par Claude Corman et Paule Pérez
Dans son discours d’investiture, Barak Hussein Obama a rappelé son attachement à la tradition américaine afin d’ouvrir un autre chapitre de son Histoire.
En s’abritant derrière les idéaux des pères fondateurs des Etats Unis, Obama a pu adresser son message à un peuple américain désormais considéré dans la multiplicité de ses composantes. Le balancement équilibré entre les origines « mythiques » de la nation américaine et les origines concrètement polyethniques et multiculturelles des Américains, trace une autre perspective géopolitique que celle, paranoïaque et furieuse, d’une guerre sans fin contre l’ennemi terroriste. Par son adresse à tous ses concitoyens blancs, noirs, asiatiques, juifs, chrétiens, musulmans, croyants ou non croyants, hétéro ou homosexuels, Obama parle également aux autres nations du monde, à tous les habitants de la planète. La liberté est universelle ou elle n’est pas. Autrement dit, nous ne pouvons pas ouvrir les frontières du vaste monde à la seule fin de ménager et d’accroître les intérêts de la nation la plus forte.
Mais en délivrant un message de diversité citoyenne, ancré dans la noble tradition de l’Amérique, de Lincoln à Luther King, Obama peut-il trouver d’autres liens, d’autres vecteurs d’unité que ceux du cœur et de la foi? Quand il invite tous les habitants du monde, amis ou ennemis de l’Amérique, à penser la politique avec le cœur, le premier président noir des Etats-Unis fait appel à une valeur ou à une dimension « irrationnelle » de plus en plus évacuée du discours contemporain.
Wladimir Jankélévitch déplorait lui aussi dans ses leçons philosophiques la disparition du cœur. Il voyait dans ce naufrage de la bienveillance et de la bonté sans condition l’un des effets les plus notoirement pervers de la civilisation techno-scientifique. Il suggérait que la morosité, le cynisme, le désarroi et l’agressivité modernes, étaient, d’une manière ou d’une autre, liés au recul des élans simples, primordiaux, vivifiants du cœur humain, quand celui-ci est tourné vers la générosité et l’hospitalité. On pense ici à l’expression bouleversante de Vassili Grossmann, dans « Vie et destin », celle de « la petite bonté, sans idéologie », une sorte de disposition toute anthropologique, en somme.
Quant à la foi, dès lors qu’elle ne se réduit pas à une religiosité fétichiste et naïve, pourquoi n’aiderait-elle pas, en dépit de la multiplicité de ses sources et de ses églises, à bâtir une maison commune, un nouveau monde ? Que Dieu tel qu’il est imaginé par Barack Obama, nous donne cette force, nous éveille tous à la claire conscience des injustices et des malheurs de l’humanité et sans doute alors pourrons-nous avancer vers la paix et la concorde entre les peuples. Par Dieu, on peut y entendre ce qu’on voudra, y compris le vide, l’absence, le presque rien, ou encore modestement quelque immanence avec ou sans nom qui pourrait juste susciter de l’espoir, et même aussi, quelque chose d’opératoire, que nous n’aurions jamais vu, comme le zéro, ou même l’inconscient, mais dont nous aurions simplement intérêt à faire comme s’ils « existaient »…
Face à ce double appel du cœur et de la foi
Quiconque rechigne, fait grise mine, ou se moque en homme « averti » de ces simagrées pastorales, court évidemment le risque d’apparaître, au moins par anticipation, comme le fossoyeur proclamé d’un grand rêve. Car le discours d’Obama est par-delà la ruse ou l’habileté, un discours de la concorde. Concorde entre les multiples pièces désajustées et hétérogènes du puzzle américain, concorde entre les hommes de bonne volonté de l’ensemble des nations. Il fait droit à toutes les singularités, à toutes les revendications particulières en les abritant sous la tente des idéaux originaires de la République américaine.
Mais voilà : s’il ne s’agit pas d’ergoter sur le cœur, sur la dimension prodigieuse et révolutionnaire des mouvements du cœur (que pourrions-nous faire avec notre seule intelligence ?) nous craignons que la confiance dans le message monothéiste, fût-il décliné dans ses multiples variantes, soit incapable d’établir la concorde entre les nations. Là où précisément, les conflits sont les plus âpres, les plus insurmontables ou tragiques, la foi ne manque pas. Dans l’irrésolution épuisante de la guerre israélo-palestinienne, les appels à la paix des braves, à la main tendue, au pardon réciproque, à la sublimation pacifique des religions cousines, ont tous échoué à fonder ou à promouvoir un esprit communautaire régional. Chacun compte en définitive sur les siens et oublie les autres. La générosité semble toujours asymétrique.
Le discours de concorde enthousiasmant d’Obama ne manque pas d’accents pauliniens. La formule célèbre de Paul « ni grec, ni juif, ni homme, ni femme, ni maître ni esclave » y éprouve sa résonance contemporaine. Certes, le « ni-ni » est ici traduit dans la langue moderne de fusion respectueuse des identités composites, langue instruite des désastres bureaucratiques auxquels mène une synthèse hâtive ou méprisante. Les différences n’annulent pas l’unité, tout au contraire elles la stimulent et la créent en en supprimant la couverture totalitaire et hégémonique. Mais comment oublierions-nous que le ni-ni paulinien ne conduit pas à la communauté universelle des hommes sans communauté, mais bien à l’assomption universelle de la communauté chrétienne ? Notre méditation sur une laïcité marrane, sur une autre laïcité que la laïcité chrétienne[1], procède d’une commune méfiance à l’égard des singularités radicales, des différences tranchées et exhibées de couleur, de sexe, de culture, de religion. Mais c’est à une conversation incessante des identités héritées et préoccupantes, et non à leur déclassement rapide au nom d’un universel foncièrement discutable, que la marranité confie le soin de penser la concorde. Il s’agit de dépasser l’Histoire, non de l’effacer.
Seule la distance à soi crée la proximité de l’autre
Les mouvements de cœur sont nécessaires et vitaux, mais ils sont capricieux et annoncent des déceptions et des disputes redoutables. Aussi, sans renoncer le moins du monde au dialogue transversal et honnête des cultures qu’encourage la vision généreuse d’Obama, nous pensons que les éléments de fuite, d’étrangeté, de perplexité, à l’œuvre au cœur même des identités les plus déterminantes, sont indispensables à des mouvements de conversion durables vers les autres.
L’idée marrane suppose la construction ininterrompue d’identités ouvrantes. Ouvrantes en elles-mêmes, ouvrantes entre elles et ouvrantes sur le vaste monde. On pourra s’irriter, en lisant notre texte, des multiples références juives qui l‘irriguent de part en part. Sans doute aimerait-on passer plus rapidement au concept d’une marranité transversale, « commune », affranchie du va-et-vient entre le marranisme historique et sa signification contemporaine. Mais ce saut est impossible, car nous n’avons nullement la prétention de définir un modèle marrane de l’identité.
C’est bien parce que la marranité fut et demeure une expérience personnelle des chemins de traverse et des itinéraires non balisés, que nous l’imaginons être « appropriable » par tous et devenir de la sorte un concept politique commun.
Claude Corman et Paule Pérez
26 Janvier 2009
[1] Ouvrage à paraître, « Laïcités, l’approche marrane, méditation sur le désir de vivre ensemble »