Une marranité contemporaine
Perpignan le 16 octobre 2010 :
les actes du colloque
par Paule Pérez
Le marrane du début, au xvie siècle, vit sous la menace d’un monde bouleversé et dangereux, un monde contrarié contrariant. Il reste en vie grâce à d’incalculables franchissements de seuils entre des règles de vie, des injonctions alimentaires, des rites, des formes de pensée et de relations radicalement inconciliables : n’est-il pas réduit, non seulement à faire taire son appartenance, autant que son infidélité forcée, au judaïsme, mais de surcroît à faire une place en lui-même aux formules et cultes étrangers de l’inquisiteur qui veut le réduire en fumée ? C’est sans répit qu’il se contraint à ces discordes et divisions. Sa vigilance, son inquiétude, sont nécessaires à sa survie.
Les Juifs disposaient-ils d’un héritage dans lequel puiser la force de cette séparation ou partition cruelle en eux-mêmes, dans un partage du secret entre eux et un partage de leur mode d’existence en deux ? J’emploie ces termes de séparation, division, partage et non celui d’altérité, qui me paraît trop contemporain et galvaudé. Comment ont-ils pu se maintenir, dans cette forme de résistance qui ne cessait de meurtrir leur lien premier au judaïsme, et de tourmenter leur relation au Dieu unique et transcendant, au nom de tétragramme imprononçable ?
A la même période à Prague, Yehuda Loeb ben Betsalel, dit le Maharal, rabbin, écrivain, savant universel comme on pouvait l’être à cette époque, formalisait la notion de l’emtsa, qui en hébreu signifie milieu, et que le Maharal examinait sous l’angle du travail de la contradiction. Le philosophe André Néher[1] lui a consacré un livre paru en 1991, Le Puits de l’exil, où il retraduit très opportunément emtsa par « diagonale du milieu ». C’est à son travail que je m’appuie pour apporter des éclairages sur cette notion. L’emtsa peut « figurer » l’attitude marrane de résistance des premiers crypto-juifs. Mais surtout la dynamique dont elle est porteuse peut rendre compte, de manière matricielle, des prolongements ultérieurs à l’invention du marranisme[2], la marranité. J’essaierai d’en montrer quelques aspects. Puis je tenterai d’esquisser des occurrences possibles de dualité comme extension de l’emtsa. J’en évoquerai d’autres plus rapidement car il s’agit pour moi d’ouvrir un champ et certainement pas d’épuiser le sujet.
Le Maharal et l’emtsa
De l’emtsa, j’ai dégagé surtout deux aspects : la tension et le tiers.
« Le Maharal fait de la dualité, la charpente de sa réflexion. » En effet il part des couples terminologiques fondamentaux, couples de contraires qui constituent le monde. Pour lui, toute dynamique naît « de la contradiction, et souvent de la discorde, voire de la contestation, ou même de la déchirure[3] ». André Néher montre que le Maharal travaillait sur les contraires des philosophes, tels Aristote et les néo-platoniciens, mais aussi sur des binômes opposés puisés dans le judaïsme.
Ainsi :
Unité – multiplicité
Attachement – séparation
Donnant – accueillant
Racine – branche
Fruit – écorce
Néher prend l’exemple bien connu de la Genèse où, dans le récit de la création, le Beit, lettre seconde, vient avant la lettre Aleph, qui est le signe de l’unité. Il dégage de cela qu’« il n’est plus possible, depuis Bereshit, de tracer une figure du monde, de concevoir une physionomie de l’être, d’imaginer une structure du tout, qui ne comportent en elles une ligne intérieure de clivage ». C’est ce qui fait de la Bible, ajoute Néher, une œuvre fondamentalement « dialogale ». J’aurais tendance à écrire que c’est même ce qui fait de la pensée juive un corpus décidément « dialectique ».
Pour le Maharal, il y a « une instabilité fondamentale dans le monde qui crée une tension perpétuelle » entre les deux termes… Il « pose entre les deux termes un espace intermédiaire », c’est le milieu, l’emtsa. Ce concept joue un rôle de « vide » entre les contraires. Ainsi, suivre les commandements, c’est poser un « acte intermédiaire entre l’esprit et la matière », et c’est tenir compte du vide radical entre ces deux opposés car, en dehors des composantes strictement rituelles de la religion, c’est accomplir un acte conscient et pensé. C’est parce qu’il y a un vide que peut « se jeter un pont entre l’un et l’autre ». Il faut qu’il y ait un vide pour qu’une alliance puisse advenir.
Dans l’esprit du Maharal, la relation des contraires, en tant qu’effort d’harmonie ou d’équilibre, n’est pas juste un modeste compromis. André Néher insiste sur ce point : dans l’emtsa, loin de s’entamer réciproquement, les contraires s’augmentent. C’est dans « l’espace intermédiaire » que se passe la mise en tension des contraires. Les « inter-réactions » qui se produisent alors peuvent être : disjonction, conjonction, infléchissement, combinaison. Le mouvement qui s’opère induit forcément un travail d’adaptation, voire de rapprochement, et les termes vont interférer, s’interpénétrer, former une boucle, un angle aigu, un recoupement, une connexion, un entrelacs, un vortex avec l’autre…
L’emtsa, « ni espace ni temps ni matière », est un « mouvement immatériel en puissance » : le Maharal (qui puise autant ses exemples dans le récit biblique que dans les sciences, physique, géométrie, etc.) a recours au modèle de l’attraction de la limaille de fer par l’aimant. Il affecte donc aussi à l’emtsa, le milieu, comme le fait remarquer Néher, un « rôle d’organisation », et de « centre » pris comme « point central convergent ».
Dans ses exemples « profanes », le Maharal évoque aussi « le troisième côté du triangle qui, postérieur aux deux premiers, organise la figure comme un arbitre et lui donne son sens » : il qualifie ce dernier côté de « moyen », le troisième terme est au milieu des deux autres, et de fait il s’agit bien là d’un moyen, d’un médium pour que la figure « tienne »…
A ces idées de centre, de milieu, de moyen, tels qu’il les réenvisage, comment ne pas associer la notion de tiers ? L’emtsa, ayant joué un rôle de « médium », est « agent de rapprochement, de liaison et de dialogue ». Le « pont » établi dans la tension fait émerger des éléments nouveaux, des situations nouvelles. Pour illustrer cette fonction diagonale opératoire, le Maharal évoque Moïse : entre monde supérieur et monde inférieur, entre l’absolu et le relatif, le guide de l’Exode relie le vertical divin à l’horizontal humain. André Néher expose plus métaphysiquement que si le milieu « n’est pas au bout », « n’est pas un extrême », il peut alors s’instaurer comme la « zone de refuge » de l’être, lieu où on échappe au néant et à la mort…
Dans une dialectique créatrice, une bonne synthèse, en dépassement des contraires, doit-elle forcément procéder par élagage et suppressions, ou bien plutôt, entre deux termes contradictoires, viser le plus grand dénominateur commun ? On rejoint, là, l’augmentation des contraires.
Le troisième terme ce sera le plus abouti, voire le parfait : Seth, Jacob et Moïse, ces trois fondateurs, sont les troisièmes de leurs fratries. L’emtsa porte donc aussi la notion de tiers, et la mise en fonction de la dualité chez le Maharal semble parfois n’avoir pas d’autre but que de fonder une conception ternaire. Si le binaire tend vers le ternaire pour se résoudre ou faire tenir ensemble deux éléments opposés, le troisième, comme on l’a vu, représente l’équilibre, et, associé au centre, à l’arbitre, au médium, il pourrait aussi bien être le langage, le juge, peut-être la loi…
Je ne sais pas de quelles informations disposait alors le Maharal sur le destin des juifs ibériques. Peut-on voir dans ses développements des encouragements masqués à ce qu’ils restent vivants, fût-ce au prix de tensions douloureuses, afin peut-être que leur descendance se trouve quelques témoins – comme nous-mêmes, ici et maintenant ? Ce n’est pas impossible de le penser quand on sait à quel point le sens au fond du « puits », la finalité obscure de « l’exil » était au cœur des préoccupations du Maharal. Mais on ne sait pas, de même qu’on ne sait pas, me semble-t-il, si ses coreligionnaires d’Espagne avaient connaissance de son travail.
L’emtsa me paraît foisonner à l’excès pour nos esprits contemporains. La notion gagnerait sans doute à être reprise par des chercheurs qui à leur tour pourraient examiner et croiser ce « concept nomade » : physiciens, mathématiciens, logiciens, topologues, psychanalystes, mais aussi politiciens, idéologues. Sans oublier les diplomates.
Des pistes d’extension pour l’emtsa
Je voudrais en venir à quelques « extensions » de l’emtsa et j’ai choisi la spectralité, le trait d’union et la bifurcation.
– La spectralité
Formée de termes contraires, la dualité est polarisée. Entre deux pôles on tire un spectre dont l’arc-en-ciel, par la diffraction de la lumière entre l’infrarouge et l’ultraviolet, me paraît être la meilleure représentation – d’autant qu’elle est bien, spirituellement, le symbole de l’alliance de Dieu avec l’homme. Comme le Maharal est parti du langage, je voudrais vous donner quelques illustrations par des exemples que m’a proposés le mathématicien Stéphane Dugowson, qui travaille justement sur les espaces connectifs, et qui coopère avec des psychanalystes dans leurs explorations du groupe paradoxal conscient-inconscient. Voici quelques-unes des déclinaisons polaires de Dugowson qui font passer d’un mot à son contraire :
– séparation-fusion
séparation / mur / construction / assemblage / jointure / nœud / articulation / association / fusion
– imparfait-parfait
parfait / exceptionnel / singulier / étrange / louche / douteux / discutable / imparfait
– inconscient-conscient
inconscient / spontané / libre / délibéré / conscient
– désir-réalité
désir / appétit / faim / besoin / nécessité / loi / vérité / réalité
– et la polarité réversible vrai-vrai comme dans :
vrai / faux / factice / factuel / vrai
J’y rajouterai :
– tragédie-comédie
tragédie / gravité / pesanteur / énormité / ridicule / farce / comédie
Le mathématicien logicien Anatole Khélif rapproche cela de la « rotation vectorielle » en mécanique quantique, où les vecteurs sont des vecteurs d’état.
On peut y voir à la fois l’esquisse à peine perceptible d’un retournement au cours du trajet et une progression continue entre deux pôles de contraires. On peut dire qu’on est dans du « continu qui se retourne ».
Encore un trois qui est au milieu : la spectralité peut fonder une situationternaire avec un tiers interstitiel. Entre le bleu et le jaune, le vert. Entre le noir et le blanc, une multitude de nuances de gris. Entre les deux pôles, une infinité de pointsune infinité de possibles tiers entre les deux pôles opposés.constituent une infinité de positions intermédiaires,
La spectralité peut se voir comme une extension de l’emtsa. Claude Corman, en soulignant chez le marrane la diversité des « modes d’être », parle de « fonction d’onde de l’identité ».
Anatole Khélif commente pour les spécialistes :
« Quand il y a des fluctuations quantiques du vide, on a création spontanée de paires de particules-antiparticules (fluctuations quantiques du vide qui indiquent que le “vide” n’est pas le “néant”). »
– Le trait d’union
Ce petit trait, qui permet de faire un mot avec deux, crée une expression nouvelle qui porte en son centre une ligne horizontale, un trait. Signe typographique qui sépare en unissant, il indique justement l’union-désunion. Ainsi dans judéo-chrétien. Il est question de composantes juives, chrétiennes et d’un ensemble formé des deux. Mais où peut-être, comme le fait observer le psychanalyste Alain Julienne, le deuxième terme est postérieur dans le temps. Mais aussi, toujours selon Julienne, « supérieur »… C’est dans le monde où le christianisme est dominant que l’on parle de judéo-chrétien. Quand on dit marxiste-léniniste, la référence à Lénine surnote le sens. Ainsi le trait d’union indique un lien qui exprimerait une « tendance vers ». Alors on a une diagonale du milieu et le trait d’union, au lieu d’être horizontal, pourrait s’écrire en oblique, en diagonale, ce qui donnerait un « slash » orienté !
Il s’agit bien de formulations doubles – par exemple quand on dit l’héritage judéo-chrétien – qui expriment à la fois le lien « historique » ou « logique » indissoluble, et une contrariété irréductible – celle qui a divisé l’héritage juif et l’héritage chrétien.
La question se dramatise lorsque les deux termes désignent des éléments issus d’un même point de départ, qui ont divergé au point d’en devenir ennemis. A partir d’une même source, les deux termes présentent irrévocablement des éléments communs et des distinctions radicales. S’agit-il d’une forme particulière et spécifique du travail de négation ?
Par ailleurs je voudrais rajouter quelque chose à ce développement sur « l’interstice », à savoir que l’on peut également le voir dans le domaine biologique-anatomique. Il n’est pas question pour moi de vouloir « naturaliser » ma réflexion, au contraire, je me demande si ce ne serait pas plutôt une quête de « symbolisation » de la nature, à contre-courant des mouvements actuels. La biologiste, pharmacienne, médecin, et psychologue Marie Marand me communique cette définition du tissu conjonctif :
« Un tissu en histologie est un ensemble coopératif de cellules liées par une fonction + le plus souvent une unité territoriale. Ces cellules baignent dans une matrice extra-cellulaire. Laquelle est constituée par de l’eau où sont dissoutes différentes substances + des fibres de collagène plus ou moins grosses qui lui donnent sa “tenue” + des fibres élastiques qui lui procurent comme leur nom l’indique son élasticité. Dans le tissu conjonctif, les cellules ne sont pas jointives et sont maintenues entre elles par ce réseau plus ou moins dense de fibres. »
– La bifurcation
Après le tiers interne à la polarité, je me suis questionnée sur la bifurcation. Voici quelques années, le philosophe Imré Toth, récemment disparu, me parlait, à propos de dialectique et du travail de négation, de la notion de « diremption » – j’ai trouvé après des mois car il ne se souvenait pas exactement d’où il la tenait, qu’il s’agissait d’un mot anglais. L’équivalent allemand est intéressant, c’est le mot entzweiung.
Trois personnes qui connaissent l’allemand m’ont aidée dans cette première recherche, Dominique Massaux, mathématicien, Noëlle Combet, germaniste et psychanalyste, dont certains ont pu apprécier les articles de fond et les poèmes dans temps marranes, et Elisabeth Lagache, également psychanalyste. Ils ont fait une analyse étymologique et j’ai amalgamé leurs trois recherches :
Dans le Littré on trouve à diremption : mot venu de l’anglais et signifiant, en termes de droit, dissolution. Des cas de diremption de mariage. « In two, asunder, apart. Divisivness. To take apart, separate. Separation, disjunction : division into two. »
En allemand le préfixe ent- contient une idée de dé-liaison et zwei est le nombre deux. Il y a donc dans Entzweiung l’idée d’un « deux » qui « casse ». On peut traduire par « différend », « brouille ».
Entzweiung : éloignement, écartement, déchirure, brisure, fissure, désunion. On retrouve donc cette idée de contrariété.
Anatole Khélif commente à cet endroit : « ceci fait penser à trois choses, la division cellulaire, la théorie des mondes parallèles au sens d’Everett, et à la célèbre nouvelle de Jorge-Luis Borges, “Le jardin aux sentiers qui bifurquent” ».
Dans la bifurcation, l’élément qui s’est séparé ou décollé, garde-t-il la trace de l’état antérieur ? Tandis que la spectralité est une dualité dans du continu, la bifurcation présente une dualité où s’est instaurée de la discontinuité. En ce sens elle questionne peut-être davantage le temps et l’Histoire.
On n’en a pas fini avec les formes de la dualité
Tous les champs bien sûr en sont traversés, j’en ai pris quelques exemples :
Logique et mathématiques
Paradoxes
Enchevêtrements
Rhizomes
Diplomatie
Négociation et frontières
Phénoménologie
Empiètement et chiasme chez Maurice Merleau-Ponty
Topologie
Voisinage
Espace connectif
Comment vivre dans ces franchissements répétés des codes identificatoires, entre deux franchissements, dans un monde et une période où le religieux, le cultuel, est censé fonder le cadre tranchant de la vie quotidienne ? Cet « entre », c’est une sorte de « lieu » psychique et logique, que les marranes ont été conduits à investir et explorer dans la contrainte tout en tentant d’échapper à la folie, et auquel il leur a fallu donner consistance.
De même qu’on peut se demander comment ils ont pu subsister, on peut se demander jusqu’à quel point il leur était possible de dissimuler leur judéité, à travers les mots, les pensées exprimées au-dehors. Et jusqu’à quel point ils parvenaient à ne pas être traversés par le monde extérieur catholique. Car pour vivre dans le monde, il faut un minimum de porosité… Oui, comment les marranes réussirent-ils à vivre entre deux mondes se voulant étanches l’un à l’autre, sans basculer dans la disparition ou dans la folie ? De quoi et comment se constituait cet entre ? Peut-être procédait-il d’un mouvement complexe : renoncer à la visibilité, donc renoncer à porter son identité, comme prendre des alias pour confirmer le mensonge sur la conversion, et renoncer à perpétuer dans la fidélité absolue l’œuvre des pères, accepter à contrecœur de faire des gestes exogènes, ceux-là mêmes qu’avait interdits la loi des pères, comme s’agenouiller devant une statue c’est-à-dire, pour le Juif, une idole, ou encore profaner le shabbat, etc.
Comment savoir si leur assomption d’un Réel extravagant prenait appui sur un équilibre psychique inébranlable ou, au contraire, sur une disposition à la folie – voire si ceux qui ne pouvaient survivre à la situation n’étaient pas les moins fous… Ce qui peut d’ailleurs nous conduire à nous poser la question pour aujourd’hui : notre monde troublé, brouillé, ne requiert-il pas de certains, plus que d’autres (je songe aux migrants, aux personnes déplacées), un mode d’adaptation certes à la diversité, mais aussi à « faire tenir ensemble » des éléments qui sont loin d’être spontanément congruents ?
La résistance marrane est donc bien aux fondements une culture de l’ombre et des dualités existentielles, spirituelles, psychologiques et logiques. Le terme même de marrane présente une dualité étymologique. Pour certains, il vient de l’arabe haram, qui veut dire séparé (d’où le mot harem), équivalent d’« intouchable ». L’autre origine est le vieux castillan qui signifie porc, une insulte. A mon avis les deux origines se sont combinées et ont été assumées par les marranes, qui en ont par là endossé l’insulte.
Et je ne voudrais pas terminer sans avoir fait allusion à l’expression « mordre sur » du Catalan Ferrater Mora dans ce qui, notamment, évoque le seny, mesure et ironie, en ce sens que le seny mord sur le réel en instaurant une juste distance critique qui ne soit pas une adhésion complète aux événements. D’ailleurs cet auteur a écrit, paraît-il, pour le peu que j’aie pu apprendre[4], une nouvelle « Entrevista con Eva », où il invente un personnage d’archéologue qui s’appelle Vera Kotchina, c’est-à-dire le verrat et la cochonne, qui est à l’évidence un patronyme cryto-juif ou crypto-chrétien – comment savoir ? – c’est-à-dire marrane.
Mais qui sont les porcs ? Ceux qui font semblant de manger du porc interdit et qui n’en mangent pas ? Ou ceux qui en mangent depuis toujours parce qu’il leur est permis ? Pourquoi donc le terme de porc est-il devenu une suprême insulte ? Qui est un porc, l’insulté qui n’en ingère pas et dont les « tissus » ne sont pas imprégnés, ou bien plutôt l’insulteur qui en ingère ? Le catholique défini par la « Institucion de la limpieza de sangre », en insultant le marrane, ne s’insultait-il pas lui-même du même coup ? Beau paradoxe logique n’est-ce pas, qui, s’il n’évoquait des tragédies, ferait sourire, renvoyé en pirouette par les marranes à leurs contempteurs ? P. P.
[1] Néher, né en 1914, est mort en 1988 et je pense qu’on n’a pas fini de retourner à ses travaux car, comme ancien élève de Léon Ashkenazi, il a fait partie de ces intellectuels qui ont ramené à la surface la pensée juive après la guerre.
[2] Ce texte reprend des éléments de travaux antérieurs parus dans la revue temps marranes, qui sont ici en bonne partie retravaillés.
[3] Les citations sont d’André Néher ; elles sont généralement précises, ou peut-être « de mémoire »…
[4] J’ai juste trouvé un texte sur lui en surfant sur google, texte dont j’ignore l’auteur…