Des raisons de la colère

par Noëlle Combet

…Tout a commencé par la colère d’Achille : « La colère  d’Achille, de ce fils de Pélée, chante-la-nous, Déesse ». …« Tout commença par un jour de violence ».

Mais l’on peut aussi penser que l’on s’imprègne tant des rencontres que l’on fait sur le chemin de ses recherches, que, dans le travail d’appropriation qui se produit à partir d’autres œuvres, l’on ne sait plus ce que l’on a acquis de l’autre, tant on en a fait son propre bien. Comme le dit Montaigne à propos de  l’amitié, la couture qui  joint  l’un à l’autre s’efface.

 

Que la violence fasse rage depuis le second conflit mondial, a un caractère d’évidence et, même si cela ne nous convient guère, celui qui a donné au XXème siècle sa langue, faisant passer ce siècle au suivant, est Céline. Voici ce qu’écrit à son sujet Philippe Muray : « Il va se faire le transporteur d’une apothéose guerrière. Et le plus stupéfiant est que cette apothéose, où il a été du mauvais côté du côté de ceux qui y auront incarné le Mal, il va pourtant, lui, Céline, être presque le seul à en écrire la langue. ».

Ecoutons Céline lui-même dans « Nord » alors qu’il anticipe sur ce troisième conflit mondial dans lequel nous nous trouvons désormais : « Grande révolution ! Vous savez ? La Peste est devenue toute petite…la Famine aussi…toute petite…la Mort, la Guerre, tout à fait énormes ! Plus les proportions de Dürer !…tout a changé… [… ]. Cette guerre sous Dürer serait terminée depuis deux ans. Celle-ci ne peut jamais finir. » Et puis : « Combat d’espèces implacables. Fourmis contre chenilles. Entreprise de mort. »

La métaphore animalière met en relief l’aspect grégaire, voire massif des mouvements sociaux contemporains, réalité à laquelle un autre écrivain : Paul Virilio, analysant « la ville en guerre » se montrera sensible, en particulier dans son ouvrage « Ville panique ».

Dans ce contexte, annoncé par Céline, trois auteurs aussi différents que l’écrivain Alessandro Baricco (« Homère, Iliade », 2005), le philosophePeter Sloterdijk (« Colère et temps », 2006), et l’anthropologue René Girard (« Achever Clausewitz » 2007) s’intéressent à la question des violences conflictuelles, arrimant leur pensée à Homère Hegel et Nietzsche entre autres, et ouvrant, chacun avec sa singularité, des pistes grâce auxquelles la réflexion peut s’exercer et survivre peut-être, à ces rages que, le plus souvent impuissants, nous voyons, de tous côtés exploser.

Dans aucun de ces titres, le mot guerre n’est prononcé car les violences modernes ne rentrent plus dans cette catégorie, dans la mesure où, dérégulés, les conflits se démarquent désormais des guerres classiques qui obéissaient à un code. C’est pourquoi Barrico, dans sa « postille » indique que ce terme ne peut plus être utilisé que par « commodité ».

Peter Sloterdijk, dès le premier sous-titre de son introduction : « Le premier mot de l’Europe », annonce ce qu’il développe ensuite : tout a commencé par la colère d’Achille : « La colère d’Achille, de ce fils de Pélée, chante-la-nous, Déesse ».

Cette colère, ce « thymos », et tout au long de son texte, il emploiera ce terme ainsi que l’adjectif « thymotique », qu’il en fait dériver, mène à la guerre, mais nous autres modernes, indique-t-il, ne pouvons pas concevoir la nature du « thymos » homérique : il est en effet valeureux, affirmation de dignité, énergie vitale. Comment, en effet, pourrions-nous ressentir cette sorte de joie qui irrigue la colère homérique ? Même si le récitant en souligne l’aspect néfaste, « colère détestable », dit-il, il en indique aussi, invoquant la Déesse, le caractère d’« apparition » l’aspect quasi épiphanique. Il demande aux forces surnaturelles de « chanter » la colère, de la glorifier en quelque sorte.

Baricco, lui aussi, dès la première page, évoque ce « thymos » : « Tout commença par un jour de violence ». Mais, ce propos, il le met dans la bouche d’une femme, Chryséis, enlevée lors d’un saccage de Thèbes, par les Grecs et attribuée, comme butin, à Agamemnon. C’est le refus de ce dernier, de la rendre à son père, sauf si Achille, en contrepartie, lui cède sa captive Briséis, -ce que Achille fera, par souci de la dignité des Grecs-, qui déclenchera la seconde colère d’Achille et sa brouille avec Agamemnon.

Que Baricco, en ouverture, donne la parole à une femme captive indique bien son projet d’une transcription renversée de l’« Iliade », nous verrons ultérieurement à quelle fin.

La violence, René Girard indique dans son introduction, que le livre qu’il lui consacre est « apocalyptique ». Après la lecture du traité « De la Guerre », de Carl Von Clausewitz (1780-1831), officier prussien qui a ressenti comme un désastre la défaite de Frédéric-Guillaume II à Iéna, et vécu dans la fascination exercée sur lui par Napoléon Bonaparte, Girardaffirme que nous devons « changer notre interprétation des événements, cesser de penser en hommes des Lumières, envisager la radicalité de la violence et avec elle constituer un tout autre type de rationalité » ; c’est ce qu’il s’efforcera de faire au cours d’entretiens avec Benoît Chantre dans « Achever Clausewitz ».

Ce titre suggère ce que Girard ne cessera ensuite de montrer et de mener jusqu’à des conséquences devant lesquelles Clausewitz a, selon lui, reculé : l’auteur de « De la guerre » a perçu combien les conflits et les relations humaines en général, fonctionnent selon un mécanisme d’imitation, d’ « action réciproque », menant au duel et à la « montée des extrêmes »

Le thymos, Sloterdijk s’emploie à éclairer que, pris dans nos ornières conceptuelles, chrétiennes et psychanalytiques, nous ne sommes pas parvenus à le détricoter de l’éros. Lacan, pourtant, remarque-t-il, avait fait un pas dans ce sens, s’appuyant en particulier sur sa lecture de Hegel : « Le cœur de son entreprise est constitué par un mélange de corsaire entre le Wunsch, le désir freudien et le combat hégélien pour la reconnaissance […] L’intégration d’un élément thymotique dans la théorie psychanalytique fondamentale désignait sans aucun doute la bonne direction ». Mais la psychanalyse persistant à s’évaluer elle- même, sans recours à un outil extérieur d’approche, on reste, dans ce champ dans une confusion durable et le thymos demeure collé à l’éros. Sloterdijks’emploie à les séparer. Faisant retour à Hegel et à sa dialectique du maître et de l’esclave, il indique que la colère naît d’un désir d’être reconnu par l’autre « doté de valeur » plus que d’une convoitise dirigée vers des objets, qui caractérise l’éros. A partir de là, il réalise une approche à la fois contextuelle et économique. Il nous fait aller des époques, de la colère de Dieu dans les périodes bibliques à celle des révolutions prolétariennes pour s’interroger enfin sur l’Islam.

Chemin faisant, d’un point de vue marqué par l’économie, il montre que la colère est manipulable, capitalisable, que les petits porteurs transforment leurs colères individuelles en actions centralisées dans une sorte de banque de la vengeance qu’ils chargent de les laver de leurs humiliations et de faire justice

Ainsi, pour les «  banques »  religieuses, justice sera faite au-delà ; pour les « banques »  révolutionnaires, justice devrait s’accomplir ici-bas. Ces « banques » fonctionnent comme des collecteurs de la colère. Sloterdijkmontre donc comment le thymos homérique s’est inscrit, selon le contexte, dans ces deux grandes « banques de la colère » qu’ont été, l’Eglise chrétienne et l’Internationale communiste et il effectue, de ces phénomènes, une analyse très précise et minutieuse.

Pour René Girard, il s’agit, lisant Clausewitz contre Hegel, de montrer la supériorité théorique du premier. Il considère Clausewitz comme un théoricien de génie qui a su, dans sa douloureuse réflexion sur la bataille de Iéna, comprendre que le mimétisme, « l’action réciproque » d’où découlent le « duel » et la « montée aux extrêmes », s’impose, mécanique implacable, dans les liens humains ; mais, selon Girard, effrayé par ce qu’il découvre, Clausewitz s’est arrêté en chemin. Il s’agit donc de l’ « achever », et, dans cette perspective, de travailler sur la question de l’imitation. Selon lui, ce que voit Clausewitz et que ne voit pas Hegel, c’est que « l’oscillation des positions contraires devenues équivalentes peut très bien monter aux extrêmes » parce que, le désir du regard de l’autre tel que Hegel l’énonce «  n’a que peu de choses à voir avec le désir mimétique, qui est désir d’objet, désir de s’approprier ce que l’autre possède.  C’est ce désir d’appropriation, beaucoup plus que de reconnaissance, qui dégénère très vite dans ce que j’appelle le désir métaphysique où le sujet cherche à s’approprier l’être de son modèle ».

Donc, comme Sloterdijk, il lit dans Hegel le désir de reconnaissance, il en dissocie l’éros en tant que désir d’objet, mais pour donner la priorité à ce dernier dans le champ du « duel ».

Les temps modernes seront donc approchés par Sloterdijk avec la boussole du thymos et du désir de reconnaissance alors que Girardtravaillera la question de l’objet dans l’imitation qui mène au « duel » tel que Clausewitz a su le déterminer. Ces deux pensées sont, sur ce point, si symétriquement opposées que l’on peut supposer que Girard a luSloterdijk.

De même, quand il parle de « modèle mimétique », et, à ce sujet, «  d’hypnose » comment ne pas penser à Freud, d’autant plus qu’il évoque « la possibilité de penser autrement cette identité, de la penser comme un mimétisme retourné, une imitation positive » ? Or, Freud, quand il théorise l’identification dans « Psychologie des foules et analyse du moi », indique clairement que l’identification à une personne copiée (« kopierte Person ») est une sorte d’ « infection psychique » et que, pour qu’une communauté soit significative (« bedeutsam »), il faut que cette identification là reste partielle. Partielle, l’identification est donc distinguée par Freud d’une identification purement mimétique.

Girard parle, lui, à propos de Clausewitz fasciné par Napoléon, d’une « imitation absolue », d’une «  identification qui régresse à une imitation ». Nous sommes là dans le champ freudien. Il évoque, à plusieurs reprises une imitation intelligente, une réciprocité paisible, comme façons d’aller au-delà de Clausewitz. Il s’agirait donc, au-delà de l’achèvement, de le dépasser.

Faut-il voir dans les silences de Girard quant à Freud ou Sloterdijk, un pas de côté lié à son tropisme vers une pensée apocalyptique, une eschatologie, et à sa conviction que pour, achever Clausewitz, il s’agit « de revenir à cette sortie du religieux qui ne peut s’opérer qu’au sein du religieux démystifié, c’est-à-dire du christianisme ? », pas de côté par rapport à deux penseurs qui se démarquent du religieux ?

Mais l’on peut aussi penser que l’on s’imprègne tant des rencontres que l’on fait sur le chemin de ses recherches, que, dans le travail d’appropriation qui se produit à partir d’autres œuvres, l’on ne sait plus ce que l’on a acquis de l’autre, tant on en a fait son propre bien. Comme le dit Montaigne à propos de l’amitié, la couture qui joint l’un à l’autre s’efface.

On peut tenir le même raisonnement en ce qui concerne Sloterdijk quand, à propos du ressentiment,- notion qu’il emprunte à Nietzsche, soulignant tout l’intérêt du travail de ce dernier quant à l’esprit de « vengeance », ce qui permet « de mettre à l’ordre du jour une réflexion aux racines encore plus profondes sur les semis et les récoltes de la colère dans les temps modernes »,- il souligne en même temps que Nietzsche a fait erreur quant à l’adversaire principal en situant cet esprit de vengeance dans le christianisme et en particulier dans la figure du prêtre.

On ne peut que supposer qu’il se nourrit à ce moment-là du travail deGirard qui s’intéresse depuis longtemps au ressentiment conceptualisé par Nietzsche : Sloterdijk a exprimé dans la passé tout son intérêt pour la théorie girardienne des passions humaines. Mais alors que Sloterdijks’appuie sur la notion de ressentiment et la nécessité de son dépassement selon Nietzsche, Girard s’est employé à montrer en quoi Nietzsche était lui-même la proie du ressentiment.

En qui concerne l’actualité de ces deux penseurs, un dossier du « Monde », consécutif à une rencontre à Paris et à Vienne, apporte quelques précisions, soulignant d’abord ce qui les rapproche : « comprendre le monde où nous vivons, ses dérèglements et sa férocité, affirment-ils, c’est décrire le logique propre à la violence humaine, l’infinie spirale du ressentiment et de la colère, bref, le désordre qui vient», écrit Jean Birnbaum, auteur de l’article. Mais, comme il l’indique ensuite, leurs sources d’inspiration diffèrent : chrétienne et freudienne, on l’a vu, pour l’anthropologue, hégélienne, nietzschéenne et heideggérienne pour le philosophe avec l’intention polémique qu’indique le titre « Colère et temps » quant à Heidegger (la colère, le thymos, vient ici réfuter l’Être).

Sloterdijk se sépare donc de Girard sur deux points qu’il énonce lui-même et qui apparaissent à la lecture de leurs deux ouvrages : « Girard est un grand naturaliste de la fierté, mais il s’est laissé prendre par l’érotisme de la psychanalyse. Pour lui, la rivalité mimétique est un érotisme dégénéré, une expression du vouloir avoir, bref du péché originel. Dans sa conception de la psyché humaine, il n’y a pas de place pour la dynamique de la colère, du « thymos » grec, qu’il ne faut pas confondre avec le désir érotique. Il ne prend pas en compte cette bipolarité platonicienne entre érotisme et thymotisme. Or, même si toutes les questions sociales étaient résolues, la dimension de l’orgueil et de l’ambition demeurerait ».

Pour clarifier, avant d’envisager les pistes que ces chercheurs nous ouvrent, disons qu’ils lisent de façon différente Hegel et Nietzsche.

Pour Girard, il s’agit de dégager l’éros en tant que désir d’objet de ce que Hegel a théorisé comme désir de reconnaissance et de considérer le premier comme moteur essentiel des actions humaines ; Sloterdijk opère la même distinction, mais pour donner l’avantage au thymos dont le désir de reconnaissance est la suite, d’où la colère de ceux qui, individuellement ou socialement -l’on pourrait ajouter mondialement-, se sentent humiliés. Chacun des deux chercheurs progresse ensuite avec son outil : rivalité mimétique pour l’un, collectes de la colère pour l’autre.

Du mimétisme, selon Girard, l’on pourrait s’extraire par une forme positive d’identification, un renversement donc.

D’un renversement de cette nature, l’ « Iliade » de Baricco nous propose l’image. En effet, son œuvre fait « apparaître » les protagonistes comme sujets

de leur énonciation puisque chacun présente sa version des faits en disant « je », façon subtile pour l’auteur de «devenir » son personnage et d’entraîner son lecteur dans ce mouvement. Bonheur de la littérature qui peut jouer dans ses fictions de multiples identifications contre une identité monolithique.

Donnons la parole à Beckett au début de « L’Innommable » : « Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je ? Sans le penser. » : Parole au-delà de l’Identité catégoriquement affirmée, parole d’un auteur qui a eu accès à la psychanalyse par l’intermédiaire de ce praticien et théoricien, injustement méconnu en France, que fut Wilfred Bion.

Pour Girard, penser autrement l’identité, c’est « la penser comme un mimétisme retourné, une imitation positive » mais « la mimesis paisible n’est rendue possible que dans le cadre d’une institution déjà établie, déjà fondée depuis longtemps : elle a comme base l’apprentissage et le maintien des codes culturels ». Le cadre possible de ce renversement est, selon lui, à chercher du côté du christianisme, à l’opposé de la théorisation de la guerre élaborée par Clausewitz : « je doute, évidemment, qu’il y ait chez Clausewitz un appel du Royaume de Dieu, un dépassement de la haine pour Napoléon ». […] « Achever ce qu’il n’a fait qu’entrevoir, c’est retrouver ce qu’il y a de plus profond dans le christianisme ». Et, pourGirard, il y a lieu de reconnaître que nous ne sommes pas autonomes et que notre identité doit donc, pour ne pas entraîner de la violence, cesser de s’affirmer comme indépendante de l’autre.

Cette question d’une Identité pure et de ses liens avec la violence conduit à s’interroger sur les excès de l’Islam dont Girard fait remarquer : « Il est sourdement miné par le ressentiment. Il y reste un élément de cet archaïsme qui n’a pas été défait par le biblique et le christianisme. En ce sens, l’Islam fait plus que remplacer le communisme qui était déjà un succédané de religion sacrificielle ».

Sloterdijk, pose à ce sujet la question suivante : «  L’Islam politique, -qu’il se présente ou non avec une composante terroriste- peut-il se déployer pour devenir une banque mondiale alternative de la colère ? Deviendra-t-il un centre de collecte des énergies antisystémiques ou postcapitalistes doté d’un pouvoir d’attraction global ? »

Explorons les pistes ouvertes par les trois auteurs et les outils qu’ils nous proposent pour contribuer à un progrès personnel et social :

René Girard, penseur de l’apocalypse, balance, ainsi que le lui fait remarquer Benoît Chantre au cours de leurs entretiens entre le chaos et le Royaume. Il faudrait, selon lui, se situer résolument après l’archaïsme religieux et entendre le message du Christ, du côté d’une réconciliation qui serait l’envers de la violence. Mais les hommes dit-il, restent sourds et il est donc improbable que cette réconciliation advienne. Il envisage donc l’apocalypse : « Le neuf absolu, c’est la Parousie, c’est-à-dire l’apocalypse. Le triomphe du Christ aura lieu dans un au-delà dont nous ne pouvons définir ni le lieu ni le temps. » Il n’abdique pas pour autant toute espérance. « Mais celle-ci doit se mesurer à l’aune d’une alternative qui ne laisse d’autre possibilité que la destruction totale ou la réalisation du royaume ».

Peter Sloterdijk, constate que la colère est loin d’être épuisée Par contre, ce qui arrive à son terme « c’est la constellation psycho-historique de la pensée de la vengeance, rehaussée par la religion et la politique, qui a marqué l’espace processuel christo-socialo-communiste ». Alors ? Il faudrait revenir à la visée de Nietzsche et quitter le ressentiment, remplacer « cette figure toxique qu’est « l’humilité vengeresse » par une intelligence qui s’assure de nouveau de ses motifs thymotiques. »[…] « Les enjeux de ce programme de formation sont élevés. Il s’agit de la création d’un code of conduct pour des complexes culturels multiples ». Un équilibre est, pour lui à maintenir par des relations de force à force. «  La grande politique ne se fait que sur le mode d’exercices d’équilibre […] Le mot exercice ne doit pas faire oublier que l’on s’exerce toujours en vue d’un danger réel pour éviter que le pire survienne. […] Si les exercices vont bon train, il pourrait se constituer un set interculturel de disciplines de rigueur, que l’on pourrait, pour la première fois, qualifier d’une expression que l’on a jusqu’ici toujours employée trop tôt : « la civilisation mondiale ».

Pour finir, allons là où nous invite Alessandro Baricco dans la postille de son « Homère, Iliade. ».Il justifie son travail de transcription : « Ce ne sont pas n’importe quelles années, les années où nous sommes pour lire l’ « Iliade ». Ou pour la « réécrire » comme je me suis trouvé à le faire. Ce sont des années de guerre » ; et il complète après avoir énoncé que le mot « guerre », même s’il est devenu erroné, sera conservé par commodité : « ce sont en tout cas des années où une certaine barbarie orgueilleuse, liée pendant des millénaires à l’expérience de la guerre, est redevenue une expérience quotidienne. » Il dégage ensuite, dans l’œuvre une sorte de seconde « Iliade », entre les lignes de la première. L’on peut y discerner « la force, la compassion, même, avec laquelle sont rapportées les raisons des vaincus. », ce qui fait signe d’un « amour obstiné pour la paix. Au premier regard, tu ne le vois pas, l’éclat des armes et des héros t’aveugle. Mais dans la pénombre de la réflexion apparaît une « Iliade » à laquelle tu ne t’attendais pas. Je veux dire : le côté féminin de l’« Iliade ». Ce sont souvent les femmes qui énoncent, de façon directe, le désir de paix »

L’on comprend maintenant pourquoi c’est une femme, Chryséis », qui ouvre le récit de Baricco qui poursuit : « C’est par leur voix qu’on le comprend, ce côté féminin de l’ « Iliade » : mais quand on l’a compris, on le retrouve, ensuite, partout. Nuancé, imperceptible, mais incroyablement tenace. Je le perçois très fort dans les innombrables sections de l’ « Iliade » où les héros, au lieu de combattre, parlent. Ce sont des assemblées sans fin, des discussions interminables, et on ne cesse de les exécrer que lorsqu’on commence à les prendre pour ce qu’elles sont, en fait : un moyen pour eux de reporter la bataille le plus possible. »

l y a selon Baricco, dans cette épopée, l’intuition d’une civilisation dont le ressort ne serait pas la guerre et donc « amener cette intuition à se réaliser, c’est peut-être ce qui nous est proposé par l’ « Iliade » en héritage ».

Comment y parvenir ?

Après avoir montré que cette histoire présente la guerre comme un « débouché quasi-naturel de la cohésion sociale » il ajoute : « Mais elle ne fait pas que cela : elle fait autre chose de bien plus important et, d’une certaine manière, insupportable : elle chante la beauté de la guerre et elle la chante avec une force et une passion inoubliables ».

Voilà qui nous ramène à la fascination exercée sur Clausewitz par Napoléon et ses victorieuses campagnes…mais pas seulement sur Clausewitz. Il n’est que de se remémorer les nombreuses fresques cinématographiques consacrées à l’empereur et, en ce qui concerne l’esthétisation de la guerre, les films cultes comme « Un long dimanche de fiançailles» ou, sur fond de musique classique « Apocalypse now ».

Alors ?

Ce que suggère peut-être l’ « Iliade », c’est qu’aucun pacifisme aujourd’hui ne doit oublier ou nier cette beauté. […] Aussi atroce que cela paraisse, il est nécessaire de se rappeler que la guerre est un enfer, oui :mais beau. Depuis toujours, les hommes s’y jettent comme des phalènes attirées par la lumière mortelle du feu. Aucune peur, aucune horreur de soi n’a pu les tenir éloignés des flammes : parce qu’ils y ont trouvé la seule possibilité de racheter la pénombre de la vie. Aussi la tâche d’un vrai pacifisme, aujourd’hui, devrait être non tant de diaboliser la guerre à l’extrême, que de comprendre que c’est uniquement quand nous serons capables d’une autre beauté que nous pourrons nous passer de celle que la guerre depuis toujours, nous offre. Construire une autre beauté, c’est peut-être la seule voie vers une paix vraie. […] Donner un sens fort, aux choses, sans devoir les amener sous la lumière aveuglante de la mort. Pouvoir changer notre propre destin sans devoir nous emparer de celui d’un autre ; réussir à mettre en mouvement l’argent et la richesse sans recourir à la violence ; trouver une dimension éthique, y compris très haute sans devoir aller la chercher dans les marges de la mort ; nous confronter à nous-mêmes dans l’intensité d’un lieu et d’un moment qui ne soit pas une tranchée ; connaître l’émotion, même la plus vertigineuse, sans devoir recourir au dopage de la guerre ou à la méthadone des petites violences quotidiennes. Une autre beauté »

Et Baricco termine son œuvre dans la perspective que nous réussirons un jour à soustraire Achille à une guerre meurtrière. « Et ce ne sera pas la peur ou l’horreur qui le ramèneront chez lui. Ce sera une certaine beauté, une beauté différente, infiniment plus douce ».

Trois propositions nous sont donc faites :

Pour René Girard, il s’agit d’aller, pour éviter le Chaos, vers le Royaume, c’est à dire une réconciliation qui passe par l’accueil du message du Christ.

Pour Peter Sloterdijk, il importe de s’exercer à maintenir un équilibre des forces sans qu’aucun des partenaires n’ait à renoncer à son thymos, c’est-à-dire à l’exigence légitime d’être reconnu par l’autre. Cet «exercice» nécessite, précise-t-il, la médiation de tiers, ou d’instances tierces qui auraient la forme, en politique, de collectifs institutionnels.

Pour Alessandro Baricco, l’objectif est d’inscrire une beauté nouvelle dans une dimension éthique élevée, source d’émotions éventuellement vertigineuses.

Un fil peut être tiré, là, entre cet espoir et ce qu’énonce dans son séminaire « Streben», Maria- Letizia Cravetto. Elle évoque des « visions brisées, visions dénuées, visions inouïes » pour qualifier respectivement le meurtrier, le psychotique et l’artiste. Or l’on peut voir, en s’appuyant sur Lacan, que l’écriture poétique a permis à Joyce un saut de la deuxième à la troisième série de ces images. Peut-on, lisant Baricco, envisager que la « poésie » dans son sens le plus large, celui qui prend sa source dans l’éthique, pourrait susciter le même saut, de la première à la troisième série, du meurtre à l’inouï ?

A chacun d’entre nous de nous inscrire ici et/ ou là, voire à inventer encore d’autres voies. On peut, en particulier, privilégier tout ce qui, s’inter-posant, fait tiers et suscite une réalité nouvelle, comme dans l’oxymore, car, « l’obscure clarté » n’est ni l’obscurité ni la clarté pures. Dans l’espace intermédiaire, l’ombre portée de chacun des termes ouvre un espace qui, même imperceptiblement, a fonction d’altération (dans le sens de « rendre autre »).

De la même manière, aussi bien dans les relations interpersonnelles que dans le champ politique, tout espace interstitiel peut faire signe de ce qui, au-delà des antagonismes, trace, nouveaux vecteurs, des « diagonales du milieu ».  N. C.