par Noëlle Combet
« Histoire de Juliette » selon Sade :
Assurément ! Mais quand même…
Les lignes qui suivent sont le résultat d’une sorte d’expropriation. Un choc, qui s’est produit lorsque la lecture du « Récit de soi » de Judith Butler et la découverte de ses propos lors de son intervention au colloque de Poitiers en mars 2008, m’ont ouvert les yeux sur mes « fermetures » et, me projetant hors de moi, m’ont conduite à un autre regard sur des textes que je considérais jusqu’alors comme de l’ordre de mon indépassable, mon « fonds » personnel d’existence et de sauvegarde, qui était déjà volontiers orienté vers les paradoxes et favorable à la polysémie. Or, voilà que s’ouvraient d’autres voies, encore plus déstabilisantes, me mettant en déséquilibre et en questionnement in-quiet quant à nos images les plus convenues. Il m’a fallu, tâtonnante, à l’aveugle, sortir de mon confort, perdre des contours identitaires et rencontrer, chemin faisant, plus d’hésitations que de certitudes.
Assurément
Un versant masculin
Annie Le Brun, poétesse et essayiste, a publié[1] un recueil de ses conférences consacrées à Sade. Dans celle qui s’intitule « Pourquoi Juliette est-elle une femme ? », elle approche les images du « féminin », en lien avec l’écriture et la liberté telles que Sade les propose dans « Histoire de Juliette ». Elle les met en perspective avec d’autres points de vue masculins.
Celui de Sade. Dans « Histoire de Juliette », Juliette révèle son secret à la comtesse de Donis qui trouve ses désirs supérieurs aux moyens de les satisfaire : « Voici mon secret, explique Juliette, soyez quinze jours sans vous occuper de luxures, distrayez-vous, amusez-vous d’autres choses; mais jusqu’au quinzième ne vous laissez pas même d’accès aux idées libertines ». Au terme de cette abstinence, expose-t-elle, il faudra, dans un endroit calme et obscur se livrer « mollement et avec nonchalance à [une] pollution légère » puis laisser libre cours à l’imagination, dans tous les détails et égarements possibles, y compris la possibilité de « mutiler, détruire, bouleverser tous les êtres que bon vous semblera ».
Il s’agira ensuite, entre des tableaux variés, de se fixer à celui qui aura le plus de force afin de réaliser le passage à l’écriture : «Le délire s’emparera de vos sens, et vous croyant déjà à l’œuvre, vous déchargerez comme une Messaline. Dès que cela sera fait, rallumez vos bougies, et transcrivez sur vos tablettes l’espèce d’égarement qui vient de vous enflammer sans oublier aucune des circonstances qui peuvent en avoir aggravé les détails; endormez-vous sur cela, relisez vos notes le lendemain, et en recommençant votre opération, ajoutez tout ce que votre imagination un peu blasée sur une idée qui vous a déjà coûté du foutre, pourra vous suggérer de capable d’en augmenter l’irritation. Formez maintenant un corps de cette idée, et, en la mettant au net, ajoutez-y de nouveau tous les épisodes que vous conseillera votre tête. Commettez ensuite, et vous éprouverez que tel est l’écart qui vous convient le mieux, et que vous exécuterez avec le plus de délices. Mon secret, je le sens, est un peu scélérat, mais il est sûr et je ne vous le conseillerais pas si je n’en avais éprouvé le succès »
Celui de Rimbaud. « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi! La femme trouvera de l’inconnu! Ses mondes d’idées diffèreront-ils des nôtres ? Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.»
Celui de Jarry, dans une confidence à son amie Rachilde. « Nous n’aimons pas les femmes, mais si jamais nous en aimions une, nous la voudrions notre égale, ce qui ne serait pas rien ».
et aussi…
Un versant féminin
Quelques commentaires d’Annie Le Brun sur les auteurs évoqués : « Pourquoi Juliette est-elle une femme ? »
Ainsi : « Juliette a recours à cet incroyable subterfuge pour prouver que tout le bonheur de l’homme est dans son imagination. En effet, de quoi s’agit-il sinon d’utiliser le défaut de l’objet comme fondement d’une nouvelle érotique, consistant à affirmer physiquement la solitude qui en résulte, pour donner corps à une rêverie sexuelle inédite. C’est ainsi qu’à vide, pour elle-même, au ralenti, sans parole, Juliette s’exerce à accomplir le passage à l’excès imaginaire…Extraordinaire travail entre l’écriture automatique et le rêve dirigé au cours duquel Juliette s’aventure au plus profond des coulisses de la solitude pour affronter un arbitraire érotique dont la détermination ne semble d’ailleurs différer en rien de l’arbitraire poétique ».
Ayant ainsi souligné les passages, de l’érotisme à l’imaginaire, puis de l’imaginaire à l’écriture, Annie Le Brun évoque ce qui, dans les fantasmes masculins, idéalise la forme féminine jusqu’à en faire une métaphore de la liberté. Elle poursuit : « Quel est donc le sens de cette forme féminine qui va induire les pensées les plus agitantes de notre modernité? N’est-il pas surprenant que Sade, Rimbaud, Jarry, s’étant eux-mêmes tenus quelque peu éloignés des femmes, se retrouvent à miser sur le devenir de la forme féminine? Qu’a-t-elle donc à voir avec la liberté? Je répondrai : tout, ne serait-ce qu’à devenir le théâtre le plus inattendu, où la liberté se conquiert contre toutes les déterminations naturelles. En effet, enracinée dans la vie organique et destinée à la perpétuer, la forme féminine aura été le creuset de toutes les fatalités – physiques, sentimentales, sociales – que la liberté doit combattre. »
Quant à Chantal Thomas, romancière et essayiste, elle a consacré elle aussi un livre à Sade. L’ayant rappelé dans une série d’entretiens[2], elle indique l’importance qu’elle accorde à cet écrivain qu’elle place au fondement de son propre processus d’écriture : « L’envie d’écrire m’est venue en lisant l’Histoire de Juliette. Je n’avais rien écrit avant cette lecture de Sade. C’est véritablement ce texte qui m’en a donné l’envie. Sade me produit un effet survoltant par son phrasé, par son détachement supérieur, par son ironie. J’ai eu le sentiment très net de commencer à me mettre à l’écriture avec mon livre sur Sade…Si cette envie d’écrire m’est venue avec cet écrivain, c’est, je crois, parce que sa manière de fantasmer le plaisir est au-delà de tout ce qu’on peut concevoir et qu’il est stupéfiant qu’il ait réussi à l’écrire ».
Elle évoque ensuite ce qu’il en est pour elle du lien écriture/lecture et sado /masochisme :
« Plus obscurément encore (et c’est cela qui pour moi a été décisif) j’ai découvert grâce à lui que m’en tenir à ma position de lectrice relevait du masochisme. J’ai pensé alors que se contenter de lire, c’était indéfiniment se laisser marquer, traverser par les mots des autres. Et que ne connaître que cet aspect du plaisir, c’était s’interdire son côté actif…
Et plus loin :
…L’écriture me rendait active dans le plaisir. En écrivant, on reprend certes les mots des autres mais pour les transformer. Si Sade m’a fait découvrir cette intuition de fond, décisive, s’il m’a fait toucher cette dimension, c’est parce qu’il va extrêmement loin dans cette exploration du plaisir imposé – jusqu’à la mise à mort de la victime. C’est, je le sais, une représentation simpliste et fausse que de ramener la lecture à une attitude masochiste et l’écriture à la liberté de mise en scène du libertin, mais ce schéma m’a servi pour quitter les domaines purement fantasmatiques de la lecture et le temps du rêve pour arrêter de discourir sur le Texte et m’affronter à une pratique concrète. Désormais, m’installer quelque part et me mettre à écrire fait partie des gestes du jour. »
Mais quand même
Du féminin, de la liberté et de l’excès
A la fin de son texte, à propos de la liberté de penser dans l’univers de Sade, Annie Le Brun évoque « La philosophie dans le boudoir » et « l’inqualifiable outrage de la fille sur la mère, l’espiègle Eugénie de Mistival ne se contentant pas de faire violer par un valet vérolé celle qui l’enfanta dans la douleur mais lui recousant le sexe avec un solide et élégant fil rouge pour s’assurer de la remontée du poison vers le mystère des origines. »
Le « rire » que peut susciter l’outrance théâtrale de la scène et une sorte de désinvolture du style, pour l’évoquer à la manière de Sade, n’interdit pas la réflexion sur cette question.
Je crois qu’à vouloir ainsi « véroler » la mère, loin de la réduire ou de la supprimer, on l’augmente, que cet acharnement de haine tel que le donne à voir « La philosophie dans le boudoir » renvoie à un absolu de la « fusion » dont ce corps à corps n’est qu’une doublure. On ne se libère pas, on s’assujettit davantage.
L’obscène ne vient pas tant d’un scénario si caricatural qu’il peut en devenir comique. Il vient surtout de cette phobie de l’ouvert que met en scène cette suture. Cette « couture », on peut la voir défaite dans le tableau de Courbet : « L’origine du monde » sans que l’ouverture paraisse réalisée. Est-ce que la quête de l’obscène et celle du sublime[3] se rejoindraient là dans une sorte de surexposition de la représentation (et de la précision du détail, qui, en matière d’ouverture, n’en laisse plus même à l’imaginaire)?
L’Ouvert, ainsi que les « Elégies de Duino » de Rilke ou le tableau « Carré blanc sur fond blanc » de Malevitch nous le donnent à penser, a des affinités avec le Rien. Or, détruisant l’objet en le torturant jusqu’à l’inscrire dans une mort éternisée, le monde du « divin marquis » le multiplie au lieu de s’en libérer.
Soit je me fais l’objet de l’autre, soit je fais de lui mon objet : certes, c’est une réalité sexuelle mais elle ne tourne à la cruauté que si des effets de l’amour et du plaisir ne viennent pas amender l’identification du sujet et de l’objet dont sont l’indice, dans le sadomasochisme, les excès d’une pulsion réciproque de domination et de souffrance.
Dans cet amendement et non ailleurs serait la liberté, dans cette « qualité » de l’amour en lien avec la joie et générateur d’un accroissement de la puissance d’agir. Là, j’appuie ma pensée sur celle de Spinoza qui a trouvé une autre manière que celle de Juliette, de s’accommoder du défaut de l’objet!
La puissance d’agir devrait-elle être rabattue sur le sadisme? On pourrait le penser, à lire ce que Chantal Thomas évoque de son expérience, ou lorsqu’on voit Annie Le Brun terminer son texte par le trait de Duchamp : « A titre de revanche, verge de rechange ». Evidemment, au terme d’une conférence, cette chute a un certain panache, autre objet d’érection…mais dans le texte écrit? Faudrait-il se dire alors que, selon l’auteur, pour qui « le désir n’a pas de sexe », l’écriture en aurait un …viril ? Il serait donc bien malaisé de « (dé)faire le genre » dans le sens que donne Judith Butler à cette formule : produire des formes de vie plus vivables en tant que moins soumises aux normes qui gouvernent le « genre ».
Certes Sade reste notre « prochain » chaque fois que l’on regarde, ici et là, les pratiques de la violence, mais je me refuse à penser que le sado-masochisme, même s’il y participe, soit l’essentiel de l’érotisme et de l’écriture.
Aussi, je préfère écouter ces deux femmes dans leurs interstices.
Annie Le Brun : « Il faudra un jour revenir sur la violence que Sade fait subir à la féminité en choisissant justement sa forme pour dénier son essence procréatrice. A ce prix quelque peu scélérat (quand même !), se conquiert pour lui la liberté de penser, à ce prix quelque peu criminel se découvre pour lui la matérialité de la liberté…La voilà, la première figure de la liberté, libre comme le serait une « fille née sans mère », et cela – il faut s’en souvenir – (circonstances atténuantes donc ?) au moment où les révolutionnaires de 1789 rêvent mère- patrie et liberté-matrone ».
Chantal Thomas, rappelons-le : « Désormais, m’installer quelque part et me mettre à écrire fait partie des gestes du jour ». Oui, il arrive que, comme en Auvergne, les volcans, se minéralisant, sédimentent et je me plais à penser que les « chemins de sable » de Chantal Thomas nous font aller glissant vers d’autres paysages, des espaces d’eau.
La vastitude de ces autres espaces me fait interroger ce que dit Annie Le Brun, de la liberté qui aurait à combattre les fatalités physiques, sentimentales, sociales, inscrites dans ce creuset de la forme féminine en tant qu’« enracinée dans la vie organique et destinée à la perpétuer… C’est pourquoi elle aura tant fasciné ceux qui ont été jusqu’à éprouver leur passion de la liberté comme une affaire physique…car en elle s’incarne non seulement l’irréductible rivalité de la nature et de la pensée. Mieux, en elle, figurant le double défi de la nature à la pensée et de la pensée à la nature, s’inscrit dans sa violence essentielle l’énigme de la liberté humaine ».
Tout cela sonne très « occidental », dans l’esprit des « Lumières », en ce qui nous en serait resté comme une autre forme de l’affrontement nature culture, au nom de la Raison. Notre modernité aurait beaucoup et peut-être tout à perdre à se « chroniciser » dans cette conception si irréductiblement duelle. Et cependant, je reste très touchée par le lien passionnel de Sade et de l’écriture comme acte de résistance, d’abord à son aristocrate de belle-mère, ensuite à la Terreur; jamais il n’aura cessé d’écrire, ni à Charenton au milieu des cris, ni quand on lui volait ses manuscrits, ni quand on lui interdisait papier et crayons. Il aura persisté dans l’éruption-irruption esthétique si prenante, parfois, (même si, d’autres fois, l’on s’enlise dans l’ennui de la répétition), de ce style insurrectionnel qui lui est particulier. Commotion, révulsion : il arrive qu’on en soit ébloui et stupéfié. Sade représente sans nul doute un moment de la langue.
Mais une question reste inscrite en moi au-delà de cette émouvante et éprouvante réalité : entre réserves et fascination où se situe Annie Le Brun en ce qui concerne l’identification entre une image de la forme féminine et une figure ultra transgressive, (jusqu’à la folie, jusqu’à la terreur), de la liberté ?
Car si le « secret » de Juliette a entraîné mon adhésion en tant qu’illustration de ce que l’écriture doit à l’érotisme, au fantasme et à leurs élans irrépressibles, voire accessoirement violents, je me défie de cet accent mis exclusivement sur le versant actif agressif (« verge de rechange ») et de la pro-fusion qui en découle. L’écriture, en particulier l’écriture poétique, m’apparaît surtout comme expérience du vide sur les frontières de l’indicible, un abandon à la béance, à la simple é-vidence de l’ex-istence, de l’ex-cursion et de l’errance, un vagabondage, avec ses ellipses, ses allées venues, ses absences, d’une pensée à l’autre, d’une fiction à l’autre, d’une sensation à l’autre. Je suis là, autre part, et des arbres bruissent.
Et puis aussi…
D’un élargissement de la fonction maternelle
Alors que je travaillais à ce texte, le 3 Juillet, l’annonce et les premières images de la libération des otages des FARC me sont parvenues. En lien avec mon propos, j’ai retenu un cri et deux remarques d’Ingrid Betancourt, remarques en réponse à des questions qui lui étaient posées.
Le cri, celui adressé à sa mère, en tout premier lieu, juste après sa libération, résonne comme un démenti radical opposé par une réalité à l’imaginaire sadien de la mise à mort de la mère via Eugénie de Mistival…Un cri mouillé de pleurs : « Maman ! Je suis en vie et je suis libre ! ». Nous savons, bien sûr, désormais, que le « maternel » ne se résume pas à la reproduction, et que, dans ce champ même, la mère n’est plus aussi « certissima » qu’en son temps, Freud pouvait l’avancer. Ce cri concerne surtout la reconnaissance d’une fonction d’invitation à la vie et à la liberté. Quand un « je » l’adresse à un « tu » quel qu’il soit, il le place par là même, dans un champ maternel et désigne une personne qui a rendu sa vie digne d’être vécue en opposition à ces vies, qui, pour avoir été reproduites, n’en sont pas pour autant, « vivables », celle de Sade, par exemple.
Les deux remarques de l’ex-otage sont d’un poids et d’un prix très rares. La première : « Quand on te traite comme un chien, tu deviens un chien », donc impossibilité d’échapper à la « non vie » qu’infligent les traitements sadiques et, me suis-je dit, ne pas y échapper assure la survie, l’injure étant endossée, comme y furent contraints les marranes, voire en s’assujettissant aux injonctions sadiques, seule voie de survie, parfois, selon leur témoignage pour des déportés qui ne voulaient pas devenir des « musulmans », c’est-à-dire se résoudre à la mort.
La deuxième : elle concerne cette sorte de réflexe conduisant, malgré des montées de haine ponctuellement inévitables, à ne pas fixer durablement la négativité de cet affect, ce qui produirait un nouvel assujettissement : donc, l’affect ayant marqué le corps, laisser l’inscription « travailler » jusqu’à ce qu’elle s’inverse et se laisser « éprouver » cet avers, aimer pour être libre, ce qui fait écho à la définition spinozienne de l’amour, définition à la fois restrictive et immense à l’infini : « L’amour dis-je n’est autre chose qu’une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure » (« Ethique », Partie III, Proposition XIII, scolie). Et ce serait faire erreur d’imaginer qu’il n’y a là qu’abstraction puisque la Proposition X énonce : « Une idée qui exclut l’existence de notre corps, ne peut être donnée dans l’âme, mais lui est contraire ». Donc l’amour s’inscrit et s’étend du noyau corporel jusqu’à la périphérie du corps, son enveloppe dont Spinoza nous dit que c’est « l’âme » (certains traducteurs préfèrent le mot «esprit », qui paraît en effet plus adéquat à celui de « mens » utilisé par Spinoza).
Je regrette pourtant que Spinoza, ainsi qu’il apparaît au chapitre XI de son « Traité politique », « Sur la démocratie », n’ait pu se démarquer d’un préjugé commun (nous sommes, rappelons le, au XVIIème siècle) mais il était déjà possible de s’en défaire à son époque. Ne séparant pas de l’oppression des hommes la position inférieure alors attribuée aux femmes, conscient donc que celle-ci ne dépend pas de la seule nature féminine, il la présente néanmoins comme un phénomène universel, indépassable sur lequel il n’y a pas lieu de revenir, donnée confirmée selon lui par l’expérience (il en oublie, par exemple, l’histoire de Sparte au VIIIème siècle avant J.C. et le rôle politique accordé aux femmes selon la constitution de Lycurgue).
Loin de se résigner à une inéluctable supériorité des hommes, n’y a-t-il pas lieu d’accueillir une évolution qui, de fait, intervient ponctuellement peu à peu dans ce champ des « genres » et dans sa théorisation, telle celle qu’en produit Judith Butler? Et accepter l’image de sa propre réduction à la « chiennerie » par nécessité de survie, sans pour autant rester marqué de haine, n’est-il pas l’indice d’une aptitude au « féminin » qui pourrait être là comme un autre nom de la vacuité, l’absence, le dé-tour et l’abandon au vide, que quelques personnes d’exception mais peut-être aussi tous les humains, peu importe leur « genre » peuvent en des moments très particuliers manifester ? « Le Corps peut, par les seules lois de sa nature, beaucoup de choses qui causent à son Ame de l’étonnement » (Spinoza, Ethique III, proposition II, scolie).
Et enfin
Vies visibles ou in visibles, vivables ou invivables.
C’est lorsqu’une telle pensée m’a « touchée », celle de Judith Butler toujours si souple, toujours si sensible aux questions de domination et d’oppression, ainsi qu’à la plasticité possible ou non des théories et des normes, que je me suis penchée à nouveau sur des textes et des questions laissées en friche; je m’en suis trouvée « remaniée ».
Ecrire ce qui précède manque de prudence et tente une cohabitation à laquelle je tiens, entre le « littéraire » le « philosophique » et le « sociopolitique » ; je fais mienne cette interrogation de Judith Butler sur ce qui fait les vies « vivables » ou « invivables », considérées comme dignes ou non d’être pleurées ou vécues, interrogation qui sous tend ce que je connais déjà (très peu) d’elle et me semble ouvrir des perspectives considérables dans le champ aussi bien personnel que sociopolitique international, car il n’y a pas de « je » sans « tu »[4]. En cela, toute expérience personnelle est aussi « sociale ».
A la lire, j’ai aussi approuvé, sa proposition d’une relative « (dé)construction » de la psychanalyse dont elle dit qu’il n’y a pas meilleur outil pour explorer l’inconscient et le fantasme en tant que constitutifs du sujet, mais dont elle conteste la « fixité » dans la théorisation lacanienne du Symbolique entendu exclusivement comme Loi du Père. En effet elle écrit : « Dans ce qui suit, j’espère montrer comment la notion de culture, devenue le « symbolique » dans la psychanalyse lacanienne, est très différente de la notion de culture dans le champ contemporain des « cultural studies », à tel point que ces deux entreprises sont comprises comme irrémédiablement opposées. »
Pour Judith Butler, les « cultural studies » mettent en évidence dans le champ socio anthropologique, en s’appuyant notamment sur une analyse sémiologique des créations artistiques et des images médiatiques, ainsi que du discours scientifique, une évolution du « genre » qui questionne les normes lorsque celles-ci s’appuient sur le seul modèle patriarcal.
Elle ajoute, en ce qui concerne le champ lacanien : « je défendrai aussi l’idée que toute affirmation visant à établir des règles qui « régulent », le désir dans un royaume de loi inaltérable et éternelle, a un usage très limité pour une théorie qui tente de comprendre les conditions de possibilité de transformation sociale du genre ». Elle met donc en cause l’éventuelle étroitesse de conceptions (le Symbolique, tel que Lacan à certaines périodes le surestime, ou même le modèle oedipien si l’on en fait une valeur exclusive et universelle) qui se prétendraient seules aptes à rendre compte du sujet et de la culture. On peut voir là une parenté avec les conceptions de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur « Anti-Œdipe »[5].
Est-ce parce qu’il prit conscience de cette rigidité que Lacan s’engagea aussi sur une théorisation du Réel ? Le Réel serait une butée (éthique selon Wittgenstein), faisant limite au symbolique. Prolongeant ce point, Lacan accorda la même fonction à la poésie se considérant lui-même, tardivement, comme pas « pohâtassé » et concluant qu’il lui fallait continuer de « potasser » [6]. D’autre part, il y a, dans la pensée lacanienne, bien des éléments, en particulier dans le Séminaire « Encore », ouvrant de possibles lignes de fuite par rapport à ce qui serait une norme phallocentrique et un modèle hétérosexuel exclusif. Il énonce en particulier que « quand on aime, il ne s’agit pas de « sexe » ( séance du 19 décembre 1972).
Possibilité de transformation sociale par la prise en considération et l’approche du « genre » énonce Judith Butler mettant donc en cause le symbolique lorsqu’associé à une conception patriarcale, il débouche sur le choix binaire de l’hétérosexualité et donc un modèle exclusif du « genre ». De la même manière, elle conteste, par rapport au genre dominant, toute « extraterritorialité » qui imposerait de nouvelles normes. Ce n’est pas un souci de « modification » comme valeur en soi, qui l’anime.
Peut-être, un souci de « conceptualiser le genre » pourrait-il nous conduire, par une extension, voire une généralisation, à l’envisager au sens fort, comme une « catégorie » de l’esprit. Certes, ceci ferait l’objet d’un autre travail d’approfondissement. Pourtant cette « Catégorie », s’il en est, serait restée invisible pour Kant, Hegel et successeurs. Et pour « cause », peut-être, cause qui justement pourrait valoir de preuve a contrario, à la mise en lumière freudienne de l’occultation ou de l’évacuation du sexuel dans le discours scientifique, incluant la philosophie de l’esprit : cet oubli constituerait un indice hautement significatif pour expliquer que le genre ne soit pas apparu en tant que tel à tous ceux qui ont cherché à explorer, voire définir, l’esprit. S’agit-il pour l’heure, chez les tenants des cultural studies de faire acte de philosophes de l’esprit, ce n’est pas je suppose leur enjeu, qui lui, est plus dans le sensible, l’existentiel, « social » voire le politique. En tout cas chez Judith Butler, il s’agit d’un souci de faire bouger les représentations communes, en réponse à l’urgence d’inscrire dans le « vivre ensemble » les minorités sexuelles sociales, raciales, ethniques, auxquelles est refusée une dignité existentielle et même une appartenance à l’humain, ce qu’elle désigne par « vies invisibles ». C’est pourquoi « défaire le genre » est aussi un moyen de le « faire » de façon à ce que le maximum possible de vies humaines puisse accéder à la visibilité.
Noëlle Combet
[1] « On n’enchaîne pas les volcans », Gallimard, octobre 2006
[2] « Chemins de sable », Bayard, mai 2006
[3] Qu’on songe ici au rapprochement qu’on peut en lire chez Kant…
[4] « Je et tu », de Martin Buber Aubier-Montaigne, Paris, 1992 (édition allemande 1923).
[5] Minuit, 1972
[6] « L’astuce de l’homme c’est de bourrer tout cela, je vous l’ai dit avec de la poésie qui est effet de sens, mais aussi bien effet de trou. Il n’y a que la poésie, vous ai-je dit, qui permette l’interprétation, et c’est en cela que je n’arrive plus, dans ma technique, à ce qu’elle tienne. Je ne suis pas assez « pohâte », » Je ne suis pas pohâtassé « . J. Lacan, Sém. XXIV, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, 17 mai 1977.