« Mobile et immobile »,

Une dimension  cachée

par Paule Pérez

Lorsqu’on traverse l’Atlantique on peut être frappé par une différence au quotidien, entre la France et les Etats-Unis, différence dont l’idée tournerait autour de la dualité : immobile et mobile. Celle-ci se rencontre sous de multiples formes dans les instances de la société, attitudes, et modes de vie. On l’aura deviné, sans jugement de valeur, le Français serait bien plutôt du côté de l’immobile et l’Américain du côté du mobile!

Système de crédit, économie

Un jeune chef d’entreprise français qui a un excellent concept, du talent et des compétences, mais qui manque de fonds propres, s’adresse à sa banque pour pouvoir faire des investissements nécessaires à la mise en oeuvre de son idée.

La banque examine son dossier et constate que son idée est remarquable. Elle prêtera avec enthousiasme, mais il y a juste à régler les détails de la garantie. Bien sûr, il donnera sa caution personnelle, ce qui n’est qu’une formalité, tant il a foi en son projet, il est prêt à “payer de sa personne”, sachant bien qu’en cas de défaillance il lui faudra travailler dur pour rembourser. La banque explique que la caution personnelle est presque automatique en ce genre d’affaire, mais un petit fond de tiroir en terre ou en pierre, et le dossier serait plié très vite : le jeune chef d’entreprise – ou son père, possède certainement, n’est-ce pas, au fin fond de la Lozère, un petit terrain, ou dans le Lyon touristique, un vieux studio à hypothéquer? La direction des engagements aurait un “os à ronger”, le dossier ainsi serait “blindé, propre, impeccable” (c’est-à-dire sans péché) puisque, à la ligne “hypothèque” on cocherait la case “oui”.

On ne peut véritablement penser en France à une autre forme de garantie que le bout de terre ou de pierre, l’hypothèque est la pierre de touche, la pierre d’angle, l’arcane absolue, le sésame ouvre-toi de tout accord de crédit. Ce n’est autre que le risque sans le risque ! Face à la valeur “mobilière” de l’entreprise, l’emprunt est garanti par l’élément le plus inerte, le plus matériel et le plus rigide qui soit : terre ou pierre. Vu de loin, cela peut paraître vertigineusement absurde. Mais a-t-on jamais vu en France un morceau de terre ou de pierre qui ne vaille plus rien du tout, même au plus creux des crises économiques ? Ce n’est pas un hasard si le premier désir des jeunes couples français, même les plus pauvres, est de devenir propriétaire de sa résidence principale, et les enfants sont éduqués en ce sens. Terre et pierre qui sont aussi symboles de poussière, de sépulture et donc de mort, sont, paradoxalement, les moteurs du processus de l’emprunt et les fondations ou piliers de la dynamique économique.

Ainsi, combien de petits créateurs n’ont jamais pu aller jusqu’au bout de leur projet voire de leur rêve? Pour obtenir du “crédit” il faut donc avoir du “bien”, et le bien, c’est la possession immobile, non pas le talent. Paradoxalement, la solvabilité dont le doublon étymologique est la solubilité, s’associe à la rigidité. Pour poursuivre le jeu d’image, symboliquement et chimiquement, la “liquidité” ne produit ni ne suscite “d’intérêt” que lorsqu’elle est issue de la dissolution d’un solide!

Questionnés là-dessus dans les années 80, une dizaine de psychanalystes et sociologues français ne trouvèrent pas qu’il s’agisse là d’un sujet digne d’étude, ils jugeaient “normal” que les banques demandent des garanties, ils n’y voyaient pas une affaire “d’impensé radical” sur lequel il pouvait être fécond de se pencher : la vieille Europe aurait-elle un inconscient foncièrement “foncier”?… Aucun d’entre eux n’accepta d’entreprendre une réflexion approfondie sur ce thème, lorsque je les en sollicitai en tant que jeune éditrice.

Consommation

A l’opposé, extrême contradiction, les jeunes qui sont allés visiter les Etats-Unis dans les années soixante ont rapporté dans leurs bagages les fameux “Kleenex”, summum de l’hygiène, de la propreté et du sans odeur. Ainsi on a vu naître la culture du jetable.

D’autres produits on suivi, conçus parfois même en Europe, mais c’est Outre-Atlantique que cette vogue a été consacrée. Il y avait bien eu l’ancêtre stylo à bille, mais il avait encore une certaine durée de vie. Nappes en papier, éponges de maquillage, matériel de pique-nique, rasoirs, briquets, slips pour femme, de nombreux objets quotidiens sont devenus jetables, tandis que d’autres dans le même temps devenaient non-rechargeables, comme les flacons de parfum, les emballages de produits d’entretien. Ainsi des objets sont tombés en désuétude, comme les mouchoirs, les rasoirs – et ce pour un bénéfice d’hygiène, certes – tandis qu’une nouvelle industrie s’est développée avec la consommation, nouveaux conditionnements, nouvelles applications des matières plastiques et du papier. Au nom du progrès de l’hygiène, ces nouvelles inventions se justifient parfaitement, mais il n’en demeure pas moins que ce courant est accompagné et supporté par l’état d’esprit consumériste, de la chose qui ne sert qu’une fois, y compris le salarié, qu’on presse, justement comme un citron et qu’on jette, justement, comme un kleenex. On peut avancer que ce n’est pas un hasard, si cette culture du jetable, même si elle s’est répandue en France et en Europe, symbolise les Etats-Unis d’Amérique.

On en veut pour preuve la folie qui a saisi les Soviétiques au cours des années 70, qui face aux touristes, se montraient si friands de briquets bic : n’y cherchaient-ils pas l’inaccessible rêve américain, autant qu’ils rêvaient de porter des jeans et de jouer du rock comme cela s’est avéré après la chute du Mur?

Vie des institutions

Dans cette opposition, on peut chercher quelques figures sociales où s’incarnent ces éléments de mentalité. Aux Etats-Unis, on le sait, l’initiative individuelle est fortement encouragée. Quelqu’un qui innove et réussit devient un héros local. En France, indépendamment de l’argent, il faut du temps et du courage pour promouvoir une bonne idée, le temps même parfois que cette idée soit dépassée, que l’actualité la périme. Lenteurs administratives, résistances au changement, certes, mais il ne s’agit pas que de cela. Il y a les blocages dûs à “l’inconscient du système” qui se détruit de lui-même. Ainsi toute institution se sabote de sa propre structure. Pour mettre en place une action d’envergure en faveur des jeunes qui ont perdu leurs repères, ne savent plus lire ou compter, la nation se mobilisera. On lancera un dispositif innovant, généreux et intéressant. On ne prévoira pas les parades aux impondérables : on aura estimé un certain nombre de bénéficiaires et on aura trois fois plus de demandeurs. Ou bien encore  viendront se présenter des ex-toxicos en galère, mais de niveaux d’instruction plus élevés….Commencera la litanie des états d’âmes dans l’institution : qui doit bénéficier, doit-on modifier les textes, et comment remplir les fiches d’inscription pour ceux qui ne sont pas dans le trait, comment choisir, est-ce bien moral de sélectionner, donc encore une fois d’exclure ? Souvent, dans des opérations comparables, on a vu les responsables se mettre à ralentir, voire à freiner leur action, à s’abstenir dans le doute. Et il arrive trop souvent qu’on attende de nouvelles instructions, il faut de nouveau rédiger des directives, des lettres d’orientation et autres parapluies.

Les problèmes alors se “cristallisent”, ainsi revient par la petite porte la métaphore de la pierre, de l’immobile contre le mobile. Les acteurs de terrain se fatiguent, leur énergie s’étiole, l’action perd en qualité et en résultats quantitatifs. Le système s’use, il faut trop d’institution pour agir et celle-ci sclérose d’elle-même les élans qui se sont élevés en son sein. D’une mesure innovante, parfois géniale, on fait un dispositif ingérable, une entropie s’installe dans le système et l’énergie, motivation, forces vives, désir, se dégradent.

Immobile et mobile, cela peut se décliner : lent et rapide, lourd et léger, profond et superficiel, formel et informel, durable et éphémère. Mais également, loi et usage, liquidités et patrimoine, héréditaire et individuel, donné et acquis… vieux et jeune. Quel est ici le choix de chacun? P.P.