Editorial
Paule Pérez
Les Fantômes de Vienne
Claude Corman
Editorial
Paule Pérez
Les Fantômes de Vienne
Claude Corman
Voici une trentaine d’années flottait déjà sur le monde une de ces drôles d’histoires qui alimentent parfois les rubriques « énigmes non résolues » des gazettes. On l’appelait le mystère du Triangle des Bermudes, histoires de naufrages ou disparitions inexpliquées.
Aujourd’hui c’est à moins d’un kilomètre d’une île de Sicile, à quelques coups de rame du Cap Bon, pointe septentrionale tunisienne, que se trouve le lieu géométrique des naufrages répétés, qui se produisent après des parcours très longs et sans encombre, à quelques mètres du rivage tant attendu.
Voila un fait curieux. Dans les années 50 les jeunes gens hardis de Tunis, férus d’exploits, se piquaient de ramer de nuit dans des barques de pêcheurs de la Goulette pour atteindre la Sicile au petit matin d’été et se rouler fièrement sur la plage de… Lampedusa.
J’étais enfant et me demandais si leurs récits étaient des tartarinades. Ils disaient vrai. Personne ne se noyait. Le nom de Lampedusa sonnait alors comme une frasque joyeuse de fin d’adolescence…
Puis, ce nom, nous l’avons découvert sous un tout autre jour lorsqu’en 1958, parut en français le livre de Giuseppe Tomasi di Lampedusa œuvre posthume qui nous apprenait que la côte ludique avait aussi été le territoire d’un « prince », duc de Palma di Montechiaro. Le roman, qui s’accrochait à l’histoire familiale de son auteur et se situait dans le milieu du XIX ème siècle, évoquait sous un regard inversé ce que l’Histoire officielle voit comme la construction de l’Italie moderne, avec en toile de fond les épisodes de la révolution garibaldienne.
Peu après un autre « prince », milanais celui-ci, Lucchino Visconti, qui s’était illustré par ses mises en scène à la Scala, s’appropria l’œuvre et l’adapta au cinéma. Avec dans l’éclat de leur jeunesse et ce temps en suspens qu’on appelle « beauté du Diable », les monstres sacrés Delon et Cardinale. Tancrède, joué par Delon, héritier et pupille de son oncle Salina, y faisant le plus bel honneur à la figure des armoiries de la famille, un « lion léopardé » et dansant.
La scène du bal, architecturée, chorégraphiée, orchestrée par Lucchino est l’une des plus sublimes de l’histoire du cinéma et ne peut que le rester au fil des ans : Claudia et Alain dans l’écrasant triomphe d’un érotisme sublime dont l’intensité fait l’éternité.
A Cannes la Palme d’Or fut décernée au film en 1963. J’avais dix-sept ans et j’allais entrer à la Sorbonne. Les brasses vers la côté sicilienne de mes aînés, appartenaient à un autre monde qu’il nous fallait oublier sous peine de sombrer dans la mélancolie. Depuis trois ans nous avions immigré en France, et tandis que j’avais toujours cru bon d’être une petite juive très assimilée dans les meilleures écoles, je faisais une expérience dont on ne revient pas indemne : celle d’être perçue comme une personne tellement assimilée que nul ne voyait la douleur de son exil, et qui, en secret, pleurait ses deux grands-mères mortes du côté des barques. Je découvrais le danger interne des immigrations… invisibles.
Nous avions tous connu Claudia à Tunis et étions fiers de sa réussite. Son frère Bruno avait été élève dans mon lycée. Je regardais, et je rêvais devant le bal de l’esthète Lucchino où dansait divinement mon ex-concitoyenne devenue star hors catégorie, et me sentais à la fois solidaire et nulle ! Ils dansaient et dansaient dans des volutes, des circonvolutions, des voltes, des courbes, et les mouvements de leurs pas dessinaient des entrelacs virtuels qui faisaient songer à l’alliance indissoluble des anneaux des armoiries des frères Borromée. Et leurs regards condensaient ces volutes en miroir au fond de leurs pupilles comme si chacun pouvait les voir.
Le Guépard a ceci de commun avec la Recherche de nous montrer que la fin des mondes est précisément à leur acmé. Le temps du bal est celui de la petite inertie où l’ancien monde est furtivement là, comme son souvenir nimbé de ce petit quantum résiduel de beauté explosive dont ne peut être paré que ce qui n’existe déjà plus. La date de parution du début de l’œuvre proustienne, 1913, est en elle-même le stigmate de la perte d’un temps, de ce temps où…
Et voila que ce début de siècle qui n’en finit pas d’être la fin du précédent, parce qu’il n’a pas encore trouvé comment traiter, vivre et développer ses innombrabbles émergences et survenances, nous ramène chez le Guépard. Et encore une fois le nom de Lampedusa prend un autre sens. Cette fois, on y voit des petits et grands cercueils alignés et les larmes ruissellent, non pour la ménagère dans sa cuisine, mais bien pour tout un chacun qui, sans penser vraiment, s’aperçoit qu’une petite voix interne se mettrait à parler toute seule en lui par les mots de Primo Levi « Si c’est un homme ». Les autorités « font ce qu’elles peuvent », certes, et on les croit. Par exemple, pour qu’on distingue bien les arrivants de la population autochtone, ces autorités leur donnent des « joggings de couleur voyante »… le journal, la chaîne de radio, ne disent pas si sur les capuches on a mis une étoile jaune, un croissant vert, une croix rouge…
L’Institution européenne « discute » pour savoir qui doit payer et comment protéger « les frontières extérieures de l’Europe », expression que l’on n’avait jamais autant entendue. Çà et là on cite une vieille phrase d’un vieux premier ministre de gauche : « on ne peut accueillir toute la misère du monde »… Eux, ils errent dans les rocailles « en attendant »… à tel point que le verbe attendre en est devenu intransitif.
A ces aventuriers qui ont tout risqué, nul n’a pensé accorder une once d’admiration, pour leur courage – qui d’entre nous risquerait ainsi son va-tout ? Ce courage, a-t-on même songé qu’il avait une valeur professionnelle, car il est, en termes de management moderne, une compétence à lui tout seul ? L’Institution prend tout le temps qu’il faut pour organiser ses commissions et ne semble pas bousculer ses rythmes. On ne perçoit que dureté. A fortiori ni gloire ni romanesque ne sont alloués à celui qui part en s’arrachant parce que chez lui « il est déjà mort ». Pourrait-on au moins entendre cette phrase qui en dit aussi long qu’un héroïque récit d’opposant politique ? Il semble que non.
Heureusement, la mention de l’origine chrétienne de l’Europe qui avait tant fait débat, n’a pas été inscrite dans les textes, car les arcanes en seraient toutes ébranlées !
Ne pourrions-nous « oser » la naïveté voire le ridicule, et donner une priorité à ce qui se gronde tout seul au fond de nous… « Si c’est un homme ». En-deçà du Politique ? Ou bien au contraire en plein dedans ? A quelques transpositions près l’humanité est, avec les composantes contemporaines, de nouveau plongée dans la tragédie d’Antigone entre fraternité essentielle et rudesse de la Cité, entre le cas général et l’exception, entre l’Humain et le Sociétal…. Plus tard leurs enfants en feront des romans, peut-être…
Lampedusa garde la trace mélancolique des princes qui l’illustrèrent, désespérance de Giuseppe nouée aux ironiques falbalas du prince Lucchino. Les acteurs ont changé, Lampedusa est passée du côté de la désolation. Non, le Guépard ne danse plus…
Paule Pérez
Le temps est clair, pas un nuage ne vient assombrir la Rotenturm Strasse et la haute flèche de Stephansdom qui poignarde, fine et élégante, l’arche du Ciel. Vienne est une ville agréable, mesurée. L’ancienne capitale de l’Empire austro-hongrois n’a rien d’une mégapole moderne. Dans la compétition électrique et fébrile des villes européennes à incarner le monde contemporain, elle a laissé filer sa vieille rivale prussienne, Berlin, loin devant. Et pourtant , Vienne n’est pas une ville-musée. On ne vous jette pas à la figure, à chaque coin de rue la splendeur passée de la monarchie des Habsbourg qui prit fin lors de la grande guerre. Sur la toiture en tuiles vernissées qui couvre la nef de Stephansdom, on peut apercevoir le symbole ailé de l’empire bicéphale, mais il est discret, invisible aux promeneurs qui ne flânent pas le nez en l’air. Certes, la magnifique collection de Brueghel, de Dürer, de Cranach du Kunsthistorisches Museum rappelle la passion de l’empereur Rodolphe II pour la peinture, l’Albertina rénové et pimpant expose des dessins et des esquisses remarquables des anciens maîtres allemands, flamands et hollandais et le Belvédère, autrefois palais du prince Eugène de Savoie qui s’illustra dans la guerre contre les Turcs, propose au visiteur des chefs d’œuvre de Gustav Klimt et d’Egon Schiele.
Vienne a des musées, mais ce n’est pas une ville musée, disais-je. Car en se promenant dans différents quartiers de Vienne, comme la Leopoldstadt, au Nord, le coin du Nashmarkt au sud, et le lacis de ruelles et de places entre la Cathédrale et la Platz Am Hof, on ne s’expose à aucun harcèlement touristique. Nulle mélancolie impériale, fût-elle transformée avec le temps en tape à l’œil viennois n’importune ou ne séduit le visiteur et quand l’on s’assoit à l’intérieur d’un de ces grands cafés viennois qui éclaboussait de gloire ses apfelstrudel à l’aube du vingtième siècle, on ne sent pas happé dans les entrailles de l’empire défunt.
Certes, autour de Stephansdom, quelques garçons déguisés en laquais ou musiciens de l’époque mozartienne proposent des billets de concerts à l’Opéra ou dans une des nombreuses églises baroques de la capitale autrichienne, mais c’est à peu près tout. Seule l’odeur du crottin des chevaux de fiacres qui parcourent un itinéraire balisé leur fait concurrence dans l’exhibition du temps jadis.
Mais très vite surgit le sentiment que le prodigieux cercle intellectuel juif viennois de l’entre deux guerres, a lui aussi disparu des consciences autrichiennes avec des conséquences autrement plus fâcheuses que le manque de tralala autour de l’histoire des Habsbourg dont au moins les bâtiments et l’architecture des grandes demeures évoquent en maints endroits l’empreinte. A peine découvre-t-on une rue Theodor Herzl,ou un petit square Sigmund Freud. Mais dans aucun bar, aucune librairie, aucune ruelle du centre, on ne parle de Joseph Roth, l’auteur de la Marche de Radetsky, d’Arthur Schnitzler, de Ludwig Wittgenstein, ni même de Stefan Zweig, un géant de la littérature autrichienne aujourd’hui célébré en France comme l’un des hommes des plus importants de l’Europe des lettres. Il est vrai que Musil n’est pas davantage à la fête, mais enfin, comment imaginer construire une conscience européenne si l’on escamote de la sorte les génies juifs d’une Ville ?
On est tout près de penser que l’Autriche n’en a pas fini avec son vieil antisémitisme, et on songe à Jörg Haider, l’ancien gouverneur de Carinthie, qui déclarait en 1995 que la Waffen SS était « une partie de l’armée allemande à laquelle il fallait rendre honneur » et qui connut néanmoins une prometteuse carrière politique jusqu’à sa mort dans un accident de voiture. Mais cela ne tient pas vraiment. L’extrême droite autrichienne est en perte de vitesse et ses cibles sont davantage les musulmans vivants que les fantômes juifs. Et ce n’est pas l’extrême droite qui a peur du regard des fantômes, pour l’unique raison qu’elle n’a ni l’imagination ni le désir de le croiser. La ville de Vienne fait du reste des efforts pour maintenir en mémoire la tragédie de l’occupation nazie. Sans doute escamote-t-elle l’adhésion enthousiaste de la population autrichienne à l’annexion du pays par le Reich hitlérien, mais on trouve raisonnablement à Vienne stèles, sculptures, affiches et expositions sur la nuit nazie en Autriche.
Non, l’oubli qui frappe Zweig, Roth, Schnitzler, Kraus, Herzl et même Freud n’est pas une mise à l’index. Ce n’est pas un ban ou une punition. C’est le produit de l’impuissance à redonner vie, consistance, visage au cosmopolitisme juif viennois et à ses figures diverses, parfois contradictoires. C’est à Vienne que la psychanalyse se théorise et s’éprouve, que le sionisme sort des tiroirs, que l’humanisme européen, éclectique et savant s’affirme avec vigueur, qu’un judaïsme irréligieux vole aux rabbins la définition de l’être juif.
Comment donner vie à ce cercle viennois, lui conférer au delà de la gloire et de la célébration , un lien au présent du pays et de l’Europe, comment mesurer les enjeux et les défis contemporains d’un transmission qui enjambe forcément, nécessairement, si elle ne veut pas rester enlisée dans la boue silencieuse de la shoah, le désastre de l’Anschluss?
Faute de pouvoir y répondre, on en est semble-t-il resté à l’étape de la commémoration. Les figures éclatantes du judaïsme viennois ont rejoint les foules anonymes de la tragédie et comme elles, elles sont retournées au silence.
Rien n’évoque davantage l’ensevelissement des voix singulières viennoises que l’énorme cube de béton de Rachel Whiteread sur la Judenplatz. Les côtés de cet énorme catafalque sont striés de lignes et de courbures géométriquement alignées qui représentent les tranches de soixante mille livres, un chiffre symboliquement voisin des soixante mille juifs viennois déportés et exterminés par les sbires du dictateur allemand. On nous informe que Rachel Whitheread a symbolisé de la sorte tout autant le peuple du Livre que les autodafés nazis des livres dégénérés et ethniques. Mais comme toutes ces arêtes de livres, mornes et répétitives sont tristes et insignifiantes ! Cet empilement massif et monotone de signes identiques, loin de ramener la conscience à la présence des livres et des hommes paraît tout au contraire le fruit d’un égarement, d’une auto-intoxication.
Quoi ? Espère-t-on commémorer l’indicible en enfouissant dans l’anonymat des victimes les noms propres des hommes et les couleurs des livres ? Veut-on démontrer que, des pogroms médiévaux de 1241 à la Shoah, des souverains catholiques aux disciples du troisième Reich, une même haine antisémite s’acharne à détruire le peuple du livre ?
Mais que penser face à ce gros édifice de béton gigantesque, à ce tombeau hermétiquement clos, à cette mémoire désespérément silencieuse et emmurée ? Comment les lumières enfermées dans le catalfaque pourraient-elles s’en échapper et rayonner à nouveau ?
Whitheread aurait tout aussi bien pu ériger ce monument à la communauté des malades frappés d’Alzheimer, sans que personne ne s’en avise vraiment. Les visiteurs rares traversent la Judenplatz sans perplexité et s’il était autorisé de donner la pièce à un monument, comme se ce dernier faisait comme un mendiant la manche, ils s’acquitteraient avec satisfaction de leur aumône.
Il y a plus déconcertant encore. Au moment où nous pénétrons dans la Judenplatz, nous entendons des cris, des chants, de la musique et voyons des gamins agitant fièrement et en tous sens des drapeaux israéliens bleus et blancs frappés de l’étoile de David. La scénette a lieu devant le musée juif de la place. Etendards et fanions nationalistes gaîment remués par une jeunesse souriante semblent être, à première vue,des pieds de nez au passé et au silence monumental du catafalque. Mais il n’en est rien . Zweig, Freud, Kraus ou Schönberg s’énervent dans leurs tombes, peut-être même Herzl, car cette danse folklorique de kermesse paroissiale est un des multiples et affligeants témoignages de la fin de la conversation, une pathétique clownerie post-moderne. Aucun passant ne peut être ni ému ni désarçonné par la traversée de la Judenplatz. Le judaïsme viennois est bien mort ! Et nul fantôme ne perce le regard des promeneurs.
Dans le train qui nous mène de Vienne à Prague, le Gustav Mahler, nous faisons une halte à Brno. De très nombreux passagers montent dans notre wagon, et deux jeunes hommes entrent dans notre compartiment. Mais alors qu’il reste encore deux places, le premier de ces voyageurs ferme aussitôt la porte de l’habitacle et jette ses affaires sur les sièges vides, afin , me semble-t-il de prendre ses aises et de signifier aux gens qui jettent un regard vers nous depuis le couloir que le compartiment est bondé ou à tout le moins de les dissuader de poser la question. Après qu’il eût enlevé ses chaussures et étendu ses jambes sur le siège d’en face, il sortit aussitôt la panoplie de l’homme planétaire indépendant : un i-phone et un ordinateur portable qu’il connecte ensemble. Et comme au même moment, son voisin ayant également sorti les mêmes équipements, fait les gestes symétriques, mais avec une connexion inversée, on assiste à une curieuse chorégraphie, le premier homme tapant sur l’ordinateur des informations pour le smartphone et le second pianotant en sens inverse sur l’iphone des données destinées au computer. Et nous sommes de la sorte renvoyés brutalement au présent de l’Europe, à sa muflerie barbare et à ses cadenas technologiques.
A Prague, nous avons sillonné le quartier Josefov et visité en priorité le vieux cimetière juif. Les tombes bancales plantées à même la terre, inclinant leurs arêtes de pierre en tous sens, inspirent toutes les comparaisons. Cela m’a fait penser aux écailles dentelées d’un stégosaure, mais Umberto Eco dans son roman « Le cimetière de Prague » imagine l’énorme bouche à moitié édentée d’une ogresse ou d’une sorcière. Le lieu ne manque pas de charme, même si le balisage de la visite ne permet pas de circuler au milieu des tombes. Celle du Rabbi Loew, le Maharal de Prague se reconnaît aux bouts de papier pliés que des promeneurs ont fichés dans les jointures des pierres, comme au Mur des Lamentations à Jérusalem. Le renommé Rabbi que la légende associe à la fabrication d’un Golem destiné à défendre le Ghetto a droit à une statue de grès, œuvre de Osval Polivka, aux marches du nouvel Hôtel de Ville, près du Clementinum, le gigantesque complexe des Jésuites qui ont pendant deux siècles re-catholicisé la Bohême.
C’est dans ce cimetière de Prague qu’Umberto Eco situe la conjuration des Rabbis planifiant dans le moindre détail la domination des Juifs sur le Monde . Le grotesque faux-document qui relate la machination des Rabbis, passa à la postérité sous le nom de « Protocoles des Sages de Sion » . Selon Eco, ce fut l’œuvre conjointe de la Okhrana tsariste et des Services secrets français, cherchant à polariser les colères populaires sur un ennemi idéal, les Juifs.
En sortant du cimetière, on visite la salle des Cérémonies qui évoque les rites funéraires juifs, puis la synagogue Maisel et la synagogue Pinkas dont les murs portent les noms des 77297 Juifs de Bohême et de Moravie emportés dans la Shoah. On se retrouve devant la façade de la synagogue Vieille-Nouvelle, mais notre billet pourtant acheté au prix fort de 350 couronnes tchèques, soit 14 euros par personne ne donne pas droit à sa visite. Nous n’insistons pas et revenons au point de départ, le centre d’informations sur Josefov à deux pas duquel on a érigé un monument à Kafka. On voit Kafka planté sur les épaules d’un Géant démembré, tel Jésus sur son Saint Christophe. Mais qu’importe la valeur de la sculpture, à mon sens médiocre et sans grâce ni mystère ! Mais il va de soi qu’à l’exposer ainsi au cœur de Josefov, près des synagogues et du cimetière, on entend démontrer aux multitudes de touristes qui parcourent le quartier que Kafka est un écrivain juif avant d’être un habitant de Prague, « cette petite mère qui nous tient par ses griffes » ou un homme de lettres allemand. Certes, l’auteur du Procès dont la vente du manuscrit original à une bibliothèque allemande par les héritières de Max Brod suscite une nouvelle polémique germano-israélienne est aussi utilisé par les Tchèques comme argument touristique au même titre que le Golem ou Saint Jean Népomucène. Mais dans le quartier juif, on s’attend à autre chose ! Et en particulier , que l’on tente de clarifier ou d’exposer la page d’histoire qui court du ghetto juif du temps du Maharal à la modernité juive de Bohême, marquée par la langue et la culture allemandes. Comment les juifs ont-ils traversé l’histoire tchèque depuis la rencontre de Rabbi Loew et de l’empereur Rodolphe II à la fin du 16e siècle ? La germanophilie des élites juives praguoises date probablement de l’Edit de Tolérance de Joseph II, en 1781 qui abrogea la plupart des lois discriminatives contre les Juifs tout en contraignant ceux ci à porter des noms allemands. La haine tchèque croissante pour les Juifs et les Allemands, confondus dans la même hostilité aux idéaux nationaux tchèques, se nourrit du rejet populaire de la langue allemande, la langue des maîtres étrangers, la langue du grand despote impérial, l’Autriche « cette geôle des peuples ». Sans compter que la communauté juive fut plutôt prospère, parfois même très riche grâce à son entrée réussie dans le monde industriel, technique et commercial praguois. Identifiée aux intérêts cosmopolites du capitalisme européen, par ses parts de marché dans l’Industrie, et à la domination allemande sur la terre tchèque, considérée comme une loyale alliée de l’Empereur autrichien, elle vit avec inquiétude s’effondrer la Prague allemande.[1]
Lors de la « tempête de décembre » en 1897, autour de la maison de l’ancienne académie allemande de commerce, Kafka a raconté que « des boutiques et des appartements allemands et juifs avaient été forcés et pillés ». On criait mort aux allemands, mort aux juifs et c’est la bonne de Kafka, une tchèque, qui détourna la colère de la rue contre la maison de commerce allemande…
Mais le monument à Kafka ne dit rien sur la collision forcément originale et mouvante entre le monde juif de Bohême et l’histoire européenne soumise aux évolutions des idéologies politiques et aux affrontements entre l’Empire austro-hongrois déclinant et les Nations de son glacis. Et les foules de promeneurs qui arpentent Prague et le quartier juif repartiront sans doute avec un vague sentiment exotique, peut-être avec une pointe de sympathie pour les morts du vieux cimetière, mais sans aucune éducation des consciences.
Après la visite de la Judenplatz de Vienne et du quartier Josefov de Prague, on se prend à penser que la commémoration est plus d’une fois la principale alliée de l’oubli.
Dans ces temps de crise de l’humanité européenne où nous voyons, sidérés et impuissants se défaire peu à peu la construction européenne, s’impose à nous l’évidence que quelque chose d’essentiel a été ici enseveli dans le trop visible, le trop exhibé, quelque chose que pressentait Husserl dans sa conférence de Vienne de 1935 : l’exigence de l’esprit !
Quelque chose d’essentiel qui ne semble pas frapper les consciences européennes, car à trop se nourrir des analogies de la crise actuelle avec celle des années trente, on en vient à oublier que les cinquante dernières années en Europe ont été marquées par une tentative unique dans l’histoire des nations européennes de solder leurs vieilles rancunes et d’amarrer ensemble leurs destinées. Certes mal, et combien fut parfois grande la naïveté des ces dirigeants européens ou vile leur complicité avec des intérêts économiques médiocres ! Personne ne devrait plus faire silence sur l’étroitesse d’esprit des concepteurs de la monnaie unique et la confiance imbécile dans la dynamique prometteuse des Marchés qui nourrit chaque jour davantage la rupture inquiétante des peuples avec le vaste dessein européen.
En regard, pas d’université européenne, pas de réflexion originale sur la Technique et la Richesse, pas de philosophie politique des frontières, pas de statut des apatrides, pas de tentative héroïque de penser la figure de l’Europe, ce en quoi elle est ou pourrait être une figure originale, inspirante, vivante…
Mais on ne saurait pour autant faire comme si l’actuel réveil des populismes en Europe, la xénophobie violente qui s’y exprime en tous sens, les métaphores antisémites voilées sur l’empire de la finance internationale survenaient sur une terre vierge d’efforts fédérateurs.
La crise de l’humanité européenne que nous vivons aujourd’hui est en ce sens beaucoup plus grave que celle de l’entre-deux guerres à laquelle on l’identifie, car autrefois, les nations européennes n’avaient pas contracté d’alliance solide, les fanfaronnades et les aigreurs nationales dépeçaient les tissus trop tendres d’une conscience commune. Romain Rolland et Stefan Zweig étaient l’exception et non la règle.
Nous nous réveillons chaque matin avec l’effroyable sentiment que le plus grand péril qui menace l’Europe est la lassitude, comme l’avait annoncé Husserl, à Vienne, un péril dont nous ne savons pas nous défaire, tellement nous faisons confiance à nos propres spectres idéologiques, la République, le communisme, ou le libéralisme et fuyons dans le même temps le regard pénétrant de tous ceux qui ont disparu en tentant de parcourir autrement les routes du progrès.
Un jour, Bruno Lavardez me confia qu’il ne pouvait plus supporter les peintures qui représentent l’hitlérisme sous une forme ou une autre, qui accordent présence d’une manière ou d’une autre au visage de l’Assassin. Il ne me cacha pas son chagrin qu’une affiche illustrant je ne sais plus quel événement culturel, placardée sur les arrêts de bus où se pressaient les élèves qui se rendaient aux lycées, montrât un petit enfant juif face à ses bourreaux. Il m’en parla comme d’une chose obscène, dérisoire, humiliante. Connaissant bien Bruno, je savais que sa colère n’était pas arbitraire ou feinte. Et pourtant au tout début, je ne la mesurais pas vraiment. La photographie en question , universellement connue, du gosse à la casquette du ghetto juif de Varsovie regardant la soldatesque nazie bottée et casquée me semblait jusque là une image pathétique et déchirante de l’horreur nazie. Mais Bruno insista. Il me dit : ce n’est pas le regard des fantômes que croisent les élèves en jetant un coup d’œil à l’affiche, mais bien celui du Monstre qui continue de faire sa publicité !
Et je compris alors pourquoi le Guernica de Picasso ne montre pas les bombardiers allemands de la légion Condor, et pourquoi le Tres de Mayo de Goya laisse dans l’ombre et sans visages les pelotons d’exécution sur la colline del Príncipe Pío…
Claude Corman
[1] Jusqu’au milieu des années 1840, la classe dominante était bien la bourgeoisie cultivée, industrieuse, germanophone de la Bohême mais peu à peu , les masses tchèques reconquirent leur destinée nationale.
Le Prager Tagblatt, journal de langue allemande paraissait en semaine à deux éditions par jour mais après la première guerre mondiale et la déclaration le 28 Octobre 1918 de l’indépendance de la République fédérale de Tchécoslovaquie, l’allemand devint une langue mineure, abandonnée ou proscrite. Le sort des Sudètes devint une affaire politique aïgue.
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