Ce blog, jusqu’à il y a peu s’est orienté dans deux directions essentielles : la lecture/écriture de textes de fond et l’écriture poétique, les deux pouvant s’interpénétrer. Des pauses intitulées « intermèdes », sont venues y introduire, outre les interventions des co-auteurs qui se sont manifestés au début de l’expérience mais se sont ensuite lassés, des ruptures, fragments inspirés d’expériences personnelles appelant le plus souvent une réflexion. Le dernier en date : « Intermède L : lucioles » aurait dû être suivi par : « Intermède M : marasme ».Mais voilà ! C’était sans compter avec le fait s’imposant progressivement, que les textes de fond allaient moins m’inspirer et que ce qui relevait jusque là des intermèdes, allait, avec la poésie, prendre toute la place. Ce qui, de fait, quand je regarde mes derniers textes, devient l’évidence.
Lorsque j’avais envisagé l’intermède « marasme », je voulais souligner sa place dans le dictionnaire entre « marais » et « marathon » et le fait que marasme désigne aussi le « mousseron d’automne », petit champignon têtu, au pied coriace, qui recèle en ses spores de nombreux filaments mycéliens.
Je me suis interrogée : patauger dans un marais était-il évitable après un marathon de bientôt dix années (l’âge de ce blog) ?
Pourquoi mon appétit de lire/écrire s’était-il émoussé ? Je pris conscience que tout ce que je lisais de nouveau me donnait l’impression de l’avoir déjà lu, que la plupart des romans produisaient en moi, à quelques exceptions près, un sentiment de banalité. La psychanalyse qui pourtant m’intéresse toujours dans ses possibilités d’ouverture, d’autant plus que je connais son efficacité, ayant exercé une activité de psychanalyste pendant 23 ans, me paraît, le plus souvent, en ce qui concerne son aspect théorique enfermée dans des chapelles et/ou des bulles. Pas de philosophe qui me semble digne de ce nom à l’horizon. Adieu Derrida ! Les sociologues se veulent des experts et font de leur matériau une science qui enferme l’humain dans des grilles. Ils sont tristes. Les écrivains humanistes étouffent l’humain de leurs écrits bien pensants comme si leur « humanisme », détaché de la simple humanité, voulait l’assigner à une morale d’où l’éthique s’absente… Autre tristesse. Le marasme quoi ! Et en moi l’alternance de la colère et de la désolation, d’autant plus que l’état du monde n’oriente qu’exceptionnellement vers l’espoir et me renvoie, le plus souvent à mon impuissance même si mon caractère, généralement optimiste jusqu’à la naïveté, m’invite à espérer des alternatives en lesquelles je crois, mais à si longue échéance que je ne les verrai pas.
Et puis, tout à coup, peut-être un mousseron d’automne, aperçu sur les berges me fit sortir du marais. C’était un livre : « L’Homme sans qualités » de Robert Musil, dont j’ai, au début de l’été, entrepris la lecture avec beaucoup de circonspection, m’en étant méfiée jusque là. Il ne s’agit pas d’un ouvrage philosophique ni sociologique mais d’essai, d’expérience selon les termes de Musil lui-même, plutôt que de roman, expérience qui a duré autant que la vie de l’auteur et est restée, toujours sur le métier, inachevée. Je me dis que ma lecture restera aussi inachevée, tant l’œuvre donne à penser, car je compte la reprendre souvent comme Musil l’a fait de l’écriture, de sorte que le livre s’achève sur des inédits, des variantes et des fragments posthumes. Cette éventuelle relecture sera stimulée par l’écriture fragmentaire qui rend possible le retour à chaque chapitre, à chaque variante séparément. Friandise sur le gâteau, l’ouvrage est traduit par Philippe Jaccottet dont j’apprécie particulièrement la poésie.
J’ai donc pu déjà faire mon miel de ce qu’a cherché à élaborer Musil sa vie durant, ce qui apparaît tout d’abord comme la question d’une synthèse possible, entre l’esprit scientifique ou empirique et ce qui pourrait être l’âme, bien qu’il n’utilise pas ce terme sans d’infinies précautions… On pourrait penser à l’inconscient, Musil étant très averti de la recherche freudienne, mais cet « autre état » qu’il explore progressivement en particulier dans le deuxième tome, est beaucoup plus large tout en étant approché rationnellement, ce qui en fait le prix, cet « autre état » étant resté jusqu’ici marginalisé, même par Lacan qui l’a effleuré à travers la « jouissance féminine » mais sans jamais écarter radicalement cette dernière du domaine pathologique ou religieux.
Je me suis souvenue qu’en 1913, date à laquelle débute le roman, Jung, à travers les visions qu’il transcrit dans son « livre rouge » que Musil ne pouvait pas connaître puisqu’il n’a été édité que récemment, était en quête de la même sorte de synthèse entre ce qu’il nomme « l’esprit du temps » (la science, la rationalité ) et « l’esprit des profondeurs » ( les plus fantastiques, comme les plus scientifiques images qui proviennent des abimes de notre psychisme). Cet « esprit des profondeurs » le guide vers l’âme. Tous ses travaux théoriques ultérieurs et sa pratique se fondent sur cette quête première de la synthèse et la poursuivent. Pas d’individuation, selon lui, sans cette synthèse. Il écrit dans le « Liber primus » : « Je réfléchissais et parlais beaucoup de l’âme, je connaissais beaucoup de mots savants la concernant. Je l’ai jugée et en ai fait un objet de science. Je n’ai pas songé que mon âme ne pouvait pas être l’objet de mon jugement, de mon savoir ; mon jugement et mon savoir sont bien plus l’objet de mon âme. C’est pourquoi l’esprit des profondeurs m’obligea à parler à mon âme en tant qu’être vivant et existant par lui-même. Il fallait que je comprenne que j’avais perdu mon âme » Et l’on voit plus loin que pour rencontrer son âme, qui se révèle être le féminin en lui, il lui faudra très douloureusement tuer Siegfried (le masculin exclusif ?)
A la même époque, Thomas Mann, qui a beaucoup apprécié l’ouvrage de Musil, réalise dans son œuvre une analyse très rationnelle de la société bourgeoise, des rapports entre l’individu et la société ; et, comme il était passionné de médecine, il a recours, par exemple dans « La Montagne magique » à des descriptions symptomatologiques précises. Mais par ailleurs, il est fasciné par la figure d’Hermès, celui de l’Antiquité mais aussi l’Hermès Trismégiste de l’alchimie. Il écrivait : « Le bonheur de l’écrivain, c’est la pensée qui peut se muer toute en sentiment ou le sentiment qui peut se muer tout en pensée » Ces hommes qui ont été poursuivis par deux guerres posent une question ensuite fermée par la violence des temps, qui, à mes yeux est à ouvrir à nouveau et, à ce titre, m’intéresse, celle d’une approche empirique de ce que Musil nomme « l’autre état », lié à la mystique, qu’on pourrait, qu’on devrait vivre tout en restant arrimé à la réalité et à la rationalité.
Question brûlante à notre époque où, de plus en plus, la science et la technique prennent les devants, développant l’intelligence artificielle et déniant, ce faisant, la fonction du rêve, de l’imaginaire, de la poésie, du lien étroit avec la nature la plupart du temps non reconnue dès lors qu’elle n’est pas source de profit.
C’est, à mes yeux, Musil qui va le plus loin dans la revendication d’un lien en frayant des passages entre « l’autre état » et celui-ci, que nous vivons ordinairement. Il donne à cet « autre état », dans le second tome, le nom de « mystique diurne » et c’est dans un lien à fleur d’inceste et dans son dépassement, entre Ulrich, le personnage principal de l’œuvre et sa sœur Agathe, qu’il s’élabore et se précise progressivement. Ulrich et Agathe se considèrent comme jumeaux mystiques et « l’autre état », quand ils cherchent à le nommer, se dessine peu à peu. Agathe joue dans cette élaboration un rôle essentiel. Comme le prénom Diotime, autre personnage de cette œuvre, fait écho au « Banquet » de Platon, il m’a semblé qu’Agathe pouvait bien être en lien avec Agathon, personnage essentiel du même dialogue platonicien. Agathon, dans son célèbre discours, fait l’éloge du dieu Eros, en insistant sur son aspect tendre, ondoyant, son amour des parfums et des fleurs. Ces traits caractérisent aussi Agathe dans l’œuvre de Musil. D’autre part, une sœur aînée de Musil, Elsa, est morte à l’âge de un an et son image a beaucoup compté dans la vie de Musil et il parle de « cette sœur morte avant ma naissance, pour qui j’avais une sorte de culte. », Agathe, dans son lien avec son frère Ulrich joue un rôle fondamental dans la réflexion sur « l’autre état ». Une variante est très précise sur ce point dans le chapitre intitulé : « La constellation du frère et de la sœur. Ou ni séparés ni réunis ». Ce « ni séparés ni réunis, a fait en moi écho à une sentence du Lao Tseu que François Jullien traduit par « ni quitter, ni coller ». Et il est vrai que Musil fait parfois référence au Lao Tseu. Dans ce chapitre, « La constellation du frère et de la sœur », l’auteur écrit : « Dans plus d’une existence, la sœur irréelle, imaginaire, n’est rien d’autre que la forme juvénile, insaisissable, d’un besoin d’amour qui plus tard, les rêves refroidis, se contente d’un oiseau, d’un animal quelconque, ou se tourne vers l’humanité et le prochain »
Cette élaboration se dessine en plusieurs étapes au fil des deux tomes : synthèse, exploration de la sensibilité dans ses formes extrêmes, états amoureux, amour gémellaire où se dépasse le désir incestueux, Ulrich et Agathe se déclarant « jumeaux mystiques », et où s’élargit corollairement l’amour entre deux êtres par rapport à ce qui pourrait en être la forme purement sexuelle. Se produit alors un érotisme large, amour sans objet particulier et quasi cosmique parce qu’associé souvent à des paysages évoqués dans un climat de poésie pure : « Agathe n’avait qu’à laisser aller ses regards pour éprouver, tout enveloppée de soleil, le sentiment d’être entrée dans un domaine surnaturel ; pendant un très court instant, il lui était facile de croire qu’elle avait heurté une vérité et une réalité supérieures ou, du moins, qu’elle avait atteint ce point de l’existence où une porte dérobée mène du jardin terrestre au monde supraterrestre »
Un article de Florence Vatan sur le site https://www.cairn.info/revue-savoirs-et-cliniques-2007-1-page-73.htm précise bien le projet de Musil en évoquant d’abord ce qu’écrit Philippe Jaccottet : « Les conversations sacrées, série de chapitres de la seconde partie du roman, font suite aux retrouvailles entre le héros Ulrich, l’homme sans qualités, et sa sœur Agathe après la mort de leur père. Dans ces chapitres, le frère et la sœur s’entretiennent longuement de l’amour et de l’expérience mystique. Le trouble résultant de ces conversations et du plaisir d’être ensemble incitent Ulrich et Agathe à abandonner leurs préoccupations mondaines pour emménager ensemble et former ce qu’ils appellent une « famille à deux »
L’article souligne ensuite l’aspect paradoxal de l’œuvre de Musil, celui-ci étant surtout connu en tant qu’ironiste exceptionnel et écrivain féru d’analyses intellectuelles, ce qui est évident dans le premier tome auquel je reviendrai peut-être. Pourtant l’expérience extatique l’intéresse avant tout ainsi que le précise l’article et son approche atteint « un point culminant avec l’aventure d’Ulrich et d’Agathe que Musil décrit comme un « voyage aux confins du possible, qui leur faisait frôler les dangers de l’impossible, de l’anormal, du scandaleux même » Cette aventure qui est le cœur même du roman porte en même temps sa limite et explique les difficultés de conception et de rédaction qui ont contribué à l’inachèvement de son œuvre. Ces difficultés, ont partie liée avec la nature même de l’extase : comment en effet rendre compte d’une expérience placée sous le signe de l’illimité et qui donc ne peut avoir un terme, pas même celui que représenterait le langage, l’indicible lui échappant en partie même si, dans ses marges, il peut, intuitivement l’approcher ? « Par quelles voies et par quels détours effleurer ce registre d’expérience sans le dénaturer ? Musil relève ce défi dans une démarche à la fois critique et exploratoire qui reste hautement paradoxale ». A mes yeux, c’est de ce paradoxe même que procède une sorte de sagesse. Et l’article précise bien qu’ici « l’extase est indissociable d’une réflexion critique sur les discours et les rhétoriques de l’extase. Ce n’est pas de la néomystique en vogue en Allemagne au début du XXème siècle qu’il se rapproche. Il s’en démarque au contraire dans la mesure où cette néomystique se définit dans une opposition avec la science. Musil revendique une « mystique diurne » – ou mystique clairvoyante – qui s’appuie sur la pensée rationnelle. Il fait de l’écriture non pas le théâtre d’une fusion mystique ni d’un culte fasciné de l’ineffable, mais plutôt le site d’une réflexion expérimentale sur l’extase […] L’expérimentation musilienne aboutit à l’utopie d’une société extatique dont Musil explore le potentiel et les limites dans le cadre d’une réflexion plus générale sur les sentiments »
Cette idée d’une « société extatique » apparaît comme l’une des plus intéressantes et ouvrantes du livre. Elle s’y esquisse en diverses occurrences mais apparaît surtout dans une variante, à la fin de l’œuvre : « J’ai donc entrepris d’établir aujourd’hui par écrit quelque chose que je voudrais appeler l’utopie de l’état social. On pourrait aussi l’appeler l’utopie de la pensée sociale, l’utopie de la vie en société ou même l’extase de la socialité ».
L’extase, non plus seulement une expérience personnelle où un va et vient pourrait s’inscrire entre « l’autre état » et notre ordinaire, mais encore une expérience sociale ? Serait-ce une voie pour sortir des impasses de notre modernité dans la mesure où chacun pouvant avoir accès à l’« autre état » en deviendrait moins attaché à un objet précis, fût-il un autre être, et pourrait en conséquence déplacer le sentiment amoureux en direction de l’humanité ? Il y faudrait une sorte d’ascèse et tout ce qui caractérise notre époque en démontre l’aspect utopique. Peut-on attendre le renoncement qu’il y faudrait, à la possession d’argent, de pouvoir, de sexe auquel, malgré ses impasses, l’amour reste le plus souvent attaché au prix d’un effacement de l’érotisme ? Atteindre l’érotisme au-delà de l’amour ?
Je reste dubitative mais convaincue de la réalité de cette expérience de mystique diurne que d’autres, des poètes, des penseurs comme Romain Rolland ont aussi décrite. Simplement, elle reste, pour l’heure des plus limitées. C’est d’elle pourtant que parlait déjà Spinoza, d’une sorte d’amour infini, quand il écrivait dans l’ « Ethique » : « L’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure » Notre humanité en paraît loin, n’y accède qu’exceptionnellement.
Il n’empêche…Ce parfum mystique déjà plusieurs fois humé, je l’ai retrouvé comme un espoir, le respirant à nouveau dans ce « mousseron d’automne », « autre état » du marasme qu’a représenté pour moi la lecture de « L’homme sans qualités »
N.C.