par Noëlle Combet
Pourquoi, comment sommes-nous complices du meurtre ? C’est la question que pose cet ouvrage souvent bouleversant en ce qu’il nous met en face de nos tendances les plus profondes comme de nos responsabilités.
Cette question, Marc Crépon l’approche, par l’intermédiaire de textes, le plus souvent littéraires. Des écrivains, selon la façon dont la question se pose à eux, dans leur contexte historique, se désolent devant les désastres, cherchant des issues sans en trouver tant la pulsion de destruction est inhérente à l’humain, que ce soit dans la participation à la mise à mort, l’adhésion ou passivité complice. Chacun des auteurs approchés par Crépon a pourtant trouvé une ligne de dégagement par rapport à ce qui semble le plus sombrement indissociable de la condition humaine.
« Ferme les yeux et abandonne-toi à ton imagination!»
Cette invitation ouvre le passage dans lequel l’auteur justifie son constant recours à la littérature. La littérature a apporté ici un soutien à la philosophie dans la mesure où le sujet traité nécessitait un mode de représentation qui ne soit pas purement conceptuel. Les formes du consentement meurtrier laissent la philosophie démunie. La littérature travaille, quant à elle, aux limites de la représentation et laisse imaginer au-delà de ce qui paraît imaginable. Elle est donc apte à inquiéter, à troubler. En tant que mémoire ou anticipation, elle permet d’éclairer un éventuel futur, elle aide à se représenter ce qui échappe à la perception et risque de se produire monstrueusement : « Ce n’est pas calculer ou prévoir, c’est s’interdire d’exclure que rien de ce qui est puisse ne pas être : la possibilité du pire ».
C’est pourquoi le philosophe en appelle à quelques lignes de Günther Anders dans son Journal le 6 août 1959, quatorze ans après l’explosion de la bombe à Hiroshima, événement auquel il a consacré des années d’écriture : « Ferme les yeux et abandonne-toi à ton imagination. Car aujourd’hui seuls les indolents font encore confiance à leurs yeux » (G. Anders. « L’Homme sur le pont Journal d’Hiroshima et de Nagasaki »)
Sur l’énigme du mal, l’auteur interroge essentiellement Stefan Zweig et Sigmund Freud. La vie est protégée par des principes, des institutions qui cimentent les liens sociaux et constituent le socle, le bien de l’humanité. Il arrive que, paradoxalement, ce bien se retourne contre la vie, les idéaux servant désormais à détruire ce qu’ils devraient préserver. Ainsi, dans le contexte de la première guerre mondiale, doit-on s’interroger sur les justifications mises en avant pour légitimer le meurtre.
Stefan Zweig décrit dans Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, ces écrivains et philosophes définissant la guerre comme un « bain d’acier bienfaisant ». De telles affirmations sont génératrices d’une désorientation car on ne peut nier les valeurs fondatrices de la civilisation sans que se produise un climat personnel et collectif de confusion. Tous ceux qui se trouvent embarqués dans une guerre en sont atteints.
En contrepoint, Stefan Zweig évoque la figure de Romain Rolland qui « avait compris le seul bon chemin que l’écrivain eût à prendre dans une époque pareille : ne pas participer à la destruction, au meurtre […] mais s’engager activement dans des œuvres de secours de l’humanité ». Mais si les valeurs fondatrices de la civilisation peuvent se renverser au point de s’auto annihiler cela voudrait-il dire qu’elles ne seraient qu’illusion ? A cette question, Marc Crépon répond en indiquant que l’illusion serait de ne pas voir que ces valeurs sont, de façon ambivalente, à la fois « pour » et « contre » la vie car on les voit prétendre protéger la vie en se dressant contre elle, c’est à dire en justifiant le meurtre et la cruauté.
La cruauté, c’est l’accoutumance, en période de guerre, aux excès, à la torture, à la mort, en un mot au mal, que l’on est contraint d’accepter…. car il ne peut y avoir aucune éradication du mal ainsi que le montre Freud, à la même époque que Zweig et dans une prise en compte de la même guerre mondiale, la première dans « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort ». Zweig pose la question : « Comment une doctrine morale qui avait autorisé pendant quatre ans le meurtre et le vol à main armée sous les noms d’héroïsme et de réquisition pouvait-elle encore passer pour sacrée ? » (Le Monde d’hier).
Freud, sur ce point, avance que les illusions de l’éducation, les acquis de la culture et de la civilisation masquent le fait que la cruauté, la jouissance du meurtre, font partie des pulsions primaires chevillées à la condition humaine. Ces pulsions peuvent être travaillées, dirigées vers d’autres buts que le meurtre, mais elles ne peuvent pas disparaître et le mal ne peut être éradiqué : le renoncement à la satisfaction des pulsions ne protège que partiellement des consentements meurtriers. Il arrive aussi que la religion, la morale, fassent œuvre de cruauté dans un désir fou d’éliminer ces pulsions meurtrières, ce qui alors ne fait que les renforcer. Il y a donc, nous dit Marc Crépon, « un double fondement vital et culturel des consentements meurtriers » en raison d’une toujours possible régression, régression qui apparaît manipulable et manipulée en situation de guerre. D’autre part, la mort nous renvoie à notre ambivalence vis-à-vis des autres car ainsi que l’écrit Freud « un interdit [celui du meurtre] ne peut avoir été établi que face à une impulsion aussi forte. Ce que ne désire aucun psychisme humain n’a pas besoin d’être interdit et s’exclut de lui-même » (« Considération actuelle sur la guerre. »).
Un désir de la mort de l’autre fait donc partie de notre inconscient et, en situation de guerre, il se trouve légitimé : il est autorisé, voire recommandé de s’y abandonner. Que faire de cette réalité questionne Marc Crépon ? De la mort de qui s’agit-il ? Quels mortels sont en question ? Sur ces sujets, il se tourne vers les analyses et les engagements de plusieurs écrivains pris dans des contextes de meurtres pour mieux comprendre quelles voies singulières de dégagement ils ont pu trouver et, ce faisant, il ne quitte jamais un fil conducteur qui apparaît dans tout l’ouvrage : ce n’est que la conscience de la vulnérabilité et de la mortalité de l’autre qui peut nous guider vers un souci du monde et la protection de la vie. Mais comment répondre à cette évidence que le consentement meurtrier, qu’il soit effectif, tacite, négligent, oublieux, va avec une résignation à cette violence logée au cœur de l’humanité ?
Camus répond par la nécessité de la révolte. Il montre, avec Caligula que la violence peut se parer des atours de la justice dans une aberrante perversion éthique. En effet, Caligula tente de justifier par un idéal de justice sa folie meurtrière et ses pulsions destructrices. Camus met en scène cette folie criminelle : « Je ferai à ce siècle le don de l’égalité. Et lorsque tout sera aplani, l’impossible enfin sur terre, la lune dans mes mains, alors, peut-être, moi-même, je serai transformé et le monde avec moi, alors enfin les hommes ne mourront pas et ils seront heureux » Dans L’Homme révolté, Camus rend responsable une forme de nihilisme : « Si notre temps admet si aisément que le meurtre ait ses justifications, c’est à cause de cette indifférence à la vie qui est la marque du nihilisme »
Pour Camus, au meurtre de l’Arabe dans « L’Etranger », aux crimes de Caligula, aux actes meurtriers des nihilistes russes dans Les Justes aussi bien qu’à la peine de mort ou au permis de tuer octroyé en période de guerre, on ne peut répondre que par la révolte. Mais dans « L’Homme révolté », il indique une impasse : si la révolte contre des « principes inhumains » appelle des représailles, alors ses revendications ne cessent « de se retourner contre la vie elle-même » Ces confrontations n’ont cessé de traverser l’histoire du XXème siècle mais aussi la littérature puisque des écrivains ont pris le parti des meurtriers et Marc Crépon, à ce sujet, nomme Brasillach, Céline, mais aussi Aragon, Eluard, Sartre et jusqu’à notre contemporain Alain Badiou avec entre autres, sa défense de Pol Pot et des Khmers rouges.
Dans ce contexte, la publication de L’Homme révolté s’est accompagnée d’une violente polémique, peut-être parce que, dans une période où beaucoup restent farouchement attachés à des idéologies, il pose la révolte comme une nécessité éthique consistant à se dresser contre « la servitude, le mensonge, la terreur » et à dénoncer cette imposture : pour condamner des crimes, en approuver et justifier d’autres.
Mais une autre raison d’être un « homme révolté » est capitale pour Camus : la « reconnaissance mutuelle » et la « complicité des hommes entre eux » parce qu’elles favorisent « le peu d’être qui peut venir au monde ». C’est ce qu’il nomme « l’évidence humaine » qui touche au caractère relationnel de l’existence et devrait fonder nos options politiques et morales. C’est au nom de ces valeurs fondatrices que Camus consacre la majeure partie de son œuvre à dénoncer le meurtre et le fait de ne pas s’insurger contre la mise à mort quelle qu’elle soit.
C’est dans cette visée qu’il prononce en 1957 son discours de réception du prix Nobel, alors qu’est déchirée son Algérie natale, et énonce en particulier que « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse […]. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours le royaume de la mort, elle sait qu’elle devrait dans une course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance »
Avec Vassili Grossman et Lévinas,
le souci de l’autre et de l’humanité : la bonté.
Parmi les images de mort pouvant donner lieu à un consentement meurtrier par accoutumance et endurcissement, il y a celles des épidémies affectant surtout certains continents, mais particulièrement celles de la famine. De celle qui frappa l’Ukraine en 1932, Vassili Grossman, la décrivant, s’en scandalise et en appelle à la morale : « Ils sont restés seuls, l’Etat s’est détourné des affamés. Alors ils se sont mis à errer de village en village. Les pauvres demandaient aux pauvres, les affamés aux affamés. On n’a pas voulu secourir les enfants. Staline serait-il pire qu’Hérode ? Est-il possible qu’il ait pris le pain et ensuite délibérément tué les hommes par la famine ? » (« Tout passe »).
Sous diverses formes, cette réalité reste actuelle : le monde est partagé entre ceux qui, insatiables jusqu’à l’obésité ou les maladies du « trop manger » ignorent ceux que leur appétit inassouvi dépulpe jusqu’à mourir. La faim est un obstacle majeur à la liberté. Rappelons-nous Victor Hugo en effet, lui dont l’œuvre exprime une profonde sensibilité à la misère : « Faites les hommes heureux et vous les ferez libres » Précisant plus loin à quel point la faim est une forme d’assujettissement et fait obstacle à la liberté, Marc Crépon rappelle la radicalité du mal en indiquant que « La plus grande servitude, ce n’est pas l’Etat qui l’impose, elle n’est pas imputable à telle époque plutôt qu’à telle autre, à tel continent, à telle culture en particulier mais à la vie, à la cruauté de la vie elle-même. Seule, la forme change ».
A une telle réalité n’est éthiquement opposable que l’impératif de la liberté de l’autre et selon Lévinas auquel le philosophe en appelle sur ce point, « Le visage, c’est le fait pour un être, de nous affecter non pas à l’indicatif mais à l’impératif ». Ne pas consentir à la privation de la liberté de l’autre, ni à sa mort apparaît donc ici en tant que principe éthique. Voir sur le visage de l’autre affleurer sa sensibilité sa fragilité et sa mortalité devrait renforcer ce principe. C’est ce que Vassili Grossman affirme avec force ; c’est pourquoi, selon lui, « lorsque nous consentons au meurtre de quelque manière que ce soit, activement ou passivement, […] nous procédons à l’effacement volontaire des visages ». (Liberté et commandement). Si, par contre, nous laissons apparaître en nous le visage d’un autre, si nous nous laissons ressentir sa vulnérabilité et sa temporalité, nous tournons alors vers lui un « regard moral », dans un élan de protection de la vie qui, pour Grossman et Levinas, permet un écart par rapport au consentement meurtrier, ce que Grossman appelle la bonté et dont il décrit les gestes : donner du pain, de l’eau, cacher pour protéger et qu’il définit : « Elle est, cette bonté folle, ce qu’il y a d’humain en l’homme, elle est ce qui définit l’homme, elle est l’esprit le plus haut qu’ait atteint l’esprit humain. La vie n’est pas le mal, nous dit-elle » (Vie et Destin).
Avec Karl Kraus et Judith Butler, l’indignation critique
Dans la pièce Les derniers jours de l’humanité, Karl Kraus analyse en particulier le rôle du langage, et la mauvaise foi des justifications. Il en fait un élément d’humour grinçant quand il en démontre la duplicité dont la presse se fait complice, par exemple quand un patriote raconte à un abonné du grand journal viennois « Die Neue Freie Presse » que des soldats autrichiens ont « dû » exécuter quatre prisonniers russes qui refusaient de creuser des tranchées. L’échange se poursuit après la justification de cette exécution sous une forme qui tente comiquement de rationaliser l’illogisme :
« – Le patriote : Excellent l’article du professeur Brockhausen où il écrit que jamais chez nous les prisonniers sans défense n’ont été raillés ne serait-ce qu’en parole.
– L’abonné : Et il a raison : c’était bien dans ce même numéro de la « Neue Freie Presse » où le commandant de la ville de Lemberg a fait savoir que des prisonniers russes pendant leur transfert dans les rues ont été insultés et frappés à coups de bâton par une partie du public. Il a noté expressément que c’était là un comportement indigne d’une nation civilisée […] Evidemment, il n’y a pas en effet un seul point où nous différencierions de nos ennemis, qui sont bel et bien la lie de l’humanité.
– Le patriote : Le ton choisi, par exemple, dont nous usons même à l’égard de nos ennemis qui sont bel et bien la pire vermine sur terre.
– L’abonné : Et surtout, contrairement à eux, nous restons toujours humains. »
Ahurissant dialogue dans lequel le langage prend la forme de la contradiction performative, c’est-à-dire fait le contraire de ce qu’il dit. Déni de consentement meurtrier dans ce consensus pervers entre la presse et des citoyens autrichiens. Tout l’enjeu de ce consensus est la question de la désignation de l’agresseur afin de justifier la vengeance, les représailles et la violence exercée à l’égard de ceux qui sont censés la mériter. Cette frontière géographique et intime entre les uns et les autres, les supposés meilleurs et les supposés pires, Judith Butler la dénonce en particulier dans « Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001 »Il s’agit essentiellement, pour elle, de bien analyser les raisons qui font que des vies méritent d’être pleurées et d’autres pas, autrement dit, que certaines vies sont visibles et d’autres non. A l’intérieur de l’universalité de la vulnérabilité humaine, il y a donc un partage : alors que nous devrions être aptes à porter le deuil de toute vie interrompue, influencés par des options politiques, les images et les discours qui les accompagnent, nous ne pleurons que les victimes de notre espace géographique.
Un axe du Mal nous est imposé et « les autres », opposés aux « nôtres » sont désignés comme méritant les traitements inhumains ou la mort qui leur sont infligés. Guantanamo est le paradigme et le symptôme de cette perversion, et Judith Butler dont l’indignation et la compassion sont perceptibles à l’arrière de la critique n’a cessé de dénoncer cette aberration qui consiste à faire croire que les souffrances, les morts n’ont pas le même prix de part et d’autre de lignes imaginaires, discursives et télévisuelles qu’une pseudo-vérité construit en fabriquant un consensus. Elle écrit : « Il n’y a pas d’excuse pour le 11 septembre a-t-on clamé, et ce cri a servi à étouffer tout débat public sur la façon dont la politique extérieure américaine avait pu contribuer à créer un monde où de tels actes terroristes étaient possibles » Elle interroge notre incapacité de porter le deuil à une dimension universelle, chaque mort infligée devant être considérée comme un effondrement du monde dans la mesure où la vulnérabilité des victimes n’a pas été prise en compte : « Notre capacité à porter le deuil des morts du monde entier ne se trouve-t-elle pas forclose du fait que nous ne parvenons pas à concevoir la vie des Musulmans et des Arabes comme des vies à part entière ? » Cette incapacité produit un déficit émotionnel, une faille qui mine notre être-au- monde.
Avec Kenzaburo Ôé et Günther Anders, la honte
L’écrivain japonais, auteur de La dignité humaine et Notes d’Hiroshima, déplore que « sur cette terre, tout le monde, sans exception tente d’effacer de sa mémoire complètement, Hiroshima et l’absolue tragédie qui s’est produite en ce lieu. » Günther Anders, pour évoquer la même tragédie, rapporte une conversation qui l’opposa à un adepte de la dissuasion dans l’avion qui le ramenait de Tokyo à Bangkok. Comprenant qu’il avait affaire à un adepte du désarmement nucléaire, son interlocuteur a un mouvement de recul mais l’écrivain insiste : « Vous savez bien que je parle en ce moment du totalitarisme, du totalitarisme qui peut bien nous laisser notre existence au sens physique banal, qui doit sans doute nous la laisser- oui doit : car sa joie diabolique consiste justement en la manipulation de l’homme déshumanisé, et pour cela il a besoin de nous- mais qui ne sera pas en paix avant d’avoir réussi à métamorphoser l’homme en fragment d’appareil totalement aliéné à l’appareil total ; ni d’avoir transformé tous les hommes en tels fragments de l’appareil » (G. Anders ( L’Homme sur le pont). L’interlocuteur d’Anders répond en mettant en avant un prix à payer, la nécessité du sacrifice. Et l’on revient à cette logique perverse qui consiste à donner au sacrifice mortel noblesse et grandeur et faire, au contraire, de l’attachement à la vie une faiblesse, une lâcheté.
Une spécificité de l’agression nucléaire, c’est son aspect spatiotemporel décalé : l’agresseur et la victime ne peuvent se voir, s’envisager… La mort est télécommandée. De même, elle est différée, se distille avec le temps sous la forme du cancer lié aux radiations. L’auteur des Notes d’Hiroshima évoque le souvenir qui persiste à le hanter, la longue cohorte des visages et des corps qui selon Marc Crépon « mettent la politique en dette […] pas seulement ceux qui y prennent une part active mais tous les autres également ». Echo à la question de Kenzaburo Ôé : « Qui donc, parmi les marcheurs de la paix, s’il a vu vos mains tendues dans la confiance et dans l’attente, ne s’est senti une dette envers vous ? » Cinq ans auparavant, affrontant le visage des victimes des bombardements, Günther Anders s’est senti dans la nécessité de porter en lui « une part d’ Hiroshima » et évoque ce sentiment qui « consistait dans le fait que […] nous avions honte d’être des hommes ». Marc Crépon évoque ensuite la question du désistement : la honte nous fait nous désolidariser d’une réalité humaine cruelle ; mais cela devrait être dans le cadre d’une solidarisation…avec les victimes ou avec ceux qui se désolidarisent du consentement meurtrier. C’est cette autre solidarité qui nous fait porter en nous une part d’Hiroshima, ce que rappelle le vers poignant de Paul Celan dans la cadre d’un autre désastre : « Le monde est parti/il faut que je te porte ».
Cette honte, G. Anders la ressent aussi devant le déni des souffrances passées, déni qui prend dans le présent la forme d’une l’indifférence de ceux qui sont assurés de leur place dans le monde. N’est-ce pas en effet pour ne pas ressentir cette honte des meurtres consentis, que nous refusons de laisser se graver en nous les images de l’horreur préférant une quête des plaisirs ou des divertissements ? Ce déni est la chance de tous les crimes et pour rester dans une perception lointaine et abstraite de l’horreur, nous payons une rançon : un gel de notre sensibilité. A l’opposé de ce gel, Susan Sontag publie, au retour de Sarajevo, son livre Devant la douleur des autres et nous exhorte : « Laissons les images atroces nous hanter ».
La morale, la bonté, ne sont pas des valeurs à la mode, de sorte que devant l’horreur de la mort donnée ou acceptée, nous adoptons des réponses nihilistes qui nous font nous décourager, moquer le tragique et/ou nous gausser de la bienveillance, des « bons sentiments », et bientôt de toute sensibilité. Nous préférons à cela le « bel esprit » Comment sortir de nos consentements au meurtre ou de notre connivence passive sinon en nous désolidarisant d’une part de ce désir meurtrier qui, comme ont su le montrer Stefan Zweig et Sigmund Freud, est inhérent à notre humanité, en nous désolidarisant donc d’une part de nous-mêmes, tout en nous solidarisant avec cet autre, dont le visage porte les marques de la fragilité et de l’éphémère ?
Cette désolidarisation/solidarisation, Albert Camus la trouve dans la révolte, Emmanuel Lévinas et Vassili Grossmann dans la bonté, Karl Kraus et Judith Butler dans la critique, Gunther Anders et Kenzaburo Ôé dans la honte. Ils sont ceux qui nous devancent, nous indiquant les voies qu’ils ont trouvées. Ecoutons résonner encore, pour finir, le cri de Paul Celan, en ce qui concerne la mort et le deuil : « Le monde s’en est allé il me faut te porter » (« Die welt ist fort ich muss dich tragen ») et laissons le dernier mot d’espoir à Vassili Grossman : « L’histoire de l’homme n’est pas le combat du bien cherchant à vaincre le mal ; l’histoire de l’homme c’est le combat du mal cherchant à écraser la minuscule graine d’humanité. Mais si même maintenant l’humain n’a pas été tué en l’homme, alors jamais le mal ne vaincra ( Vie et Destin ). N. C.