Le coq à Esculape

Il m’arrive, dans les rues de ma ville, de croiser l’un de ceux que l’on a nommés « clochards », comme si chacun de nous ne « clochait » nullement, jamais, comme s’ « ils » n’étaient pas « nous ». On les a ensuite, goût moderne des sigles, désignés en tant que SDF, ce qui les rend anonymes, les prive de leur condition marginale en la remplaçant par une marque.
Il se trouve qu’irrépressiblement, chaque fois que je vois cet homme, je pense à Socrate. Est-ce à cause du bronze du 1er siècle censé le représenter, visage carré, massif, cheveux et barbe blancs et abondants, frisés. Socrate, dit-on, était laid. Celui qui le représente pour moi en ces lieux ne l’est pas à mes yeux. Je lui trouve une beauté sculpturale. Bien sûr, il pue, il marmonne, mais avec tant de conviction ! Et quelle allure dans ses guenilles superposées ! Je me demande toujours combien il en porte, les unes par-dessus les autres. Au moins cinq, peut-être six ? Sept ? Ces haillons sont bigarrés, de longueurs différentes. Il va dans des spartiates usées, mal ficelées à ses pieds qui les retiennent à grand peine. Ce qui me fascine le plus, ce sont ses sacs ; il en a cinq ou six, tressés ou en chiffon, de toutes les couleurs. L’un d’eux, sur son épaule, tire vers le rouge. Son daimon, me dis-je chaque fois. Ainsi va le vieil homme chargé d’expérience et d’un savoir que je ne sais pas.

Socrate parcourt les rues d’Athènes, pieds nus, vêtu d’un manteau grossier. Nous sommes en -399, à la fin du Vème siècle, au tout début du quatrième ; il a soixante dix ans, marche avec quelque difficulté en direction du lieu de son procès ; il va, préoccupé par la mauvaise santé de la cité. La ville va mal, encore marquée par sa défaite face à Sparte et la révolution oligarchique qui a troublé la démocratie. En de telles occurrences, il faut des responsables et il se sait contesté : on lui reproche une pensée provocatrice qui influence ses élèves, ceux qui ont suivi son enseignement le long des rues et sur l’Agora. Il a voulu, en effet, les initier au doute et se rappelle que c’est la Pythie rendant son oracle à Delphes, qui l’y a décidé. Elle avait proféré : « il n’y a pas d’homme plus sage, plus libre, plus avisé que Socrate ». Persuadé qu’il ne savait rien pourtant, il avait interrogé, pratiquant l’elencos, méthode rationnelle de réfutation, les hommes apparemment les plus avisés de son entourage, poètes, politiques, artisans et il s’était rendu compte de la différence : lui savait qu’il ne savait rien ; eux croyaient savoir et ne discernaient pas que tout simplement, ils « savaient » ce qu’ils « croyaient ». Il avait alors enseigné pour faire tomber les œillères de ses concitoyens tant en ce qui concerne la sphère politique que la sphère religieuse. C’est pourquoi, on l’accusait d’impiété, ses convictions le portant à l’athéisme. On l’accusait aussi d’introduire dans la cité de nouvelles divinités : on visait son « daimon », cette voix intérieure généralement dissuasive. Des recherches savantes montrent que, en effet, le daimon n’indique jamais à Socrate le chemin à suivre, mais celui à éviter. Je n’ai pas vérifié, me souviens seulement que lui-même a insisté sur le fait que le daimon était là pour le mettre en garde et que dans le dialogue « Phèdre », alors qu’il a prononcé un discours rationnel en faveur d’Eros, son daimon l’a poussé à revenir en arrière et à faire du dieu un éloge plus authentique, moins rhétorique et donc moins vide :« Le signal dont j’ai l’habitude, s’est manifesté à moi », a-t-il répondu à Phèdre pour récuser le discours sur l’amour de Lysias que Phèdre venait de lui rapporter et le premier discours que lui, Socrate, avait construit. Il a donc improvisé un deuxième discours et en est revenu, comme dans « Le Banquet » à la nécessité de la transe érotique pour accéder au beau et à la connaissance. Ce sont des aèdes et des prêtresses, dévoués à Perséphone à Eleusis, qui ouvrent cet accès. Leur art de la divination serait en même temps un art de la folie, qui, dit Socrate, doit l’emporter sur le bon sens pour donner accès à la connaissance.
On ne le comprend pas, on le moque et il pense en particulier à Aristophane qui le présente dans « Les Nuées » en train de rechercher le genre du nombre de fois qu’une puce peut sauter sur ses pattes. Il se sent blessé par cette ironie.

Le voici maintenant, dans l’enceinte de l’Agora, devant l’Heliee, le tribunal populaire qui va le juger. Il voit nettement les deux tribunes installées, l’une pour la défense, l’autre pour l’accusation. Les héliastes siègent déjà sur les bancs en bois recouverts de nattes de jonc. Le président de séance se trouve sur sa haute estrade. Au centre, la table avec ses deux urnes où seront introduits les jetons de l’accusation pour l’une, de la défense pour l’autre. Il voit aussi, sur un côté la clepsydre qui mesurera les temps de parole. Il prend place et attend que la séance commence. Après quelques derniers mouvements, le silence se fait et Mélétos le plaignant, prononce l’acte d’accusation qui comporte trois chefs d’inculpation : corruption de la jeunesse, impiété, introduction de divinités nouvelles, c’est à dire du daimon. Le châtiment que réclame Meletos est la peine de mort.
Socrate a décidé de se défendre lui-même. Mais est-ce une défense ? En fait, dans un premier temps de son intervention, il évoque sa vie au service d’un enseignement, dans un second, il parvient à ce que Meletos se contredise, dans un troisième, il fait référence son daimon en ces termes selon Platon : « Mais peut-être qu’il paraîtra absurde que je me sois mêlé de donner à chacun de vous des avis en particulier, et que je n’aie jamais eu le courage de me trouver dans vos assemblées du peuple, pour donner mes conseils à la patrie. Ce qui m’en a empêché, Athéniens, c’est ce démon familier, cette voix divine dont vous m’avez si souvent entendu parler, et dont Méletos a fait plaisamment un chef d’accusation. Ce démon s’est attaché à moi dès mon enfance ; c’est une voix qui ne se fait entendre que lorsqu’elle veut me détourner de ce que j’ai résolu, car jamais elle ne m’exhorte à rien entreprendre. C’est elle qui s’est toujours opposée à moi quand j’ai voulu me mêler des affaires de la république, et elle s’y est opposée fort à propos ; car il y a bien longtemps, croyez-le bien, Athéniens, que je ne serais plus en vie si je m’étais mêlé des affaires, et je n’aurais rien avancé ni pour vous, ni pour moi. Ne vous fâchez point, je vous en prie, si je ne vous déguise rien : tout homme qui voudra s’opposer franchement et généreusement à tout un peuple, soit à vous, soit à d’autres, et qui se mettra en tête d’empêcher qu’il ne se commette des iniquités dans la république, ne le fera jamais impunément. »
Déjà, il pressent qu’il sera condamné et en effet, lorsque le verdict tombe après la délibération du jury, c’est bien la peine de mort qui est votée à 30 voix sur 501 et Socrate qui pourrait faire appel de plus de clémence, obéit à son daimon qui le dissuade. Il ne dira plus rien.
La suite est connue. Socrate est incarcéré, reste un mois en prison, refuse la fuite qui lui est offerte, et au moment de mourir, ayant bu la cigüe, lorsque le froid s’empare de la partie inférieure de son corps, il prononce ces derniers mots : « Criton, nous devons un coq à Esculape ; payez cette dette ; ne soyez pas négligent ».

Je me suis souvent demandé pourquoi Socrate n’avait pas fui. Je pense à Spinoza qui écrit dans l’ « Ethique » (IV prop.69 ; coroll.) : « Dans un homme libre, donc, la fuite et le combat témoignent d’une égale fermeté d’âme ». On peut rêver : notre modernité eût été tout autre si Socrate s’était exilé. S’il avait continué à penser et enseigner, Platon aurait-il pu, comme il l’a fait, le ventriloquant, le phagocyter ? En effet, dans « Phèdre », c’est encore, semble-t-il, le Socrate authentique qui dialogue, celui qui enseigne la nécessité de s’initier à Eleusis, aux Mystères grâce au culte rendu à Perséphone, celui pour qui amour, poésie, transe, sont primordiaux. Dans les « Dialogues » suivants, il sera, travesti par Platon, transformé en philosophe gardien de la cité. Peut-on un instant imaginer, comme il est préconisé dans « La République » que Socrate ait pu être en accord avec le projet d’expulser les poètes hors de la cité ? Derrida commente le 6 juin 1977 Dans « La Carte Postale » cette assimilation de Socrate par Platon. Ce qui s’en transmet est de l’ordre d’un déterminisme originaire catastrophique selon le philosophe qui écrit le 6 juin 1977 dans « La Carte Postale »: « Cette catastrophe tout près du commencement, ce renversement que je n’arrive pas encore à penser, fut la condition de tout, n’est-ce pas, la nôtre, notre condition même, la condition de tout ce qui nous fut donné […] » Cette « catastrophe », ce « renversement », selon les termes utilisés par Derrida, nous conditionnant, enferment notre pensée dans une origine platonicienne d’où émanera la primauté du concept, nous dictent nos points de vue, nos théories, nos comportements en faisant fi de la pensée présocratique, celle d’Héraclite, d’Anaxagore, de Socrate lui-même tel que le présentent les premiers « Dialogues » platoniciens.
Socrate a-t-il voulu poser de façon ultime, un acte politique, influencer la démocratie ? On peut se le demander si l’on pense que les philosophes, souvent, ont cherché à jouer un rôle auprès des puissants, quitte à se laisser ensuite subjuguer : Voltaire et Frédéric de Prusse, Diderot et Catherine de Russie, Hegel et Napoléon, Heidegger et Hitler. Il en est ainsi en Occident, de façon générale. Pourtant Héraclite, auparavant, avait quitté Ephèse, refusant d’être roi. Sous d’autres latitudes, la question, à la même époque que celle de la vie de Socrate, a fait débat. Alors que pour Confucius considéré comme l’ équivalent asiatique de Socrate au VIème siècle, la vertu du sage doit être mise au service du souverain, Tchouang Tseu , à peine un siècle plus tard, préfère, se dégageant de Confucius, ne jouer aucun rôle politique afin de suivre les élans de son cœur ainsi que l’illustre une anecdote connue : « Comme Tchouang-tseu pêchait à la ligne au bord de la rivière P’ou, le roi de Tch’ou lui envoya deux de ses grands officiers, pour lui offrir la charge de ministre. Sans relever sa ligne, sans détourner les yeux de son flotteur, Tchouang-tseu leur dit : J’ai ouï raconter que le roi de Tch’ou conserve précieusement, dans le temple de ses ancêtres, la carapace d’une tortue transcendante sacrifiée pour servir à la divination, il y a trois mille ans. Dites-moi, si on lui avait laissé le choix, cette tortue aurait-elle préféré mourir pour qu’on honorât sa carapace, aurait-elle préféré vivre en traînant sa queue dans la boue des marais ? — Elle aurait préféré vivre en traînant sa queue dans la boue des marais, dirent les deux grands officiers, à l’unisson. — Alors, dit Tchouang-tseu, retournez d’où vous êtes venus ; moi aussi je préfère traîner ma queue dans la boue des marais. »

Mais voilà, quoiqu’il en soit de ses motifs, Socrate n’a pas choisi de se dégager et nous laisse en héritage une énigme, sous la forme d’un coq à offrir à Esculape
Platon, fidèle à l’image qu’à travers les « Dialogues » il souhaite donner de Socrate, en fait la preuve de l’injustice du procès : Socrate n’est pas impie : il respecte les rituels ; il va sacrifier à un dieu de la cité l’animal qui est son emblème, un coq, symbole de la guérison et du renouvellement.
Quelques siècles plus tard, Pic de La Mirandole, puis Nietzsche, ont interrogé ce « coq à Esculape », se demandant si Socrate n’avait pas voulu ainsi présenter sa mort comme une guérison, celle de son âme enfin débarrassée de son corps. Nietzsche se montre très violent, et voilà un second travestissement de Socrate qui se produit. On sait que Nietzsche considérait le « ressentiment » comme une arme des faibles, caractérisant en particulier la religion dont la promesse du paradis au-delà, devenait justification à l’injonction de ne pas jouir de la vie, à renoncer ici-bas au plaisir. Le voilà donc qui charge Socrate de ce « ressentiment ». Voici ce qu’il écrit de ces derniers mots : « Terrible et risible parole d’un sage qui aurait dû garder le silence jusqu’au bout. […] Socrate a donc souffert de la vie et s’en est encore vengé au moyen de ce mot obscur, pieux et blasphématoire ! Fallait-il encore qu’il en vînt à se venger ? » Donc, après avoir été recouvert d’oripeaux platoniciens, voilà que Socrate est habillé de guenilles chrétiennes.

J’aime Socrate pour sa part présocratique, si l’on peut dire, celle d’avant l’évolution platonicienne vers la philosophie et la politique, j’aime un Socrate qui recommande de ne pas perdre l’accès à la transe érotique, poétique, d’aller à Eleusis pour s’initier à la folie des « Mystères » et aux mystères de la folie. Platon ne l’a suivi qu’un certain temps sur ce chemin.
C’est pourquoi j’ai tendance à mettre en doute la version platonicienne comme la version nietzschéenne du « coq à Esculape ». Je ne peux m’empêcher d’y voir, une provocation ironique qui dirait « je peux aussi faire, pour vous défier, pour vous démentir, un acte tel que ceux que vous exigez, je peux le faire même contre mon gré » : reprise de liberté de l’opprimé, cédant à l’oppresseur de façon si extrême que le pouvoir de ce dernier en devient absurde : on ne peut vaincre qui ne résiste pas. Dans la formulation populaire, « sacrifier un coq à Esculape » a d’ailleurs signifié, avant de tomber en désuétude, accomplir un acte contre son gré, ce qui évoque aussi pour moi le sort de la population marrane obligée de se convertir pour durer et dont l’ « emtsa », l’ « entre » reste comme un lieu qu’il m’est éthiquement important d’habiter, ou du moins de visiter souvent, un lieu de prédilection pour sentir et penser, celui des « diagonales du milieu » selon le philosophe André Néher cité par Paule Pérez dans son bel article http://www.temps-marranes.info/article_1213_02.html

Mais il y a plus : Socrate ne choisit pas n’importe quel dieu. Et il ne dit pas, contrairement à ce que rapporte Nietzsche : « Je dois un coq à Esculape » mais « Nous devons un coq »… Dans une cité malade, il en appelle à une médecine, à une thérapie, au « soin » comme il est convenu de dire dans notre démocratie tout aussi malade que la démocratie athénienne au temps de Socrate. Beaucoup de penseurs, depuis Foucault, ont placé, le « soin », Esculape, au centre de leurs recherches, actualisant avec le concept de pharmakon cette réalité du remède qui peut devenir poison, mais aussi l’inverse. Je pense à Bernard Stiegler, à Frédéric Worms pour qui ces approches pharmacologiques seraient un moyen de bifurquer de l’entropie vers la néguentropie, ce qui devient indispensable dans notre humanité en déroute. Je résiste à me dire que le mal est si avancé que l’on peut douter du remède.

Mes textes- pour la plupart- mes poèmes, (là où ma chair consent à la folie des « Mystères d’Eleusis »), chacun de mes écrits, je les ressens comme « un coq à Esculape »… Une sorte d’exorcisation pour me garder et mettre en garde contre les maux qui nous assiègent … un geste dicté par le désir que se retourne en salubrité la toxicité, celle que je pourrais produire, fût-ce à mon insu et celle qui me cerne du dehors, surtout en cette période incertaine et angoissante, où la souffrance infligée par des hommes à d’autres hommes comme aux vivants non humains pousse aux extrêmes. Ce texte-ci, particulièrement, est dicté par cette intention et je le dédie au mendiant que je continuerai à croiser, qui ne le saura pas mais aussi le saura… quand nos regards se rencontreront et que je verrai le daimon rouge, dissuasif, s’agiter au vent sur son épaule.
N.C.