« Entre » Kant et Spinoza

par Yves Rocher

Ce n’est pas dire que l’un prête davantage à contresens que l’autre, mais je pense qu’aujourd’hui les préjugés concernant Kant sont plus tenaces qu’au sujet de  Spinoza, simplement parce que Kant parait plus accessible.
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En somme j’admets que mes élèves peinent à apprivoiser le croquemitaine Kant et l’inflexibilité de son impératif catégorique, mais j’attends que ce qu’ils incriminent, ainsi que tout un chacun, comme son rigorisme, ils parviennent à le discerner en tant que simple rigueur.
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Je crois donc que Lacan exalte un peu trop romantiquement la figure du héros.

 

Kant me semble beaucoup plus facile d’accès que Spinoza, et ça tient à son souci de pédagogue : souci des fondements, progressivité de la démonstration – clarté discursive. Et le suivre pas à pas est laborieux mais parfaitement efficace.

J’ai en revanche toujours pensé que l’accès aux propositions déterminantes de la pensée de Spinoza (Ethique, notamment), ne pouvait se faire qu’aux termes de temps méditatifs, par fulgurances, illuminations, sauts proprement imprévisibles, incalculables, dans la parfaite lumière de l’évidence – clarté intuitive. J’en ai quelques expériences somptueuses, et précieuses en ce qu’elles me montrent à quel point je peux conceptuellement expliquer une proposition tout en vérifiant intimement que je lui reste fermé, que je ne la comprends pas (plus). Serait-ce en cela que je distingue la sécurisante satisfaction rationnelle qu’offre, à l’inverse,Kant ? Ce serait je crois bien illusoire, et l’illusion serait de croire que l’on comprend Kant dès l’instant où telle de ses conclusions, si familière, ne donne plus guère à penser! Bon an mal an, j’ai le bonheur de vérifier chaque année scolaire que tel fragment de texte, cent fois déjà commenté, je n’y comprenais décidément pas grand-chose l’année précédente ! Je crois en somme que l’on s’abuse beaucoup plus facilement à la fréquentation deKant qu’à celle de Spinoza. Ce n’est pas dire que l’un prête davantage à contresens que l’autre, mais je pense qu’aujourd’hui les préjugés concernant Kant sont plus tenaces qu’au sujet de Spinoza simplement parce que Kant parait plus accessible.

Je retiens prioritairement de l’un comme de l’autre qu’ils proposent peut-être les plus magistrales et subversives réflexions sur la liberté, liberté que je dis subjective pour didactiquement en distinguer le concept d’une acception plus proprement politique. (Je crois évident qu’en matière de conception républicaine du pouvoir politique, Spinoza anticipe remarquablement l’Aufklärung). Pour Spinoza comme pour Kant, l’instrument de la liberté est la Raison (je confère,comme chez Spinoza, une majuscule), la Raison posée a priori, supra-naturellement. La Raison est ce par quoi une autonomie du sujet peut être idéalement pensable. Le sujet est promis à une autonomie par l’exercice autonome de sa raison : c’est dire que la Raison ne doit pas être confondue avec l’expression surmoïque d’une normativité parentale, sociale, politique – qui n’en est chez le sujet que facteur d’éveil – elle est immanente au statut même de sujet, et il n’y a de Raison qui ne soit ma Raison, et c’est dire en conséquence que l’autonomie est à elle-même non moins sa fin que son propre moyen. Pas de liberté donc qui ne soit une conquête propre et personnelle. Chez Spinoza comme chezKant, la liberté se définit comme réalisation de soi : téléologie subjective, donc. Cette réalisation, tel est ce qu’en Raison (et pour peu que j’en aie l’exercice autonome) je peux, et je dois (on peut penser au « Wo es war, soll ich werden » freudien) me souhaiter, et l’identité à soi détermine et résout une dialectique de logique Maître-Esclave hégélienne.

Mais déraison là où je me fourvoie, là où je renonce, là où je m’asservis à quelque passion triste, là où je ne sais que subir (hétéronomie) : erreur, tant théorique qu’éthique, et avilissement. Une désaliénation ouvre en revanche à la lumière d’une sagesse, dont la condition répond moins de la faculté d’« être moi », que de celle, enfin, d’ « être là ». Chez Rimbaud, par exemple : « Enfin, ô bonheur, ô raison, j’écartai du ciel l’azur, qui est du noir, et je vécus étincelle d’or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible ». « Vivre à propos » : Montaigne traduit ainsi le contentement.

Avant de tenter de réarticuler les deux approches de Kant et de Spinoza, je crois nécessaire de fermement les disjoindre, et à telle fin, notamment, de mettre à jour ce qui me semble une banale mésinterprétation de la loi morale chez Kant (y compris dans la pensée de Lacan).

La tâche première de la raison est, pour Spinoza, la détermination de la nature du Désir (c’est-à-dire, indifféremment, son être propre, ce que comprend le concept de conatus). C’est sa raison d’être anthropologique, etSpinoza récuse un rationalisme moral (cartésien, stoïcien) qui assignerait à la connaissance la tâche de combattre la passivité, les passions, par quelque faculté extérieure, hétérogène au désir. La raison est en revanche ce par quoi le désir se découvre à lui-même, sachant que ce n’est que notre moralisme qui les distingue abstraitement, quand Spinoza les pose indistinctement comme essence du sujet. Et si le désir est l’essence du sujet, alors la servitude consiste dans l’inadéquation de la connaissance et de l’action par rapport à cette essence, c’est-à-dire son désir ; au contraire la liberté (ou « vertu ») est l’immanence de l’action de chacun à sa propre essence. (Eth. Déf. VIII). La métaphysique à laquelle Spinoza adosse cette ressaisie de soi-même en simple terme de libération, de dégagement, est explicite : « Par réalité et par perfection j’entends la même chose » (Eth. II, Déf. VI).

L’idéalisme moral kantien assigne à la connaissance et à la raison la tâche de déterminer les buts de l’action, c’est-à-dire le bien, buts que la raisonimposerait ensuite au sujet désirant. On peut donc comprendre qu’il s’agit de bien se conduire. Cette interprétation est classique, le pratique (impératif moral) s’oppose au pathologique (intérêt sensible), et elle traduit en tant que réalité d’expérience, ce problème théorique, et de morale commune, qu’est l’antinomie de la raison pratique. Mais qu’on limite la réflexion morale deKant au cliché de ce schéma, qu’on assimile la raison pratique au surmoi parental, me semble trahir un rapport bien puéril à la question du désir, et qui plus est un contresens majeur sur l’idéal d’autonomie chez Kant.

En somme j’admets que mes élèves peinent à apprivoiser le croquemitaineKant et l’inflexibilité de son impératif catégorique, mais j’attends que ce qu’ils incriminent, ainsi que tout un chacun, comme son rigorisme, ils parviennent à le discerner en tant que simple rigueur. Car bien sûr la loi morale m’humilie, me contredit dans mes inclinations sensibles, est sans complaisance pour mes diverses indélicatesses, etc.

Mais cette guerre intestine n’est que celle du sujet ordinaire, aliéné, hétéronome (par identification et introjection). Or il n’est nullement question de savoir « se raisonner » (surmoïquement), de se soumettre à l’obligation morale, mais d’accéder à ce qui pourrait s’exprimer en terme de dissolution d’un rapport transférentiel à la Loi. Le « tu dois » inconditionnel ne s’impose (et me malmène) que tant que je n’ai pas su y reconnaître mon propre « je veux ». L’antinomie n’est en aucune façon insoluble, car mon inclination sensible n’est pas, en dépit du péché originel, par essence irréductible à la Raison (conscience morale), à ma Raison. La liberté n’est donc pas ce qui s’arrache au hasard d’une incessante querelle intime, elle coïncide à la joie de celui que porte une bonne volonté comme le dit Kant, et qui a la générosité de s’accorder une espérance, indépendamment de toute possibilité de certitude. Car la raison qui me condamnerait sans appel (obscène et féroce) pour les limites qui sont les miennes, pourrait-elle s’appeler Raison ?

Je crois donc que Lacan exalte un peu trop romantiquement la figure duhéros. Certainement, ainsi qu’il le pointe, « la loi morale n’est autre chose que le désir à l’état pur », mais certainement Kant ne « cède pas sur sondésir » ! C’est sur ce point que Kant avec Sade à mes yeux, ne tient pas : concernant ce que conçoit Kant. Car l’action se motive en la Nature chez Sade, en l’Autre donc, quand « la loi morale est en moi », et distinctement de ce « ciel étoilé (qui, lui) est au-dessus de moi » dans l’expression kantienne. La Loi n’est assurément pas, chez Kant, hétéronome à l’essence même de la volonté. Mais leur coïncidence n’est pas métaphysiquement préétablie, parce que, implicitement, nous ne sommes pas quittes de la faute originelle. Aussi Kant désigne-t-il cette coïncidence (cette adéquation diraitSpinoza) en termes de volonté sainte.

Je crois donc que là où Spinoza dispose de l’appui onto-théologique qui lui permet d’affirmer une identité d’essence entre le sujet et son désir (« Dieu est cause immanente de toutes choses et non pas cause transitive » Eth., I, 18) et de se limiter à éclairer une éthique, Kant, rigueur du criticisme oblige, est plus prudent, et confronte davantage le malheur ordinaire, l’en-deçà de ce qu’exigerait le désir, aussi son expression emprunte-t-elle une tonalité législatrice. (Mais il est amusant qu’on prête à Kantune austérité – dont aucun de ses contemporains n’a fait état : beaucoup d’humour, de cordialité – et une probité confondante assurément.)

L’idéalisme de Kant est bien distinct de l’immanentisme deSpinoza : ne s’est-il pas lui-même chargé de montrer qu’aucune affirmation concernant Dieu, les fins dernières, n’était rationnellement argumentable puisque la métaphysique ne peut se prétendre une science ? Lucide mais pour autant législateur (au sens nietzschéen), donnant priorité à ce qui doit être sur ce qui est, sa pensée s’expose relativement à des fins.

Spinoza est, lui, homme du XVIIe – siècle flamboyant, non moins tragique qu’affirmatif – et la Grâce est à ses yeux vérité d’évidence, aussi n’est-ce selon lui que par complaisance auxfléaux de la haine et du remords que nous la méconnaissons.Y.R.