par Hervé Bentata
Avec la médicalisation de la folie, les fous d’antan sont devenus des patients psychotiques dont la psychiatrie classique a développé une sémiologie très fine. Mais la psychiatrie moderne, celle du DSM IV, tend à pulvériser ces catégorisations structurales en évacuant le sujet et en faisant du fou d’abord le porteur d’un trouble. Si bien qu’on se prend parfois à regretter cette belle psychiatrie française d’antan; si bien même qu’au-delà, j’en suis venu à m’interroger sur les fous d’antan et sur tous ces hommes inspirés des temps bibliques qui sont à la source de notre civilisation. Et cette interrogation sur la psychose aux temps bibliques, c’est de fait aussi une façon de déplacer la question de la psychose, du champ de la psychiatrie classique au champ mystique et mythique, au temps de sa genèse.
Mais pourquoi s’interroger en ce moment? Il me semble que c’est la conséquence d’une rupture épistémologique entre psychiatrie et psychanalyse qui s’est actualisée pour moi dans le discours d’Antony. Les écoles de psychiatrie avaient réussi à faire rentrer la folie dans le giron de la médecine. Et jusqu’à ce jour, les psychiatres de formation analytique se nomment pour la plupart, « psychiatre psychanalyste », dans un accommodement rendu possible par la part prise par Freud dans la clinique psychiatrique. C’est ainsi que tout un temps, il a paru possible de rassembler psychiatrie et psychanalyse sous une même identité, simplement en marquant des petites différences entre les uns et les autres: d’aucuns se disent psychiatre psychanalyste avec un trait d’union, d’autres encore en usant de la virgule comme séparateur. D’autres enfin se disent « psychiatre et psychanalyste »; et peut-être ont-ils ainsi ouvert la voie à un provocateur qui se désigne comme « psychiatre ou psychanalyste ». Mais, ne s’agit-il que de provocation ou bien une telle désignation rend-elle compte de la rupture qui s’est produite entre la psychiatrie passée et la présente? Est-ce à dire qu’aujourd’hui, on ne peut plus conduire une cure psychanalytique qu’à la condition d’avoir laissé choir les oripeaux du psychiatre?
Alors, si cette alliance de la psychiatrie et de la psychanalyse, de nos jours, n’est plus possible que sous la forme d’un « ou », du fait de la pression sociale qui met au premier plan pour le psychiatre la fonction de protection de la société devant sa fonction de médecin, du fait de l’évolution sociale qui pulvérise notre psychiatrie classique et la psychose freudienne en Troubles divers et variés, ne serait-il pas intéressant de remettre en perspective la genèse de ce concept de psychose?
C’est ce que je me propose d’évoquer ci-après, à savoir la psychose véritablement « antan », au temps de la Genèse, dans les premiers temps, aux temps bibliques. Ce qui m’intéresse là, c’est que cette folie, cette psychose si fortement présente dans la Bible dans sa forme mystique a soutenu le développement si riche de la culture occidentale, redonnant ainsi ses lettres de noblesse à la folie. Je m’intéresserai dans un second temps au phénomène psychotique chez de grands penseurs, de surcroît scientifiques et dont l’œuvre paraît avoir été totalement attachée à leur folie, montrant ainsi les racines indissociables de la folie, de la science et de la raison. Ce sera dire aussi les multiples visages de la psychose dont chaque époque ne paraît que saisir une face particulière.
Sémiologie de l’expérience prophétique,
de l’envoyé de Dieu
Pour qui a parcouru la Bible, ancien et nouveau testament compris, et qui par ailleurs a une formation de psychiatre, la constatation s’impose qu’il s’y retrouve de nombreux phénomènes sensoriels et cognitifs, accompagnés par les mêmes affects que ce qui se décrit comme étant au cœur de l’expérience de la psychose, au moins au cœur de l’expérience psychotique primaire. Et la réaction des personnages de la Bible est ainsi souvent exactement celle que nous racontent de jeunes patients psychotiques quand ils sont saisis pour la première fois par une telle expérience.
Ainsi, pour bien des personnages de la Bible, la première réaction est l’incrédulité devant cet appel de l’Autre. Et leur première question est bien « mais pourquoi est-ce moi qui suis chargé d’une telle mission ». Souvent, et je crois que c’est le cas pour Abram, le texte insiste sur le fait que la première interpellation de la Voix de Dieu survient à un moment tout à fait calme, sans contexte particulier. C’est me semble-t-il aussi souvent le cas pour certains jeunes psychotiques; ils s’adonnent calmement à une tâche et soudain, sans crier gare, les voix éclatent. La surprise, la tentative d’échapper à la voix qui vient faire intrusion, en fuyant, c’est par exemple l’expérience de Caïn après le meurtre de son frère. Je crois qu’il se cache et demande « qui me parle? » en réponse à la voix de Dieu.
D’autre part, la Bible rapporte aussi beaucoup d’épisodes qui pour un psychiatre classique rentre dans ce qui se nomme le syndrome d’influence, voire l’automatisme mental. Les possessions, les actes forcés, les contraintes de ne plus bouger ou de se prosterner, les discours imposés dans des langues inconnues du sujet, voilà bien des phénomènes qui sont vécus par les prophètes à leur corps défendant, et parfois dans une forte angoisse.
Quant au phénomène élémentaire qui fait le socle de la psychose, l’hallucination, il ne fait pas non plus défaut dans de multiples scènes de la Bible. Ainsi plusieurs patients m’ont décrit le début de leur expérience hallucinatoire un peu de la façon dont par exemple la Bible relate la descente de Moise du Mont Sinaï au moment du Veau d’or, avant que n’éclate le son du schofar, la voix de Dieu. Ainsi retrouve-t-on en commun l’aspect confus des sons, une sorte de brouhaha, des mélanges de perceptions visuelles et auditives, avant que la voix n’éclate distinctement. De même, on ne compte plus dans la Bible les songes inspirés et les visions au cours desquels l’Au-delà communique avec le rêveur; ces dernières surviennent au cours de la nuit, le plus souvent, mais aussi en plein jour et en pleine conscience.
Voici à titre d’exemple quelques extraits de la première vision d’Ezéchiel:
« 1. C’était dans la trentième année, le cinquième jour du quatrième mois; tandis que je me trouvais avec les exilés près du fleuve de Kebar, le ciel s’ouvrit et je vis des apparitions divines… A cette vue je tombai sur ma face et j’entendis une voix qui parlait:
2. Elle me dit: ‘fils de l’homme, dresse-toi sur tes pieds… Et un esprit vint en moi… et me dressa debout sur mes pieds, et j’entendis celui qui s’entretenait avec moi »….« Et toi fils de l’homme, écoute ce que je vais te dire: ‘ Ne sois pas rebelle comme la maison de rébellion; ouvre la bouche et mange ce que je vais te donner.’ Je regardai, et voici qu’une main se tendait vers moi et dans cette main il y avait un rouleau de livre…
3. Il me dit: fils de l’homme, mange ce rouleau et va parler à la maison d’Israël. J’ouvris la bouche, et il me fit manger ce rouleau. »
Un peu plus tard:
« 8. …j’étais assis dans ma maison… quand s’abaissa là sur moi la main du Seigneur. Et je vis soudain une forme qui avait comme l’apparence d’un feu; depuis ce qui semblait ses reins jusqu’en bas, c’était du feu, et depuis ses reins jusqu’en haut, cela apparaissait comme une splendeur… Et elle étendit une sorte de main et me saisit par les tresses de ma tête et un souffle m’emporta entre terre et ciel et m’amena à Jérusalem dans des visions divines… »
Au terme de ce bref périple, il apparaît ainsi se confirmer que bien des phénomènes retrouvés habituellement dans la psychose se retrouvent décrits tout au long du récit biblique. Et il y a un pas certainement, un pas à ne pas franchir, qui ferait des prophètes des illuminés, des fous et des psychotiques. Pas plus d’ailleurs que n’est envisageable de transformer en devin et prophète, les délirants mystiques que nous côtoyons en psychiatrie.
Alors, à quoi bon aplatir ainsi la Bible par une telle lecture de phénomènes psychotiques? Il s’agit en fait de montrer la généralité de tels phénomènes, ainsi que leur face positive, civilisatrice. Les prophètes de la Bible nous tirent hors du champ de la maladie, du défaut mental. Ils nous montrent les autres sujets psychotiques, ceux que nous ne voyons pas dans nos cabinets, ni dans les hôpitaux psychiatriques, ceux qui règnent, ceux qui font œuvre. Voilà donc des hommes qui ont des visions et qui sont au fondement de notre civilisation.
Aussi sommes nous en droit de nous demander pour combien cette prédominance du processus primaire, de la métonymie sur la métaphore ont été, et peut-être sont encore au cœur des progrès essentiels de notre culture, ainsi qu’au cœur de la religion, de la littérature et des arts en général.
Les Rêves de Descartes, la Vision de Pascal.
Certes, se dit-on, si le sujet psychotique contribue pour une part non négligeable à la culture, certainement les failles de sa raison ne doivent pas lui permettre de contribuer aux progrès de la science. Il semble cependant qu’on retrouve dans la vie de bien des grands savants des épisodes dont la dimension de folie sera déterminante pour le reste de leur vie et de leur œuvre. Certes, il ne s’agit pas forcément de phénomènes psychotiques à proprement parler. En tout cas le processus primaire y est au premier plan; et, au-delà du rêve, il prend la forme d’un songe, d’une vision, d’une expérience mystique avec rencontre du Grand Autre…
C’est ainsi le cas de René Descartes dont l’œuvre philosophique, mathématique et physique laisse bien voir l’ampleur de la rationalité. Or, il se trouve que l’inspiration de sa philosophie lui vint lors d’une nuit de folie, exactement le 10 novembre 1619, nuit au cours de laquelle il fit des rêves déterminants pour le reste de sa vie. Cette nuit-là, « s’étant couché tout rempli de son enthousiasme, et tout occupé de la pensée d’avoir trouvé ce jour là les fondemens de la science admirable, il eut trois songes consécutifs en une seule nuit, qu’il s’imagina ne pouvoir être venus que d’en haut,… »[1]. Descartes fut ainsi poursuivi par des fantômes et des vents infernaux qui le précipitaient vers une chute terrifiante. Dans un second rêve, Il fut épouvanté par des coups de tonnerre accompagnés de la vision d’étincelles très brillantes dans sa chambre, comme autant de feux follets. La foudre dont il entendit l’éclat, était le signal pour lui que l’esprit de vérité descendait sur lui pour le posséder.
Survint alors le troisième rêve qu’il interpréta lui-même en dormant disant que ce rêve lui indiquait « quelle voie suivre dans la vie », à savoir qu’il devait quitter sa condition de soldat et reprendre l’étude des sciences, sans oublier les poètes. Descartes se sortit de cette nuit infernale avec le voeu de faire un pèlerinage à Notre Dame de Lorette en Italie mais surtout avec le germe de son Discours de la Méthode, publié dix huit ans plus tard en 1637, « pour se diriger dans la vie pas à pas, en se gardant bien de tomber », référence ainsi directe à [2]l’épouvante qu’il avait vécu dans son rêve où le vent le pliait vers l’abîme.
Une aventure somme toute assez similaire quoique peut-être encore plus radicale arriva à Blaise Pascal, philosophe célèbre pour ses Pensées, mais dont on connaît moins l’acuité et la fécondité de la pensée mathématique et géométrique. Cette expérience retranscrite par Pascal lui-même semble faire suite, mais cela est contesté, à ce qui a été décrit comme « l’Accident du Pont de Neuilly ». En effet, de façon non confirmée, Pascal fut victime d’un grave accident de carrosse sur le Pont de Neuilly, accident dont il réchappa miraculeusement se retrouvant avec l’abîme en à-pic à sa gauche. Certains font remonter à ce choc la peur de Pascal de l’abîme disant que: « ce grand esprit croyait toujours voir un abîme à son côté gauche, et y faisait mettre une chaise pour se rassurer ».
Environ un mois après cet accident, survient pour Pascal une expérience mystique extrêmement violente où il va rencontrer Dieu. L’événement provoqua la conversion religieuse de Pascal qui mena une vie plus retirée. Selon Barbeau de la Bruyère, il « lui ôta cet amour vain des sciences auquel il était revenu ». Le Dr Lelut, médecin chef à la Salpétrière tentera le premier une lecture dans le champ de la pathologie mentale de la vision de Pascal et cela dans une communication de 1884 intitulée: « L’Amulette de Pascal, pour servir à l’histoire des hallucinations ». Le terme d’amulette fait référence au fait que Pascal rédigea un récit de son expérience, et qu’il le cousit dans son vêtement de façon à le porter contre lui en permanence comme souvenir tangible de sa rencontre avec Dieu.
Nous sommes ainsi précisément le 23 novembre 1654, entre dix heures et demi et minuit et demie, et Pascal a alors une intense vision religieuse qu’il écrit immédiatement pour lui-même en une note brève, appelé le Mémorial en littérature, commençant par :
« Feu.
Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,
pas des philosophes ni des savants.
Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix… »
et qu’il conclut par une citation du Psaume 119,16 :
« Je n’oublierai pas ces mots. Amen. »
Ce document qu’un serviteur a découvert par hasard après sa mort était soigneusement cousu dans le manteau de Pascal qui le transférait toujours en changeant de vêtement.
Ainsi voit-on combien de grands hommes de science, à l’esprit de raison, peuvent traverser des épisodes de déliaison psychiques. Ces épisodes qui révèlent le fond d’une personnalité fragile voire une structure psychotique marquent souvent de façon durable la vie et l’œuvre de ces sujets. Or cette prédominance possible du processus primaire dans le fonctionnement psychique n’apparaît pas comme l’apanage des hommes de sciences; elle semble aussi concerner beaucoup parmi les plus grands hommes de lettres, les artistes, sans parler des grands hommes politiques…
Or une telle vision de la psychose comme possiblement productrice de réussite sociale et génératrice d’une œuvre, bref une vision « panoramique » de la psychose; la vision d’une psychose hors des murs de l’hôpital psychiatrique, hors de sa dimension de déchéance sociale et de l’aspect déficitaire inscrit dans la schizophrénie permet de poser un autre regard sur la folie. Elle a ainsi son génie souvent créateur et civilisateur et peut-être que sans lui notre monde brillerait moins par les œuvres de la religion, les cathédrales, l’art… Peut-être devons nous aussi au sujet psychotique bien des découvertes et des progrès scientifiques….
Une telle idée de la psychose ne peut que rappeler au psychanalyste qu’elle en a à nous apprendre et qu’elle mérite qu’on s’en fasse l’écoutant, le secrétaire de l’aliéné disait Lacan. Cette tâche inclut les moments de décompensation, de souffrance pendant lesquels ils nous viennent bien sûr plus volontiers comme les névrosés d’ailleurs.
En conclusion, je proposerais de rassembler ce parcours autour de quatre points :
– Les phénomènes de la psychose ont pris bien des masques suivant les temps et les discours dans lesquels ils ont été captés.
– Malheureusement le discours psychiatrique actuel tend à refaire du psychotique un déchet, d’ailleurs volontiers dangereux, à exclure définitivement de la société. A ce propos, il me semble qu’on sous-estime les effets ravageurs du discours d’Antony sur les schizophrènes dangereux et la nuit sécuritaire qu’il annonce. Le psychiatre est inexorablement pris dans le discours de la maladie, d’un savoir sur la dangerosité, dans un discours d’expert. Et sa place dans la société, particulièrement pour les psychiatres d’institution, lui impose et enjoint de défendre la société avant d’écouter un sujet. Or, il me semble que le psychanalyste, s’il laisse là ses oripeaux de psychiatre, a la chance de pouvoir échapper à cette défectologie qui s’annonce.
– De ce fait, une rupture semble se consommer définitivement entre la psychiatrie et la psychanalyse, rupture qui ne s’était pas faite jusqu’à présent du fait de l’engagement de Freud puis de Lacan dans la clinique psychiatrique. Ainsi serions-nous donc irrémédiablement dans le « psychiatre » ou « psychanalyste ». Cette rupture encouragera peut-être plus d’analystes à prendre des psychotiques en cure, du moins à les écouter avec leurs oreilles d’analystes, et non suivant les canons destructeurs de la psychose mode DSM IV.
– Le fou, bien souvent ce passionné de Dieu, quand il est sorti du discours médical et même de la psychiatrie classique, laisse souvent apercevoir richesse et créativité derrière sa souffrance. J’ai même soutenu, avec un brin de provocation, que sans lui bien des trésors de notre civilisation n’existeraient pas…
Je terminerai par cet aphorisme qui mélange tout, psychiatrie, psychanalyse et mysticisme:
Les psychotiques sont des envoyés de Dieu pour faire progresser le monde; ceux qui sont dans les « HP » sont ceux qui défaillent dans leur tâche… A nous de les y aider?
Hervé Bentata est psychanalyste à Paris
[1] Adrien Baillet, Premier rêve de Descartes, in : La Vie de Monsieur Descartes, France, 1691
[2] Henri Gouhier, Blaise Pascal, Commentaires, Histoire de la philosophie, Age classique, VRIN, Paris, 2005.