par François Guillemeteaud
« Gaza, assignée à la tribu de Juda qui ne le posséda jamais que de nom, demeura toujours ville philistine ». Et malgré les prouesses de Samson qui y accomplit plusieurs de ses exploits, mais qui y succomba, dit la légende, en ébranlant de ses bras de géant les colonnes du temple de Dagon qui s’effondra sur lui.
Cette ville, fortifiée sur une petite éminence, a su résister quand elle est assiégée. Il aura fallu un siège de deux mois (332 av.J.C.) pour que la place forte se rende enfin à Alexandre le Grand, en marche sur l’Egypte. Pour le prix d’une résistance si obstinée, tous les hommes furent massacrés et femmes et enfants réduits en esclavage. Sous les Macchabées, Jonathan (144 av.J.C.) se montra plus tendre. Il vint à bout des faubourgs, les dégagea par l’incendie mais, troublé par les pleurs et les prières des habitants, il se retira, acceptant des otages qu’il envoya à Jérusalem. Cependant son propre frère, Simon, voulut venger cet affront. Trois ans plus tard, il s’empare de la ville, en expulse la population, « purifie les édifices souillés par les idoles » et fit de Gaza sa résidence.
Florissante, commerçante, agricole et pacifiée au début de l’ère chrétienne, la ville ne résiste pas à l’armée du premier calife musulman Abu Bakr (634 ap. J.C.). Au milieu du XIIe siècle, Baudouin III, roi de Jérusalem, a qui n’échappe pas son importance stratégique sur la voie côtière de l’Egypte, l’une des voies des croisades, fait relever ses fortifications. Pour la rendre imprenable, la défense de la place est confiée à des professionnels de la foi armée, les Templiers. Mais les moines-soldats, à peine vingt ans plus tard, sont défaits par Saladin. Même si Richard Cœur de Lion s’en empare brièvement, la place semble définitivement « perdue ».
En 1244, c’est la plaine de Gaza qui est le théâtre d’une grande défaite où, bien qu’alliés aux musulmans, le comte de Jaffa, les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem et les Templiers sont vaincus par les Khorezmiens perso-turcs. La plaine argilo-sableuse de Gaza peut être aussi propice aux stratèges modernes : Bonaparte démontre déjà son talent dans l’art de la guerre et la guerre de mouvement, en y défaisant en 1799 le redouté Abdallah, général de Djezzar Pacha, le « Boucher de Saint-Jean d’Acre ».
Lieu de sièges et de batailles, retranchement fortifié, clef d’une plaine honnêtement fertile à l’agriculture et propice aux échanges, Gaza formait aux Temps Bibliques avec ses voisines Gath, Ekron, Azot (Ashdod), où selon la Bible séjourna l’Arche d’Alliance, tombée aux mains des Philistins et Ascalon (Ashkelon) une confédération de « principautés philistines ».
Ascalon, asservie tour à tour par David et Salomon, par les Assyriens et successivement par les Perses, les Grecs, les Romains se trouva être le ville natale d’Hérode Le Grand qui la dota, l’embellit et l’installa dans la paix. Conquise depuis le début de l’Hégire par les musulmans, la voisine de Gaza, la « Fiancée de la Syrie », ne céda aux Croisés qu’après cinquante ans de combats, d’escarmouches et de sièges. Près de ses murs, en 1099, Godefroy de Bouillon avait remporté une héroïque victoire sur une armée égyptienne bien supérieure en nombre, qui avait inspiré à Jean-Baptiste Rousseau ces vers :
La Palestine enfin, après tant de ravages,
Vit fuir ses ennemis, comme on voit les nuages
Dans le vague des airs fuir devant l’Aquilon ;
Et des vents du Midi la dévorante haleine
N’a consumé qu’à peine
Leurs ossements blanchis dans les champs d’Ascalon.
Salomon, Alexandre, Hérode, Abu Bakr, Godefroy de Bouillon, Saladin, Baudouin III, Guy de Lusignan, Richard Cœur de Lion, Bonaparte…De l’Histoire, prise dans la perspective écrasée du zoom du temps, ne semble plus émerger qu’une litanie de noms de rois bibliques, de chevaliers, de seigneurs de guerre. Gaza et ses voisines ont été par leur position des places fortes à conquérir, des châteaux assiégés, des résistances alternativement durables, soutenues ou vaincues, exterminées ou vendues en otage et sa plaine côtière, passage vers l’Egypte, a été propice au déploiement de grandes cavaleries.
C’est un destin géographique, somme toute partagé par la moindre éminence fortifiée qui se soit trouvée sur le chemin des exodes bibliques, des armées d’Alexandre, de l’expansion romaine, de la Guerre Sainte, des Croisades. Mais ici, c’est aussi le nombril même de notre Monde, entre Babylone, l’Egypte, la Grèce, vers lequel nos regards (nos prières ?) sont encore tournés. Ici l’Histoire ne rend pas tellement compte (les historiens et les archéologues y parviennent parfois, d’une voix qui a du mal à se faire entendre) des longs siècles de paix, d’agriculture, de patiente irrigation, d’oliviers et de blé et qui ont dessiné le paysage.
On ignore encore qui étaient les Philistins, on croit savoir qu’ils venaient d‘ailleurs, Peuples de la Mer, Crétois, Grecs d’Epire ? et que leur langue a pu appartenir au groupe indo-européen. Les traces archéologiques s’emmêlent au contact prolongé du monde sémitique dont elles admettent des éléments, des inclusions qui semblent attester de l’évolution des échanges vers l’acculturation, la ressemblance. Il n’échappe à personne, encore moins au Moyen-Orient où l’étymologie est plus limpide, que ces premiers habitants ont donné leur nom à la Palestine, depuis cette bande côtière (de la même manière et dans les mêmes proportions, que les Basques aujourd’hui repliés dans les Pyrénées, donnèrent le leur à la Gascogne).
On ne saurait tirer d’autre filiation (et personne n’y songe) que toponymique, d’un peuple resté inconnu, aux origines aussi lointaines. En revanche les lieux peuvent transmettre des attachements ou faire perdurer des sentiments identitaires qui font que successivement, que l’on soit Egyptien, Macédonien, Romain, Turc ou Angevin à Gaza, l’on se sente Philistin.
Par un malheureux raccourci de l’histoire contemporaine, voilà que Gaza et sa plaine, redevenus un fort assiégé, un réduit à pacifier, un passage à contrôler ont retrouvé, pour combien de temps, la geste guerrière et fatale de l’ancienne principauté trop disputée.
François Guillemeteaud est attaché de conservation du Patrimoine, il est l’auteur de L’Entrepôt, l’esprit des lieux (Ed. Scala, Paris, 2000) sur un édifice bordelais et co-auteur, avec Maria Santos-Sainz, de Les Espagnols à Bordeaux et en Aquitaine (Ed. Sud-Ouest, Bordeaux, 2006). Il a collaboré à plusieurs ouvrages sur l’art contemporain.