Topographies de nos existences,
topographies des jeux sociaux et politiques …
par Noëlle Combet
Dans les trous noirs de l’espace molaire, tel pape dissuade un continent malade du sida d’utiliser le préservatif, tel citoyen d’un pays démocratique nomme détail les camps de concentration, tel chef d’état exige des quotas de contraventions (un papier en plus) et des quotas d’expulsions (un papier en moins). Mais là aussi des oppositions, des protestations, le théâtre mis à la disposition des banlieues, tous les combats donquichottesques, fût-ce contre des moulins à vent, dessinent des rhizomes. La toile est un exemple de lignes moléculaires serpentant entre des lignes majeures.
Des lignes de fuite peuvent être, dans le champ social, plus mortelles qu’ailleurs, la dérégulation boursière, par exemple ayant fait tout à coup basculer les Etats les rappelant à la nécessité des lignes molaires.
Dans toute chose, des transversalités, des variables, des lignes de fuite traversent, en mouvements et échanges incessants, les territoires de consistance et les axes majeurs.
Cette conception deleuzienne héritée de Spinoza éclaire, outre les multiples champs du savoir, nos déambulations existentielles et le langage qui les traduit. Nous oscillons en effet entre nos tendances structurantes et nos mouvements de déterritorialisation. Il y a entre les deux orientations une immanence réciproque, chacune naissant de l’autre et la modifiant.
Les trois lignes de vie dégagées par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans « Mille plateaux » se révèlent un modèle efficace, un outil de repère, une boussole pour nous diriger sur nos chemins existentiels et contourner les catastrophes ou parvenir à nous en extraire.
Les lignes, en leur premier état, sont subordonnées au point : elles sont molaires, composent un système arborescent, dessinent un espace strié à l’image de l’autoroute. Il arrive qu’entre la verticale et l’horizontale la diagonale se brise, se mette à serpenter de vecteurs et points, se diffuse en un réseau de lignes nouvelles moléculaires, rhizomiques. Elles animent un espace lisse, steppe, désert, océan dont le plan n’a aucune autre dimension que celle du mouvement qui le parcourt. Les multiplicités qui s’en produisent ne sont plus subordonnées à l’Un. Elles prennent consistance en elles-mêmes.
Anomales, nomades, elles ne sont plus normales et fondées en fait plus qu’en droit, elles génèrent des devenirs et des transformations. A leur pointe extrême, ces rhizomes, dans l’élan qui les accompagne, prennent la forme de lignes de fuite créant des déterritorialisations porteuses de potentialités créatrices. La ligne rhizomique réalise donc une connexion entre le système arborescent et la ligne de fuite, mais elle peut, courant d’arbre en arbre, se trouver ramenée au segment, retourner, coagulée, à l’espace strié ; à son autre extrême, la ligne de fuite, abandonnant sa créativité potentielle, se transforme parfois en ligne de mort. Le rhizome est donc en risque de rencontrer des trous noirs sur son trajet : ceux d’une coalescence extrême là où il serait happé à nouveau par la ligne molaire ou ceux d’une dissolution catastrophique là où la ligne de fuite évoluerait en ligne de mort.
Cette topographie nous concerne dans nos expériences personnelles et sociales qui sont le contenu de nos vies. Nous conduisons nos barques selon une nécessaire organisation existentielle dont les lignes sont molaires. Nous faisons abris de nos systèmes de vie, de pensée ou de croyance. Nous les nommons souvent idéaux. S’ils ne sont pas questionnés, mis à l’épreuve dans la relation avec d’autres, ils nous poussent à l’autoritarisme, à la soumission, les deux parfois, et à une conservation étroite, quasi- rituelle, de nos habitudes.
C’est ainsi que nous vivons le plus souvent, dans les mêmes lieux, les mêmes professions, les mêmes relations, les mêmes cercles. Nous y trouvons un confort, l’illusion d’une vie satisfaisante, une bonne conscience, souvent car, bien sûr, nous savons être utiles et efficaces. C’est la vie « ordinaire ».
Des rhizomes viennent pourtant par bonheur, inquiéter, voire lézarder cette image.
Ils filent la marginalité, la nôtre d’abord et celle que nous apercevons ailleurs, de loin ou de plus près ; ils fissurent nos espaces. Car nous avons nos accidents personnels, nos épreuves, nos passions, nos deuils, nos déchirements, nos désirs d’ ailleurs, nos chagrins, nos maladies, cela-même que pourtant nous tentons de mettre à distance en structurant nos systèmes car nous voudrions bien ne rien savoir du malheur, de la folie ou de la mort.
Rhizomes sont aussi nos sympathies pour ceux qui n’ont pas eu ou n’ont plus la possibilité de structurer : les clochards, les chômeurs, les sans-papiers, ceux qui sont la proie d’une souffrance intime qui nous éprouve.
Rhizomes et lignes de fuites aussi, nos voyages, nos amitiés, nos amours, nos créations.
Et si nous sommes au risque des trous noirs de la sclérose générée par nos structurations obligées, nous pouvons aussi être happés par ceux de nos écarts trop grands lorsque, bateaux ivres, nous cherchons à descendre les fleuves impassibles en nous libérant des haleurs. Nous avons vu des frères humains naufrager sur leurs lignes de fuite, Nerval, Artaud, Van Gogh, nous laissant des œuvres à ouvrir nos émotions et initier nos propres rhizomes. Rimbaud a voulu, revenir pour « se caser » comme on dit, rejoindre un quadrillage molaire…Trop tard. Dans les jeux sociaux et politiques cette topographie apparaît aussi avérée. Dans les trous noirs de l’espace molaire, tel pape dissuade un continent malade du sida d’utiliser le préservatif, tel citoyen d’un pays démocratique nomme détail les camps de concentration, tel chef d’état exige des quotas de contraventions (un papier en plus) et des quotas d’expulsions (un papier en moins). Mais là aussi des oppositions, des protestations, le théâtre mis à la disposition des banlieues, tous les combats donquichottesques, fût-ce contre des moulins à vent, dessinent des rhizomes. La toile est un exemple de lignes moléculaires serpentant entre des lignes majeures.
Des lignes de fuite peuvent être, dans le champ social, plus mortelles qu’ailleurs, la dérégulation boursière, par exemple ayant fait tout à coup basculer les Etats les rappelant à la nécessité des lignes molaires.
Le contenu de nos existences a son expression dans le langage et c’est l’un des champs où la pertinence du paradigme de Deleuze et Guattari s’éprouve le mieux. Le modèle de l’arbre domine et introduit une logique binaire, sous l’hégémonie du signifiant, que ce soit dans la logique de Saussure ou celle de Lacan. Leurs systèmes, comme celui de Chomsky, sont liés à un modèle arborescent et à l’ordre linéaire des éléments linguistiques dans les phrases. Le langage n’est pas nié en tant que réalité composite, mais l’objectif est de prélever sur cette réalité un système homogène rendant possible une approche « scientifique ».
Le modèle de l’arbre, introduit par Chomsky domine la linguistique qui se veut science du langage. Cet arbre, de type hiérarchique est caractérisé par sa binarité, ce qui veut dire, linguistiquement parlant, que le passage d’un niveau à un autre s’opère à l’un des nœuds, par une segmentation en deux constituants de niveau hiérarchique subséquent.
Ainsi, le mot signe se subdivise-t-il en signifiant et signifié qui se subdivisent ensuite à leur tour. L’on voit bien qu’il s’agit d’un système molaire dont l’agencement consiste en couplages binaires, comme sémantique/sémiotique, masculin/féminin, consonnes/voyelles etc.…
Saussure écrivait le signe s/S (signifié sur signifiant). Lacan préféra l’écrire S/s. ce ne fut pas une révolution : on retrouve dans son système des couplages du même type : sujet/objet, plaisir/jouissance…
Ces systèmes ont une prétention scientifique : dégager des constantes, jusque dans les variantes. L’aspect composite du langage n’est pas nié mais faute de pouvoir le considérer comme un tout homogène, on en prélève des sous-ensembles que l’on unifie pour tenter d’en dégager des universaux de la langue ! S’opposant à cette systématisation, l’un des contradicteurs de Chomsky, Labov insiste, à la manière d’un musicien, sur le fait que le thème c’est la variation, indiquant par là même qu’une infiltration fissure l’homogénéité, y introduisant des lignes rhizomiques, éventuellement une langue étrangère dans la langue elle-même, une parole, une écriture à fleur de réel.
A vrai dire, ces rhizomes ne sont pas des éléments des constituants du langage, ne lui appartiennent pas essentiellement. Ils le traversent, le lézardent, entraînant le langage à les suivre et l’écriture s’y inscrire devenue nomade, entre ses propres lignes. Ainsi, de Certeau a bien distingué, dans son texte « Poème et/ou institution » un aspect exilique se démarquant, à l’intérieur du langage, d’une orientation cannibalique. L’image de l’orientation cannibalique est donnée, selon lui, par le discours des institutions et de la pédagogie alors que l’exilique s’inscrit dans la forme poétique. Il se réfère à Mallarmé : « Il (le poème) autorise un espace autre, il est le rien de cet espace. Il en dégage la possibilité dans le trop plein de ce qui s’impose […] Il refuse l’autorité du fait. Il ne s’y fonde pas. Il transgresse la convention sociale qui veut que le réel soit la loi. Il lui oppose son propre rien, atopique, révolutionnaire, poétique ».
Il y a dans le style des figures ouvrant cet espace autre : le chiasme, l’antithèse, la métaphore, les mots-valises, l’oxymore. Des lexèmes jouent aussi ce rôle : les hologrammes qui font bégayer la langue, les articles ou pronoms indéfinis, les infinitifs qui expulsent le sujet, par leur emploi direct, voire déclinés en supin. On peut penser à la langue chinoise éliminant en outre l’article : devenir petite pluie ? Porteuses de paradoxes, de torsions de non-sens, ces expressions provoquent un déchirement du sens et de l’image ; créant l’ellipse, elles sont des échappées singulières du langage : ce sont des fugueuses. En tant que telles, subversives, elles offrent l’alternative du vide au nihilisme des temps modernes et aux servitudes qu’ils imposent par l’intermédiaire de nos nouveaux tyrans : le chiffre, les quotas, l’agencement, la quantification et le formatage de l’humain.
Pour conclure, j’évoquerai l’ouvrage de Yannick Haenel « Evoluer parmi les avalanches ». L’auteur évoque la nécessaire fonction du vide dans nos vies, nos mots, nos écritures, énonçant que, si l’on ne se défend pas du vide, on arrive au point où aucune phrase n’est satisfaisante mais que les phrases qui s’élaborent à l’intérieur de ce point le retrouvent partout.
Il s’en produit une jouissance : « La jouissance ne consiste pas seulement à laisser passer la joie dans ses membres ; mais à détruire les habituelles raisons de vivre et à flotter, inhumainement, dans une solitude qui se découvrira spirituelle. Je ne crois en rien ; seul ce rien resplendit, et vous propose, lorsque vos gestes, votre silence, vos phrases se sont introduits jusqu’à lui, un exil où vous vous sentirez pensé par le chant qu’il soulèvera en vous à l’intérieur du vertige, avec, dans les phrases qui sortiront de vous, la sérénité la plus immorale, cette sérénité stupéfiante qui vient de la bordure du désastre. »
Haenel propose ce risque : se laisser porter par les lignes de fuite potentiellement créatrices, frôlant le néant mais l’évitant, dans une glissade tangentielle aux abords du trou noir. Risque pris ponctuellement parce que, comme nous l’avait appris René Char dans « la Nuit talismanique » :
La liberté naît, la nuit, n’importe où, dans un
Trou de mur, sur le passage des vents glacés.
Noëlle Combet