A la recherche de nouvelles lumières

par Claude Corman

Dans une note explicative sur son projet d’encyclopédie de la pensée critique moderne, Thomas Lacoste cite la phrase du critique d’art, Daniel Arasse : On n’y voit rien! On n’y voit rien, mais cela empêche-t-il d’essayer d’y voir plus clair ? La clé est perdue, disait Kafka, dans un autre domaine, mais cela n’empêche pas de la chercher!

Que le monde soit infiniment difficile à déchiffrer est encore plus évident de nos jours, car nous avons le sentiment que de nombreuses clés ont été perdues, de sorte que quand nous avons décidé avec Paule Pérez de fonder la revue électronique « Temps marranes », nous pensions un peu la même chose que Daniel Arasse : on n’y voit rien.

Car, en parlant de temps marranes, nous évoquons d’une certaine manière des temps obscurs et illisibles. Qui parle de temps marranes, au moins dans l’acception la plus répandue et connue du marranisme, met tout d’abord en scène des temps troubles de secrets, de travestissements et d’errances. Avant tout autre approche plus positive et créatrice du terme, c’est bien cette dimension sombre d’une identité suspectée et traquée qui s’impose au premier regard. Et ce premier regard, parce qu’il est d’essence historique et traite exclusivement de la condition des juifs hispano-portugais convertis au catholicisme à la fin du Moyen Age ne peut pas éclairer ni construire une figure marrane de nos temps. A tous les sens du terme, ce regard reste cryptique et ténébreux.

C’est pourquoi nous avons tenté de donner un autre sens plus ouvert et vivant au marranisme, dont nous pourrions peut-être résumer la genèse ainsi : le dialogue des cultures est une impasse si la conversation avec sa propre culture héritée ou élue n’a pas été préalablement menée avec toutes les conséquences que la globalité des savoirs humains fait peser sur elle.

Dans cette perspective, l’identité et l’universalité ne sont plus face à face avec leurs logiques politiques dérivées, le communautarisme et le républicanisme, le local et le global. Le marranisme se situe depuis toujours dans une triangulation plus ouverte : identité-personne-monde. Ce que nous ressentons comme personnel et d’une certaine manière inaliénable, ne relève pas d’un arbitrage plus ou moins juste, plus ou moins bien ficelé entre l’identité qui nous prédétermine et le monde. Ce « personnel » est presque toujours une mosaïque provisoire, inachevée, troublante de sentiments, d’expériences et de pensées alors que ce qui fait de nous des individus identifiables ou des porteurs d’identité nous renvoie à une histoire peu ou non partageable et parfois retranchée du monde environnant.

De ce point de vue, les marranes modernes, en cela héritiers des marranes historiques ne peuvent pas s’individualiser dans une lignée identitaire. Ce sont des personnes ( dans la pleine ambiguïté du mot qui fait autant référence à l’infracassable noyau du sujet qu’au néant de l’être) des personnes à l’intérieur desquelles le monde et l’identité (que l’on peut aussi mettre au pluriel) conversent en dialectique, mais sans certitude de solution dialectique, dans la tentation récurrente, mais sans risque durable de régression unipolaire. Il ne saurait y avoir dans cette conversation, de vainqueur. Si ce n’est comme l’a formulé Spinoza, et mieux encore Kafka, que le monde a toujours une dimension plus vaste, plus illimitée que nos personnes et qu’en dernier ressort, sommés de choisir ou d’arbitrer entre nous-mêmes et le monde, nous devrons arbitrer en faveur du monde.

Mais cette bataille inégale ne ruine nullement les efforts de médiation de la personne entre l’identité et le monde. Comme nous l’avons dit plus haut, ce qui est personnel ne se borne pas à être le simple reflet ou l’écho (mimétique) d’une identité dominante et rigoureusement transmise, mais à tout moment le produit fragile, incertain de la conversation entre cette (ces) identité(s) et le monde dans lequel nous vivons.

A contrario, on ne saurait mieux définir l’essence du totalitarisme que comme le produit d’une victoire sans conditions, malveillante et criminelle du monde sur la personne. L’effacement bureaucratique de la personne est plus encore que l’anéantissement des minorités, la finalité inavouable des régimes totalitaires !

En bref, les temps sont marranes quand ils sont tout à la fois des temps obscurs, difficiles à déchiffrer et à vivre et néanmoins des temps personnels…

Depuis la chute de rideau sur l’aventure communiste européenne, symbolisée par l’écroulement du mur de Berlin en 1989, nous vivons une période de rejet et de discrédit de toutes les idéologies, doctrines et systématisations théoriques qui de près ou de loin ont eu partie liée avec le communisme ou ont été contemporaines de son éclosion ( comme la psychanalyse)

Pressés de célébrer la chute du totalitarisme soviétique et la réunification allemande, on confondit dans la même mélasse noire le communisme et la bureaucratie. Des penseurs originaux comme Claude Lefort et Cornélius Castoriadis qui avaient insisté sur la nature non exclusivement communiste de la bureaucratie et sur son caractère « exportable » dans des sociétés libérales et prospères n’ont pas été entendus. On aurait pu pourtant se douter que leur travail critique n’avait pas pour unique ambition de commenter un fait déjà avéré dans les années 70 : la victoire du camp capitaliste occidental sur la société soviétique. Et, depuis plus de trente années, l’alliance efficace des techno-sciences et du capitalisme a généré une atmosphère globale d’illimitation du Marché : un makif, diraient les cabalistes, en se référant à une force fluide, diffuse, souveraine qui enveloppe toutes les activités d’une époque et façonne son esprit. On peut dire que cette force, cette enveloppe dont nous n’avons pas pleinement conscience (qu’est-ce que l’esprit d’une époque ?) réside dans la mise en équivalence, la convertibilité, au sens monétaire, de toute forme élémentaire de pensée, de rêve, de lien, de culture en marchandise. Cette conversion n’est en soi ni utopique ni progressiste. Elle est le makif indiscuté du temps, son élémentaire paradigme. Face à cette atmosphère globale qui enrôle tous les peuples dans une sorte de « compétition solidaire », la critique moderne apparaît désarmée et fragile : privée de toute forme de complicité avec une idéologie forte, populaire et transnationale (comme le fut l’idéologie communiste), elle ne dispose plus que des armes modestes de la lucidité, de l’échange d’idées, et d’une confiance déniaisée et mesurée dans les savoirs humains. Aussi, les grosses machines de guerre contre le makif de l’illimitation marchande, se retrouvent-elles plutôt du côté des idéologies religieuses, archaïques et violentes qui veulent recréer artificiellement du sacré dans un monde qui a ex-orbité par la raison (et non par la colonisation) la présence divine. Du coup, la pensée critique est comme retranchée de son temps, tant la lutte phénoménale de ces deux makifs, de ces deux atmosphères infiltre l’esprit de l’époque.

L’Europe, craignant de retomber dans les souffrances idéologiques criminelles de son passé, tente de gérer une sorte de juste milieu, à égale distance d’un libéralisme trop cynique et nihiliste et d’une religiosité fruste, agressive et anomique. Le résultat en est une espèce de culture vague, confuse, syncrétique, centriste qui certes ne tranche rien, ne coupe plus des têtes mais qui ne les éclaire pas davantage. Cette culture syncrétique fait tout à la fois l’éloge successif et impartial de la sédentarité et du nomadisme, de la famille et de l’émancipation des désirs, de la roulette génétique et du libre-arbitre, de la Cité géante et de la nature locale, d’un athéisme chevronné et d’un christianisme doux, etc. Ce n’est là que l’honnête constat des contradictions multiples de notre temps, souligneront certains ! Oui, sans doute, sauf que du mélange bavard des contradictions, il ne ressort plus aucun point de vue, aucune possibilité pour la fonction organisatrice de la pensée. On se borne à mettre en scène un monde foncièrement aporétique et surchargé de lassitude (comme l’avait craint Husserl), à la merci des idéologies furieuses et totalitaires dont l’Europe, par le biais de ce syncrétisme postulé, croit précisément s’être mise à l’abri.

Il est donc assez logique que les rhétoriciens de la grande confusion post-moderne, gaillardement instruits du désastre des idéologies politiques tiennent aujourd’hui le haut du pavé dans les médias et les cercles intimes du pouvoir. On ne comprend pas autrement l’aura d’un Henri Guaino dont tout l’art faussement dialectique est de puiser sans vergogne à gauche et à droite des fragments, des termes connotés et des motifs idéologiquesdécidément contradictoires et aporétiques.

On n’y voit rien! Cette cécité si douloureuse pour ceux qui n’ont pas renoncé à penser, (ou à transformer) le monde, devient une aubaine pour de tels esprits.

Car, ce n’est pas l’insignifiance ou la pauvreté de la pensée politique moderne qui conforte aujourd’hui les rhétoriciens de la fin des idéologies, mais bien l’absence inédite dans l’histoire européenne d’alternative à la « compétition solidaire » du grand Marché

Toute forme de lutte contre ce makif des équivalences (la marchandise organisant les parités, comme un niveau de maçon fait de l’horizontale!) est coupable d’être sectaire, archaïque et insuffisante.

A un degré de plus, la totalité étant désormais reconnue comme illisible, seules les pensées expertes, érudites, cloisonnées acquièrent de la valeur, à condition qu’elles ne s’émancipent pas de leurs champs d’investigation pour converser entre elles, comme l’avait par exemple tenté Foucault à travers son regard affûté sur les liens épistémologiques.

L’écart entre la pensée experte et la pensée complexe ne tient pas à autre chose. Quand celle-ci s’efforce de remettre en perspective les savoirs (sciences humaines, bio-sciences, sciences physiques, littératures et arts) celle-là se borne à organiser tout à la fois leur indépendance, leur efficacité et leur silence.

Tout l’intérêt d’une cartographie élargie et ambitieuse des concepts et des percepts de notre temps est bien de (re)mettre en perspective, en tension, en conversation, des savoirs qui se disjoignent, s’écartent, s’autonomisent et qui, par un mouvement d’expansion accélérée, « épuisent » tout autant notre rationalité que notre imaginaire.

Notre réflexion actuelle (analyse et méditation) sur la marranité s’inscrit modestement dans cette nécessaire recherche de nouvelles lumières.

PS : En lisant le Monde des livres, ce matin (23 février 2008), je suis tombé sur l’appel au boycottage de la foire du livre de Turin sous prétexte que l’invité d’honneur est cette année Israël. Du coup, les colères, les condamnations pleuvent sur cet événement littéraire. Tariq Ramadan rameute de nombreux alliés dans les cercles de la gauche « radicale » italienne. David Grossman a beau rappeler que «  culture et boycottage sont incompatibles », nos défenseurs de la cause palestinienne n’en démordent pas. Tout ce qui vient d’Israël abrite une propagande sioniste et légitime un Etat illégal et qu’il convient d’effacer du monde « civilisé ». Car il s’agit bien de cela : En refusant aux auteurs israéliens de faire partie de la communauté universelle et civilisée des écrivains et des artistes, l’appel au boycott de la foire de Turin fait des lecteurs d’Amos Oz, de David Grossman et d’Avraham Yehoshua des barbares…

Le chagrin politique de David Grossman doit aujourd’hui être infini ! Comme le nôtre…

C. C.

Depuis que ce texte a été écrit, des événements violents se sont encore produits en Israël et Palestine côté Gaza, victimes civiles de l’armée et attentat contre yeshiva…Parité, équivalence, décompte à l’infini des vengeances ? Et le Salon du Livre s’est ouvert dans l’ambiance que l’on sait. On n’y voit rien (mi- mars 2008)…