par Yves Rocher
On pourrait penser, entre autres, que ce court article d’Yves Rocher est comme une « responsa » malicieuse à l’article de Noëlle Combet, « Histoire de Juliette selon Sade : assurément, mais quand même ! » paru au N°4 de notre revue. Et peut-être aussi, comme un sincère hommage masculin à l’esprit subtil de l’héroïne sadienne…
Mieux qu’un discours de la méthode, un art de la guerre ? Juliette se pose en stratège, un bon usage de soi reposant sur quelques principes avisés de discipline et de calcul.
Les préliminaires sont donc à l’esquive et à la diversion. L’abstinence de Juliette est tactique. Il faut feindre la distraction, biaiser le regard. Il faut simuler jusqu’à ne plus se savoir simuler. Juliette œuvre donc assidûment à (se) tromper, car elle semble bien ne se méprendre qu’afin de se déprendre. Là est son art, dirais-je, de l’infiltration. Aussi doit-elle être résolument chaste, puisqu’aucune volonté, aucune excitation particulière, ne doivent lui faire courir le risque d’être démasquée.
A ces conditions l’instant de l’engagement est violent, car la cible n’est jamais directement visible, mais le trait sera décoché vers le point (le « tableau ») qui concentre « le plus de force ». Et ne vaut-il pas mieux dire (conformément à l’enseignement zen du tir à l’arc) que c’est ce point qui décoche le trait ?
La victoire se traduit enfin dans le geste d’écriture : « rallumez vos bougies, et transcrivez ». Transcrivez cette « espèce d’égarement ». Et que transcrit donc Juliette, c’est-à-dire, de quelle écriture porno-graphique se fait-elle maîtresse, devient-elle savante ?
Je vois qu’à cette question, ma rêverie m’entraîne avec constance vers le haïku, et en rapport étroit à ce qu’en évoque R. Barthes dans L’empire des signes. Un ça trouve à s’écrire : d’une commotion du corps, aux « tablettes ». Or que transgresse la scélérate Juliette, de quelle métaphysique normative du rapport corps-image concerte-t-elle la subversion? Et de quelle voyance, le flash de sa jouissance est-il alors l’indice ?
« L’art occidental transforme l’« impression » en description ». Le haïku ne décrit jamais; son art est contre-descriptif, dans la mesure où tout état de la chose est immédiatement, obstinément, victorieusement converti en une essence fragile d’apparition : moment à la lettre « intenable », où la chose, bien que n’étant déjà que langage, va devenir parole, va passer d’un langage à un autre et se constitue comme le souvenir de ce futur, par là même antérieur. (…).
Ne décrivant ni ne définissant, le haïku (…) s’amincit jusqu’à la pure et seule désignation. C’est cela, c’est ainsi, dit le haïku, c’est tel. Ou mieux encore : Tel ! dit-il, d’une touche si instantanée et si courte (sans vibration ni reprise) que la copule y apparaîtrait encore de trop, comme le remords d’une définition interdite, à jamais éloignée. Le sens n’y est qu’un flash, une griffure de lumière : When the light of sense goes out, but whith a flash that has revealed the invisible word, écrivait Shakespeare; mais le flash du haïku n’éclaire, ne révèle rien; il est celui d’une photographie que l’on prendrait très soigneusement (à la japonaise), mais en ayant omis de charger l’appareil de sa pellicule. Ou encore : le haïku (le trait) reproduit le geste désignateur du petit enfant qui montre du doigt quoi que ce soit (le haïku ne fait pas acception du sujet), en disant seulement : ça ! (…) l’événement n’est nommable selon aucune espèce, sa spécialité tourne court; comme une boucle gracieuse, le haïku s’enroule sur lui-même, le sillage du signe qui semble avoir été tracé, s’efface : rien n’a été acquis, la pierre du mot a été jetée pour rien : ni vagues ni coulée du sens. »
Scélérate est Juliette, mais (car) instruite. Avec l’intransigeance qu’on lui connaît, Sade a pris soin de son esprit. « Je te pardonnerai d’être moraliste quand tu seras meilleure physicien(ne) ». Son art de l’effraction est certainement celui d’une bonne physicienne, tant il est rare de « sortir de ces boucles qui ramènent toujours l’homme, tournant en rond, vers l’ornière d’une satisfaction courte et piétinée » (Lacan, Sém. VII, p. 208). Quand elle s’émancipe de l’ordre pondéré de la circulation des biens, sa jouissance est exacte et sûre – donc savamment transgressive.
Le cadeau est seul :
il n’est touché
ni par la générosité
ni par la reconnaissance,
l’âme ne le contamine pas.
Ulysse trompe Polyphème en s’annulant sous le nom de Personne, n’est-ce pas par la même ruse que Juliette se fait Messaline ? Un même ennemi (qu’a nommé Nietzsche) : le cul de plomb – et la disposition moralisante qui va de pair. Telle est cette « âme » dont Juliette, pâmée, a appris à se dénuder : et alors, un instant – un instant infini – elle est là.
Yves Rocher.
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