derrida à Gadamer qui provoqua et l’interruption et l’infini du dialogue intérieur. Cette question portait sur le terme « verstehen » (comprendre) et pouvait être entendue comme mise en doute par Derrida de la « bonne volonté », celle qui peut donner bonne conscience quand on cherche à « comprendre l’autre » et que l’on imagine y parvenir. Nous sommes à cette époque dans un bain lacanien récusant, peut-être autant à tort qu’à raison, la réalité d’une communication intersubjective. Gadamer, au contraire, ayant foi en la compréhension se sentit  incompris.

Il est assez étonnant que ce soit ce terme, « verstehen » justement, qui  produisit l’intervalle et la suspension momentanée du dialogue réel, l’installant à une autre place, dans le for intérieur de chacun. Une (in)compréhension fonda la durée du lien.

La certitude mélancolique, insiste Derrida, apparaît dans l’amitié dès la première interruption, et même parfois dès la première rencontre quand celle-ci, dans la puissance de l’éprouvé  donne à ressentir  en même temps que la force du lien, l’inéluctabilité de l’absence de l’autre et de l’absence à l’autre. Elle commence donc du vivant des amis, certitude de la mort, et Derrida la conçoit comme une « fin du monde », quand l’un survivra à l’autre et se trouvera « assigné à porter l’autre et son monde », les deux ayant disparu. L’un des deux survit désormais « comme sur terre par-delà la fin du monde » et c’est bien ce que vit précisément Derrida  quand il prononce cet hommage à Gadamer, l’interruption étant désormais définitive.

 

« Die Welt ist fort, ich muss dich tragen »

Dans le deuxième temps de cet hommage, cette « fin du monde », Derrida la met en perspective avec le dernier vers d’un poème de Paul Celan, poème auquel il consacrera  la partie la plus importante de son texte, la troisième.

Il cite le dernier vers, (« Die Welt ist fort, ich muss dich tragen » : le monde n’est plus là, je dois te porter) avant le poème lui-même, qu’il ne traduit ni ne traduira en proposant une lecture herméneutique plutôt que formelle dans un troisième temps.

C’est Gadamer qui énonçait que le dernier vers portait à lui seul toute la vérité d’un poème. Marchant sur ses traces, Derrida manifeste donc que, par l’intermédiaire de l’amitié avec Gadamer, il a reçu une transmission, ce qu’il précise : « Si j’ai cru devoir commencer par citer, puis répéter le dernier vers du poème, « Die Welt ist fort, ich muss dich tragen » , ce fut pour suivre fidèlement, voire pour tenter d’imiter, jusqu’à un certain point et aussi loin que possible, un geste que Gadamer répète à deux reprises dans son livre sur Celan… Ainsi Derrida éclaire-t-il la valeur de l’influence dans ce que l’on reçoit dans une intimité. Est-ce un mouvement de retour vers cette « compréhension » préalablement  déniée ?

Dans son interprétation d’un court poème de Celan (« Du  sillon des quatre doigts/ j’extorque en fouissant/ la bénédiction pétrifiée »), Gadamer indiquait que « selon le principe herméneutique » il commencerait par le vers final, noyau du poème selon lui, vers qui évoque ici « une bénédiction pétrifiée ». Cette pétrification, Derrida l’interprète comme un sceau, un signe de chance sous lequel il souhaite s’inscrire en cet instant. Derrida s’attache en particulier au verbe wühlen (traduit par fouir). Le fouissement, il le lit comme une quête, une « poussée subversive » pour ouvrir une main repliée sur un message que la main propose et dérobe à la fois. Il en appelle à Gadamer qu’il cite sur ce point : « Le poème dit qu’on recherche la bénédiction de cette main qui bénit avec la ferveur désespérée, fouissante d’un nécessiteux »

Le message ainsi offert/dérobé serait aussi un texte à lire ; et la main serait aussi  le don du  poème au sens subjectif et objectif du génitif.

Derrida souligne  que, dans sa lecture de ce poème, Gadamer évoque plusieurs interruptions qui lui apparaissent comme un gage de l’(in)interrompu : selon Gadamer, en effet, dans une main qui se plie, apparaissent des lignes « interrompues et pliées » et le sillon des « quatre doigts » forme aussi un pli transversal.

En outre, il y a, selon Derrida comme une interruption entre le dedans et le dehors selon que la main retient ou offre. Une autre interruption apparaît quand Gadamer laisse dans l’indécision une série de questions dont celle du je et du tu dans le poème de  Celan. Tu ? Toi, moi, Dieu, le poème? « N’importe qui, plus d’un, le poème lui-même » ?

Dans son œuvre, Gadamer  évoque plusieurs fois ce qu’il nomme « le caractère sans fin du dialogue », « le processus infini »  qui sont, selon Derrida, effets des interruptions et de cette indécidabilité, cette in- traductibilité  qui  destine un poème, de « façon secrètement réglée » à survivre « dans un processus infini », ce qui éclaire le sous titre de « Béliers » : « entre deux infinis, le poème ». Le poème apparaît dès lors, peut-on penser comme l’interruption et la reconduction de l’in-fini.

 

Lecture herméneutique pour une dissémination

Dans un troisième temps, Derrida revient au poème de Celan dont il avait précédemment énoncé le dernier vers : Die Welt ist fort, ich muss dich tragen (le monde s’en est allé, je dois te porter). Il ne le traduit pas, fidèle en cela à la certitude de Gadamer, qu’il partage pour sa part, que la poésie est intraduisible.

Je cite donc le poème de Celan sans le traduire :

GROSSE GLÜHENDE WÜLBUNG

mit dem sich

hinaus-und himweg-

wühlenden Sccwarzgestirn- Schwurm

 

der verkieselten Stirn

brenn ich dies Bild ein, zwischen

die Hörner darin.

 

Im Gesang der Windungen, das

Mark der geronnenen

Herzmeere schwillt.

Wo-

gegen

rennt es nicht an ?

 

Die Welt ist fort, ich muss dich tragen

 

Ce poème, on peut l’approcher de façon formelle, ce que fait rapidement Derrida dans un retour  sur

les pronoms personnels énigmatiques

l’utilisation du présent qui renvoie pourtant à une temporalité hétérogène,

le tableau (je précise pour une meilleure minimale  compréhension : celui d’une coupole resplendissante au front de laquelle va et vient un noir essaim)

une action  qui se résout en une question interro-négative (je précise : celle d’un bélier silicifié qu’on a marqué au feu entre ses cornes),

le dernier vers détaché déjà évoqué

Derrida développe quelque peu ces points affirme que cette analyse formelle peut et doit aller très loin, mais, ici, au-delà de cette approche, c’est à une exigence herméneutique qu’il répond, comme Gadamer, à qui il veut rester fidèle, lui en a montré la voie..Sa lecture/traduction questionne les principales évocations du poème. Dans ce qu’il a nommé « tableau » : la voûte incandescente s’anime d’un essaim, une vie animalière qui toujours allant venant, jamais ne s’immobilise en un fourmillement d’étoiles « noires », « errantes ».

Cette constellation paraît d’autant plus « animée, animale » qu’un bélier surgit ensuite, animal du sacrifice, poutre à enfoncer les portes des châteaux, signe zodiacal. Et au cours de cette lecture qu’il veut « disséminale » selon une perspective qui représente l’une de ses conceptions les plus précieuses, il évoque en même temps que cette marque-blessure du bélier entre les cornes, d’une part le ghetto, d’autre part la marque de l’étoile jaune qui, en effet, est toujours là, inscrite explicitement ou implicitement dans toute la poésie de Celan. Cette blessure au front du bélier coule en flots venus du cœur  et je me suis étonnée de ce que, évoquant cette marque, Derrida insiste sur le feu (brenn ich dies Bild :  l’image imprimée et brûlée à la fois  par le poète suggère-t-il),  et non le  ruissellement (geronnene)  du sang évident dans « Herzmeere ». Il s’en tient à « la violence du sacrifice », et évoque plusieurs fois la substitution par Dieu du bélier à Isaac dont il avait préalablement demandé le sacrifice à Abraham.

Le front silicifié du bélier rappelle la noire constellation, l’essaim au front de la coupole et aussi la main pétrifiée dont une bénédiction est attendue dans le poème auparavant évoqué par Gadamer. Un « je » énigmatique inscrit une image en lettres de feu entre les cornes de l’animal. Est-ce le poète en train d’écrire ? Ou le poème lui-même qui se produit là au moment précis où il se dit ? L’allusion au chant  peut le donner à penser de même que l’enroulement des cornes peut évoquer des tours, des tournures du style. Ce souffle qui pourrait être celui du poème, peut aussi évoquer un autre « chant ponctué comme une phrase », celui du Shofar dénonçant « tous les holocaustes ». Derrida éclaire à plusieurs reprises l’arrière-plan biblique du texte.

 

L’indécidable des  derniers vers

Après l’action, trois vers, en une courte strophe, questionnent sous forme interro-négative la charge du bélier.  « Où, contre quoi ne charge-t-il pas ? » Cette interro négation Derrida l’interprète par une affirmation : « Le bélier, de chair ou de bois, sur terre et dans le ciel s’élance dans une course ». Il charge sur tout dans un élan désespéré. Je me suis demandé si la question ne pouvait pas s’entendre aussi de façon négative, le « ne… pas » suggérant alors presque un «ne… plus », une exténuation du bélier en quelque sorte. « Autant d’hypothèses, bien sûr, et d’indécisions » écrit Derrida quant à la lecture à propos d’un tel poème…Dissémination sémantique qui concerne aussi le vers nodal, le dernier du poème.

« Die Welt ist fort, ichmuss tragen dich » (« Le monde est parti, je dois te porter »). Ce vers isolé du texte nécessite une pose avant d’être prononcé ; il est là, isolé, apposé comme une signature. C’est une sorte d’énigmatique sentence qui fait qu’il sera souvent appelé et rappelé par de très nombreux auteurs et penseurs.

Derrida propose deux lectures : quand le monde n’est plus là, il faut  que je te porte « toi tout seul, toi seul en moi ou sur moi seul ». Il indique d’autre part la possibilité d’une interprétation inversée : s’il y a nécessité, devoir de te porter, alors le monde tend à s’effacer. Il développe cette deuxième lecture de façon saisissante : «Dès lors que je suis obligé, à l’instant où je te suis obligé, où je dois, où je te dois, me dois de te porter, dès lors que je te parle et suis responsable de toi ou devant toi, aucun monde, pour l’essentiel ne peut plus être là. Aucun monde ne peut plus nous soutenir, nous servir de sol, de terre, de fondement ou d’alibi. Peut-être n’y a-t-il plus que l’altitude abyssale d’un ciel »  Mais c’est aussi le poème qui nous est confié, à porter, à « mettre à la portée de l’autre, le donner à porter à l’autre »

 

Porter le monde ou l’éthique de la mélancolie

Dans un cinquième mouvement de cet hommage, Derrida, pris par le temps, revient sur quelques points.

Il interroge un double sens de « tragen » dans la mesure où le « je dois » semble présager d’un futur, et aller, – il fait là référence à Kant,- vers un orient. Dans ce premier sens, porter c’est porter la vie comme dans une gestation, expérience en laquelle, pour la mère et l’enfant en leurs solitudes, il n’est alors aucune médiation du monde : Die Welt ist fort. Mais, dans un deuxième sens, « porter » peut aussi s’adresser « au mort, au survivant ou à leur spectre » ce en quoi consiste la mélancolie. Ces deux fils se croisent et rencontrent trois images du monde : l’expérience d’une absence du monde peut être permanente (ce que sans doute énonçait cette « mélancolie sans âge » qui ouvrait le texte), ou surgir une seule fois, comme un événement, une sorte d’accident.

Enfin,  que porte-t-on en portant le monde ? Tous les vivants ou tous les autres êtres humains ?

En ce qui concerne ces pistes, Derrida dit la nécessité de se référer à trois noms : Freud, Husserl Heidegger. Tout d’abord il considère l’affirmation « je dois te porter » comme une éthique de la mélancolie, éthique qui vient contester la possibilité d’un deuil  « normal » et la « tranquille assurance » de Freud dans ce qu’il dit du deuil « pour confirmer la norme de la normalité », « norme » qui ne serait que « la bonne conscience d’une amnésie » nous permettant « d’oublier que garder l’autre au-dedans de soi comme soi, c’est déjà l’oublier ».

On peut en effet s’interroger : l’autre que l’on a perdu est-il remplaçable ? Effaçable ? Est-ce que son image en soi ne renvoie pas toujours à une souffrance, sinon pathologique, du moins relative ?  Pour Derrida, donc, « il faut la mélancolie ».

Pour Husserl, l’hypothèse d’un anéantissement du monde est à prendre en compte, ce qui fait écho à « Die Welt ist fort » ; cet anéantissement selon Husserl ne menacerait pas la conscience ; mais quid alors de l’alter ego ? Il ne peut plus être constitué que par analogie au-dedans de moi. Il faut se demander alors si l’on peut encore parler d’altérité.

Quant à Heidegger, Derrida met en doute sa distinction entre ce qui serait » sans monde » (la pierre), ce qui serait « pauvre en monde » (l’animal) et ce qui irait « donnant forme  au monde » (l’homme). L’on  sait  toutes  les hypothèses de Derrida quant à une intelligence du vivant qui ne se réduirait pas à l’humain. Songeons à son texte « L’animal que donc je suis ». L’on peut comprendre dès lors sa réserve.

Il pose pour finir, la question « N’est-ce pas la pensée même du monde qu’on devrait alors re-penser depuis ce « fort » et lui-même, depuis le « ich muss dich tragen » ?

Cette question dit-il, il aurait aimé la poser à Gadamer. Mais n’est-ce pas ce qu’il fait précisément dans ce « dialogue ininterrompu », précisant combien nous avons besoin de l’autre, pour le porter et être par lui porté ?

 

Une ouverture de l’impératif mélancolique ?

Et Derrida termine par une hésitation : il aurait peut-être dû commencer par citer Hölderlin et il le fait à la fin de ce texte : «  Denn keiner trägt das Leben allein » (« Die Titanen ») : « Car nul ne porte la vie seul » (je traduis). Si  on  lit  cette affirmation de façon herméneutique, en considérant, comme l’a fait Derrida après Gadamer, que les derniers mots sont le noyau d’un texte, on note le passage, -de Celan à Hölderlin-, du personnel (je, te) au général (nul), de la forme affirmative impérative (je dois) à la forme négative (ne porte seul) et du monde (Welt) à la vie (Leben).

Il semble que «  la mélancolie sans âge » ait pris une autre forme ; sa nécessité éthique n’apparaît plus comme si affirmée. Que penser dès lors, de ce pas de plus  qui m’a portée – de la lecture des « Politiques de l’amitié » à celle de « Béliers »,- à prendre à bras le corps un texte qui me fascinait, c’est à dire se fossilisait au-dedans de moi sans que je l’extériorise? Et c’est bien l’effet de la fascination de produire une sorte de gisement inexploité. Derrida parle pour lui-même du mouvement le portant de façon immédiate vers le dernier vers du poème de Celan : « A la découverte du poème, je le confesse comme une faute possible, ma lecture fascinée s’est jetée sur le denier vers. » C’est pourtant par un vers de Hölderlin, une sorte de viatique dans le sens de ce qui porte à la vie, qu’il achève son hommage à Gadamer  La souffrance, chemin faisant, s’est-elle adoucie ? Comment ne pas évoquer ici la « petite mélancolie » selon Pontalis, celle qui ne s’accompagne pas d’une sous-estimation de soi ou du monde mais permet de cheminer, allant de l’avant, en compagnie des ombres de nos autres, absents désormais, mais encore là dans nos lignes de vie ?

N.C.