L’intervalle de l’interprétation

par Noëlle Combet

Nous vivons dans l’urgence, c’est-à-dire prisonniers d’injonctions qui appellent des réponses immédiates et nous plongent dans une impression de débordement : les nouvelles technologies, la messagerie électronique, la logique du marché, avec la diminution des effectifs exigent une hyper-réactivité dont nous nous faisons éventuellement complices quand ces injonctions répondent à une sorte d’addiction qui peut nous pousser à considérer le foisonnement de nos obligations soit comme une distinction honorifique, l’absence d’intervalles devenant l’indice de notre importance existentielle, soit, ce qui revient presque au même, comme un étayage du vide. De sorte qu’à défaut d’obligations, nous serions conduits à nous en fabriquer nous-mêmes. Serions-nous dans l’urgence pulsionnelle de tuer le temps ? Qui nous le rendrait bien car dès lors, hélas, nous voilà engagés dans un écrasement temporel, pris dans l’action à jet continu, ce qui nous empêche de distinguer l’accessoire de l’essentiel. Le champ de la pensée, avec ses émotions, ses choix, ses tris, s’en trouve altéré.

 

Dans L’Avenir des Humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ?, Yves Citton propose un antidote : l’interprétation dont il analyse la fonction de distanciation indispensable au progrès du savoir et des cultures, non plus mis au service du seul profit économique, mais considérés au sens large de vecteurs d’humanité et d’invention. L’intérêt de cet essai est sa transversalité : il fait communiquer le champ des cultures et celui des réalités socioéconomiques dans la mesure où l’auteur se trouve personnellement placé à une croisée de ces domaines en tant qu’enseignant de littérature d’une part et chercheur au CNRS d’autre part.

On peut reprocher à cet essai son aspect « sociologiquement correct », une « bien pensance » qui le rend parfois irritant ainsi que stylistiquement lourd et « laborieux ». Il n’en offre pas moins des clés pour alimenter la « critique », c’est-à-dire affiner notre discernement et augmenter notre liberté d’action.

 

Aucune connaissance, il le démontre, ne se trouve à l’écart de l’interprétation dans la mesure où elle dépend du point de vue selon lequel on aborde la réalité à analyser. Ce point de vue est lui-même en lien avec le contexte dans lequel est impliqué aussi bien le chercheur que celui qui transmet ou celui qui apprend. La même réalité, au moment de sa découverte, comme au moment de sa divulgation, peut donc être perçue, connue, interprétée très différemment, voire contradictoirement, par plusieurs personnes impliquées dans des pratiques différentes.

 

Pourtant, ce rôle de l’interprétation est encore méconnu dans nos sociétés de production où la connaissance reste exploitée pour son efficacité dans le champ d’un profit, le plus immédiat possible, de sorte qu’est oublié le socle interprétatif qui la fonde. C’est en ce sens que Y. Citton peut écrire dans une formule concise : « la connaissance est un court-circuit de l’interprétation ». Cette méconnaissance du rôle de l’interprétation propre à toute connaissance conduit à une capitalisation pure et simple de la pensée, un stockage, annexé sans médiation à l’économie. Il s’ensuit dans le domaine de l’information, mais aussi dans d’autres champs, une manipulation du cerveau en tant que support que les gestionnaires des connaissances virginisent pour mieux le préparer à recevoir passivement ce dont ils ont intérêt à le marquer. On peut penser là au « bio-pouvoir » conceptualisé par Foucault et que d’aucuns utilisent de façon cynique :

« À la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit […]. Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ».

Patrick Lelay, directeur général de TF1, 2004.

 

Ainsi la connaissance des impacts de la communication et, par suite, son utilisation au service du profit peuvent-elles être utilisées à nous décérébrer, pour nous faire cibles inconscientes du marché, c’est-à-dire nous transformer en produits de consommation. Ne parle-t-on pas de plus en plus de « capital cognitif » et n’associe-t-on pas l’immatériel à l’exploitable dans des formulations récurrentes telles que « économie de la connaissance et de l’immatériel » ? Les secteurs stratégiques, soumis aux exigences de la production, en sont l’éducation et la recherche, (l’innovation, les services, la culture, les industries créatives, internet…). L’objectif est une gestion des données censée favoriser la production de connaissances et de réponses en vue d’une efficacité économique immédiate. Ces visées ont l’inconvénient de concerner essentiellement des moyens et des résultats quantifiables plutôt que des objectifs qualitatifs. Ce faisant, elles limitent la pensée à des schèmes sensori-moteurs : selon tel stimulus, telle perception, il s’agit de répondre de la façon la plus rapide et efficace pour le marché (représentation de la bouteille de Coca-Cola : j’achète).

 

Nous voilà donc pris dans une sorte d’emballement temporel auquel fait défaut la parenthèse, le retrait de l’interprétation. Pour montrer comment l’on peut utiliser cette dernière comme un contrepoids, l’auteur prend l’exemple de la lecture. On peut lire un ouvrage comme un réservoir de données directement exploitables, un mode d’emploi en quelque sorte, ou alors, prenant le temps d’interpréter, questionner sa propre pensée à la lumière de cette lecture. L’interprétation, pas obligatoirement en opposition avec le premier mouvement, mais en complément, permet de réfléchir sur le code proposé, de percevoir des décalages entre les propositions d’un texte et sa propre perception, ou encore de mettre en question telle ou telle idée, tel ou tel concept. Ainsi sort-on de la précipitation.

 

Il y a lieu, dès lors, d’accepter de rencontrer sa fragilité, liée à ce que, dans l’interprétation, la part de l’intuition, du pressentiment est prépondérante et que la rigueur scientifique, reconnue collectivement comme valeur, récuse la subjectivité singulière. Par la formulation « cultures de l’interprétation », on peut penser que l’auteur propose une mise en commun des interprétations, un nouveau socle en quelque sorte mettant en jeu l’implication personnelle pour une communauté plus diverse, plus vivante et plus inventive. Le schéma de la lecture (ainsi que celui de l’art en général) peut en effet être étendu au monde du travail comme à l’ensemble de nos activités et c’est dans la perspective d’un tel déplacement que l’auteur, vers la fin de son essai, écrit :

« Les pratiques artistiques fournissent le modèle (idéal) de l’auto-formation nécessairement individuelle et collective […]. Il importe de reconnaître et de valoriser ce qui fait de chacun de nous l’artiste de sa propre vie et de son environnement, à travers la multiplicité des micro-inventions, d’improvisations quotidiennes, d’aspirations sublimes et d’énergie créatrice qui prennent forme au cours de toutes les existences humaines, même lorsqu’elles sont les plus éloignées du monde de l’art. Il importe cependant de mesurer également tout ce qui comprime et tout ce qui mutile ces élans artistiques au sein des contraintes quotidiennes qu’imposent nos formes d’organisation sociale. De même que chaque lecteur est (infinitésimalement, potentiellement) un interprète puisque toute lecture convoque nécessairement un minimum d’invention pour adapter et appliquer la signification encodée à l’histoire et à la situation singulière du lecteur, de même tout être humain est (infinitésimalement, potentiellement) un artiste puisqu’on ne saurait vivre sans sculpter les détails de son existence au fil de choix qui participent toujours de certains goûts esthétiques et qui impliquent toujours une certaine part de créativité. »

 

Ce sont ces potentialités propres à chacun que Y. Citton propose de cultiver et d’élargir à l’ensemble de notre contexte existentiel afin que le temps ne se referme pas sur nous comme un piège mais qu’il puisse gagner de l’ampleur dans la médiation de l’interprétation loin de toute immédiateté imposée ou subie.

 

Je termine cette approche, ou plutôt ce survol, avec le sentiment de n’avoir que partiellement et insuffisamment su mettre en valeur des points essentiels de cet ouvrage. Je voudrais pourtant, avant de conclure, évoquer plus précisément quelques voies ouvertes par Y. Citton quand il interroge : « Quelles conditions réunir pour interpréter ? » au chapitre 4 de son étude. Elles sont, selon lui, au nombre de cinq :

 

L’aménagement de vacuoles protectrices

L’interprétation se situe dans l’espace vide qui sépare une perception sensorielle d’une réponse motrice. Il s’agit donc de favoriser cet « espace » ; Y. Citton évoque à ce sujet Gilles Deleuze : « Le problème n’est plus que les gens s’expriment mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. » Le temps, alors, pourrait se dilater plutôt que de se contracter, des sauts, des erreurs, des reprises et de nouveaux sauts deviendraient possibles. Les vacuoles seraient donc des espaces/temps de progression par ruptures, suspensions, ce que ne permet pas la course à la croissance qui uniformise, abrase toute singularité subjective.

 

La résistance à l’accélération effrénée des rythmes permettrait de se donner les moyens de ne pas vouloir participer inconditionnellement à ce qui est proposé, en choisissant, par exemple, d’écrire ou lire un poème, plutôt que de répondre à ses courriels… c’est-à-dire instituer un écart afin que la réaction puisse ne pas être automatique mais devenir imprévisible, innovante.

 

L’impératif de l’inaction

L’inaction, l’oisiveté, la « paresse » instaurent à leur tour un intervalle entre la perception et la réponse. L’action n’étant plus considérée comme absolument nécessaire, le schéma sensori-moteur dont nous sommes ordinairement captifs en vient à s’enrayer dans la suspension et le retrait. De nouvelles dispositions se présentent alors, porteuses d’autres perspectives, d’autres mises en acte. Y. Citton tire de ce point de vue une sorte de règle personnelle à respecter, fût-ce contre soi-même : « Tu te forceras à rester inactif afin de devenir interprète (c’est-à-dire potentiellement visionnaire). »

 

L’importance comme questionnement et sentiment

L’exacerbation de la consommation offre à notre convoitise des objets toujours plus nombreux et alléchants y compris dans le champ de la culture. La saturation consécutive du désir rend indispensable de se demander ce qui vaut vraiment la peine d’être recherché. Il s’agit de se questionner sur ce que l’on tente de prouver, dans quel but et en fonction de quel ordre de valeur.

Il va de soi qu’une telle question ne peut trouver de réponse définitivement satisfaisante et, dès lors, l’importance réside non dans des réponses mais dans les interrogations que construit l’interprète à partir de situations qui l’ont lui-même construit. Il faudrait alors écarter une disqualification de l’intuition et valoriser l’importance accordée par chacun à telle ou telle question.

 

La protection d’une énonciation indirecte

L’auteur reprend ici l’exemple de l’approche d’un texte. Lorsque l’on veut rendre compte de ce qu’un autre a écrit, l’on ne parle pas en son nom propre de sorte qu’il est parfois difficile de savoir à qui attribuer ce qui est énoncé. Mais même lorsqu’il ne fait que citer un auteur, c’est bien lui, l’interprète, qui a sélectionné tel ou tel passage. Quand il commente ce qu’un auteur a voulu dire, c’est lui qui choisit les mots, les nuances, les accentuations. Et il y a là un retrait qui consiste à relayer la parole d’un autre plutôt que d’affirmer de façon personnelle et catégorique. On ne présente alors qu’une interprétation ; on ne prétend pas posséder et imposer une connaissance. Cette énonciation indirecte permet d’instaurer au plan collectif un mode de débat évitant les prétentions individuelles à détenir la vérité. Ainsi s’entrecroisent, autour d’un texte devenu protecteur, en tant que garant d’une distance, des interprétations qui, s’échangeant, permettent à la pensée d’évoluer et de se transmettre, à d’autres personnes, à d’autres champs du savoir.

 

Libre circulation et libre accès au bien commun

Y. Citton emprunte à Gilbert Simondon le terme de « transduction » pour évoquer le passage produit par la pratique interprétative. Il écrit :

« Jouer le jeu de la transduction (littéraire ou autre), c’est accepter la condition de n’être que le porteur (traditor) passager, myope, tâtonnant et somnambule, d’un processus transindividuel de propagation et de trans formation, qui nous emporte selon ses dynamiques propres plutôt que selon nos visées intentionnelles. »

 

Pour que cette transduction puisse se réaliser, il y faut des espaces décloisonnés et ils sont le plus souvent à inventer dans la mesure où les conditions d’une libre circulation et d’un libre échange de la pensée ne sont presque jamais données par les espaces que nous habitons. Si nous parvenions à créer de tels espaces ou à y participer, il serait alors possible de passer d’une « captation privative » à un « inter-prêt participatif ».

 

En conclusion, il me paraît important de souligner à nouveau le rôle essentiel que peut jouer la littérature afin que la connaissance puisse dépasser le champ de l’économie et se déployer jusqu’à un multiculturalisme de l’interprétation, dans les situations aussi bien personnelles que collectives que nous sommes amenés à rencontrer :

« Le cas particulier de l’approche littéraire éclaire […] tout l’horizon des cultures de l’interprétation. C’est dans tous les domaines de nos activités que nous sommes appelés – avec de plus en plus d’insistance – à savoir croiser les perspectives, entre-féconder les approches, harmoniser les points de vue, démêler les différentes couches d’argumentaires, de motivations et de nécessités qui se superposent au sein de chaque événement. Cette agilité à sauter entre les nappes de souvenirs, à pressentir quels circuits peuvent intégrer une série d’indices apparemment déconnectés, à faire émerger leur facteur d’intégration d’un recoin négligé des champs du savoir, à se rendre réceptif à ce qu’occultent les clichés communs de nos schèmes sensori-moteurs, tous ces gestes que Gilles Deleuze plaçait au cœur de l’intelligence inventrice font des pratiques littéraires l’indiscipline-reine des cultures de l’interprétation. »

 

En quelque sorte, l’auteur invite à se lire et à lire les situations qui nous impliquent en les interprétant, et en croisant les interprétations afin que des processus nouveaux, rhizomiques, en découlent, mettant notre pensée et nos actes sur les chemins imprévisibles de l’invention. N. C.