par Noëlle Combet
Sous un titre wagnérien, Michel Onfray prophétise le « crépuscule d’une idole », alias Freud et, à travers lui, celui de la psychanalyse. Il le fait avec force documents et arguments plus ou moins avérés, beaucoup de hargne et de véhémence, négligeant ce qu’apporte le lien analytique à ceux qui s’y risquent : la possibilité d’un accès à ce qui, au plus intime d’eux-mêmes, les constitue et les institue dans une socialité.
On peut donc se demander s’il n’y a pas mieux à faire, dans le désastre économique et social ambiant que tirer à bout portant sur Freud et discréditer la psychanalyse, dès lors que celle-ci a la valeur d’un outil permettant de se situer et de tenir dans le contexte instable qui est le nôtre. Eh quoi ? Irait-on casser un râteau sous le prétexte que son concepteur a fait des entorses à l’ordre moral ?
Mais si, tendant l’oreille, on perçoit dans le titre mon idole plutôt qu’uneidole, alors, de la déception transpire sous la rage. N’est pas Nietzsche qui veut. A cette rage, certains, comme Elisabeth Roudinesco, ont répondu au coup par coup, à l’aide d’une documentation serrée, appréciable sans doute, mais laissant exploser une rage en miroir. Tout cela manque de sérieux et d’esprit, dans tous les sens de ce terme, qui inclut le Witz freudien, c’est-à-dire ce qui met du jeu dans les mots.
Parmi tous les articles qui ont accompagné la polémique, il en est un, celui de Marc Strauss, dont la pertinence et les nuances retiennent l’attention. Il écrit entre autres, dans Le Monde du 8 mai 2010, que ce qui s’entend dans le livre d’Onfray, comme dans les relais qu’il a trouvés autour de lui, exprime, à l’instar de ce qui se dit sur un divan, le ressentiment et la déception à l’égard de ce qu’il nomme de manière sans doute radicale « tromperie de l’amour et de la parole » ; disons, pour nuancer cette affirmation, qu’une analyse permet de réaliser ce qui, dans l’amour et la parole mais aussi dans le savoir, se révèle comme inéluctablement relatif et partiel, évidence à laquelle Onfray ne semble pas se résoudre. Tant que l’on s’illusionne, que l’on ne renonce pas à l’absolu, l’on peut s’imaginer dupé. Marc Strauss entend donc dans l’argumentation massive, percutante et parfois erronée d’Onfray une demande d’analyse « restée en souffrance ». Est-ce qu’alors, allant plus loin, on pourrait considérer l’ouvrage de ce dernier comme la forme en laquelle se coulerait son déni ?
Marc Strauss, en conclusion de son article, indique que notre solitude, « égarés que nous sommes dans un amas de mensonges », peut trouver un appui dans le champ de la pensée analytique ; et il élargit ce champ en ne le limitant pas à ce que Freud et Lacan lui ont apporté puisqu’il évoque in finele dernier livre paru en français de Imre Kertész, L’Holocauste comme culture.
C’est donc à un écrivain, prix Nobel de littérature, qu’il laisse le dernier mot. « Un Freud, un Lacan, un Kertész » écrit-il, indiquant finement par l’emploi de l’article indéfini que, devenus en quelque sorte noms communs, chacun de ces auteurs ne fait rien d’autre qu’initier une ouverture. Ils ouvrent en effet des voies contemporaines à ce que la tragédie antique énonçait déjà : il y a en chaque être humain une opacité à soi-même. Opacité fondamentale qui le constitue bien plus qu’il ne l’imagine, comme individu social. Cette opacité, avec la psychanalyse, a été conceptualisée par Freud comme « inconscient ». Fiction théorique efficace, cet inconscient peut être postulé aussi bien dans le champ de la psychanalyse que de l’anthropologie, de la sémiologie, de la politique pour ne nommer que ceux-là avec une place sans doute prépondérante dans la littérature avec laquelle la psychanalyse a bien des affinités, en particulier celle de la parole analytique et de l’écriture.
Et ce n’est donc pas pour rien que Marc Strauss consacre ses dernières lignes à un auteur qui fait le lien entre l’un des plus gros désastres du xxème siècle et la culture, mettant en jeu son expérience, sa pensée et son écriture pour poser la question de ce « malaise » dont Freud en son temps et dans ses termes nous avait déjà prévenus. Ce « malaise », la psychanalyse a les moyens de le faire entendre dès lors qu’elle ne s’assourdit pas dans ses chapelles. Approcher la réalité profonde et glauque de nos détresses personnelles et collectives représenterait peut-être un pas en direction d’un progrès d’humanité. C’est à tenter. N. C.
J’ai pris le risque de dire qu’Auschwitz et l’Holocauste faisaient totalement partie de notre culture, au même titre que notre langue, notre musique, notre littérature. Imre Kertész