Marranes, passeurs d’Europe ?

Une marranité contemporaine 
Perpignan le 16 octobre 2010 : 
les actes du colloque

par Jean-Paul Karsenty

L’Europe, c’est le seul groupe humain qui a conquis la Terre entière (à l’exception du Japon et de la plus grande partie de la Chine), donc qui a massivement exporté ses violences politiques. Et pourtant, l’Europe des violences politiques, expéditionnaires ou non, a quand même laissé une place pour l’Habeas Corpus et pour les « droits de l’homme et du citoyen ». Elle est, en effet, le seul espace humain qui ait engendré deux révolutions des droits de l’homme, l’anglaise et la française, et inspiré une troisième, l’américaine. Et donc donné goût à la liberté.

L’Europe, c’est un groupe humain qui a conquis le Ciel en l’ayant presque partout peuplé d’un Dieu unique et qui l’a ensuite « géré » de manière schismatique en attachant ses sujets à des postures identitaires rigides et mortifères. Et pourtant, L’Europe des violences religieuses a quand même laissé une place à l’équivoque, ou encore au sentiment de pitié…

Or, la possibilité même de la liberté individuelle et collective, mais aussi la possibilité de l’équivocité, n’auraient pu y émerger si Dieu l’avait emporté sur César ou César sur Dieu, nous dit l’historien Jean-Baptiste Duroselle. Quand il racontait l’Europe et l’histoire de ses peuples, il savait faire comprendre que l’Europe avait globalement échappé au césaropapisme – en temps long, bien sûr ! – et que cette caractéristique majeure là s’est dessinée au cœur même de la lutte entre les papes et les empereurs, laquelle a duré duxe au xiiie siècle, une lutte sans vainqueur. L’Europe eut donc… et Dieu etCésar, lesquels se sont plutôt « neutralisés », autorisant également l’émergence d’un « ni Dieu ni César ». De ces faits-là, un formidable espace fut laissé à des imaginaires dans des « au-delà des cultes ». Dit autrement, pour l’essentiel, la bataille entre ces deux formes fondamentales de culte n’ayant pas eu de vainqueur, place fut laissée à la liberté de création… et à la culture de la diversité qui l’a accompagnée.

 

Un exemple, parmi les plus emblématiques à mon sens, ce sont les communes en Europe. Ces innombrables foyers de création et de diversité que sont les communes, foyers de taille très variables par ailleurs, l’illustrent bien. Elles ont été de fécondes et de résistantes garanties contre les bouffées de césaropapisme, contre Dieu ou contre César selon les cas et les moments. Elles ont contribué à produire une sorte « d’esprit public subsidiaire » en articulant, dans un apprentissage de la contradiction, et l’intégration coopérative pour faire société et la différence affirmative pour faire nation.

L’Europe moderne fut le fruit inventé de toutes ces dynamiques.

Alors, y eut-il des empreintes, des postures, des accents marranes comme vecteurs ou reflets, obscurs encore, d’une telle possibilité ? Et porteraient-ils encore un message cohérent aujourd’hui ?

De formidables espaces ouverts à des imaginaires dans des « au-delà des cultes »

On le sait. On l’a dit. Le marrane, désigné comme tel, fut historiquement confronté à un défi permanent, celui de devoir répondre à tout moment à une assignation à résidence identitaire puisque chacune des expressions possibles de cette assignation renvoyait à un assujettissement : ancien-juif, nouveau-chrétien, futur-juif ou, enfin, futur-faux-chrétien.

Jacques Attali, il le dit, est fasciné par le marrane. Du marrane, dans son récent Dictionnaire amoureux du judaïsme[1], il dit ceci : « Elevé dans un climat de crainte et comme en contrebande, écartelé entre deux vérités, l’officielle et la cachée, toujours aux aguets, cherchant le neuf dans les interstices laissés par les certitudes des siens et des autres, le marrane finit par refuser les définitions univoques du vrai, du juste, du beau, du normal. »

C’est l’adjectif « univoque » qui a retenu mon attention et stimulé ma réflexion. Au cours des siècles, les choses se sont peut-être passées comme si ledit marrane était devenu peu à peu orfèvre d’une tension vécue dans une expérience quotidienne entre l’univoque et l’équivoque, et de la tentative de leur dépassement par un ambivoque, par « un dire-double » ; une tension entre univocité et équivocité et la tentative de leur dépassement par une ambivocité ; une tension entre, d’un côté, des paroles définies et uniques que l’on repousse et, d’un autre, des paroles différentes mais affectées de la même importance et qui s’annulent donc et, finalement, la tentative du dépassement de cette tension par des paroles proposées ensemble et qui s’ajoutent.

En parallèle, on va voir que, de la même façon, mais au niveau collectif et dans l’ordre du faire cette fois, a émergé la modernité européenne. Des paroles, définies, des paroles uniques ont fini par laisser une place à des paroles égales, lesquelles, lorsqu’elles sont mises en regard, annulent leurs charges symboliques respectives. C’est la monnaie – cet équivalent général dont l’objet même est d’épuiser l’excès de sens des paroles – qui a pris cette place et renforcé l’échange et le commerce. De ce fait, la tension ainsi créée a-t-elle ouvert et œuvré à la modernité économique. Enfin, la tentative de dépassement de cette tension, les paroles doubles, elles, en s’ajoutant, ont ouvert et œuvré à la modernité politique, laquelle s’attaque et au sens uniqueet au défaut de sens pour construire une reliance complexe. Cette dynamique-là aura élaboré un formidable espace imaginaire pour beaucoup de mises en culture possibles de la diversité du dire et du faire, et de la résistance aux formes violentes. Ces mises en culture ont consisté à desserrer l’étreinte de l’univoque et de l’univalent du pouvoir de la force en introduisant l’équivoque et l’équivalent du pouvoir de l’argent avant de tenter, enfin, de les dépasser dans l’ambivoque et l’ambivalent des liens nationaux et sociaux, des liens qui portent, j’y arriverai dans un instant, une dimension temporelle.

Modernité économique et politique en Europe

En cet instant, permettez-moi, pour donner des visages de chair à mon propos sur l’émergence de la modernité, d’en appeler à deux grandes figures d’Europe, souvent méconnues. Et de les rapprocher. Daniel Bernouilli et Jeremy Bentham.

Au milieu du xviiie siècle, le mathématicien suisse Daniel Bernouilli, issu de cette grande, la plus grande, dynastie scientifique en Europe, cofonde le calcul différentiel, et donc des probabilités ; ce faisant, il esquisse la première théorie de la mesure du risque. La puissance d’agir sur la réalité matérielle que de tels résultats ont offert à la modernité reste, aujourd’hui encore, sans commune mesure. A travers une représentation nouvelle de ce qui relève du nécessaire et de ce qui tient du hasard, les Bernouilli ont ouvert l’espace imaginaire du probable[2]. A leur manière, ils auront, dès cette époque, contribué à renforcer la monnaie dans son rôle d’équivalent général et préfiguré tous les systèmes assurantiels qui ont jusque-là couvert les risques du développement économique des xixe et xxe siècles ; et donc conféré à l’individu et à la société une autonomie inconnue jusque-là par rapport aux pouvoirs religieux et politiques.

La voie est-elle ouverte, un demi-siècle plus tard, à l’Anglais Jeremy Bentham qui fonde la philosophie critique de l’utilitarisme ? Dans un élan descriptif et normatif, celui-ci invite à imaginer, à mesurer, à calculer, à quantifier les plaisirs et les peines de chacun et de tous, en conséquence les intérêts de chacun et les intérêts de tous, liés. Dans la perspective de donner corps à l’idée de « plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». Perspective inouïe ! En pensant ainsi la vie individuelle articulée à la vie collective, et inversement, il invite ses contemporains à penser et l’intérêt de chacun et l’intérêt de tous. Il pense donc la démocratie délibérative dans un besoin de mesure commune tout en dégageant la voie à une raison ouverte ainsi qu’au droit à la conscience individuelle contre la contrainte de la foi et de la force. En s’appuyant sur la monnaie, comme mesure de l’utile, il desserre ainsi l’étreinte tant de la foi religieuse que de la force politique dont la puissance d’agir globale se manifestera jusqu’au xxe siècle sous différentes formes dont celles des plus grandes catastrophes. Bref, pour le dire en raccourci, Bernouilli aura contribué à donner corps à la tension et Bentham à son dépassement ! Auteurs glorieux parmi d’autres, ils auront ouvert la voie à la modernité économique et politique. Dorénavant, le sujet individuel et collectif, agissant et conscient, pourra, en individu, entretenir la tension, et, en collectif, la dépasser !

Déni bi-face et chronoclasme

Aujourd’hui, nous, Européens contemporains, sommes héritiers, et sans doute comptables, de ce qui fut pour cette époque-là un nouvel équilibre : etmodernité économique et modernité politique. Or, dans la première moitié du xxe siècle, nous avons vécu la passion, le culte du politique puis, depuis la seconde moitié du xxe siècle, la passion, le culte de l’économique, conduisant à deux formes, très distinctes toutefois, d’idolâtrie où l’inquiétude marrane de l’ambivoque et de l’ambivalent, telle que je l’ai décrite, semble bien introuvable. Une telle inquiétude marrane n’aurait-elle pas su faire vivre simultanément et la tension contradictoire et son dépassement ; défaire l’exercice idolâtre des cultes et faire des cultures complexes ? L’inquiétude marrane, je me la représente comme une patience qui rechercherait sans cesse les conditions d’un équilibre dont l’objet ne serait pas tout à fait identifiable… Une patience réflexive et anticipatrice pour échapper à la passion. Les nouveaux Bernouilli sont pourtant là pour indiquer, à nous modernes, des limites au probabilisme ! Les nouveaux Bentham sont pourtant là pour indiquer, à nous modernes, des limites à l’utilitarisme ! Or, l’économisme, fruit de leurs passions conjuguées, abîme aujourd’hui nos personnes, nos sociétés, nos milieux naturels et la diversité des temporalités qu’ils ont cultivée ! Le dépassement est impossible parce que la tension, aujourd’hui, ne résiste plus à la puissance normative de l’économie, comme hier à celle du pouvoir ou de la religion, et nous replace dans l’espace d’une « définition univoque du normal ».

Mais reprenons. Aujourd’hui, les héritages – ceux qui sont portés par les véhicules de la modernité : la parole, l’art, l’écriture, la mesure – sont plutôt malmenés en Occident, Europe compris bien sûr !, un Occident néanmoins en constante expansion physique et psychique. En effet, quelle société peut donc prospérer lorsqu’on fait uniquement circuler les signes économiques et monétaires qui la traversent ? Toute circulation emportée par la puissance d’un tel équivalent général tend à dissoudre les représentations, et donc la possibilité même de sens commun ! Aujourd’hui, mais « ailleurs » cette fois, d’autres héritages sont peut-être, à l’inverse, insuffisamment bousculés, des ailleurs « impuissants de modernité ». En effet, quelle société peut donc prospérer de la conservation systématique des signes politiques et religieux qui la traversent ? Toute conservation tend à fossiliser les représentations, et donc les significations communes ! On le voit bien, il s’agit, tant ici qu’ailleurs, de deux expressions univoques du normal.

 

Bref ! Ici, désymbolisation par les pouvoirs économiques et financiers, sans garde-fous, sans re-symbolisations apparentes. Et ailleurs, sur-symbolisation par les pouvoirs politiques et religieux, affolante parce que crispée ! Dans un cas comme dans l’autre, les temporalités sont excessivement instrumentalisées : dans le premier cas, on joue à détruire les signes sans veiller à leur renouvellement et, dans le second cas, on s’évertue à les sacraliser et à interdire de fait leur renouvellement. La plupart des sociétés humaines contemporaines vivent, me semble-t-il, sous l’empire d’une sorte de déni de l’excès que charrie l’une de ces deux formes d’instrumentalisation du temps ; en l’espèce, un tel « déni bi-face » nourrit une fracture dangereuse entre l’Occident et « ses ailleurs » !

 

Or, au fond, en parcourant l’espace, encore et encore et jusqu’au xxe siècle, face aux pouvoirs, contre et avec, les marranes auront, c’est curieux !, donné de l’autorité… au temps, et plus précisément à cette « temporalité complexe » dont les caractéristiques ont dessiné la modernité en Europe. Ils auront créé quelque chose comme « du temps public ». En effet, si c’est dans l’exercice nécessaire de l’autonomie de leur personne à laquelle ils ont été contraints qu’ils auront contribué à affirmer la conscience individuelle, c’est en affirmant leur conscience individuelle qu’ils auront été des auteurs, des marqueurs de temps. C’est la philosophe Myriam Revault d’Allonnes[3]qui nous le suggère, l’auteur est celui qui augmente, étymologiquement parlant, et l’autorité qui en procède, contrairement au pouvoir, est une marque temporelle du progrès. C’est l’auteur, c’est la suite d’auteurs, c’est la trace transgénérationnelle des auteurs qui forment l’autorité. Voilà en quoi on peut penser que les marranes auront dû être et acteurs et auteurs. Des acteurs de grand jour et des auteurs aussi, dans une sorte de mouvement contrebandier, de passeurs d’Europe !

Des singularités de héros modernes ?

Et pour demain ? Quelle intelligence pour l’altérité ? Faut-il plaider pour un esprit marrane contemporain, mais prendre le risque de le voir s’effondrer dans sa propre empreinte narcissique ? J’hésite. J’avancerais plutôt le vœu qu’émerge, et largement, une sorte « d’estime généalogique de soi » qui encourage chacune et chacun, toutes et tous, à avancer en acteur et en auteur. Cette estime de soi-là, on peut l’envisager comme une énergie psychique de création, énergie personnelle et de portée collective, source de singularités innombrables, autrement dit résistantes, seules et ensemble, au probabilisme et à l’utilitarisme actuels. Comme la marque d’une nouvelle phase à l’émancipation individuelle adaptée aux enjeux de notre temps !

J’y vois là une posture politique de héros moderne. Je sais ! J’ose là une expression bien délicate au regard de l’Histoire. Pourtant, je le fais de façon à montrer la différence radicale de projet qui me l’inspire, autrement dit pour faire fuir, en le désignant en creux, tout démon d’hier – sauveur, césar, tribun ou encore martyr – dont la volonté de « toute-puissance » se montrerait trop prompte au retour, encouragée par des forces idolâtres et pour écarter l’occurrence des démons de demain – « l’individu total », pour parler comme Marcel Gauchet, et « les particuliers d’un tout », engendrés, eux, par les nouvelles forces idolâtres.

Bref, j’y vois une posture générique, courageuse et libre, et toujours moderne, celle de la personne singulière. La personne singulière, pour prendre encore à témoin Myriam Revault d’Allonnes, s’autorise de commencer, de « continuer de commencer » quelque chose de neuf à l’instar de tout auteur, et, à l’instar de tout acteur, s’inscrit dans la continuité, « continue de continuer » du déjà-là. Une posture et d’auteur et d’acteur, peut-être ainsi immunisée contre sa propre « toute-puissance » individuelle et collective, et insensible… à toute mise à l’Index ! J.-P. K.

 

[1] Paris, Plon/Fayard, 2009, p. 313.

[2] Les historiens pensent qu’ils sont possiblement, voire probablement… marranes !

[3] Le Pouvoir des commencements, Essai sur l’autorité, Paris, Seuil, 2005.