Politiques de l’amitié (2)

Approches de l’ouvrage de Derrida:

“Politiques de l’amitié”
Deuxième fragment

par Noëlle Combet

Dans un premier fragment, à partir de la déclaration Oh mes amis, il n’est nul amy fréquemment reprise par Derrida, j’ai évoqué  le  thème de l’amitié tel que ce dernier le déconstruit en s’appuyant sur des textes connus.

Il éclaire, souvent pour l’interroger mais aussi pour donner à entendre son propre point de vue, leur approche ambiguë des liens de l’amitié avec la fraternité d’élection et l’esprit communautaire qu’il questionne particulièrement.

Mais il en dégage aussi, de façon très convaincante, l’idée d’une aimance, autre mode d’aimer et d’être qui accueillerait ou du moins tendrait à accueillir (car il y a de l’impossible dans ce possible) une anticipation du deuil et la nécessité de survie qui l’accompagne. Celle-ci est mise en lumière en tant que réalité personnelle et sociale au cœur de l’amitié mais elle apparaît surtout comme un concept qui nous permettrait d’évoluer vers un mieux dans notre vie dite privée, donc aussi dans le champ politique et celui de la pensée.

Dans ce second fragment, j’aborderai le travail de Derrida en ce qui concerne le renversement produit par l’oeuvre de Nietzsche dans le champ  philosophique et social,  puis son analyse de  la conception de Carl Schmitt qui place l’ennemi et, corollairement, la guerre, au fondement du politique.

Ami/ennemi selon Nietzsche et Carl Schmitt

« Peut-être »

Le contre-pied de Nietzsche:

« Peut-être alors l’heure de joie viendra-t-elle un jour aussi où chacun dira :

“Amis ; il n’y a point d’amis !” s’écriait le sage mourant.

“Ennemis, il n’y a point d’ennemis ” s’écrie le fou vivant que je suis. »

Derrida développe d’abord longuement ce qu’il nomme la pensée du « peut-être » selon Nietzsche, un « peut-être » auquel lui-même adhère parce qu’il annoncerait, dans un éventuel avenir, l’événement nouveau, événement d’amitié, qui ne rendrait pas impossible une autre philosophie, une autre politique.

Ce « peut-être » n’est pas celui de l’opinion ; il contient une sorte de promesse de l’imprévisible, car, écrit Derrida, la pensée du « peut-être » engage peut-être la seule pensée possible de l’événement. De l’amitié à venir, de l’amitié pour l’avenir. Car pour aimer l’amitié, il ne suffit pas de savoir porter l’autre dans le deuil, il faut aimer l’avenir.

Nietzsche, appelle cet avenir, cette  heure de joie qui viendra peut-être un jour et il l’appelle dans un renversement radical  coupant court à ce que l’amitié à fondé dans le passé.

Comme Nietzsche déclare par ailleurs qu’« il faut aimer ses ennemis », on peut se dire qu’il associe, dans cette déclaration, l’ami et l’ennemi.

Derrida commente :

« S’il n’y a d’ami que là où il peut y avoir de l’ennemi, le « il faut l’ennemi » transforme sans attendre l’inimitié en amitié, etc. Les ennemis que j’aime sont mes amis, comme les ennemis de mes amis. Dès lors qu’on a besoin ou désir de ses ennemis, on ne peut compter que des amis. »

(On peut noter, dans l’écriture de Derrida, la récurrence de ses « etc. » qui laisse une ouverture à la pensée, de la même façon que l’usage du « peut-être » en de nombreuses occurrences, après en avoir souligné la fréquence et l’intérêt dans les textes de Nietzsche).

Derrida, par la suite,  va encore au-delà : il a évoqué la transformation de l’inimitié en amitié ; il introduit maintenant le terme de conversion de l’ennemi en ami, précisant que nous n’en aurons jamais fini avec cette conversion qui reste la condition structurelle de ce à quoi elle doit encore survivre en le rendant possible : l’arrêt, la décision, la responsabilité, l’événement, la mort même.

Le renversement opéré par Nietzsche s’inscrit dans un cadre plus large d’un procès intenté aux « métaphysiciens de tous les temps » et le « peut-être »  serait alors à entendre comme plus encore qu’un renversement : une sorte de dépassement, de mutation radicale. Nietzsche nous invite en effet dans « Par delà le bien et le mal », nous interpellant comme « Européens d’après-demain », à nous débarrasser de la queue ou de la perruque de la « bonne conscience », annonçant que cela va changer, et vite.

Ce changement passe par cet appel à l’ennemi  dans l’apostrophe nietzschéenne : celle du fou vivant qui, pervertissant la sentence consacrée : « Amis, il n’y a point d’amis », la renverse en : « ennemis, il n’y a point d’ennemis », y substituant ennemi à ami.

Derrida interroge cette folie, rappelant que Nietzsche associe à plusieurs reprises l’idée de l’ami-ennemi ou du frère-ennemi car valeur et contre-valeur sont imbriquées dans son œuvre.

Or, il faut être fou, aux yeux des « métaphysiciens de tous les temps », pour se demander comment une chose pourrait surgir de son contraire.

(C’est peut-être à partir de cette « folie » nietzschéenne que nous avons pu, peu à peu, concevoir que le bien et le mal puissent être enchevêtrés, peut être même identiques dans leur essence, endroit et envers d’un même tissu).

Cette « folie », Derrida l’aborde encore de deux façons : d’abord dans les contradictions caractérisant l’amitié, puis dans la feinte du sage qui, parodiant son inimitié, se donne pour le fou qu’il n’est pas.

L’amitié, en effet, n’est pas, dans cet appel, révoquée : elle est appelée autrement que dans le passé : amitié sans ressemblance, amitié de solitude nous invitant à faire partie de cette singulière « communauté » où l’on n’aime l’aimance qu’à la condition d’un retrait. Invitation à entrer dans une communauté de « déliaison sociale ».

Cet « impossible » est peut-être l’unique chance possible d’une nouvelle philosophie, d’une nouvelle politique.

Cette communauté-là, à venir peut-être, serait (Derrida reprend là les mots de Bataille cités par Blanchot en exergue de « La communauté inavouable ») une communauté sans communauté.

(Nous retrouvons là cette folie de l’association des incompatibles, absurde au regard d’une pensée orthodoxe. La poésie, par contre, accueille volontiers ces représentations oxymoriques, l’oxymore pouvant dès lors représenter, bien au-delà d’effets de mode ou d’esthétique, la figure d’une autre façon d’être.)

Cette façon d’être, Derrida la définit comme « langage de la folie que nous devons parler, contraints, tous, par la plus profonde et rigoureuse nécessité à dire des choses aussi contradictoires, insensées absurdes, indécidables que  “X sans X”, “communauté de ceux qui n’ont pas de communauté” ».

(Rappelons-nous pourtant qu’Héraclite avait posé d’emblée l’identité des contraires mais ce n’est pas son héritage qui fut reçu ; c’est que, peut-être, entre ces contraires, dans l’entre- deux des oxymores, s’esquisse implicitement la transition ; sans doute est-ce le vertige de cet espace intermédiaire, autre de l’un comme de l’autre, mais ombre portée de chacun, que nous voudrions gommer.)

Autre folie, celle d’une amicale inimitié lorsque, selon Nietzsche, « le sage se faisant passer pour fou [se] détermine parfois à feindre l’exaltation, la colère, le  contentement afin de ne pas faire mal à son entourage par la froideur et la lucidité de sa vraie nature ».

Voilà un sage qui fait le fou, jouant sa propre hostilité pour la déjouer : il présente, sous la forme d’un semblant ce qu’il est en vérité, pour neutraliser l’effet de son hostilité, pour protéger les autres de son inimitié, sa froideur, sa lucidité :

Il les aime assez, écrit Derrida pour ne pas vouloir leur faire tout le mal qu’il leur veut.

Une façon paradoxale d’aimer : jouer au fou, pour masquer l’inimitié, et sauvegarder l’amitié. La sauvegarder nécessairement si nous voulons aller de l’avant, vers un mieux dans nos façons d’être et, ainsi, le « peut être » pourrait s’entendre comme un nom nouveau plutôt que comme un adverbe : le « peut-être » d’un imprévisible à venir.

 

L’ennemi déclaré

Pour Carl Schmitt, ce n’est pas la sauvegarde de l’amitié qui importe mais celle de la figure de l’ennemi en tant qu’elle fonderait le politique.

Derrida livre les raisons de son intérêt pour les idées de Carl Schmitt :

« Elles paraissent aussi rageusement conservatrices dans leur contenu politique que réactives et traditionalistes dans leur logique philosophique ».

Elles démontrent, par ailleurs, une connaissance très approfondie du droit et une grande rigueur de l’argumentation.

Derrida démonte très minutieusement et longuement les théories schmittiennes.

(Je ne retiendrai ici que quelques points : j’ai du mal à lire Carl Schmitt ; sa pensée me reste trop suspecte et m’apparaît, à vrai dire, peu porteuse de « progrès » dans le sens d’ouverture au futur.

J’admire Derrida d’avoir rendu justice à ce qui, dans cette pensée, reste à prendre en considération même si l’on sait quelle adhésion elle a  impliquée au national socialisme.)

Selon Schmitt, sans la figure de l’ennemi, le politique disparaît.

Il le démontre en même temps qu’il anticipe sur la nécessité d’envisager constamment la possibilité d’une véritable guerre qui, dès lors qu’elle est considérée comme éventuelle, est, selon lui, déjà commencée.

Cette guerre devrait être dépourvue d’affect et de haine : certes, elle peut impliquer mon ami comme mon ennemi mais, dans cette « communauté de combat », je peux être publiquement hostile à mon ami comme je peux aimer mon ennemi en privé.

La mort est à l’horizon mais, d’une tout autre manière que dans l’amitié, là où celle-ci ne va pas sans l’anticipation du deuil, comme on l’a vu, ou sans le risque du meurtre, ainsi que l’énonce Derrida :

« Aimer d’amour ou d’amitié signifierait toujours : je peux te tuer, tu peux me tuer, nous pouvons nous tuer. Ensemble ou l’un l’autre, l’une l’autre. Donc, de toute façon, nous sommes déjà (possiblement mais cette possibilité est justement réelle) morts l’un pour l’autre. »

En revanche, dans le contexte de Schmitt, il ne s’agit plus de mort d’aimance dans une affirmation du vivant. Ce qui lie le couple ami/ennemi, c’est le politique, défini par la désignation de l’ennemi et, au-delà, une autre figure de la mort.

Schmitt cité par Derrida voit dans la mise à mort le sens de l’originarité ontologique […] La vie humaine est un combat (« Kampf ») et chaque homme est un combattant (Kämpfer).

Chaque être humain, donc, vit en vue de la mort ou de la mise à mort.

L’on reconnaît là l’extrême rigueur de Derrida lorsqu’il distingue dans le contexte de Schmitt ce point de vue d’une pure pulsion criminelle, la nuançant en quelque sorte :

« Cette pulsion mortifère de l’ami/ennemi procède de la vie et non de la mort, de l’opposition à soi de la vie et non de quelque attraction de la mort par la mort ou pour la mort. Cette nécessité mortifère ne serait pas purement psychologique, bien qu’elle soit anthropologique. Il faudrait donc penser, si impossible que cela paraisse et le demeure en vérité pour nous, une hostilité sans affect, du moins sans affect individuel et « privé », une agressivité purement dépassionnée et dépsychologisée, une hostilité pure et finalement purement philosophique. »

(Lisant l’expression « hostilité sans affect, à plusieurs reprises j’ai eu à l’esprit quelques remarques d’Hannah Arendt sur « La banalité du mal » et les arguments d’Eichmann lors de son procès).

Avec cette figure de la communauté de combat revient l’image du frère, en particulier lorsque Schmitt évoque la guerre absolue, c’est-à-dire la guerre révolutionnaire, une guerre fratricide, énonce-t-il.

La figure fraternelle de l’ami prend ici la forme du frère ennemi.

Derrida en relève deux occurrences, lorsque Schmitt évoque un épisode stalinien, puis un épisode maoïste.

Il note que Schmitt cite avec ferveur un édit du roi de Prusse appelant à une guerre des partisans et, revenant ensuite à ce qui lui importe, il pose la question de l’amitié comme philosophie. Que devient-elle avec Schmitt ? Celui-ci nous demande de penser la guerre, la mise à mort, l’hostilité absolue comme chose de la philosophie.

(Est-ce qu’une telle éventualité ne paraissant pas radicalement impossible fait que Derrida énonce à plusieurs reprises, au cours d’entretiens divers, que la pensée et la philosophie sont à distinguer l’une de l’autre ? En l’occurrence, la pensée aurait à s’écarter de cette éventualité que la philosophie pourrait accueillir ?)

Dans ce cadre schmittien, la guerre absolue fait ressurgir la figure fraternelle de l’ami comme frère ennemi.

Que des hommes, que des frères dans ce paysage, note Derrida ; pas l’ombre d’une femme et nous y reviendrons dans le troisième fragment.

« Phallogocentrisme en acte » conclut Derrida. Schmitt ne ferait qu’en prendre acte et il ajoute que, dans les cultures européennes, la Bible, le Coran, dans le monde grec comme dans la modernité occidentale, la vertu politique et le courage guerrier ont toujours été virils en leur manifestation androcentrée.

On peut admirer l’honnêteté de Derrida qui accorde une place essentielle à un penseur théorisant la nécessité d’une « politique de l’inimitié » et le faisant souvent en logicien, indiquant par exemple la nécessité de la négation (c’est l’ennemi qui serait central en tant que négatif de l’ami). Nécessité de la négation, dit Schmitt, dans la « vie du droit » et la « théorie du droit », comme dans la vie du vivant en général.

Mais, objecte Derrida, l’insistance inlassable sur l’ennemi n’impliquerait en rien une prévalence du négatif ou du moins le « primat » de ce qui est ainsi « nié » […] « Partir de l’ennemi », ce n’est pas le contraire de  « partir de l’ami ». C’est au contraire, partir du contraire sans lequel il n’y a ni ami ni ennemi. En un mot, l’hostilité est requise par méthode et par définition.

Respectant sa méthode déconstructive, nous pouvons poser avec Derrida, au terme de ce second « fragment », la question : comment trancher sans exclure ?

(Ce qu’il réalise en analysant dans le détail la pensée de Carl Schmitt, démontrant ainsi que faire de l’autre un « adversaire » plutôt qu’un « ennemi » permet de nuancer sa propre pensée.)

Quels autres mots, concepts, attitudes inventer ?

Comment accueillir cette folie vivante, théorisée par Nietzsche comme porteuse du possible impossible dans une « aimance » réunissant de façon oxymorique la présence et l’absence ? A supposer un tel accueil, le peut-être d’un autre avenir, encore imprévisible, pourrait-il s’ouvrir ?

 

(A suivre) 

Dans un troisième et dernier fragment, je reviendrai sur la double exclusion du féminin dans les textes majeurs ayant trait à l’amitié ; je mettrai ensuite ce constat en lien avec ce que dit Derrida de la démocratie en tant qu’elle s’articule avec l’amitié.
Noëlle Combet