L’Adolescent, la Clinique et son sexe

par Hervé Bentata[1]

Quelles peuvent bien être les manifestations cliniques de « l’éveil du printemps » chez les adolescents? Et sont-elles les mêmes d’un sexe à l’autre, et d’hier à aujourd’hui ? De fait, si je me propose ici de reprendre ce qu’il peut en être du symptôme d’un adolescent selon son sexe, c’est que chaque clinicien peut constater à l’évidence au fil de sa pratique que la clinique de l’adolescent est sexuée, à savoir qu’elle apparaît avec des symptômes différents selon son sexe. Ainsi voit-on bien plus souvent de l’anorexie et des tentatives de suicide chez les filles alors que les difficultés scolaires et les actes violents transgressifs s’avèrent plus fréquents chez les garçons.

Mais à quoi tiennent de telles différences statistiques? Sont-elles liées à la génétique, à la différence de l’appariement des chromosomes sexuels selon les sexes, XX pour la fille, XY pour le garçon? Ou bien est-ce l’effet de la différence de structure psychique selon le sexe? Ce travail ira encore plus loin en essayant de démontrer que bien souvent la différence dans la symptomatologie de l’adolescence dépend de la position psychique que tient chaque adolescent dans sa sexuation, position que Lacan a permis de repérer grâce aux « formules de la sexuation[2]. »

Pour ce qui est de la fréquence de l’anorexie et des tentatives de suicide chez les filles, on peut certes y voir l’effet du sentiment d’incomplétude, des difficultés narcissiques en lien avec l’hystérie qui est plus fréquente dans le sexe féminin.  Mais à quoi pourrait tenir cet excès de difficultés scolaires et de troubles du comportement rencontrés chez les garçons? A cette question, il faut d’abord rajouter le fait d’évolutions récentes qui montrent, concernant la violence, qu’elle se partage mieux de nos jours entre garçons et filles et que, sur ce plan, les filles ont tendance à rattraper les garçons!

Concernant l’échec dans le maniement de la lettre et du chiffre, il m’est apparu à l’expérience clinique qu’il survenait volontiers en lien avec la référence au père. C’est ainsi que pour accéder à un dire qui ne soit pas une question, un dire qui affirme et attribue un sens, il vaut mieux pouvoir prendre appui sur un père qui ne soit pas trop vacillant ou absent; car ce père qui vaille vous permet d’accéder à l’instance phallique qui ordonne le désir et permet ainsi l’accès au sens.

Or cet accès privilégié au phallus, qui règlerait ainsi tout le mode de jouissance d’un sujet en le référent exclusivement à l’instance phallique, est justement celui que Lacan désigne dans ses formules de la sexuation comme étant celui du côté « homme » (« tout x, Φ x »: tous les sujets sont régis par l’instance phallique, sans exception). Voici donc qu’apparaît ici une première incidence possible des formules de la sexuation dans la forme du symptôme adolescent. Car c’est du côté imaginarisé « femme » qu’est située une jouissance qui n’est pas médiatisée par le truchement du phallus, une jouissance « autre » donc que celle d’organe et à laquelle les femmes auraient plus volontiers accès.

Alors, cette position dans la sexuation intervient-elle dans la violence adolescente et les actes transgressifs? C’est certainement le cas mais peut-être  de façon encore plus complexe concernant la position du père. En effet, il apparaît que toute une part des difficultés des adolescents garçons tient en fait à la question dite du « père humilié ». Cette question a été développée par Lacan à partir de la trilogie de Claudel, dans « le mythe individuel du névrosé[3]» et son séminaire « Le transfert[4]». De fait, cette défaillance imaginaire de la figure glorieuse du père, son ravalement par la société actuelle me paraît par exemple avoir fonctionné comme cause dans les révoltes récentes (2005) de certains jeunes de banlieue et dans leur malaise existentiel violent. En fait et encore plus précisément, il semble que ces ados paraissaient embarrassés par l’idée qu’ils avaient du masculin et en tout cas par la figure d’un père humilié, qui ne leur permettait pas de faire face à leur part de féminin.

En tout cas, du côté des garçons, cette part féminine les embarrasse parfois jusqu’à en mourir, certains adolescents souhaitant suturer cette béance. C’est ce destin tragique que je voudrais maintenant plus particulièrement développer à partir de la célèbre pièce de Franck Wedekind, l’Eveil du Printemps.


L’Eveil du printemps

Frank Wedekind, le grand dramaturge expressionniste allemand, auteur de Lulu et contemporain de Freud, écrit en 1890 une tragédie enfantine intitulée « L’éveil du printemps ». Cette courte pièce reprend la peinture d’un ordre bourgeois et de tabous sexuels qui renforcent la difficulté en soi d’être adolescent. Cette anticipation sur le plan littéraire de thèmes de l’œuvre freudienne ne pouvait qu’intéresser Freud qui en fit un commentaire en 1907 dans le cadre de la Société psychologique du Mercredi. Enfin à l’occasion de la publication de la pièce en 1974 chez Gallimard[5], Jacques Lacan lui-même en signa une préface.

Trois personnages essentiels animent le devant de la scène. Il s’agit des deux copains Melchior et Moritz ainsi qu’une de leurs amies, Wendla. Les deux garçons s’interrogent et conversent sur les problèmes de la vie, la sexualité, la naissance des enfants et les rapports entre les sexes. Moritz est en proie à des inquiétudes concernant l’éveil de sa sexualité. Wendla est, elle aussi, touchée par l’éveil du printemps et suit surtout son cœur et le désir qu’elle éprouve pour Melchior, le recherchant et se livrant à lui dans une attente ouvertement masochiste. Moritz, recalé à son passage en classe supérieure n’arrive pas à saisir la chance de la vie et de la joie sexuelle qu’il rencontre en la personne d’Ilse.

Le drame se noue alors avec le suicide de Moritz qui se tue d’un coup de pistolet, avec la condamnation de Melchior pour ses méfaits et la mort de Wendla des suites de manœuvres abortives ordonnées par sa mère. A la fin de la pièce, Melchior qui s’est échappé de la maison de correction cherche la tombe de Wendla dans un cimetière; apparaît Moritz, lui aussi mort, la tête sous le bras. Il essaie d’entraîner son ami tourmenté dans l’insouciance et le détachement de la mort. Melchior hésite et apparaît alors l’homme masqué qui lui propose de se confier à lui, et lui promet l’accès aux jouissances de la vie:

« Je te conduirai parmi les hommes. Je te donnerai d’élargir ton horizon fabuleusement. Je ferai de toi le familier sans exception de toutes les choses intéressantes… »

Puis Moritz demande à l’homme masqué pourquoi il n’est pas intervenu pour lui :

« Ne vous souvient-il donc pas de moi ? » répond ce dernier. « Alors vraiment, même au dernier moment, vous étiez encore entre la mort et la vie. »


Mais, que savons-nous de Moritz, de sa position de sujet, de ses craintes et de ses rêves?

Moritz manifeste d’abord ses inquiétudes concernant l’éveil de sa sexualité. Ainsi, il interroge son ami sur les « excitations mâles » qui le poussent à ne plus passer la nuit que dans un hamac. Puis il lui livre un rêve masturbatoire qui a généré une angoisse de mort chez lui et le sentiment de souffrir d’un mal intérieur incurable; c’est « un rêve très court… » dit-il, des jambes en bas bleu ciel, qui montaient sur un pupitre… elles voulaient l’ « enjamber ». « Je les ai vues très furtivement ». Corrélativement à ces rêveries érotiques qui situent d’ailleurs la scène érotique à l’école, et peut-être en relation avec elles, Moritz se retrouve en échec scolaire. Il attend un résultat d’examen avec angoisse, car c’est de ce résultat que dépend son passage et son maintien à l’école.

Plus tard, Moritz raconte une histoire qu’il tient de sa grand’mère, l’histoire de « la reine sans tête ». Cette reine est vaincue par un Roi à deux têtes qui souffre du combat incessant de ses deux têtes. Son magicien implante alors la plus petite des deux sur la Reine, ce qui leur permit de se marier et de vivre dans le bonheur. Depuis cette histoire poursuit Moritz, « quand je vois une jolie fille, je la vois sans tête – et alors moi-même, tout à coup, je me fais l’effet d’être une reine sans tête… »

Au fil de la pièce, on apprend que Moritz qui est dans une situation familiale particulière, est en proie au drame de ne pas répondre à l’attente de ses parents de bien réussir à l’école. Il apparaît dans une dette à leur égard, dette insolvable qu’on comprendra mieux par la suite en apprenant que c’est un « bâtard » reconnu et élevé par son père. Or, c’est quand il est recalé à son passage en classe supérieure, qu’il se suicide d’un coup de pistolet. Il semble alors que sa défaillance scolaire vienne faire répétition avec les failles de nomination et de reconnaissance de son statut familial.


Commentaire

Voici donc une pièce de théâtre très clinique qui met en scène l’accès à la vie adulte et la sexualité essentiellement de trois adolescents, et ce à partir des linéaments particuliers de leur histoire familiale. Et, comme le souligne Lacan, cet Eveil du printemps est: « remarquable d’être mis en scène comme tel: soit pour démontrer ne pas être pour tous satisfaisant, jusqu’à avouer que si ça rate, c’est pour chacun. » Cette pièce est donc pour lui l’illustration de son aphorisme « il n’y a pas de rapport sexuel[6]», où chacun, d’être parlant, ne rencontre jamais dans son désir que son fantasme.

De même, nous dit-il, par le fantasme de la réalité ordinaire se glisse dans le langage ce qu’il véhicule : l’idée de « tout » à quoi pourtant fait objection la moindre rencontre du réel. Ce que Lacan vient nous pointer là, c’est me semble-t-il, que pour tout un chacun, ou au moins pour le sujet névrosé, le monde dans lequel il vit est unifié par son fantasme en un « tout » apparemment cohérent. Et que la consistance de ce « tout » est démasquée par la rencontre du Réel. Et c’est à partir de là qu’on peut comprendre la suite de son commentaire de la pièce quand il nous dit-il que :
« Moritz, à s’en excepter, s’exclut dans l’au-delà… » 
et il poursuit: « C’est au royaume des morts que ‘les non-dupes errent. ».

Il me semble qu’il y a là en peu de mots et de façon fulgurante, comme souvent chez Lacan, une réponse structurale à notre question de savoir si la clinique est sexuée. Mais comment déplier, pas à pas, les références intriquées au cœur de cette citation de Lacan? Il est d’abord question de la position d’exception dans laquelle se met Moritz par rapport à ce « tout » de la réalité commune. Or ce « tout » répond aussi à l’une des équations de la sexuation, celle côté « homme » dont du coup il semble s’excepter aussi; à savoir : « Tout x, Φ x. ».

Ainsi viennent se rapprocher deux positions d’exception, la position féminine d’abord (« Pas tout x, Φ x ») et puis la position du sujet psychotique caractérisée pour Lacan par le rejet d’un signifiant majeur à savoir le Nom-du-Père; on parle de forclusion du Nom-du-Père. Ainsi le sujet psychotique qui n’est plus organisé par ce signifiant majeur va errer, dans une difficulté à attribuer un sens au monde, une cohérence qui puisse faire « tout ». D’ailleurs, d’un point de vue clinique, ce voisinage de la psychose et de la féminité qu’on a ainsi désigné comme « pousse-à-la-femme » se retrouve dans le vécu féminisant de maints sujets psychotiques, comme dans le célèbre cas du Président Schreber[7] qui se sentait devenir la femme du Dieu. Mais, ce qui paraît tout à fait nouveau dans ce commentaire de Lacan, c’est l’intervention d’un troisième terme lié aux précédents, à savoir « le royaume des morts ».

Pour le dire autrement, il apparaît ainsi que ce passage qu’est l’adolescence mobilise la structure par le point d’appui qu’il faut pouvoir y prendre sur le Nom-du-Père ; et du coup sa clinique renvoie des questions voire des symptômes autour de la psychose, de la mort et du féminin. C’est bien ce que met en scène la pièce de Wedekind dont l’auteur en a l’intuition selon le propos de Freud dans la Gradiva où il nous dit : « Les poètes et les romanciers sont des précieux alliés, et leur témoignage doit être estimé très haut, car ils connaissent, entre ciel et terre, bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver[8] ».

Pour ce qui concerne le troisième terme évoqué par Lacan : « le royaume des morts », il apparaît que cette position d’exception qui peut caractériser certains adolescents constitue aussi une ouverture possible vers la mort réelle. Et ce terme de « royaume des morts » vient donner en outre une dimension fantomatique, d’âme errante, qui  erre car elle a perdu son point d’ancrage.


Mais passons maintenant, après avoir déplié la question en général, à un commentaire sur le destin dramatique de Moritz. Voici donc un adolescent pris dans ses rêveries, ses obsessions sexuelles et dont nous dirions, – c’est la mode aujourd’hui, qu’il présente un état dépressif dont témoigne son passage à l’acte suicidaire. Il se trouve en outre en situation d’échec scolaire et d’un redoublement qui, de lui être insupportable, sera fatal. Or, à défaut de pouvoir déjà affirmer que ses difficultés psychiques sont liés à sa position dans la sexualité, en tout cas pouvons nous dire qu’il y a du sexe dans sa clinique, jusqu’à l’obsession comme pour la plupart des adolescents pour lesquels l’irruption de bouts de chair féminine, sein, mollet ou autres parties féminines, paraît bien une constante de leurs rêves, le plus souvent dans une dimension masturbatoire.

Pour Freud, dans le fragment du rêve « où le garçon voit des jambes habillées de collants marcher sur le pupitre, on ne doit pas oublier, nous dit-il, que l’école est faite à ses yeux, au moins en partie, pour le tenir éloigné de l’activité sexuelle. »  Et en même temps, le mouvement de battement des jambes au collant bleu n’est-il pas susceptible de nous orienter aussi vers une représentation métaphorique du coït, suivant une interprétation similaire à celle donnée par Freud  au V des battements d’ailes du papillon, dans l’analyse de l’homme aux loups[9]? Nous pouvons encore noter que ces jambes sont un objet détaché du corps, une découpe du corps, comme peut l’être par exemple un sein. A ce titre, ils ont une dimension libidinale, d’objet qui centre le désir, d’objet a selon la dénomination que lui donne Lacan.

De telles découpes du corps apparaissent encore plus loin dans la pièce quand Moritz évoque la Reine sans tête. Ainsi, toujours pour Freud, le suicide de Moritz répond à son fantasme de la Reine sans tête et tient à ce que « la femme fantasmée sans tête se trouve … anonyme ; Moritz est si l’on peut dire encore trop timide pour aimer une femme bien précise. » poursuit-il… « Enfin, quelqu’un « qui n’a pas sa tête » est dans l’incapacité d’étudier, et c’est précisément cette incapacité qui torture Moritz. »

Ainsi dans cette première approche, Moritz apparaît comme incapable d’aimer une femme bien précise, une vraie femme en chair et en os et pas seulement en image, une femme dont il faut affronter non seulement le sexe, mais aussi la tête, le visage, bref l’identité.

C’est d’ailleurs dans ce sens que les indications de Lacan semblent aller. D’une certaine façon, Moritz recule au franchissement vers une sexualité adulte. Ainsi, en chemin vers son suicide, il rencontre la jeune Ilse et ne peut répondre à ses avances. A l’inverse, l’on sait le nombre non négligeable d’adolescents qui décompensent d’une manière psychotique, qui « s’éclatent », après un premier coït. C’est certainement que cette expérience du coït nécessite, pour les êtres parlants qui se trouvent dans une situation de « pas tout » par rapport au phallus, situation d’exception caractérisant la position féminine, que cette position d’exception ne se redouble pas d’un trou signifiant autour d’un signifiant majeur tel le Nom-du-père.

Or c’est fondamentalement dans ce redoublement d’un point de défaillance psychotique et d’une position sexuée féminine que paraît se retrouver Moritz. L’élément clinique le plus évident en est son identification à la Reine sans tête dont il nous fait part. Cette identification, raison aussi de son « incapacité scolaire » lui ouvre un accès à une jouissance autre, non médiatisée par l’organe, que ce soit la tête ou le phallus.

Finalement, c’est sur ce point fondamental du père, particulièrement du père symbolique, que Lacan fait tourner toute la pièce. Pour lui, l’Homme Masqué constitue une figuration de ce père symbolique. « J’y lis pour moi, nous dit-il,… que parmi les Noms-du-Père, il y a celui de l’Homme masqué. » Et celui des garçons qui a l’appui de ce Nom-du-Père, à savoir Melchior, s’en sort et peut vivre sa vie.  C’est dire aussi que la sexualité dans sa dimension « génitale » n’apparaît pas accessible à tous. Dans le cimetière où Moritz cherche à l’entrainer vers la mort, l’Homme masqué comme un ange gardien vient l’en détourner et lui promettre la vie. A l’inverse, quand Moritz demande à l’Homme Masqué pourquoi il ne l’a pas secouru lui aussi, il lui est répondu qu’il était là, mais que le garçon ne l’a pas reconnu…


En conclusion, le génie littéraire de Frank Wedekind ainsi que les précieuses indications de Lacan nous permettent de préciser comment la clinique des adolescents peut dépendre de leur mode d’engagement dans la sexualité, notamment quand une faille narcissique vient à être redoublée par une position féminine dans les formules de la sexuation que définit Lacan. Or ce redoublement, que je voudrais nommer « théorème de Moritz », amène tout à la fois une configuration clinique et structurale inédites, des lumières sur la mélancolie et ses tourments suicidaires et enfin la raison du pourquoi l’accès à la mort dans la psychose peut être si violent et immédiat; il nous donne la raison des raptus suicidaires.

Ainsi à la fin de cet exposé se fait jour un sentiment contradictoire, celui à la fois d’une sorte d’exercice de style à partir d’une pièce de théâtre désuète et hors réalité et en même temps le sentiment d’une extraordinaire conjonction de l’intuition de Wedekind et du commentaire de Lacan, qui fait vraiment avancer notre clinique; il s’agit de ces cas de redoublement d’une faille psychotique avec une position sexuée féminine, qui ouvrent comme le dit Lacan sur le « royaume des morts ». Or, à y bien réfléchir, cela peut recouvrir des situations somme toute assez fréquentes, ne serait-ce qu’à penser à ces suicides d’adolescents pour une mauvaise note, suicides par exemple par défenestration qui sont si fortement médiatisés. Ils acquièrent ainsi, avec ce théorème de Moritz, une véridicité clinique.

H.B.

 

[1] Psychanalyste, Paris; email: hbentata@free.fr

[2] J. Lacan, « l’Étourdit », in: « Autres écrits », p. 449 à 495, Seuil, Paris 2001;
voir aussi : M. Darmon, http://www.freud-lacan.com/articles/article.php?url_article=mdarmon300792

[3] Jacques Lacan, Le Mythe individuel du névrosé ou poésie et vérité dans la névrose (1953) version transcrite par J. A. Miller dans la revue Ornicar ? n° 17-18, Seuil, 1978, pages 290-307

[4] Jacques Lacan, Le transfert, Séminaire Livre VIII, 1960-61. Éditions du Seuil, 2ième édition corrigée, 2001.

[5] Frank Wedekind, L’éveil du printemps. Tragédie enfantine, trad. F. Regnault, préface J. Lacan, Gallimard, 2005

[6] Jacques Lacan, L’Etourdit, Scilicet, Seuil, Paris, 1973

[7] S. Freud, Cinq psychanalyses, PUF, 2008.

[8] S Freud, Délire et rêve dans la Gradiva de Jensen, p239

 

[9] S. Freud, L’Homme aux loups : d’une histoire de névrose infantile, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2010

La psychose aux temps bibliques

par Hervé Bentata

Avec la médicalisation de la folie, les fous d’antan sont devenus des patients psychotiques dont la psychiatrie classique a développé une sémiologie très fine. Mais la psychiatrie moderne, celle du DSM IV, tend à pulvériser ces catégorisations structurales en évacuant le sujet et en faisant du fou d’abord le porteur d’un trouble. Si bien qu’on se prend parfois à regretter cette belle psychiatrie française d’antan; si bien même qu’au-delà, j’en suis venu à m’interroger sur les fous d’antan et sur tous ces hommes inspirés des temps bibliques qui sont à la source de notre civilisation. Et cette interrogation sur la psychose aux temps bibliques, c’est de fait aussi une façon de déplacer la question de la psychose, du champ de la psychiatrie classique au champ mystique et mythique, au temps de sa genèse.

Mais pourquoi s’interroger en ce moment? Il me semble que c’est la conséquence d’une rupture épistémologique entre psychiatrie et psychanalyse qui s’est actualisée pour moi dans le discours d’Antony. Les écoles de psychiatrie avaient réussi à faire rentrer la folie dans le giron de la médecine. Et jusqu’à ce jour, les psychiatres de formation analytique se nomment pour la plupart, « psychiatre psychanalyste », dans un accommodement rendu possible par la part prise par Freud dans la clinique psychiatrique. C’est ainsi que tout un temps, il a paru possible de rassembler psychiatrie et psychanalyse sous une même identité, simplement en marquant des petites différences entre les uns et les autres: d’aucuns se disent psychiatre psychanalyste avec un trait d’union, d’autres encore en usant de la virgule comme séparateur. D’autres enfin se disent « psychiatre et psychanalyste »; et peut-être ont-ils ainsi ouvert la voie à un provocateur qui se désigne comme « psychiatre ou psychanalyste ». Mais, ne s’agit-il que de provocation ou bien une telle désignation rend-elle compte de la rupture qui s’est produite entre la psychiatrie passée et la présente? Est-ce à dire qu’aujourd’hui, on ne peut plus conduire une cure psychanalytique qu’à la condition d’avoir laissé choir les oripeaux du psychiatre?

Alors, si cette alliance de la psychiatrie et de la psychanalyse, de nos jours, n’est plus possible que sous la forme d’un « ou », du fait de la pression sociale qui met au premier plan pour le psychiatre la fonction de protection de la société devant sa fonction de médecin, du fait de l’évolution sociale qui pulvérise notre psychiatrie classique et la psychose freudienne en Troubles divers et variés, ne serait-il pas intéressant de remettre en perspective la genèse de ce concept de psychose?

C’est ce que je me propose d’évoquer ci-après, à savoir la psychose véritablement « antan », au temps de la Genèse, dans les premiers temps, aux temps bibliques. Ce qui m’intéresse là, c’est que cette folie, cette psychose si fortement présente dans la Bible dans sa forme mystique a soutenu le développement si riche de la culture occidentale, redonnant ainsi ses lettres de noblesse à la folie. Je m’intéresserai dans un second temps au phénomène psychotique chez de grands penseurs, de surcroît scientifiques et dont l’œuvre paraît avoir été totalement attachée à leur folie, montrant ainsi les racines indissociables de la folie, de la science et de la raison. Ce sera dire aussi les multiples visages de la psychose dont chaque époque ne paraît que saisir une face particulière.

 

Sémiologie de l’expérience prophétique,
de l’envoyé de Dieu

Pour qui a parcouru la Bible, ancien et nouveau testament compris, et qui par ailleurs a une formation de psychiatre, la constatation s’impose qu’il s’y retrouve de nombreux phénomènes sensoriels et cognitifs, accompagnés par les mêmes affects que ce qui se décrit comme étant au cœur de l’expérience de la psychose, au moins au cœur de l’expérience psychotique primaire. Et la réaction des personnages de la Bible est ainsi souvent exactement celle que  nous racontent de jeunes patients psychotiques quand ils sont saisis pour la première fois par une telle expérience.

Ainsi, pour bien des personnages de la Bible, la première réaction est l’incrédulité devant cet appel de l’Autre. Et leur première question est bien « mais pourquoi est-ce moi qui suis chargé d’une telle mission ». Souvent, et je crois que c’est le cas pour Abram, le texte insiste sur le fait que la première interpellation de la Voix de Dieu survient à un moment tout à fait calme, sans contexte particulier. C’est me semble-t-il aussi souvent le cas pour certains jeunes psychotiques; ils s’adonnent calmement à une tâche et soudain, sans crier gare, les voix éclatent. La surprise, la tentative d’échapper à la voix qui vient faire intrusion, en fuyant, c’est par exemple l’expérience de Caïn après le meurtre de son frère. Je crois qu’il se cache et demande « qui me parle? » en réponse à la voix de Dieu.

D’autre part, la Bible rapporte aussi beaucoup d’épisodes qui pour un psychiatre classique rentre dans ce qui se nomme le syndrome d’influence, voire l’automatisme mental. Les possessions, les actes forcés, les contraintes de ne plus bouger ou de se prosterner, les discours imposés dans des langues inconnues du sujet, voilà bien des phénomènes qui sont vécus par les prophètes à leur corps défendant, et parfois dans une forte angoisse.

Quant au phénomène élémentaire qui fait le socle de la psychose, l’hallucination, il ne fait pas non plus défaut dans de multiples scènes de la Bible. Ainsi plusieurs patients m’ont décrit le début de leur expérience hallucinatoire un peu de la façon dont par exemple la Bible relate la descente de Moise du Mont Sinaï au moment du Veau d’or, avant que n’éclate le son du schofar, la voix de Dieu. Ainsi retrouve-t-on en commun l’aspect confus des sons, une sorte de brouhaha, des mélanges de perceptions visuelles et auditives, avant que la voix n’éclate distinctement. De même, on ne compte plus dans la Bible les songes inspirés et les visions au cours desquels l’Au-delà communique avec le rêveur; ces dernières surviennent au cours de la nuit, le plus souvent, mais aussi en plein jour et en pleine conscience.

Voici à titre d’exemple quelques extraits de la première vision d’Ezéchiel:

« 1. C’était dans la trentième année, le cinquième jour du quatrième mois; tandis que je me trouvais avec les exilés près du fleuve de Kebar, le ciel s’ouvrit et je vis des apparitions divines… A cette vue je tombai sur ma face et j’entendis une voix qui parlait:

2. Elle me dit: ‘fils de l’homme, dresse-toi sur tes pieds… Et un esprit vint en moi… et me dressa debout sur mes pieds, et j’entendis celui qui s’entretenait avec moi »….« Et toi fils de l’homme, écoute ce que je vais te dire: ‘ Ne sois pas rebelle comme la maison de rébellion; ouvre la bouche et mange ce que je vais te donner.’ Je regardai, et voici qu’une main se tendait vers moi et dans cette main il y avait un rouleau de livre…

3. Il me dit: fils de l’homme, mange ce rouleau et va parler à la maison d’Israël. J’ouvris la bouche, et il me fit manger ce rouleau. »

Un peu plus tard:

« 8. …j’étais assis dans ma maison… quand s’abaissa là sur moi la main du Seigneur. Et je vis soudain une forme qui avait comme l’apparence d’un feu; depuis ce qui semblait ses reins jusqu’en bas, c’était du feu, et depuis ses reins jusqu’en haut, cela apparaissait comme une splendeur… Et elle étendit une sorte de main et me saisit par les tresses de ma tête et un souffle m’emporta entre terre et ciel et m’amena à Jérusalem dans des visions divines… »

Au terme de ce bref périple, il apparaît ainsi se confirmer que bien des phénomènes retrouvés habituellement dans la psychose se retrouvent décrits tout au long du récit biblique. Et il y a un pas certainement, un pas à ne pas franchir, qui ferait des prophètes des illuminés, des fous et des psychotiques. Pas plus d’ailleurs que n’est envisageable de transformer en devin et prophète, les délirants mystiques que nous côtoyons en psychiatrie.

Alors, à quoi bon aplatir ainsi la Bible par une telle lecture de phénomènes psychotiques? Il s’agit en fait de montrer la généralité de tels phénomènes, ainsi que leur face positive, civilisatrice. Les prophètes de la Bible nous tirent hors du champ de la maladie, du défaut mental. Ils nous montrent les autres sujets psychotiques, ceux que nous ne voyons pas dans nos cabinets, ni dans les hôpitaux psychiatriques, ceux qui règnent, ceux qui font œuvre. Voilà donc des hommes qui ont des visions et qui sont au fondement de notre civilisation.

Aussi sommes nous en droit de nous demander pour combien cette prédominance du processus primaire, de la métonymie sur la métaphore ont été, et peut-être sont encore au cœur des progrès essentiels de notre culture, ainsi qu’au cœur de la religion, de la littérature et des arts en général.

 

Les Rêves de Descartes, la Vision de Pascal.

Certes, se dit-on, si le sujet psychotique contribue pour une part  non négligeable à la culture, certainement les failles de sa raison ne doivent pas lui permettre de contribuer aux progrès de la science. Il semble cependant qu’on retrouve dans la vie de bien des grands savants des épisodes dont la dimension de folie sera déterminante pour le reste de leur vie et de leur œuvre. Certes, il ne s’agit pas forcément de phénomènes psychotiques à proprement parler. En tout cas le processus primaire y est au premier plan; et, au-delà du rêve, il prend la forme d’un songe, d’une vision, d’une expérience mystique avec rencontre du Grand Autre…

C’est ainsi le cas de René Descartes dont l’œuvre philosophique, mathématique et physique laisse bien voir l’ampleur de la rationalité. Or, il se trouve que l’inspiration de sa philosophie lui vint lors d’une nuit de folie, exactement le 10 novembre 1619, nuit au cours de laquelle il fit des rêves déterminants pour le reste de sa vie. Cette nuit-là, « s’étant couché tout rempli de son enthousiasme, et tout occupé de la pensée d’avoir trouvé ce jour là les fondemens de la science admirable, il eut trois songes consécutifs en une seule nuit, qu’il s’imagina ne pouvoir être venus que d’en haut,… »[1]. Descartes fut ainsi poursuivi par des fantômes et des vents infernaux qui le précipitaient vers une chute terrifiante. Dans un second rêve, Il fut épouvanté par des coups de tonnerre accompagnés de la vision d’étincelles très brillantes dans sa chambre, comme autant de feux follets. La foudre dont il entendit l’éclat, était le signal pour lui que l’esprit de vérité descendait sur lui pour le posséder.

Survint alors le troisième rêve qu’il interpréta lui-même en dormant disant que ce rêve lui indiquait « quelle voie suivre dans la vie », à savoir qu’il devait quitter sa condition de soldat et reprendre l’étude des sciences, sans oublier les poètes. Descartes se sortit de cette nuit infernale avec le voeu de faire un pèlerinage à Notre Dame de Lorette en Italie mais surtout avec le germe de son Discours de la Méthode, publié dix huit ans plus tard en 1637, « pour se diriger dans la vie pas à pas, en se gardant bien de tomber », référence ainsi directe à [2]l’épouvante qu’il avait vécu dans son rêve où le vent  le pliait vers l’abîme.

 

Une aventure somme toute assez similaire quoique peut-être encore plus radicale arriva à Blaise Pascal, philosophe célèbre pour ses Pensées, mais dont on connaît moins l’acuité et la fécondité de la pensée mathématique et géométrique. Cette expérience retranscrite par Pascal lui-même semble faire suite, mais cela est contesté, à ce qui a été décrit comme « l’Accident du Pont de Neuilly ». En effet, de façon non confirmée, Pascal fut victime d’un grave accident de carrosse sur le Pont de Neuilly, accident dont il réchappa miraculeusement se retrouvant avec l’abîme en à-pic à sa  gauche. Certains font remonter à ce choc la peur de Pascal de l’abîme disant que: « ce grand esprit croyait toujours voir un abîme à son côté gauche, et y faisait mettre une chaise pour se rassurer ».

Environ un mois après cet accident, survient pour Pascal une expérience mystique extrêmement violente où il va rencontrer Dieu. L’événement provoqua la conversion religieuse de Pascal qui mena une vie plus retirée. Selon Barbeau de la Bruyère,  il « lui ôta cet amour vain des sciences auquel il était revenu ». Le Dr Lelut, médecin chef à la Salpétrière tentera le premier une lecture dans le champ de la pathologie mentale de la vision de Pascal et cela dans une communication de 1884 intitulée: « L’Amulette de Pascal, pour servir à l’histoire des hallucinations ». Le terme d’amulette fait référence au fait que Pascal rédigea un récit de son expérience, et qu’il le cousit dans son vêtement de façon à le porter contre lui en permanence comme souvenir tangible de sa rencontre avec Dieu.

Nous sommes ainsi précisément  le 23 novembre 1654, entre dix heures et demi et minuit et demie, et Pascal a alors une intense vision religieuse qu’il écrit immédiatement pour lui-même en une note brève, appelé le Mémorial en littérature, commençant par :

« Feu.

Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,

 pas des philosophes ni des savants.

Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix… »

et qu’il conclut par une citation du Psaume 119,16 :

« Je n’oublierai pas ces mots. Amen. »

Ce document qu’un serviteur a découvert par hasard après sa mort était soigneusement cousu dans le manteau de Pascal qui le transférait toujours en changeant de vêtement.

 

Ainsi voit-on combien de grands hommes de science, à l’esprit de raison, peuvent traverser des épisodes de déliaison psychiques. Ces épisodes qui révèlent le fond d’une personnalité fragile voire une structure psychotique marquent souvent de façon durable la vie et l’œuvre de ces sujets.  Or cette prédominance possible du processus primaire dans le fonctionnement psychique n’apparaît pas comme l’apanage des hommes de sciences; elle semble aussi concerner beaucoup parmi les plus grands hommes de lettres, les artistes, sans parler des grands hommes politiques…

Or une telle vision de la psychose comme possiblement productrice de réussite sociale et génératrice  d’une œuvre, bref une vision « panoramique » de la psychose; la vision d’une psychose hors des murs de l’hôpital psychiatrique, hors de sa dimension de déchéance sociale et de l’aspect déficitaire inscrit dans la schizophrénie permet de poser un autre regard sur la folie. Elle a ainsi son génie souvent créateur et civilisateur et peut-être que sans lui notre monde brillerait moins par les œuvres de la religion, les cathédrales, l’art… Peut-être devons nous aussi au sujet psychotique bien des découvertes et des progrès scientifiques….

Une telle idée de la psychose ne peut que rappeler au psychanalyste qu’elle en a à nous apprendre  et qu’elle mérite qu’on s’en fasse l’écoutant, le secrétaire de l’aliéné disait Lacan. Cette tâche inclut les moments de décompensation, de souffrance pendant lesquels ils nous viennent bien sûr plus volontiers comme les névrosés d’ailleurs.
En conclusion, je proposerais de rassembler ce parcours autour de quatre points :

– Les phénomènes de la psychose ont pris bien des masques suivant les temps et les discours dans lesquels ils ont été captés.

– Malheureusement le discours psychiatrique actuel tend à refaire du psychotique un déchet, d’ailleurs volontiers dangereux, à exclure définitivement de la société. A ce propos, il me semble qu’on sous-estime les effets ravageurs du discours d’Antony sur les schizophrènes dangereux et la nuit sécuritaire qu’il annonce. Le psychiatre est inexorablement pris dans le discours de la maladie, d’un savoir sur la dangerosité, dans un discours d’expert. Et sa place dans la société, particulièrement pour les psychiatres d’institution, lui impose et enjoint de défendre  la société avant d’écouter un sujet. Or, il me semble que le psychanalyste, s’il laisse là ses oripeaux de psychiatre, a la chance de pouvoir échapper à cette défectologie qui s’annonce.

– De ce fait, une rupture semble se consommer définitivement entre la psychiatrie et la psychanalyse, rupture qui ne s’était pas faite jusqu’à présent du fait de l’engagement de Freud puis de Lacan dans la clinique psychiatrique. Ainsi serions-nous donc irrémédiablement dans le « psychiatre » ou « psychanalyste ». Cette rupture encouragera peut-être plus d’analystes à prendre des psychotiques en cure, du moins à les écouter avec leurs oreilles d’analystes, et non suivant les canons destructeurs de la psychose mode DSM IV.

– Le fou,  bien souvent ce passionné de Dieu, quand il est sorti du discours médical et même de la psychiatrie classique, laisse souvent apercevoir richesse et créativité derrière sa souffrance. J’ai même soutenu, avec un brin de provocation, que sans lui bien des trésors de notre civilisation n’existeraient pas…

Je terminerai par cet aphorisme qui mélange tout, psychiatrie, psychanalyse et mysticisme:

Les psychotiques sont des envoyés de Dieu pour faire progresser le monde; ceux qui sont dans les « HP » sont ceux qui défaillent dans leur tâche…  A nous de les y aider? 

Hervé Bentata est psychanalyste à Paris

 

[1] Adrien Baillet, Premier rêve de Descartes, in : La Vie de Monsieur Descartes, France, 1691

[2] Henri Gouhier, Blaise Pascal, Commentaires, Histoire de la philosophie, Age classique, VRIN, Paris, 2005.