par Paule Pérez
Le 27 juillet 1656 la communauté juive portugaise d’Amsterdam lança son khérem à l’encontre de Baruch Spinoza[1] pour hérésie et athéisme. Le philosophe avait alors 23 ans. Remarqué très jeune pour son intelligence et sa vivacité au milieu des siens qui voyaient en lui un futur docteur de la loi, Baruch ne s’était pas contenté d’étudier la tora. Elargissant le champ de ses intérêts, il apprit le latin et étudia la philosophie, notamment à partir de l’œuvre de Descartes[2], qui lui-même avait beaucoup travaillé à Amsterdam, à l’abri du dogmatisme de l’Eglise et de l’inféodation à la Royauté.
Dans le courant du siècle écoulé les Pays-Bas avaient en effet réussi à se constituer en terre hospitalière pour les penseurs de tous bords. Mais, s’ils avaient déjà opté pour la liberté religieuse comme principe, avec l’ouverture à la diversité que celui-ci impliquait, la politique des Pays-Bas n’allait pas sans une condition préalable formelle : que chaque ressortissant d’une communauté pratique sa religion de manière orthodoxe dans son « église », et ce dans le respect des gouvernants et de l’ordre public – chaque institution se chargeant respectivement de faire régner cet ordre dans ses rangs.
Signe des temps
Spinoza avait à peine un an, quand, en Italie, Galileo Galilei[3], ecclésiastique et savant éminent, ayant comme on le sait, prôné l’héliocentrisme dans le sillage de Copernic[4], fut condamné par le Tribunal de l’Inquisition (1633). Il fut contraint à renier ses positions dans un acte d’allégeance et de soumission absolue à L’Eglise :
« Moi, Galiléo, fils de feu Vincenzio Galilei de Florence, âgé de soixante dix ans, ici traduit pour y être jugé, agenouillé devant les très éminents et révérés cardinaux inquisiteurs généraux contre toute hérésie dans la chrétienté, ayant devant les yeux et touchant de ma main les Saints Évangiles, jure que j’ai toujours tenu pour vrai, et tiens encore pour vrai, et avec l’aide de Dieu tiendrai pour vrai dans le futur, tout ce que la Sainte Église Catholique et Apostolique affirme, présente et enseigne. Cependant, … la croyance fausse que le Soleil est au centre du monde et ne se déplace pas, et que la Terre n’est pas au centre du monde et se déplace,… j’ai écrit et publié un livre dans lequel je traite de cette doctrine condamnée et la présente par des arguments très pressants, sans la réfuter en aucune manière; ce pour quoi j’ai été tenu pour hautement suspect d’hérésie, pour avoir professé et cru que le Soleil est le centre du monde, et est sans mouvement, et que la terre n’est pas le centre, et se meut. »
Déclaration qu’il termina dans un souffle, comme se parlant à lui-même, par le célèbre : « e puor, si muove », et pourtant, elle tourne.
Eglise, Mahamad, quelle différence ?
On a beaucoup glosé sur l’expulsion de Spinoza de la communauté juive par le Mahamad, haute autorité à Amsterdam, avec l’accord des rabbins et des notables. Peu de temps après, à la suite des sommations d’usage, Spinoza ne manifestant aucun signe de repentance, fut frappé de l’opprobre majeur qu’est la chemmata : radiation définitive des registres de la communauté. Ce dernier stade de la condamnation équivalait à considérer que c’était comme s’il n’avait jamais été circoncis, ou, c’est à peu près la même chose, non pas qu’il était mort, mais qu’il n’était jamais venu au monde – venue dont pour chacun, la preuve est dans l’inscription aux registres.
Ainsi, certains ont pris le philosophe comme emblème du « juif du juif », exclu parmi les exclus, les Marranes dont il est issu l’étant doublement, par les Juifs et les catholiques, voire davantage, par tous ceux à qui la non-pureté religieuse répugne. Tandis que d’autres tenants du compromis, ou du relativisme moral, ont allégué que le khérem aurait pu n’être qu’une mise en demeure diversement appliquée, et que, si Spinoza avait mis de l’eau dans son vin, celle-ci aurait pu être levée. Au lieu de cela, ce khérem fut décrété indélébile et irréversible.
Spinoza, sans jamais pour autant adhérer à aucune autre communauté religieuse, persista dans sa position intellectuelle, en écrivant, paraît-il, la même année, en espagnol, ce texte dont on ne connaît pas le contenu, mais dont on sait seulement le titre : « Apologia para justificarse de su abdicacion de la sinagoga », titre témoignant qu’il assumait de lui-même sa sortie, ou abdication, de son groupe d’appartenance historique et familial.
Le texte du khérem, qui a été abondamment commenté, est loin d’être anodin : tout autant qu’une expulsion, c’est bel et bien une malédiction lourde que la communauté lance à son jeune espoir désormais déchu et diabolisé, et ce environ une semaine après le 9 du mois de Av du calendrier hébraïque, qui est une date de deuil pour les juifs[5].
Lorsque le khérem est prononcé contre lui, évoque Noëlle Combet [6], « c’est que déjà il élaborait de Dieu une conception très particulière qui ne pouvait être acceptée par aucune orthodoxie, ni juive ni chrétienne, de telle sorte qu’on le réprouva de toutes parts ». En voici un extrait :
« Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit, qu’il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille. Qu’il soit maudit à son entrée et qu’il soit maudit à sa sortie. Que les fièvres et les purulences les plus malignes infestent son corps. Que son âme soit saisie de la plus vive angoisse au moment où elle quittera son corps, et qu’elle soit égarée dans les ténèbres et le néant. »
On trouve également ceci : « Que Dieu lui ferme à jamais l’entrée de Sa maison. »
Qu’est-ce que le mot dit?
Dans le texte biographique controversé qu’écrivit quelques années plus tard le pasteur Colérus, on lit :
« Des juifs d’Amsterdam, qui ont très-bien connu Spinoza, m’ont pareillement confirmé la vérité de ce fait, ajoutant que c’était le vieux Chacham Abuabh, rabbin alors de grande réputation parmi eux, qui avait prononcé publiquement la sentence d’excommunication. »
N’étant pas hébraïsante, je me suis livrée à une réflexion langagière toute basique, notamment à partir des assonances : celles-ci, dans le monde juif accoutumé au travail approfondi avec et sur les mots, ne pouvaient échapper en leur temps à ceux qui lancèrent le khérem.
En effet, le mot de khérem s’épelle en hébreu : khet, rech, mem (kh, r, m). Dans un monde de domination chrétienne, certains le traduisirent par excommunication. Si on s’en tient à l’hébreu, le terme de khérem connote en effet la chaîne signifiante : exclusion, retranchement, soustraction, suppression, c’est l’expulsion hors du corps de l’assemblée.
On sait que dans les langues sémitiques, les mots sont formés de racines, elles-mêmes de trois lettres, et que dans la forme archaïque on trouve des racines de deux lettres. Prenons les deux premières lettres de « khérem » et celles du mot « khrâ », ce sont les mêmes. Or khrâ signifie, tout simplement : merde. Même si l’étymologie devait contester cette allégation[7], l’assonance et l’homophonie sont plus que troublantes : il s’agit donc d’une expulsion qui sonne comme une excrétion, une déféc(a)tion. Qui de surcroît s’assortit pour Spinoza quelques semaines plus tard d’un opprobre irrévocable, la chemmata, fort proche dans les consonnes (ch, m, t) du mot « chimtsa » (ch, m, t) qui en hébreu signifie «honte », dans le sens de l’infâmie.
Haine, mépris, vindicte, imprécation, dégoût, « font rage » à chaque instant dans le bannissement définitif de Spinoza : ils le jetèrent, comme « un malpropre », autrement dit comme une merde, expulsée, définitivement vouée à disparaître !
Mais revenons au khérem en passant par le signifiant : marrane. Dans les contrées multilingues, il se forme souvent des combinaisons idiomatiques. Ainsi pour certains le mot marrane vient du vieux castillan « porc », pour d’autres, il est formé du mot arabe « haram », qui signifie « séparé, interdit, impur, péché », d’où est issu le mot harem (lieu réservé et assigné aux femmes). Mais pourquoi une origine excluerait-elle l’autre, on peut très bien envisager une double source à un même mot formé à l’occasion de circonstances aussi particulières. En passant d’une langue à une autre, haram a pu changer de consonne terminale, devenant haran, et la forme susbstantive s’énonçant Ma-haram puis ma-haran. On n’est pas loin non plus d’y entendre ma-khérem…Ainsi entreraient en collusion et symbiose le terme vieux castillan pour désigner le porc, animal sale, impur et proscrit, avec le terme arabe exprimant en islam le péché, l’interdit, l’intouchable, mais peut-être même aussi celui d’expulsion et d’excrément, afin que s’obtienne le signifiant marrane, dans tout le poids de sa signification.
Certes, comme l’écrit Noëlle Combet « les termes de la condamnation sont particulièrement violents » ! Il en devient assez facile de comprendre que le philosophe de la liberté de la pensée n’ait justement pas cherché à « composer ». On peut même penser que ce khérem, loin de l’assigner à une mortification, semble lui avoir offert « une opportunité de liberté malgré les attaques qui s’acharnaient sur lui : en effet, son œuvre ne mentionne jamais quoi que ce soit d’un regret, d’une repentance ou d’un quelconque consentement à l’humiliation[8]. » Spinoza ne pouvait ignorer l’instabilité religieuse des marranes en Hollande, ni le rigorisme calviniste qui servait d’exemple et de matrice cultuelle aux responsables juifs. Et, ajoute Claude Corman, « il s’est sans doute lavé, pas publiquement, mais intérieurement de l’affront du khérem, en voyant les rabbins d’Amsterdam[9], dont le vénérable Aboab, s’enliser dans la frénésie messianique de Tsevi[10] ».
Pour les siècles des siècles, amen…
Irrévocable, l’opprobre contre Spinoza l’est bel et bien resté. Pour certains aujourd’hui, l’auteur de « l’Ethique » est même décrit comme « malveillant » à l’égard du judaïsme. Certes, c’est que plus tard le philosophe s’en prit aux rabbins, à qui il reprochait une « superstition » voisine du « délire ».
Mais, ces thèses, exposées dans son « Traité théologico-politique », ne paraîtront ouvertement qu’en 1670. Spinoza a donc en son temps été jugé sur ce qu’on pensait être ses opinions, voire sur ce qu’il déclarait, peut-être, dans les cénacles où il se réunissait avec quelques intellectuels de son temps. Plus tard les auteurs critiques ont utilisé des écrits postérieurs à l’affaire de 1656 pour la justifier. La condamnation ne porte donc pas sur des actes, c’est une condamnation en présomption de délit de pensée, à laquelle par une pirouette rétrospective on a donné valeur juridique comme dans un jeu de « science-fiction ».
Or si l’Eglise et ses représentants, qui sont consacrés, sont censés défendre l’infaillibilité du dogme, en aucun cas un rabbin qui, selon la tradition juive, n’est pas investi d’un quelconque attribut ou pouvoir de Dieu sur terre, n’est à considérer comme infaillible et la critique à son encontre n’est pas un sacrilège. La discussion dialectique constructive est même partie prenante du judaïsme, c’est la quintessence de l’enseignement talmudique.
Dès le concile Vatican II, l’église mentionna que les interdictions à l’encontre de certains chrétiens dans l’histoire, dont Galilée, étaient injustes. En 1979 et en 1981, le pape Jean-Paul II chargea une commission d’étudier la controverse et considéra qu’il n’y avait là pas même matière à « réhabilitation », le tribunal qui a condamné Galilée n’existant plus : le 31 octobre 1992, le même pape rendit une nouvelle fois hommage au savant lors de son discours aux participants à la session plénière de l’Académie pontificale des sciences, reconnaissant clairement les erreurs de certains théologiens du passé.
Galilée et Spinoza ne parlaient certes pas de la même chose. Ce dernier fut honni pour avoir dénié aux rabbins le savoir absolu sur la Création du Monde, l’acceptation d’une croyance sans preuves, comme celles de la qualité divine des miracles, ou du pouvoir céleste des prophètes. Mais l’analogie avec Galilée est cependant loin d’être illégitime du fait que la conception catholique du géocentrisme faisait partie du dogme de l’Eglise – et donc que Galilée en entamait le dogme d’infaillibilité.
Spinoza n’a pas fait acte d’athéisme pour autant. et il a été diabolisé en son temps et même longtemps après : l’accusation de malveillance envers le judaïsme est en elle-même troublante quand on pense que Spinoza écrivit un « Abrégé de grammaire hébraïque » – ouvrage étonnant[11] au demeurant, tant il peut être considéré comme l’un des premiers ouvrages de la réflexion philologique.
Mais certains ont estimé que le philosophe risquait de rompre l’acceptation fragile de sa communauté dans une Amsterdam qui, au nom de la cohésion sociale, exigeait bien du conformisme de la part de chacun dans son culte respectif. C’est la thèse du Spinoza vu comme fauteur de troubles potentiel, en quelque sorte déjà une prémice du « principe de précaution » version XVIIème siècle. Thèse encore défendue de nos jours par des personnages éminents, universitaires, philosophes, chercheurs, notables…
Ce qui nous paraît important, c’est que Spinoza avait très tôt compris que théologie et philosophie étaient loin de former une seule et même discipline. Mieux ou pire encore, il pensait que la distinction entre elles ne pouvait être que bénéfique aux deux, affranchissant le flux de pensée du philosophe de la théocratie et renvoyant la théologie à l’essentiel de sa fonction spirituelle et religieuse. En termes contemporains, Spinoza ne faisait pas autre chose que lutter à la racine contre tout fondamentalisme religieux, que celui-ci soit flagrant, rampant, conscient ou inconscient.
Qui peut ou doit lever le khérem ?
Dans les premières années de l’Etat d’Israël, trois siècles après le khérem, David ben Gourion dont on sait qu’il lisait Spinoza avant sept heures du matin, a proposé la levée de l’expulsion, voulant probablement inscrire Israël sur une ligne d’Etat démocratique éclairé, dans l’esprit du « Traité théologico-politique ». Cette requête n’eut pas de suite.
Mais qui a qualité pour en juger ? Les juifs n’ont pas de « lieu » de décision commune, comme peut l’être le Vatican pour les catholiques ! Et du reste, pourquoi cela devrait-il se faire en Israël ? Pourquoi pas à Amsterdam, ou partout ailleurs ?
Une initiative a été justement lancée par le Consistoire de Nice au cours d’un colloque organisé par la philosophe Patricia Trojman[12] le 29 avril 2007 – et ce en la présence du consul des Pays-Bas. La finalité principale en était que les juifs puissent sereinement se mettre à relire Spinoza et de replacer la « perspective critique permanente au sein du judaïsme ». J’insisterais à cet égard, car en cela l’œuvre de Spinoza nous est essentielle, en ce qu’elle ouvre la voie à une critique fondamentale des fondamentalismes religieux.
Spinoza a été assigné à une bien curieuse contrainte à corps, pour ses opinions, l’enceinte de la synagogue lui étant interdite. Les rabbins perpétuent le procès en délit d’opinion.
« Que l’ éviction de Spinoza de la Synagogue soit encore active aujourd’hui laisse perplexe et déroute nos esprits », souligne Claude Corman.
Car c’est un cas vraiment très étrange dans le judaïsme, qui précisément au nom de la place faite à l’étude, accepte la contradiction, la discussion infinie sur un objet de réflexion, les divergences de tous ordres, sur le judaïsme lui-même. Chaque juif apprend qu’il y a au moins 70 conceptions du judaïsme, du juif intégriste, loubavitch ou hassidique au juif qui se dit presqu’athée mais fait le Yom Kippour ou enseigne les bases à ses enfants ! Aujourd’hui, ils sont nombreux les juifs pratiquants ou non, fréquentant ou non la synagogue, pour qui l’important n’est pas de savoir si les prophètes avaient ou non reçu leur inspiration de Dieu. Et de cette dernière catégorie, on en connaît un très grand nombre, célèbres ou inconnus, qui n’ont pas été frappés de khérem.
Alors, pourquoi Spinoza le reste-t-il?
Paule Pérez
[1] 24 novembre 1632, Amsterdam, Pays-Bas – 21 février 1677, La Haye.
[2] 1596-1650. Son Discours de la méthode paraît lorsque Spinoza est âgé de cinq ans.
[3] 1564-1642.
[4] Contre la théorie de Ptolémée alors prônée par l’Eglise de Rome.
[5] Le 9 de Av est considéré comme le jour de destruction du premier Temple de Jérusalem au sixième siècle avant J.-C, puis du second Temple en 70 de notre ère, enfin le 9 de Av avait été la date ultimatum du bannissement d’Espagne pour les juifs et les non-catholiques, date à laquelle dans l’année 1492, sous peine de mort, ils durent quitter l’Espagne en y laissant leurs biens.
[6] Cf. temps-marranes, n°5, « Quatre ébauches autour de la notion d’expropriation ».
[7] Merci à ceux qui voudront nous apporter des précisions.
[8] Noëlle Combet, ibid.
[9] dans les années 60 du XVIIème siècle, soit quelques années à peine après le khérem de Spinoza.
[10] Le « faux-messie » qui souleva des masses en Méditerranée et dans une partie de l’Europe pendant quelques années, puis qui finit en se convertissant à l’Islam en Turquie (1626-1676).
[11] Resté longtemps introuvable. On peut depuis peu se le procurer chez Vrin.
[12] Son ouvrage : « les sources hébraïques de la joie et de la persévérance dans l’être chez Spinoza ».