Pour des raisons historiques les Indiens ne choisissent pas en règle générale de s’installer en France. Lorsqu’ils émigrent pour des raisons professionnelles, universitaires ou familiales, ils vont logiquement vers des pays anglophones comme le Royaume-Uni, les Etats-Unis, le Canada, l’Australie ou la Nouvelle Zélande, autant de pays dans lesquels on trouve une forte communauté indienne bien regroupée, solidaire et ayant souvent réussi. L’exception notable serait les ressortissants français originaires de Pondichéry, ancien comptoir français de l’Inde, dont on trouve en France une minorité importante relativement bien intégrée.
Etant originaire de Calcutta je n’avais pas à priori beaucoup de raisons de m’établir en France. La France m’indifférait plus ou moins jusqu’à l’âge de quinze-seize ans, jusqu’au jour où, étant lecteur avide d’auteurs anglo-américains, d’Enid Blyton à Louis L’Amour, maître incontesté du western, j’ai commencé à lire les romans de W. Somerset Maugham. Celui-ci vivait dans le Midi de la France et ne jurait que par la littérature française dont le plus grand représentant, à ses yeux, était Honoré de Balzac avec pour chef d’œuvre Le Père Goriot.
Des années plus tard, ayant à peine commencé des études de français à l’Alliance Française de Calcutta, parallèlement à une licence de commerce (Bachelor of Commerce), que je préparais dans un établissement d’enseignement supérieur proche, j’allais me coltiner ce chef d’œuvre, dictionnaire en main, compte tenu de la minutie de Balzac, parfois jusqu’aux petites heures du matin, à en perdre littéralement le sommeil. Je n’en resterais pas là en matière de lectures précoces et en deviendrais définitivement insomniaque. La passion a un prix.
Ce fut ensuite la découverte tout aussi laborieuse d’André Gide, aiguillonné par un de mes professeurs à l’Alliance Française, qui en était un inconditionnel. Je dis laborieuse parce que je débutais à peine l’apprentissage du français et que le niveau de langue châtié de ce grand styliste, accessoirement traducteur du prix Nobel de littérature indien Tagore, le rendait d’accès particulièrement coriace pour un débutant. Il n’empêche que cette entrée en matière pénible me servirait par la suite et me permettrait de prendre une avance certaine sur la plupart de mes condisciples. Elle marquerait surtout le début d’un processus irréversible.
Gide, nous le savons, a beaucoup voyagé en Afrique du nord et certains de ses ouvrages s’y situent, notamment Les Nourritures terrestres, dont le récit se déroule à l’oasis de Biskra en Algérie, que j’allais bien évidemment visiter pendant un futur séjour algérien. Ayant grandi dans un environnement ensoleillé et ne manquant pas d’imagination, j’ai tout de suite été sensible à l’ambiance de ce livre tout en l’étant à la thèse fondamentale qu’il véhiculait, la disponibilité, c’est-à-dire le fait de se tenir toujours prêt… à partir. J’avais déjà beaucoup voyagé en Inde mais jamais encore à l’étranger hormis un petit voyage au Népal, pays frontalier, en compagnie d’amis babas cool amateurs de rock et fumeurs de joints. Mon goût naissant pour l’aventure aidant, Gide allait me faire découvrir des horizons plus lointains.
Et Camus, autre prix Nobel et écrivain magistral tant par la sensualité et le lyrisme qui se dégagent de son œuvre que par son engagement lucide dans un contexte colonial oppressant, allait achever de consolider ce goût encore naissant pour le voyage et l’aventure. Aussi je partis pour New Delhi en 1976 pour y continuer mes études de français, une fois terminées celles entreprises à Calcutta, acte qui posa le premier jalon d’une vie faite d’explorations et d’incertitudes, mais qui marqua aussi un tournant sans appel dans la carrière qui m’était destinée et que je n’avais pas encore épousée, celle d’un cadre de banque devant succéder à son père à la fin de la vie active de celui-ci grâce au système en place à l’époque.
Deux ans plus tard, une maîtrise de français en poche, je répondis à une annonce parue au tableau d’affichage de notre faculté de langues à New Delhi. Cette annonce s’adressait aux élèves de la faculté, qui venaient d’obtenir leur maîtrise et qui seraient intéressés par un poste de traducteur-interprète anglais-français sur un chantier de liquéfaction de gaz naturel près d’Oran en Algérie. L’entretien fut concluant et je partis sous quinzaine pour Oran via Paris où la compagnie Air France m’offrit deux jours d’escale à ses frais, mais non avant d’avoir effectué un petit détour par Calcutta pour faire mes adieux à mes parents, notamment ma mère, dont j’étais le fils unique et dont je me sentais si proche, contexte culturel oblige.
La séparation fut déchirante et ne cessa de l’être jusqu’à ce que, bien des années plus tard, installé en France avec un salaire décent, je la fisse venir définitivement auprès de moi au titre du regroupement familial, aidé en cela par mon ex-femme, qui était de nationalité française. Le caractère définitif de ces retrouvailles, consacré par un titre de séjour, suscita une joie immense et réciproque sur fond de soulagement car la longue séparation nous avait minés l’une et l’autre même si j’avais effectué de fréquents voyages en Inde entre-temps et que ma mère était venue passer trois mois à Paris comme touriste. Le bien-être de ma mère, tant qu’elle vivait, fut la seule obsession de ma vie. Je n’ai pas encore fait le deuil de son décès.
J’arrivais en Algérie la tête pleine d’aventures et accessoirement pour travailler. J’attendais aussi de mon séjour algérien qu’il me permît de parfaire mon français, appris jusque-là dans les livres, plus que dans les conversations. Je ne fus pas déçu. Les Algériens que j’ai côtoyés dans le cadre du travail, essentiellement des ingénieurs et des comptables, étaient remarquablement francophones. N’oublions pas que nous étions en 1978, soit seulement seize années après l’indépendance et la fin de la colonisation française. L’islamisme et l’arabisation n’étaient pas encore à l’ordre du jour mais il y avait un engouement croissant pour l’anglais, signe d’une ouverture sur le monde et comme pour solder un passé récent durement vécu.
Je suis allé dans ce pays de mon plein gré et avec beaucoup d’attentes, notamment sur le plan linguistique, et j’y ai beaucoup appris. Si j’étais parti du principe que je ne pourrais parfaire le français appris en Inde, pays non francophone, qu’en arrivant en France, j’aurais bêtement perdu quatre années. Je m’explique. Il est de bon ton de penser en France comme ailleurs qu’on ne peut vraiment maîtriser une langue qu’en étant de « langue maternelle », au sens génétique et étriqué du terme. Or ayant exercé le métier de traducteur et d’interprète pendant près de trente ans, et ayant évolué dans deux contextes post-coloniaux différents, l’Inde puis l’Algérie, je suis plutôt d’avis que l’histoire peut largement compenser ce que les gènes de confèrent pas et que la langue maternelle, au sens où on l’entend généralement, n’a de sens que si on a un minimum de culture. C’était le cas des Algériens que j’ai fréquentés.
Mais cet ordre a été quelque peu chamboulé depuis pour mieux tenir compte des profondes mutations du monde. Autrement dit, d’après les reportages de la télévision française, c’est bien l’arabe qui est devenu la principale langue d’enseignement et de communication en Algérie alors que le français n’est plus enseigné dans la plupart des établissements scolaires que comme deuxième langue étrangère derrière l’anglais. Du coup, d’après ces mêmes reportages, les Algériens vivant chez eux ne sont plus aussi francophones que jusqu’à la fin des années 1980. Il en est de même des anciennes colonies françaises d’Indochine comme le Vietnam, où la première langue étrangère enseignée est bien l’anglais, le français étant relégué au deuxième rang, nonobstant la longue et ravageuse guerre contre les Américains.
En revanche, en Inde, pays historiquement anglophone, l’anglais a plutôt eu tendance à conforter sa place de première langue étrangère voire de langue nationale, au même titre que l’hindi, car les Etats non hindophones du sud du pays se sont farouchement opposés à l’imposition de ce dernier comme seule langue nationale. Mieux, l’anglais s’est imposé tout naturellement dans ce pays, à la fois pour faire face aux mutations du monde et parce que les informaticiens indiens et bon nombre de sociétés indiennes œuvrant dans le secteur, dont certaines comme Infosys ou Wipro sont mondialement connues, continuent de jouer un rôle prépondérant dans la révolution technologique de l’Internet et de la téléphonie mobile née dans la Silicon Valley, qui ne cesse de bouleverser le monde depuis quarante ans. Du reste, on le sait, les informaticiens indiens sont légion dans les grandes multinationales américaines.
Autrement dit, à l’inverse des Algériens ou des Vietnamiens, dont la francophonie a du plomb dans l’aile, les Indiens sont de plus en plus anglophones, la démographie et les mutations technologiques aidant, plus en tout cas qu’ils ne l’étaient avant ou juste après la fin de l’ère coloniale en 1947. Ils semblent s’être mieux approprié la langue de l’ancien colonisateur depuis le départ de celui-ci, d’autant qu’ils sont convaincus que le maniement de l’anglais, devenu un outil de communication hors pair, leur permettra de conforter chaque jour un peu plus la place de choix dévolue à leur pays qui commence à peser sur la scène internationale et qui, de ce fait, est de plus en plus courtisé par tous les grands du monde.
Autre fait notable à cet égard, la littérature indienne d’expression anglaise affiche une santé de fer depuis des lustres avec pour principaux représentants le lauréat du Booker prize Salman Rusdie, le prix Nobel de littérature V.S. Naipaul ou le prix Nobel d’économie Amartya Sen, mondialement connus, mais aussi leurs dignes héritiers, qu’on n’a plus besoin de présenter, comme Sashi Tharoor, Amitav Ghosh, Rohinton Mistri, Arundhiti Roy, elle aussi lauréate du prestigieux Booker, équivalent du Goncourt français, et tant d’autres. Parmi ces autres un certain Vikram Seth, qui a réussi un tour de force littéraire avec son roman en vers The Golden Gate, dont le récit se déroule à San Francisco et que le célèbre romancier américain Gore Vidal, connu pour son érudition, a qualifié de « great Californian novel ». Il s’agit là, dans plusieurs cas de figure, d’exilés volontaires ayant réussi professionnellement dans leurs pays d’adoption, notamment le Royaume-Uni, les Etats-Unis ou le Canada, où ils sont parfaitement intégrés, mais dont l’œuvre n’en reflète pas moins un certain tiraillement voire un déchirement certain. L’anglais reste malgré tout leur langue d’expression, pour des raisons éminemment historiques, et ils l’assument en y écrivant sans complexe ni mauvaise conscience. Ils font connaître l’Inde et lui font honneur, de même que Boualem Sansal et Tahar Ben Jalloun, tous deux francophones, font honneur à l’Algérie et au Maroc.
Mais revenons en Algérie. Le concept d’immigré m’était totalement étranger lorsque j’y suis arrivé. Je me considérais comme un simple voyageur aventureux, pour qui ce n’était là qu’une étape vers d’autres cieux, alors que j’avais officiellement le statut d’expatrié, du fait d’être en poste à l’étranger pour le compte d’une société étrangère, en l’occurrence indienne, qui faisait de l’assistance technique auprès d’une société nationale algérienne dans le cadre d’accords bilatéraux entre pays non alignés, comme on le disait encore à l’époque. J’ai pour la première fois entendu parler d’immigration et ai pris conscience de ce que cela pouvait signifier lorsque des Algériens m’ont demandé, vu le peu d’accent que j’avais déjà à l’époque et compte tenu de mon physique passe-partout, si je n’étais pas un immigré (algérien s’entend) alors que je n’avais encore jamais vécu en France. Jusque-là je n’y avais effectué que de courts séjours.
Sur le coup je n’ai pas attaché plus d’importance que cela à cette interrogation et ce n’est que bien plus tard, avec plusieurs années de séjour parisien à mon actif, et surtout face aux débats qui faisaient rage à ce sujet en France, que j’ai réalisé pleinement ce que cela voulait dire sans m’y reconnaître pour autant car j’étais déjà parfaitement intégré. Du reste, aucun Français ne m’a jamais traité d’immigré même si je le suis au sens strict et administratif du terme car je vis dans ce pays avec un titre de séjour, ce qui ne m’empêche pas me sentir pleinement français et francophone, plus français qu’indien en tout cas, et le fait de changer de nationalité n’y ajouterait strictement rien, d’autant moins qu’un nombre sans cesse croissant de Français, de la deuxième ou de la troisième génération, dont beaucoup vont jusqu’à franciser leurs noms, sans doute en pensant – à tort – qu’ils éviteraient ainsi d’être discriminés, savent à peine lire et écrire et seraient bien en peine d’aligner deux phrases sans faire huit fautes ou plus. Par conséquent, le fait de focaliser les débats sur la prise de nationalité comme seul gage d’intégration, ainsi que le font obsessionnellement les partis extrémistes ou souverainistes de droite comme de gauche, n’a aucun sens à mes yeux. Mieux vaut parler de citoyenneté.
A l’inverse, le fait, pour un étranger, de bien maîtriser le français et d’être en symbiose avec la culture française sous tous ses aspects, autrement dit d’être parfaitement intégré, peut paraître suspect aux yeux de certains Français, comme par un dévoiement de l’esprit, et peut même jeter la suspicion sur la maîtrise de la langue maternelle, quel que soit son mode d’acquisition, biologique ou historique. Si j’ouvre cette parenthèse c’est que j’ai moi-même été confronté à ce phénomène pendant mes nombreuses années d’exercice comme traducteur-interprète et je me suis souvent rappelé une observation lucide, qui recoupe la mienne, de l’essayiste Pascal Bruckner dans Le Sanglot de l’homme blanc, livre réquisitoire contre le tiers-mondisme français et occidental des années 1970-80, dénonçant la réticence chez certains défenseurs de cette idéologie, qui se rendaient souvent en Inde pour toutes les raisons qu’on connaît, à reconnaître comme authentiquement indiennes des personnes n’ayant pas le type dravidien, c’est-à-dire du sud de l’Inde, car leur teint n’était pas suffisamment foncé ! Esprit dévoyé ou racisme inversé, nous savons où ce type de recherche de l’authentique et du pur, quel que soit le sens dans lequel il s’exerce, a pu, ou pourrait encore, mener.
Mais parlons plutôt de citoyenneté pour terminer, de la citoyenneté telle que je la conçois, non pas celle dont on nous rebat les oreilles depuis des mois, aux ronds-points et dans les manifestations, et qui est aujourd’hui tellement galvaudée qu’elle ne signifie plus grand-chose. Ma citoyenneté à moi est celle que confère l’intégration et qui vaut à un étranger d’être considéré à l’égal des ressortissants d’un pays sans qu’il en ait nécessairement la nationalité. Je reconnais que les deux termes sont souvent synonymiques, en France comme ailleurs, mais il y a, à mes yeux, une nuance de taille entre les deux. L’un, la citoyenneté, est plus intégrateur – c’est la symbiose dont je parlais précédemment – et relègue au deuxième plan l’aspect purement administratif de la démarche alors que l’autre, la nationalité, privilégie plutôt la bureaucratie mais n’écarte pas pour autant les velléités communautaristes, de toute nature, auxquelles on se livre, ou on continue de se livrer, une fois naturalisé. En revanche, le fait de s’intégrer pleinement à la culture du pays où l’on vit minimise les risques du communautarisme. C’est l’objectif que je crois avoir atteint. Aussi je me sens citoyen français de nationalité indienne, à cheval sur deux grandes civilisations et sachant vibrer tour à tour pour l’une et l’autre même si l’une d’elles est désormais complètement à la dérive.
P.D.