La première édition de ce texte bilingue, « Un rêve de paix », dans une version papier, date de novembre 2005, six mois après la création de notre revue électronique, temps-marranes.
Tiré à quelques centaines d’exemplaires, il a été rapidement épuisé. C’est à la considération réciproque, mutuelle des peuples, à la commune humanité, que nous en appelions. Et notre propos qui se tenait délibérément à autre chose qu’à des marchandages idéologico-politico-religieux, n’avait pas trouvé d’écho sur le terrain politique, notamment en Israël-Palestine.
Voici quelques semaines, désespérés de l’immutabilité de la situation, nous avions décidé de le mettre en ligne. Ces derniers jours des dizaines de milliers de femmes se sont mises en marche de Sderot à Jérusalem, en traversant le désert, ensemble israeliennes et palestiniennes, pour « exiger un accord de paix ».
Ce qui suffirait à réactiver notre espérance! naïveté? Peut-être, mais nous l’assumons dans la crainte, cependant, pour ces si fragiles signaux de désir de marche commune, ces paroles et regards échangés, ces partages de repas ou d’expériences. Exprimés dans les gestes d’un entre-deux langues frontières du salaam au chalom et du chalom au salaam.
PP et CC Photo : Brenda Turnnidge « Le mur »
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Un rêve de Paix
Dans le conflit israélo-palestinien, la volonté de paix n’est pas forcément, comme certains le croient dans chacun des deux bords, un aveu de faiblesse. Elle n’est pas non plus le fruit d’une dégénérescence de l’identité, comme si pour exister avec l’ennemi, chaque peuple devait sacrifier sa plénitude d’être, ses mythes, ce qu’il considère comme son droit inaliénable, ou encore sa singularité, sur l’autel de la paix.
Tout ou presque semble avoir été dit sur ce conflit. Cependant, et bien que nous vivions hors du périmètre, nous prenons le risque de nous aventurer dans une réflexion supplémentaire.
En nous situant à-côté, et en proposant notamment une étape préalable aux négociations, qui doivent se poursuivre : c’est-à-dire en osant parler d’abord d’une voie immatérielle. Pour une pensée et une position existentielles, qui ne se limiteraient pas à des calculs et des tractations, mais qui feraient aussi place à l’espérance, de sorte que les conditions de la paix à construire soient l’amorce d’une ère vivable. Si l’espoir nécessaire à toute existence relève aussi du rêve, alors c’est en ce sens que ce texte devrait fonder notre rêve de paix.
Et c’est avec appréhension que nous nous y avançons. Car dans ce conflit, chaque fois que l’on pousse un mot, un terme, on agace ou on blesse, on fait l’objet de sarcasmes ou de rejet, on est taxé de naïveté ou d’irréalisme. Cela a souvent laminé notre courage. Pour le juif qui veut la paix, il est douloureux de se faire clouer le bec par ses proches, au nom d’une fidélité essentielle mais parfois insoutenable. Pour le ressortissant du monde arabe il en va de même, il ne peut plus en appeler à la tolérance traditionnelle.
Nous nous trouvons comme en ces moments où toute concession est considérée comme une compromission et non comme un compromis, et l’absolu comme le seul mode de vie possible. Où l’ennemi ne peut plus être vu comme un autre être humain. Les amitiés israélo-palestiniennes, les mariages « mixtes », les expériences d’échanges, les associations, tiennent alors de l’héroïsme ou de la tragédie.
Aussi, il y a toujours une étape dans une discussion où tout se grippe. Chacun dans sa communauté se fait vite traiter de traître à son camp, et alors on ne voit plus avec qui parler, penser ou rêver de la paix.
Les voies d’un règlement politique acceptable du conflit existent : car il en existe toujours, et dans les situations les plus inextricables, c’est ce que l’Histoire prouve dans ses retournements et dans ses événements les plus improbables. Les âpres négociations sur le partage de la souveraineté de Jérusalem et les frontières d’un futur Etat palestinien, avaient bien esquissé à Camp David et à Taba les compromis, douloureux, pour les deux parties, d’une paix « acceptable ». Le dégagement des Israéliens de Gaza en est une mise en application irréfutable.
Mais désespoir, inquiétude, découragement, et révolte persistent, comme si le problème était à la fois là et ailleurs.
Il est devenu clair que, dans chacun des deux bords, deux logiques s’affrontent et se détruisent indéfiniment : une première logique, matérielle, celle qui relève des tractations de la diplomatie, et une seconde, où se conjuguent spirituel, juridique, historique et religieux, jusqu’à en constituer un amalgame destructeur et auto-destructeur de chaque côté, il s’agit d’une logique identitaire.
Une rupture fondamentale
Le soulèvement palestinien qu’on a appelé « Intifada des Mosquées », traduisant à la fois un référent et un différend religieux, a instauré d’emblée dans la région un haut degré de violence.
Comme si, de part et d’autre, les engagements conclus à Oslo , qui avaient entrouvert le chemin de la reconnaissance réciproque, n’avaient été qu’une mauvaise feuille de route ou pire, un cauchemar de coexistence qui bridait, aux yeux des courants nationalistes et religieux des deux parties, soit la sécurité d’Israël, soit la libération de la Palestine.
En réponse aux attentats-suicides, l’antique loi du talion trouva à s’exercer dans les multiples représailles israéliennes et la région entière s’enlisa dans la violence. Et dans le désespoir. La construction du mur de séparation acheva d’inscrire par la pierre et le barbelé le divorce politique, mais aussi la rupture existentielle de deux peuples, contraints de chercher séparément, dans l’usage médiatique de la compassion ou la démonstration cruelle de la force, un salut univoque, sans regard, condamné à l’impossible.
Rupture « fondamentale », comme si le destin de l’un devait forcément passer par le déni de l’autre, comme si le monde entier, placé en position de témoin, allait devoir prendre parti pour l’un ou pour l’autre. C’est là sans doute que la situation a présenté plus qu’on ne les avait vus, au cours de décennies de conflits meurtriers, les signes « borderline », précisément à propos de frontière, aux limites entre folie et raison, signes d’une situation insoluble, inexorable, extrême.
Sur cette « autre scène » du monde, petite comme la distance de Thèbes à Colone , mais cette fois dans le réel, évoquant ce que Jacques Lacan appelait le « dur » de la réalité, on est devant le mur, barbelé ou béton, réel, et aussi symbolique, de la tragédie.
Et la situation ne fait que se répéter en boucle. Certains ont voulu y voir le paradigme ou la « condensation » au sens freudien, d’une guerre interminable. Ce qui en est même étonnant, c’est que la destruction totale n’ait pas eu lieu, que les deux peuples, épuisés de se combattre, sont cependant encore là : n’existerait-il pas quelque part une vieille règle de la guerre ou de la chevalerie pour statuer sur ce singulier état de choses ?
L’exploitation du religieux à des fins politiques
En France, face à l’impasse manifeste, le grand rabbin Joseph Sitruk en avait appelé…à Dieu : «selon notre foi, avait-il dit, Dieu n’intervient dans l’Histoire que si les hommes sont persuadés que Lui seul détient la solution. Je crois que le moment est venu de se tourner vers Lui».
Seul Dieu aurait donc le pouvoir de tracer le chemin de la paix ? Mais juif ou non juif, il vient l’idée d’y répliquer par ces propos de jeunesse de Carl Einstein : «Dieu est mort, et nous continuons de respirer le Dieu décomposé…Dieu constitua la plus grande tension des forces humaines, l’hypnose la plus follement dirigée; à présent on est là, bernés, misérables, au milieu des ruines qui tressaillent encore, mécaniquement… maintenant, c’est l’homme qui martyrise Dieu.»
L’homme martyrise Dieu. Et sur le territoire du Livre, terre de Palestine promise à « ruisseler de lait et de miel », en martyrisant Dieu, ne martyrise-t-il pas la grande idée abrahamique du monothéisme biblique, la fécondité de la multitude, descendance d’Ismaël et d’Isaac, la générosité et l’alliance ?
Cela, les rabbins extrémistes ni les Mollahs, ne nous le disent. Appels à la vengeance, logorrhée religieuse, essentialisation des exactions commises de part et d’autre, ont fini par noyer les efforts déployés, dans un aveuglement et une surdité, à la fois amnésiques, indifférenciés, confus, instaurant le règne de la haine.
Si la solution politique n’a cessé d’achopper, faut-il en déduire que les conditions n’en sont pas réunies, mais quelle en serait la nature ? A côté de la politique et de la diplomatie, n’y aurait-il donc pas autre chose à dénouer pour qu’une réelle paix advienne, durablement, et que les contentieux cristallisés au cours de plus de cinq décennies puissent enfin commencer à se dissoudre ?
Une espérance semble poindre à nouveau cependant, intermittente, avec les changements dans l’autorité palestinienne, les mesures prises sur la sécurité, contre le terrorisme, le retrait israélien de Gaza. Pouvons-nous nous permettre de ne pas croire en l’augure de ces paroles, de ces actes et ces poignées de main?
Ainsi, on a vu ces dernières années des personnalités comme Leïla Chahid et Michel Warsharwski exhorter ensemble les jeunes des banlieues françaises à ne pas se laisser embarquer dans des logiques antisémites. Pour Leïla Chahid «commettre des actes antisémites est meurtrier pour la cause palestinienne».
Des femmes en Europe et en Israël organisent des rencontres entre enfants, des psychologues, des sociologues, tentent d’en faire autant. Il y a, aussi, l’expérience de Neve Chalom, ce village intercommunautaire, créé par un ecclésiastique chrétien. En août 2005, Daniel Barenboïm, le célèbre chef d’orchestre israélo-argentin, a organisé un grand concert à Ramallah, réunissant des jeunes musiciens originaires de tout le Moyen-Orient, en présence de Madame Edward Saïd.
On connaît également l’existence de nombreuses actions quotidiennes et spontanées qui ne font pas l’objet de recueils médiatiques.
Trop de personnes dénigrent ces efforts, et pourtant, en chaque lieu et occasion où les deux peuples se parlent, il s’est passé quelque chose pour la paix.
Il ne s’agit pas en ces rencontres de négocier des affaires matérielles, mais bien de reconnaissance réciproque. « Je croyais que les Israéliens voulaient tous nous faire partir d’ici », « je croyais que les Palestiniens voulaient tous nous jeter à la mer ». Paroles d’enfants, expression flagrante de l’aveu que chacun fait du sentiment non de sa force mais de sa fragilité.
Au-delà ou en-deçà des négociations politiques, en préalable, il nous paraît nécessaire que de chaque côté, les observateurs, mais aussi tous les acteurs impliqués puissent, traversant leurs indignations justifiées, ou leur souffrance, s’abstenir de remettre de l’huile sur le feu quand une lueur point.
Dans ce cas alors seulement on pourrait parler de foi ou de religion, car le camp de la vie est bien celui qui fera reculer la haine : est-il possible de demander à chacun de trouver les ressorts d’une attitude, où malgré le sentiment d’injustice ou la douleur, on renoncerait à prendre un autre parti que celui de la paix ?
Le respect et le pardon avant la justice
Quelle notion commune pourrait être le « support volontaire » d’une dynamique de paix?
En-deça de toute croyance et de toute pratique, il s’agit d’en appeler au dépassement radical d’une position individuelle et collective, qui ne peut passer que par une révolution du rapport avec soi et l’autre. La révolution consistant à renverser le rapport d’importance entre les choses matérielles et les choses immatérielles, et ce, non pas dans la négociation, mais dans les préliminaires qui fonderaient le dialogue possible.
Quel moyen et quelle notion auraient donc ce pouvoir de libérer l’énergie et de déclencher les bonnes volontés pour y parvenir ?
Comme un antidote ultime au cercle vicieux de la violence, antonyme à la discorde, nous pensons à la notion de pardon, de demande de pardon réciproque d’un peuple à l’autre. Le pardon réciproque, en tant que position existentielle pour l’avènement de l’équilibre des rapports, donc de la justice. Assorti de possibilités d’inscriptions symboliques.
Le pardon, comme garant de la fin de la spirale de la vengeance. Comme le début du dialogue entre personnes et groupes humains et non seulement entre hommes de pouvoir.
Le pardon, qui permet de se considérer réciproquement, comme précurseur ou expression du respect, est bien cette notion universelle. Et de fait, le pardon fonctionne dans toutes les civilisations, comme une « intégrale d’identité humaine ».
Notion irrationnelle, utopique pour certains, abstraite pour d’autres, qui mise sur une vision angélique du genre humain ? Non, car pour qu’il y ait pardon, il faut que l’on reconnaisse que le mal a été porté à l’autre. C’est cela que nous appelons une inscription symbolique.
Mais en quoi, en appeler au pardon entre hommes serait-il plus irrationnel, plus utopique et plus abstrait, que d’en appeler à l’intercession, supposée providentielle, miséricordieuse ou punitive, aveugle et exterminatrice, de Dieu, dans les affaires humaines?
En quoi serait-ce plus irrationnel que de croire qu’on peut faire la paix après tant de haine, par de simples traités, tant qu’on n’a pas encore adouci la trace brûlante des attaques aveugles et sanglantes, et de leurs représailles, et tant qu’on n’a pas allégé le poids de la rancune, de la méfiance généralisée?
Et pour ceux qui restent perplexes, ironiques, il nous reste à proposer de reconsidérer en ce sens le pari de Pascal : pourquoi, à l’heure du risque matériel maximum et généralisé du jeu boursier, ne pas « investir » cette fois sur notre capacité, immatérielle, à renverser notre point de vue, justement investir sur nos « actions » et nos « obligations »?
Nous envisageons le pardon comme une posture d’exception, pour une situation bloquée, qui nous paraît une condition, un préalable majeurs à la constitution d’une paix au Moyen-Orient. A nos yeux, la seule posture qui ferait d’emblée sortir les parties impliquées des schémas « convenus » que sont les négociations internationales classiques, en ce qu’elles placent dans des enceintes matérielles les débats d’existence.
Si, avant de penser à l’arpentage du territoire « à occuper par l’un ou l’autre», on pensait à comment vivre et se développer ensemble, la question du nombre de mètres carrés pourrait en devenir « un peu plus » secondaire. Ensuite alors on se met en mesure de traiter sans passion excessive ce qu’il convient d’indemniser, de séparer, de réparer, de partager, de la terre et du reste.
On nous dit qu’il est naïf d’y croire dans l’impasse de violence où nous sommes, mais l’absurde et l’irréalisme ne sont-ils pas de créer sans cesse des situations diplomatiques vouées à l’échec ?
Concret et sacré
La politique, la diplomatie, semblent ne s’organiser qu’autour d’un mirage moderne, l’idée de « concret », de pragmatique. Ce qu’on appelle « principe de réalité », qui réduit la notion de réalité à de la matérialité, et qui ne désigne donc que discussions et marchandages guerriers ou diplomatiques, ne serait-il pas qu’une vue de l’esprit partagée par un grand nombre ? «Concrètement, combien donnez-vous et recevez-vous dans un échange de produits et de biens matériels ?» Ferait-on désormais comme si les traumas et l’état d’esprit des populations étaient renvoyés hors de la réalité, n’en participaient pas?
Ce concret-là indique une norme, un rapport savant d’éléments inertes, un ratio. Et pourquoi ? On peut aussi choisir de se donner les moyens d’imaginer un monde procédant d’une autre rationalité, où le projet de vivre ensemble et de partager terre, ressources, savoirs et savoir-faire, agriculture et culture, langues, dépasserait par lui-même et fonderait un autre ratio avec des éléments vivants : en modifiant la hiérarchie des critères, on crée une autre norme. Une autre idée du concret.
Et, à l’heure où les représentants du capitalisme eux-mêmes, se dotent d’études sophistiquées pour savoir comment valoriser les éléments immatériels de leurs entreprises, par exemple leur savoir-faire, leur réputation ou leurs ressources humaines, l’avenir d’une région du monde devrait-il être seulement soumis à des marchandages de type matériel et à des «règlements de compte» politiques qui en sont des équivalents?
N’est-ce pas ce vide de l’immatériel, cette manière de ne lui accorder aucune valeur de levier de négociation, qui, justement, permet les extrémismes et invocations fanatiques, à bon compte ?
Nous pensons que le «sacré» peut être considéré simplement comme le choix de la vie et de la paix des peuples, un choix collectif, c’est-à-dire à l’évidence ce que nous avons de plus précieux. Nous insistons ici sur la distinction entre « sacré » et « religieux ». Dans le sens ou « le sacré regarde du côté d’une universalité indéterminée, opposée aux formes d’universalité déterminée que revendiquent respectivement les religions du livre » .
Ce choix peut s’opérer de manière a-thée, non pas contre Dieu, mais entre hommes, en ce sens qu’il n’a pas besoin de se référer à Dieu pour se fonder. Cette idée du sacré, rendue plus consciente et plus explicite, peut combler le tragique manque de sens qui laisse place aux fanatismes.
Coin enfoncé dans les temps et les contretemps des vengeances et des représailles, le pardon peut-il affirmer une part d’humanité commune, puisée à tous les âges de l’histoire des hommes, face à la cristallisation théologique et politique des inimitiés, à leurs fondations et à leurs alliances ? Et ce, même si cette universalité « inconditionnée » du pardon, est loin d’atteindre le degré de plénitude et de perfection que suppose l’identification de l’homme à l’idée qu’il se fait de Dieu, « à son image ». En dépit de ce retrait, il constituerait alors le socle de ce pari du vouloir vivre ensemble, quoi qu’il en coûte de renoncements.
Rétrocessions réciproques
Contrairement au travail accompli par l’exercice du monothéisme à travers les siècles, qui ne conçoit un sens à l’humanité qu’à travers le respect d’une Parole divine écartelée entre plusieurs espérances ou promesses antagonistes, le pardon que nous avons en tête ouvre un autre horizon que celui que peuvent décrire les religions instituées et les dialogues de la foi, et c’est en cela aussi qu’il serait une position d’exception, car il nous apparaît tout à la fois comme prise en compte de l’autre, don, et aussi retrait et ironie du soi .
En effet un « retrait » se forme nécessairement car la distance est nécessaire pour s’adapter à un mode de vie différent, et d’autre part, cette distance parfois ironique est censée permettre à celui qui l’intègre de ne plus considérer sa vision comme la meilleure.
Or, le pardon requiert bel et bien une forme de rétraction, de condensation du soi. C’est l’altérité ou l’étrangeté du soi à soi qui laisse advenir la parole de l’Autre, qui lui donne une chance d’être entendue loyalement et sans ruse.
Il y a là un accroc terrible à la volonté de puissance des êtres (individus ou communautés) mais qui ne mène pas nécessairement vers le nihilisme, la décadence, la fatigue, ou l’accueil sceptique de toutes les postures. A l’image du concept libérateur du « tsimtsoum » développé par les mystiques juifs (les kabbalistes) à partir de leur interprétation de la Genèse, Dieu aurait eu l’idée et l’envie de produire une création. Et, comme il occupait pourrait-on dire, la totalité de l’univers, dans le «tohu-bohu», il se serait rétracté pour faire exister son monde en lui faisant de la place.
Cette notion nous intéresse comme un modèle de relation : elle indique le premier renoncement à l’omniprésence et à la toute-puissance. Or dans le pardon, il y a inévitablement du renoncement, de part et d’autre : du côté de celui qui le demande et de celui qui l’accorde.
Dès lors quelque chose peut se construire. Ici intervient fortement la notion de partage dans ses deux acceptions : partage de ce qu’il y a en commun, et division autour d’une ligne de partage, prise en compte de la souffrance, de la douleur de l’autre. Différent de la notion d’échange, c’est ainsi que le pardon rejoint celle de son inscription étymologique de don. Il faut ainsi un temps arrêter de comptabiliser, suspendre les procès du reproche, mettre fin à l’obsession du plus et du moins, du plus sanguinaire et du moins humain. Arrêter aussi pour certains de rivaliser devant Dieu lui-même, afin qu’il choisisse qui serait son meilleur serviteur.
Bien sûr, il convient toujours de regarder au fond de nos consciences : la parole démocratique peut-elle s’estimer solide dès lors qu’en l’actualité présente elle ferait dépendre sa pérennité et son statut d’une condamnation exclusive des états voyous – dans une conception binaire du bien et du mal qu’on croyait révolue ?
De même, ce que chacun reproche souvent à l’autre, le masque, l’hypocrisie, la ruse, a toujours existé des deux côtés. Aujourd’hui, terrorisme pour la fondation de la Palestine, terrorisme en d’autres temps pour la fondation de l’Etat d’Israël. Dans le sens où nous l’envisageons, le pardon est un acte à poser, en préalable, pour permettre de dépasser le stade du décompte, celui des fautes et des griefs, respectifs et réciproques.
Ruminations mortifères
Citons dans un livre d’Imré Kertesz ces paroles étonnantes empruntées à Nietzsche: « Il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique, qui nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une civilisation ». Ces insomnies sont souvent celles qui nous étreignent lorsque nous voulons nous imprégner des concepts nus, de ce que nous croyons être l’absolu, l’essentiel de l’essentiel. C’est l’enfer de l’obsession. Ainsi pour les juifs, la mémoire des origines et des victimes comme principe fédérateur fondateur…norme, commune et majoritaire, conduit à des excès.
Auschwitz et Israël sont les deux grands paradigmes de la judéité moderne, massifs, incontournables.
Le souvenir de l’anéantissement d’un peuple dispersé et cosmopolite dans l’horreur monotone des camps, comme injonction absolue, et la relativité existentielle d’un Etat qui n’a pas encore trouvé sa place dans le rang des Nations, marquent l’identité juive contemporaine.
Certains redoutent qu’un tel « surmoi » historique n’inspire une sorte de fidélité confinée et obsédante, presque tétanisée, comme si tout commentaire critique sur la politique d’Israël menaçait de rouvrir la plaie jamais cicatrisée de l’antisémitisme. Et cela risque encore de s’aggraver avec le procès fait à Israël dans une large partie du monde et au cœur même de l’opinion européenne.
Or aucun lien contraignant ne peut être recherché dans une mémoire partagée de la Shoah qui, tout en restant un cauchemar pour l’humanité entière, se situe bien au-delà de la Palestine et de ses habitants.
N’est-il pas tout aussi illusoire de demander aux Palestiniens et aux Arabes d’assimiler le passé européen des Juifs, Dreyfus, les pogroms russes et la Shoah, que de convaincre les Israéliens que la naissance de leur Etat est une catastrophe, une « naqbah » pour le peuple palestinien et une infirmité insupportable pour la Nation arabe ?
Et pourtant, de même qu’il y a des Palestiniens qui comprennent la Shoah, il y a des Israéliens pour comprendre que la création d’Israël a été pour les Palestiniens le début du malheur. On peut penser que la récupération arabe des thèmes antisémites européens est plus réactive et opportuniste que fondamentale.
La propagande négationniste dessert les intérêts Palestiniens et ne leur ouvre aucune perspective, pas plus que toutes les inepties sur le complot juif mondial, les protocoles des Sages de Sion ou les « empoisonnements » du sang arabe par les chewing-gums israéliens. Mais le kamikaze palestinien ressuscite et condense dans l’éclair de l’explosion toute la vieille haine du juif, une sorte d’antisémitisme immémorial, absurde, capable de passer de l’Europe au monde arabe sans perdre sa virulence. Du coup, les juifs de la diaspora affichent un soutien inconditionnel à la politique israélienne, un peu comme autrefois les communistes européens respectaient pieusement tout ce qui venait de Moscou.
Et on peut alors voir se déployer dans sa dimension morbide et ténébreuse, «ce degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir». Le martyr palestinien dans cette optique n’est pas uniquement la dernière créature d’un Islam fanatique et nihiliste, il est aussi et peut-être plus en profondeur, le produit pathologique, insensé de la rumination, de l’exaspération infinie d’une seule perspective historique, où la libération inconditionnelle de la terre arabe et la préséance de l’Islam bafouent les réalités autant que les rêves d’un présent à investir enfin en commun. Il faut pouvoir l’entendre.
De ce point de vue, tant l’Intifada des mosquées qui succède à une période inaboutie de reconnaissance commune, après les accords d’Oslo, martelant la revendication du droit au retour des réfugiés de 1948 ou la reconquête entière de la Palestine, que la politique de défense des colonies cisjordaniennes par les dirigeants actuels de Jérusalem au nom des frontières imaginaires de la Judée biblique, développent des arguments impartageables, qui renvoient à nouveau à un passé distinctif des populations, sans lien avec le présent.
Qu’on veuille bien considérer, que cette absence de passé commun, fût-il houleux ou polémique comme dans l’histoire des nations européennes, est bien l’une des sources de la pérennité absurde du conflit, et on pourra imaginer que c’est sur le seuil du présent que doit s’édifier l’ouverture à la paix.
De « zéro » lien à « un peu » de lien
La question du pardon entre Israéliens et Palestiniens tient nécessairement à la question sous-jacente du lien : le pardon est avant tout une ligature, l’épilogue d’une affaire «en commun ».
Sans doute un lien israélo-palestinien est-il à chercher dans les relations anciennes et riches des juifs et des Arabes en Méditerranée et en terres d’Islam, du moins jusqu’à la naissance d’Israël. Mais la surrection d’un Etat juif en Palestine a brouillé cette histoire, en particulier du fait que les pères fondateurs du sionisme et la plupart des dirigeants historiques de l’Etat hébreu étaient des ashkénazes qui connaissaient mal ou peu les cultures orientales et arabes.
Qui n’aurait pas à citer des histoires de profondes solidarités passées entre juifs et musulmans en Afrique du Nord, Liban, Libye, Egypte, et même en Irak et en Syrie ? Il y a certainement des gens simples, musulmans de ces pays, qui ne sont pas encore cités au rang des Justes à Yad Va Chem.
A Paris, qui a obligé les juifs d’origine tunisienne et les Arabes à se partager les deux bords du boulevard de Belleville pendant des décennies pour les mosquées, synagogues, restaurants, épiceries, boulangeries, si ce n’est la trace d’un lien très ancien, dont on ne sait que l’existence et rien du contenu, et qui trouve en cette artère française, si bien nommée pour l’augure qui nous occupe, une voie de prolongement ? Non seulement il y a lien mais il semble même que les populations des deux bords ne peuvent pas se séparer. La relation de l’une à l’autre les protègerait-elle mutuellement des dérives totalitaires de leurs héritages religieux respectifs…
Quelque chose incontestablement tient ensemble les juifs originaires des pays arabes et les Arabes. Ne peut-on en tirer les traits d’un modèle de compagnonnage entre ces formes cousines d’existences et de transmission? Il y a en Israël des proximités : à-côté des unions mixtes et des enfants qui en sont nés, il existe des Palestiniens et des Israéliens qui travaillent et qui vivent ensemble, et dont l’expérience est heureuse. Il y a à explorer en ce sens.
Dissymétries croisées
Mais le lien principal aujourd’hui, sinon aveuglant de ces deux peuples (ou populations, pour ménager la part d’hétérogénéité évidente que gomme la notion ethnique ou génétique de peuple) n’est-il pas un lien de contentieux, de conflit ? C’est au sens propre un lien forcé, enfoncé comme une hache, par la proximité terrienne et la dispute de la terre, dans une histoire incommensurable et en grande partie étrangère de l’un à l’autre.
Pendant la guerre du Vietnam, tout le monde (ou presque) ressentait directement au sein de la population civile américaine, les naufrages et les tragédies de la guerre. Et cette opinion pesait et pesa plus encore que la résistance vietnamienne sur l’évolution de la guerre. Aujourd’hui, les soldats américains sont préparés à toutes les formes de conflits. Ils ne discutent ni les ordres ni les objectifs des Etats-majors. Et le peuple américain, par exemple, est relativement indifférent sinon à leur sort, en tout cas à l’exercice de la violence qu’ils assument en professionnels de la guerre. Dès lors que la conscription est abolie, un fossé se creuse entre un peuple et le contrôle de l’exercice de la violence de ses dirigeants.
Or, en Israël, l’armée est encore pour une large part composée de non professionnels. En effet, la conscription est obligatoire pour garçons et filles. Certains en tirent argument pour décréter que tout Israélien est, de fait, une cible militaire et non civile. Mais on peut voir la chose de manière inverse. Tsahal, certes, se trouve face à des «ennemis» civils dans un combat de rues, et agit en armée face à ces civils, faisant des victimes. Mais qui peut douter que les appels à la désobéissance et à la «désertion» se seraient multipliés dans les rangs des troupes israéliennes, si, au lieu d’envoyer des bombes humaines proclamer leur haine unanime des juifs – ce qui ne laisse aucune part possible à la protestation intime des consciences – de grandes marches pacifiques à Ramallah, à Naplouse, à Jéricho, à Gaza avaient rassemblé les Palestiniens autour de l’égalité des droits civiques et de la naissance d’un Etat ?
Dans le même ordre d’idées et dans la logique du pardon, il serait temps aussi de promouvoir un aggiornamento de l’enseignement de l’Histoire en Israël/Palestine, résolument tourné vers l’avenir, et que des pédagogues éclairés dégagent les éléments communs liés à la Terre elle-même .
La démocratisation du Moyen-Orient dont on parle tant aujourd’hui, accordant foi à une bizarre théorie des dominos ou de la contamination, comme si la démocratie était une infection microbienne que l’on contracte à la manière de l’anthrax ou de la variole, a pour condition (ce n’est pas l’unique certes) le règlement juste de la question palestinienne.
Et ce règlement, on le voit aujourd’hui, tient tout autant à la naissance d’un Etat palestinien indépendant qu’à l’évolution de la citoyenneté juive et arabe à l’intérieur même d’Israël. Ce n’est sans doute qu’à ce prix que la conscience des « crimes » d’Israël perdra son caractère absolu aux yeux des Palestiniens. Elle cessera d’être la pierre angulaire de la transmission de l’identité palestinienne comme une identité de lutte, de résistance anti-sioniste, dans les jeunes générations.
Israël et la Palestine ne peuvent-ils pas faire l’économie des égarements et des malentendus qu’une part douloureuse de l’histoire, telle celle de la décolonisation, a durablement semés entre l’Europe coloniale et ses anciennes colonies africaines ? Parce qu’à trop vouloir s’en affranchir et à agir comme si la contrainte d’une coexistence forcée pouvait miraculeusement disparaître par l’inertie ou la force d’un Camp, le lien israélo-palestinien est suspendu dans un non temps, un non temps paralysant et tragique où ni la paix ni la guerre n’ont d’avenir éclairant, et que symbolise mieux que tout l’absurde édification d’une muraille…
Dans cette perspective et cette tentative en effet, plus personne ne devrait être citoyen de seconde zone, contraint à des attentes interminables comme les Palestiniens aux postes de garde en Israël aujourd’hui, ou forcés de descendre du trottoir comme à la fin du dix-neuvième siècle sous la domination ottomane en Afrique du Nord : plus personne ne devrait être ce qu’on appelait un « dhimmi », citoyen dit protégé par le pouvoir, chez l’autre.
Cela revient-il à dire que la souveraineté de l’humain, la seule qui nous importe en définitive, serait tributaire d’une forme d’impuissance politique, la même qui a façonné pendant deux mille ans de néant politique la supposée «vocation à l’universalité du génie juif», mais que la renaissance d’Israël, comme Etat nation moderne, contredit aujourd’hui dans les faits ?
L’avènement du pardon entre peuples est facilité dès lors que la puissance des mythes historiques de la fondation des Etats est défiée par le temps vivant, qui rénove ou invente les équations du vivre ensemble – et fait une part décisive aux enjeux démocratiques. « Il faut être juste avant que d’être généreux, comme on porte des chemises avant les dentelles », disait déjà Chamfort.
Quand nous parlons du pardon, nous avons en vue un pardon réciproque des deux peuples, mais nous sommes néanmoins conscients que si on l’envisage sur le plan politique, les conditions n’en sont pas symétriques, les Palestiniens n’ayant encore pas de souveraineté politique.
Le choix de la vie, la part de l’autre
Et, pour que ce point de vue puisse devenir majoritaire, il faudra que «le choix de la vie» soit de loin le plus puissant, que le désir triomphe, sur les deux bords.
Par choix de la vie, on entend : résolument le contraire du choix d’une logique de mort, comme l’exprime ce fragment du Deutéronome qui a certainement ses équivalents dans les autres déclinaisons de l’héritage d’Abraham : «…devant toi la vie et la mort, le bonheur et la calamité : choisis la vie, et tu vivras alors, toi et ta postérité». Fondation de la loi du vivant, loi qui n’est pas «dans le ciel, ni au-delà de l’océan», «mais tout près de toi : tu l’as dans la bouche et dans le cœur, pour pouvoir l’observer». Point n’est besoin là d’un Dieu comme tiers. On peut mettre en œuvre ce plan en-dehors des religions, en amont de toute solution négociée et de toute référence théologique. Et pourtant, quoi de plus sacré?
Mise en œuvre difficile, qui requiert un effort, une mise en retrait et un dépassement. Dans la bouche et dans le cœur, c’est avec ces outils que Sadate, inspiré, s’était invité à Jérusalem. Qui aurait pu le laisser à la porte ? Un jour de septembre 1993, Arafat et Rabin échangèrent une poignée de main. Qui aurait pu le prévoir quelques mois auparavant ? Beaucoup de parents d’enfants victimes du terrorisme réclament la paix. Il y a urgence à entendre leur voix, à nous dépouiller des conditionnements qui de part et d’autre ont pour effet de «nous endurcir le coeur» et qui nous maintiennent dans l’esclavage nocif et toxique, de nos chagrins.
Pour y accéder, il y a à faire avec l’autre, faire «la part de l’autre». C’est cela aussi dont est fait le pardon, c’est-à-dire intégrer la pensée de l’autre bord dans tout acte accompli, dans chaque intention ou chaque parole. Chacun devrait pouvoir se dire en son for intérieur : et si j’étais né de l’autre côté, qu’aurais-je pensé et dit de tel événement ? Pourquoi blesserais-je la part de l’autre chez moi ?
Il existe sûrement un moyen de nous exprimer de part et d’autre avec nos composantes, et même peut-être grâce à cela de le faire avec un supplément d’existence. La part de l’autre, c’est la possibilité de créer un pont par ce recul de la pensée « dans la bouche et dans le cœur ». Par exemple, chacun pourrait concevoir que Jérusalem n’est à personne, mais à tout le monde et comme son nom le porte, à la paix .
Est-ce à dire que le pardon, dans sa dimension « optimiste », et intempestive, se situe par delà la puissance et l’impuissance des uns et des autres, c’est-à-dire, par-delà la dialectique ordinaire du politique qui sous-entend des affrontements de classes, d’Etats, d’intérêts définissables et donc négociables ?
Et si tel est le cas, en parlons-nous parce qu’il nous semble qu’existent, à côté des objets politiques et juridiques traditionnels, des formes de haine, de rancœur, de honte, de mal, de dégoût, que seul peut interrompre et vaincre un appel commun au pardon ? Et enfin, si cela est un peu vrai et n’est pas qu’un rêve, d’où et comment surgira cet appel ?
Postface
Une identité divisée
Nous nous référons à l’analyse faite par Claude Corman de l’identité marrane, issue des tribulations des juifs exilés d’Espagne en 1492, convertis au Christianisme, et souvent restés .fidèles en secret à leur foi d’origine, dispersés de par le monde. Ceux qui, après quelques générations de vie convertie au-dehors et juive en privé, ou de vie sincèrement convertie, ou encore de conversion et de retour libre à la foi d’origine, n’ont jamais retrouvé leur identité originelle ni adhéré sans trace contradictoire à leur nouvelle identité . Comment s’est construit au fil des siècles un modèle profondément original de contradiction, de tension, d’inquiétude, voire de conflit interne, difficile mais étonnamment fécond.
Ce qui est évoqué ici s’étaye sur cette forme d’identité, construite sur un modèle historique spécifique, l’identité marrane Ce modèle montre comment à partir d’une « identité brisée une fois » dans les générations, on ne peut plus retrouver une « identité primaire » comme on dirait d’une forêt primaire, jamais traversée par autre chose que sa propre reproduction autarcique. Depuis l’exil des juifs d’Espagne, d’autres exils d’autres peuples ont eu lieu, formant en chaque immigré ou exilé un autre rapport au monde, de l’ordre d’une division qui est à la fois une entaille et une richesse, perte et gain à la fois. Là, se constitue un rapport complexe, réfracté à l’identité, qui va au-delà de la notion usuelle de « métissage » en tant que croisement.
Il est difficile sans doute de comprendre les notions de sacré laïque, d’athéisme monothéiste, si l’on ne se penche pas sur cette forme originale d’être, où on ne peut plus jamais « être au premier degré », au plan de la construction de la personne et des groupes, indépendamment de la composante religieuse qui en devient seconde. Alors que toute chose, être ou sentiment, est censée persévérer dans son être, la perspective marrane brouille même ce point de vue spinozien. L’art des paradoxes y trouve sa fortune, mais la raison commune en est désarçonnée. PP et CC
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Photos : Brenda Turnnidge – Série « Le Mur »