Séminaire de Jacques Derrida
« La Bête et le Souverain »
Leçon inaugurale
par Noëlle Combet
La différence est sexuelle
Dès le titre « La Bête et le Souverain » le jeu des articles définis indique une différence ; et Derrida précise qu’elle renvoie dans l’inconscient de chacun, comme dans le registre de la langue, à celle des sexes. Tantôt duo, tantôt duel, ce qui lie « le » et « la » est de l’ordre de la scène ; alliance et/ou combat, ce vis-à-vis évoque la méthode derridienne de la déconstruction : s’approprier en se séparant ; conjonction/disjonction. C’est ce qui se produit dans tous les couples : d’amants, d’amis, de maîtres et disciples et/ou esclaves, de textes et lecteurs. La bête et le souverain ne font pas exception et c’est ce que Derrida s’attachera à démontrer tout du long ce séminaire, posant les questions ouvertes par les concepts de pouvoir et de droit, de justice et d’abus, de transgression et de loi.
A pas de loup et à pas de colombe
Une première scène est d’abord poétiquement et allusivement évoquée sous la forme d’une question :
« -Quelle scène ?
Nous l’allons montrer tout à l’heure. »
Voilà qui fait surgir une fable mais sans la nommer précisément. C’est que, dans un mouvement feutré, l’auteur identifie son séminaire au loup de la fable. Car il « avance à pas de loup » écrit-il. L’expression laisse entendre la prise et la surprise d’une proie ignorante de ce qui l’attend. S’agit-il ici d’un public à séduire, d’une pensée à saisir ? Des deux sans doute et l’auteur nous tient en haleine. Dans une sorte de bestiaire poétique, évoquant la parole qui va à pas de loup, il l’oppose à celle appelée par Nietzsche dans Zarathoustra et qui évolue à « pas de colombe », s’adressant à « moi », lecteur, lectrice « à l’heure du plus suprême silence »
Le pas de colombe ne s’entend pas plus que celui du loup mais il annonce la paix alors que l’autre va vers une capture guerrière. La scène, duel et/ou duo, c’est selon et c’est ainsi que progressera le séminaire.
Loup, n’y es-tu pas ?
Après nous avoir portés à la rencontre du loup dans plusieurs expressions idiomatiques, « entre chien et loup », « hurler avec les loups » et d’autres encore, liées selon les époques et les lieux à des cultures, des histoires, des mythes, Derrida précise les raisons de son choix : dans « à pas de loup », le loup n’y est pas tout à fait : l’ambiguïté du « pas », mouvement et/ou négation renforce l’impression de ruse : il y est comme s’il n’y était pas, dans ce pas. Il avance clandestinement. Il n’est pas encore là comme le thème du séminaire, puisque « nous l’allons montrer tout à l’heure ».Quelque chose s’annonce mais n’est pas encore là. Et l’auteur évoque alors le loup comme masque dissimulant le visage, le plus souvent celui des femmes, dit-il, dans des bals déguisés. Nous voici donc avec une « femme au loup » et de nouveau dans l’énoncé de la différence sexuelle puisque l’auteur fait, dans ce passage cohabiter cette femme masquée avec le loup, celui dont on voit la queue quand on en parle, bien masculin celui-là et qui va à pas de velours, à pas dissimulés. Ce pas du loup avance, insensiblement, en toute insensibilité à la souffrance à venir de sa future proie et cette cruauté « aura raison de tout ». Le mot « raison » fait surgir la bête, quasi souverainement :
« La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure ».
La voici apparaître dans la Fable « Le loup et l’agneau » de La Fontaine. Avec ce loup fabuleux, vient le règne de la cruauté et le questionnement sur cette « raison du plus fort ».
Zoo-théologie et zoo-politique
L’Histoire ne cesse de dessiner des images d’hommes-loups ou de dieux-loups en même temps qu’elle raconte le sexuel, le politique, mettant en question l’Etat, la loi, la guerre et la paix, le terrorisme…
A l’origine de Rome, à l’origine de la cité, une louve, celle qui allaita Romulus et Remus, une prostituée peut-être, à laquelle s’associent à la fois des images de sexualité et de fécondité. Et au panthéon des mythologies et des légendes, des dieux guerriers comme Wotan, le dieu germain dont l’essence même est la souveraineté : il siège entre deux loups, insignes de sa majesté. Lui-même peut à volonté se métamorphoser en animal sauvage, oiseau, poisson serpent. Un possible devenir-animal de l’homme ? Entre l’homme et la bête la frontière est poreuse et Derrida y revient à plusieurs reprises, en particulier, quand il cite l’ouvrage de Plutarque « que les bêtes usent de raison » publié par Elisabeth de Fontenay dans « Trois Traités pour les animaux ». Il y est souvent question de l’analogie et des passages entre l’homme et l’animal. C’est la magicienne Circé qui métaphorise ce pouvoir de métamorphose :
« Il me semble, Circé, que j’ai bien compris cela et l’ai bien imprimé en ma mémoire. Mais j’aimerais volontiers savoir s’il n’y a point quelques Grecs entre eux que tu as transformés en loups et en lions »
La suite fait l’éloge d’une sorte de grandeur des animaux qui savent se retourner contre leurs ennemis « avec une naïve magnanimité, sans qu’aucune loi ne les y appelle » (Derrida souligne). Cette porosité de la frontière animalité/humanité, l’auteur la met dans un autre passage en lien avec le flou de la distinction entre nature et culture, montrant que le tabou de l’inceste censé dessiner la séparation, comporte une part d’indécision : il y a un évitement de l’inceste dans certaines sociétés de singes, et l’auteur souligne au passage la fragilité de la différence entre interdit et évitement ; on peut noter d’autre part une sorte d’inévitabilité de l’inceste dans les sociétés dites humaines, si l’on va y voir de près, là même où l’inceste paraît interdit. Et il est vrai que l’inceste est au fondement du désir. Alors se pose la question de la loi. Quelle loi dans les sociétés animales ? Quelles en seraient les intersections avec la loi dans les sociétés humaines ?
La raison, la force le droit
A propos de l’articulation force/justice l’auteur en appelle à une pensée de Pascal : « justice, force. Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique… ». Il défriche ce point longuement questionnant la force et/ou la tyrannie dans toute une partie de cette leçon inaugurale consacrée à Rousseau. L’on sait que selon la formule de Plaute : « Quand on ne le connaît pas, l’homme n’est pas un homme mais un loup pour l’homme ». C’est sur cette formule que Hobbes édifie sa conception du Léviathan : le monstre biblique devenu métaphore de la nécessité d’un Etat fort pour protéger les hommes contre leurs instincts agressifs.
Rousseau argumente contre ce point de vue dans « Le contrat social » : le titre du chapitre II fait écho à la fable de La Fontaine puisqu’il s’intitule : « Du droit du plus fort ». Rousseau s’oppose aux théoriciens qui réduisent le citoyen à la bête et la communauté humaine à du bétail. Se référant à Hobbes, Rousseau écrit : « Ainsi voilà l’espèce humaine divisée en troupeaux de bétail dont chacun a son chef qui le garde pour le dévorer ». Le loup n’est pas loin et la fonction du loup-tyran, sa fonction de gardien a pour but la dévoration (« pour le dévorer »). « Bétail » désigne une animalité destinée à être exploitée, en tant qu’instrument ou nourriture. Cette image, métaphore, du chef gardant son peuple « pour le dévorer », saisit le lecteur tant elle résonne en regard des familles dynastiques en tout genre dont l’actualité mondiale est remplie ; et de la férocité de la spéculation à laquelle se soumettent les états.
Rousseau évoque aussi d’autre part, une analogie faite par Caligula : les rois seraient des dieux et les peuples des bêtes. Ce raisonnement est celui d’un chef et son affirmation désigne donc la place que celui-ci s’octroie dans cette analogie animalière. Rousseau poursuit : « Le raisonnement de Caligula revient à celui de Hobbes et de Grotius. Aristote avant eux tous, avoit aussi dit que les hommes ne sont point naturellement égaux, mais que les uns naissent pour l’esclavage et les autres pour la domination.[…]Tout homme né dans l’esclavage, naît pour l’esclavage, rien n’est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir. Ils aiment leur servitude comme les compagnons d’Ulysse aimoient leur abrutissement ».
Voilà qui vient prolonger le thème de la « servitude volontaire » selon La Boétie en introduisant une considération supplémentaire : certes, s’il y a servitude, c’est que l’esclave ne se rebelle pas mais alors que La Boétie y pointe le désir de demeurer assujetti, Rousseau, avec le terme d’ « abrutissement » souligne que la tyrannie provoque (veut provoquer ?) une impuissance à penser ; fascination, selon La Boétie, abêtissement selon Rousseau.
On peut déduire de cette approche de Rousseau, que, pour ce dernier, la « raison du plus fort », l’emportant en fait, ne l’emporte pas en droit, sauf dans une justification sophistique suspecte, voire perverse, émanant de ceux qui dominent. Ne peut-on aller jusqu’à penser que, selon lui, Hobbes a maquillé le fait en droit ?
Derrida, quant à lui, se propose de défricher et labourer le territoire de cette analogie homme/bête et de l’étendre jusqu’à souverain/bête. Dans ce mouvement de «déconstruction » il observe la réversibilité de l’analogie : il s’agit de reconnaître au-delà de l’affirmation selon laquelle l’homme politique est encore un animal, le fait que l’animal est déjà politique ainsi que le montre le raffinement de certaines sociétés animales. Il s’agit par là même de déconstruire la distinction, naïve selon lui, entre culture et nature. Peut-on aller jusqu’à penser une culture animale finalement proche parfois, de la nature humaine ? La question de la loi (animale/humaine) se pose une nouvelle fois : un souverain a le pouvoir de légiférer, mais aussi de suspendre la loi ; et dans un mouvement qui le situe au-dessus de la loi, donc hors la loi, il se peut bien qu’il rejoigne la bête la plus brutale. « En se partageant ce commun être-hors-la-loi, la bête, le criminel et le souverain se ressemblent de façon troublante »… De quoi nous interroger sur le comportement des puissants dans les sociétés contemporaines. Que ne se permettent-ils pas ?
Marges sauvages de la souveraineté
Evoquant le surnom de Mustafa Kemal, Atatürk, c’est-à-dire « Père des Turcs », Derrida rappelle qu’il était aussi appelé « le loup gris » en mémoire de l’ancêtre mythique de Gengis Khan « le loup bleu ». Voilà qui rappelle l’atmosphère de « Totem et Tabou » et Derrida, dans une évocation quasi- psychanalytique, parle de fascination hypnotique, d’hallucination, d’étrangeté qui nous fait percevoir, comme dessinée aux rayons X sous les traits du souverain la gueule de la bête, et réciproquement, sous cette gueule, la face du souverain. Nous voilà, écrit-il « en proie à une hantise ou plutôt au spectacle d’une spectralité.. » Et, plus loin : « La bête et le souverain […] La bête est le souverain »
Derrida interroge ensuite la formule « Etats voyous ». L’origine de cette formulation est « rogue states ». Elle désigne les Etat qui se conduisent bestialement en délinquants, criminels, violeurs, ne respectant pas le droit, pas même un droit de la guerre, puisqu’ils pratiquent le terrorisme international. Mais cette accusation est ambiguë et réversible ; par exemple, les Etats-Unis, auxquels cette définition est familière, peuvent être accusés à leur tour d’avoir violé régulièrement les décisions de l’ONU et pratiqué un terrorisme d’Etat. On peut en particulier faire un lien entre Bush avec celui qu’il surnommait « la bête de Bagdad »
Artifice, monstruosité et politique :
L’Etat est là, selon Hobbes pour museler la bête agressive dans l’homme. Hobbes, pour métaphoriser ce pouvoir et cette puissance de l’Etat, emprunte au livre de Job dans la « Genèse » la figure d’un monstre aquatique, le Léviathan, dont il fait le titre de son ouvrage et dont il souligne l’aspect artificiel : « L’art va plus loin en imitant l’œuvre raisonnable et la plus excellente de la nature : l’homme. C’est l’art en effet qui crée ce grand LEVIATHAN appelé REPUBLIQUE ou ETAT, qui n’est autre chose qu’un homme artificiel quoique de stature et de force plus grandes que celles de l’homme naturel, pour la défense et la protection duquel il a été conçu » (Hobbes : « Léviathan » 1651). Ce Léviathan est donc produit comme Pouvoir dans ce que l’on pourrait considérer comme une sorte de sur-naturalité en opposition avec un état de nature. Pouvoir et Etat sont ici rabattus l’un sur l’autre et la légitimité de cet amalgame sera mise en doute plus loin. L’animalité du Léviathan apparaît comme celle d’un monstre, ici une sorte d’animal prothétique, puisqu’« artificiel », mais nécessaire, selon Hobbes, pour protéger l’homme naturel de ses instincts d’agression.
Derrida, dans sa lecture déconstructive, en déduit, au-delà de ce qu’écrit Hobbes, qu’en tant qu’artefact, et donc, hors du champ naturel, cette figure est historique et donc dé-constructible. Plus loin, Derrida évoque cette « prothèse gigantesque destinée à amplifier, en l’objectivant hors de l’homme naturel, le pouvoir du vivant, de l’homme vivant qu’elle protège, qu’elle sert, mais comme une machine morte, voire une machine de mort, une machine qui n’est que le masque du vivant ». Et Derrida indique alors que le système politique de Hobbes serait inconcevable sans cette « prothétatique » (à la fois zoologiste, biologiste et techno-mécaniste) de la souveraineté. Sur cette prothèse se fonde selon Hobbes le droit des hommes sur les bêtes, le droit du père sur les enfants, etc.
Une configuration hiérarchique se dessine donc : au sommet le roi, l’homme, le mari le père : au-dessous, à son service, l’esclave, la bête, la femme, l’enfant. Peut-on alors penser, en lisant Derrida lecteur de Hobbes, que la raison du plus fort serait devenue un droit selon Hobbes, et que l’artifice du Léviathan serait un moyen de justifier la force par le droit, sous la forme d’ un monstrueux artifice en quelque sorte.
Des théoriciens prolongent la pensée de Hobbes et Schmitt apparaît comme l’un de ces fils spirituels. Pour Schmitt, en effet, la souveraineté étatique est absolue ou n’est pas. Schmitt voit dans la mise à mort le sens de « l’originarité ontologique […] La vie humaine est un combat (« Kampf ») et chaque homme est un combattant (Kämpfer). » Chaque être humain, donc, selon lui, vivrait en vue de la mort ou de la mise à mort. Schmitt fonde le droit de la guerre sur une critique du pacifisme et donc sur « La raison du plus fort ». Et, en toute logique avec lui-même, il fonde le politique sur la figure de l’ennemi, à l’inverse de Derrida qui le fonde sur l’amitié.
L’humanimalité dans l’œuvre de Freud : une question en suspens
Freud, pour sa part, dans « La question de l’analyse profane » montre que l’animal dévorateur dans les contes et les fables fait référence au père et il apparaît aussi dans « Malaise dans la culture », comme un dieu prothétique, métamorphose liée à la technique et à sa maîtrise sur la nature. Voilà qui est tout proche de la pensée de Hobbes. L’image du Léviathan n’est donc pas loin, ni l’idée de la cruauté inhérente à la culture et aux machines de mort qu’elle produit.
Dans une analogie entre Etats animaux et Etats humains, Freud reconnaît une plus grande stabilité aux premiers ; mais dit-il, l’homme n’y serait pas heureux. Il se pourrait, et Freud laisse cette hypothèse en suspens, que pour l’homme, la forme prise par la libido chez l’homme originaire ait provoqué une relance des pulsions de destruction et de mort : « Chez l’homme originaire, il se peut qu’une nouvelle avancée de la libido ait attisé une rébellion renouvelée de la pulsion de destruction ». Il ajoute qu’à cette question, « il n’y a pas encore de réponse.» Le « pas encore » pourrait laisser entendre que …un jour…peut-être…
Pouvons-nous garder en nous un espoir ? Il le faut, certes, pour continuer à vivre, mais la période actuelle, dans les fumées de Fukushima et les déchaînements de violence, les combats fratricides de citoyens se soulevant les uns contre les autres, l’avidité et les exactions de souverains bestialement déchaînés ou de responsables politiques abusant de leurs privilèges, la méfiance qui fait se fermer les frontières au détriment de toute hospitalité, et la tyrannie du « divin Marché », selon l’heureuse formule du philosophe R.D.Dufour, dessine plutôt les contours d’une époque illustrant les théories de Hobbes ou de Schmitt.
L’espoir que sous-entend le « pas encore » de Freud se formule à nouveau dans les dernières lignes – que n’évoque pas Derrida – de « Malaise dans la culture » : « La question décisive pour le destin de l’espèce humaine me semble être de savoir si et dans quelle mesure son développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement ».
« Développement culturel »… « Se rendre maître »…Nous sommes proches du vocabulaire de Hobbes si ce développement culturel s’entend comme fabrique d’artifices pour maîtriser la nature ce qui mènerait à l’anéantissement. A quand et comment un renversement ?
La recrudescence de la violence pourrait-elle en être considérée comme une amorce? Nous préfèrerions des transitions plus silencieuses mais peut-être y a-t- il à l’arrière de ces déchaînements un silence qui peine à se faire entendre, lové encore dans de timides alternatives ainsi que dans la vigilance et le travail de la pensée.
Spinoza contre Hobbes
Peut-être est-il, entre autres, utile de garder à l’esprit la conception politique de Spinoza. Se démarquant de Hobbes, Spinoza énonce que, pour ce dernier, la Cité représente une sortie de l’état de nature, alors que, pour lui, elle en est la continuation. Pour Spinoza en effet, la Substance, la Nature est une et indivisible et chaque existant en est l’un des modes. Sa conception de l’Etat en découle : celui-ci n’a pas, comme pour Hobbes fonction de frein du droit naturel ; il en provient en tant que combinaison des puissances individuelles dont la puissance souveraine est la canalisation. Son ressort n’est donc pas la peur (conception de Hobbes).
Revenons donc, pour ne pas désespérer à la vision spinozienne de l’Etat, plus nuancée, plus porteuse d’espoir que celle de Hobbes et vers laquelle il serait prudent de tendre : dans le « Traité théologico-politique », il propose une conception politique en laquelle une puissance d’agir de l’Etat prolongeant celle de chacun, instituerait une démocratie réelle. C’est la vision d’un homme pour qui la joie est fondatrice, une vision qui propose une structuration de la liberté dans le cadre de lois négociées et respectées par tous : c’est un mouvement de pensée favorisant une forme non pervertie de la démocratie.
Relisons cet extrait Du chap. XX du « Traité théologico-politique » :
« Des fondements de l’Etat tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination ; (je souligne) ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’Etat est institué ; au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte (je souligne), pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’Etat n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celles de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté (je souligne)».
De cette pensée spinozienne selon laquelle l’Etat serait une résultante de « l’effort de chacun pour persévérer dans son être », l’on peut déduire que l’Etat serait une sorte de réunion négociée de ceux qui le composent. SI nous sommes l’Etat, l’image du Léviathan ne pourrait représenter que le pouvoir abusif : et il paraît donc utile de dissocier la définition de l’Etat de celle du Pouvoir, l’un n’étant pas réductible à l’autre, même dans les situations où ils se superposent obligatoirement, dans la mesure où il faut que l’Etat puisse exercer un pouvoir. Alors que l’image du Léviathan amalgame obligatoirement et arbitrairement les deux, l’Etat selon Spinoza serait une sorte de collectivité, un « nous » résultant des conflits négociés et exerçant un pouvoir mesuré.
Faut-il considérer ce point de vue comme une utopie et/ou imaginer que Spinoza reste en avance sur notre évolution ?
C’est par une telle conception de la société que passera notre progrès humain si nous voulons tendre vers le meilleur plutôt que vers le pire. Rien, pourtant, n’est assuré même si nous pensons que la crise que nous traversons appelle des changements radicaux favorisant une rationalité porteuse de valeurs éthiques et de culture au lieu de privilégier une instrumentalisation de l’humain et une hégémonie du Marché, tyrannie plus subtile que celle d’un loup ou d’un Léviathan, mais dont la perversité peu à peu se démasque à travers la souffrance sociale qu’elle inflige.
La seule voie d’accès à une telle rationalité semble bien être l’Education, aussi bien celle que l’école peut transmettre que celle que nous partageons avec d’autres, lorsque nous « pensons » et débattons. Ce n’est que dans la mesure où nous tendrions vers une société d’individus éduqués et amicaux, selon la conception derridienne du politique, que nous pourrions prétendre à être l’Etat. N. C.