Diptyque sinologues (2)

2- « Un paradigme » avec Jean-François Billeter

par Noëlle Combet

Les captivantes « Etudes sur Tchouang- Tseu», publiées il y a quelques années par Jean François Billeter, m’ont rendue curieuse de découvrir son récent ouvrage : « Un Paradigme ». L’ouvrant, j’ai éprouvé en même temps quelque inquiétude : j’étais au courant de la controverse implacable qui l’avait opposé à François Jullien. Considérant ce dernier comme l’un de mes « maîtres à penser », et ne me permettant pas encore l’approche critique qui vient étayer toute appropriation, je n’avais pas lu le « Contre François Jullien » ni la réponse de ce dernier. J’étais restée prudemment à l’écart.

 

Mon intérêt l’emportant sur ma réserve, j’ai résolu de lire l’ouvrage de Billeter et de me pencher ensuite sur le conflit entre les deux sinologues. Je me suis dit que l’antagonisme provenait de ce qu’ils avaient en commun le même objet : la Chine, et qu’alors, un mouvement de passion rivale pouvait bien leur avoir fait perdre toute mesure. Allant plus loin, il m’a semblé qu’il y aurait avantage, pour la pensée, à prendre en considération l’incomplétude de chacun, incomplétude dans laquelle chaque « autre » avait, en l’occurrence, violemment campé pour la dénoncer, comme si l’incomplétude était une tare honteuse, ce que, bien sûr, aucun des deux ne soutiendrait.
A lire un autre, très aimé, de mes maîtres, Derrida, j’avais appris que les apories d’une pensée permettaient toujours de la pousser plus loin. C’est même la leçon centrale de la déconstruction : une déprise/ reprise et un prolongement.

 

Penser par soi-même ?
Jean François Billeter propose ici un paradigme et insiste bien sur l’importance de l’article indéfini qui objecte à l’absolu.

 

C’est une crise personnelle, dit-il, qui l’a conduit à cette élaboration : il ne parvenait plus à assumer sa propre « puissance d’agir », s’en était remis à d’autres pour penser. La période de détresse et de doute qui s’ensuivit le conduisit à accepter peu à peu « la tristesse et la souffrance » liées à son histoire, à ne plus « vouloir se recommencer » et à se faire simplement lui- même la matière de son livre, à la manière de Montaigne, peut-on penser. Mais cette résolution a ses limites car la référence à d’autres est nécessaire : permanente chez Montaigne, elle apparaît aussi, fréquemment, chez Billeter. Comment, en effet, ne pas enrichir son matériau de celui des autres quand, se l’appropriant, on le transforme en le recoupant à sa mesure?

 

 

Corps-esprit ou corps>esprit ?
Au terme de cette traversée, il apparut évident à Billeter que la source principale de nos pensées et de nos actes est le corps. L’on reconnaît là, – « L’Ethique » est évoquée à plusieurs reprises-, l’influence de Spinoza pour qui l’âme et le corps, indissociables, sont les deux faces d’une même réalité, et qui met en évidence l’impossibilité de bien connaître le corps : « nul ne sait ce que peut un corps ». Il y a pour Spinoza, une correspondance stricte entre ce qui se passe dans la pensée, donc dans l’âme et ce qui se passe dans le corps. Billeter, ayant évoqué Spinoza, écrit aussi, à ce propos, que la fréquentation de la Chine a contribué à l’affirmation de cette indissociabilité familière au taoïsme.

 

Mais alors que, pour Spinoza, nous serions un corps-esprit, en quelque sorte d’un seul tenant, sur un même plan, Billeter propose, quant à lui un mouvement du bas vers le haut, une inversion par rapport à une façon plus traditionnelle, plus grecque ou religieuse, de penser que l’âme commande au corps A contrario, prolongeant la pensée de Spinoza, Billeter affirme que ce qui a lieu dans l’esprit provient du corps. Dans une élaboration purement phénoménologique, il s’appuie, pour le montrer, sur sa propre expérience en se décrivant au café, lieu qu’il fréquente régulièrement. Et c’est dans l’évocation de ces instants vécus, qu’il précise le paradigme né pour lui du mouvement ascendant du corps vers la pensée, ce paradigme, qu’il désigne par le terme intégration.

 

Mais quoi le corps ?
Le voici donc au café, lieu où il se sent dans une vacuité favorable à la pensée ; il fait le vide au plus profond de lui et attend…L’idée s’annonce par un léger frémissement qui le met en éveil, puis, née des potentialités du vide, elle apparaît dans la zone consciente ; il peut la conserver en lui, ou encore, la jeter sur un papier, en réserve pour une écriture à venir. Alors, il quittera le café d’un pas allègre. Si rien ne vient, il s’en ira moins léger mais saura rester vigilant à un message ultérieur proposé par son corps à sa pensée.

 

Viendra, Viendra pas ? C’est le corps qui décide et Billeter le considère comme la partie la plus vaste d’un être humain en regard de l’étroitesse de la conscience. J’ai trouvé surprenant qu’il n’évoque pas Freud sur ce point : sa représentation du corps coïncide avec celle que donne Freud de l’inconscient. Il est vrai que la théorisation de l’inconscient a pris, par la suite, des formes abstraites et que le corps a pu parfois y être ou paraître oublié, par exemple lorsque Lacan le dit de façon restrictive « structuré comme un langage ». Il faut des penseurs comme Françoise Dolto, J. D. Nasio pour évoquer une image inconsciente du corps, que l’on peut entendre à la fois comme celle que l’on a de son corps mais aussi comme celle que le corps recèle. Pour explorer, plus en-deçà, un corps-support de traces mnésiques et antérieures à la représentation, pour mesurer son lien avec l’inconscient, c’est vers Ferenczi qu’il faut se tourner, en particulier vers son ouvrage : « Thalassa ou les origines de la vie sexuelle » Freud considérait « Thalassa » (1924) comme l’œuvre «la plus brillante et la plus profonde de la pensée de Ferenczi […]. On y trouve la plus hardie, peut-être, des applications de la psychanalyse qui ait jamais été tentée.». Il s’agit de faire se rencontrer la psychanalyse et des réalités biologiques, encore anorganiques. Ferenczi cherche, en effet, à nous mettre en contact avec ce qui vibre en nous, au plus profond. C’est, ce que, d’une tout autre manière, ont tenté Deleuze et Guattari, se réclamant aussi de Spinoza, quand ils ont théorisé le « corps sans organes », sorte de « plateau » où s’inscrivent et d’où se distribuent des intensités : « Le corps n’est plus qu’un ensemble de clapets, sas, écluses, bols ou vases communicants » écrivent-ils. Le CsO, ainsi qu’ils le désignent, serait un corps sans image, qui, inévitablement, nous pénètre sans cesse, tandis que, sans cesse, nous le pénétrons et c’est de lui que procèderaient, en tout premier lieu, nos désirs et donc, nos existences.
Il semble que les écrivains soient moins embarrassés par cette question. Sont-ils plus libres dans leur écriture, plus proches de leurs sensations, moins alourdis par l’intellect ? Pensons aux premières pages de la « Recherche ». Le narrateur se décrit au réveil, nous donne à ressentir le moelleux des joues de l’oreiller contre les siennes, se rappelle le rêve érotique dont il sort ; puis, entre sommeil et réveil, il se sent devenir ce dont parlera ensuite son ouvrage : « une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint ». Son corps, ses sensations, et le corps de l’écriture ne font plus qu’un. Est-il possible d’être davantage soi-même « la matière de son livre » sous la dictée du corps ?

 

Une synthèse
Le paradigme d’intégration, proposé par Billeter, permet de comprendre selon quelle alchimie se produit, selon lui, une pensée initiée par le corps : des mots, des sensations, des impressions, des images, des plaisirs et des déplaisirs, des souffrances, mais aussi peut-être peut-on penser, en poussant plus loin, des marques pures de toute représentation, seraient déposés au fond de nous-mêmes et, en nous installant dans un vide, nous leur donnerions la possibilité de former en surface une sorte de précipité que nous nommons la pensée. Donc, il y aurait, d’un côté, des éléments disparates et, de l’autre, leur condensation en idées. Mais comment ce phénomène se produit-il précisément ? On ne peut le savoir, selon Billeter, qui utilise ici l’image d’un saut. C’est le même mot qu’utilisent les épistémologues pour évoquer l’incompréhensible passage d’un domaine du savoir à un autre ou à une découverte, selon un phénomène inattendu et inexplicable. Ce « saut qualitatif, écrit Billeter, nous pouvons seulement le laisser advenir et le décrire jusqu’à un certain point. Nous pouvons dire que nous voyons subitement ces rapports ou que, de la juxtaposition des éléments, se dégage soudain une sorte d’image. »

 

L’intégration, selon Billeter, assemble donc sous forme d’idées nouvelles des bribes éparses recueillies dès l’enfance à notre insu, par notre corps, dans nos échanges, nos écoutes, nos lectures, nos expériences, nos marquages biologiques profonds.

 

Le geste
D’une autre manière, le geste procède aussi de l’intégration sous la forme de nos apprentissages. Ainsi, lorsque nous versons le vin d’une carafe dans un verre, si nous décomposons chacun de nos mouvements, nous verrons qu’il résultent d’un acquis que la transmission nous a permis d’incorporer, de sorte que le vin tombe dans le verre et non à côté, ce qui se produit parfois et que nous nommons maladresse. Le geste peut, a contrario, aboutir à une perfection. Billeter évoque le jeu d’un musicien et l’on peut penser aussi aux « Leçons sur Tchouang Tseu » dans lesquelles il cite le passage consacré au geste accompli d’un cuisinier, imaginé dans une intimité avec le bœuf qu’il découpe : « Quand j’ai commencé à pratiquer mon métier, je voyais tout le bœuf devant moi. Trois ans plus tard, je ne voyais plus que des parties. Aujourd’hui, je le trouve par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent pas, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du bœuf » Le cuisinier fait tellement corps avec son objet que ses gestes semblent devenus quasi intuitifs…L’intuition ! C’est le troisième mode de connaissance, le plus élaboré, selon Spinoza.

 

La liberté : une « puissance d’agir »
Lorsque les gestes que nous accomplissons nous font accéder à une réalité qu’ils structurent, alors nous sortons de « notre monde » auquel le langage a donné forme. Notre intégration s’enrichit de chaque expérience et accroît notre « puissance d’agir » dont Billeter fait la condition de notre liberté. C’est en agissant, en posant une idée ou un acte, que nous allons (re)commençant, dit Billeter, et il se réfère là à Hannah Arendt qui accorde une valeur philosophique et éthique à toutes les (re)naissances dont se tisse la vie. Notre liberté -qui nous est donc immanente- résulte pour Billeter de notre « puissance d’agir » selon nous-mêmes.

 

La privation de liberté relèverait, à contrario, d’une oppression, soit que nous nous trouvions dans la servitude par l’intermédiaire d’une soumission à d’autres, soit que, asservis à nous-mêmes, nous restions englués dans des inhibitions dépressives. Cette conception implique une immanence hors de toute transcendance externe ; mais non hors d’une transcendance interne. On peut penser que cette transcendance serait voisine de ce que Nietzsche conçoit comme le « surhomme » quand un supplément d’humanité devient une option intérieure dans notre quête d’un mieux-vivre personnel et général. Plus près de nous, Bergson proposera un « supplément d’âme ». Billeter cite, sur ce point, « L’Ethique » de Spinoza : « Plus une chose a de perfection, plus elle est active et moins elle subit, et inversement, plus elle est active et plus elle est parfaite » et aussi « La joie est le passage d’une perfection moindre à une plus grande perfection » Il y a là l’idée d’un processus toujours en cours ; la zone ou le moment de la transcendance serait, lorsque, dépassant les obstacles, nous parvenons à un accomplissement, partiel et donc toujours à venir, de notre personne. Alors, pour reprendre la formulation spinozienne, nous devenons causa sui, cause efficiente de nous-mêmes.

 

Personne ?
Le terme de « personne », utilisé de façon récurrente par Billeter m’a interrogée. Il peut véhiculer quelque chose d’un humanisme un peu naïf et essentialiste qui remettrait l’homme au centre du monde. Je préfère la formulation: « Qui ‘’ je?’’- je le corps-. »

 

Mais comment dire autrement ? « Sujet » spécialise à l’excès : sujet du droit, de la médecine Et il a été particulièrement accaparé par Lacan sous la forme du « sujet du signifiant », pour lequel le mot serait « le meurtre de la chose », alors que, pour Billeter, le mot, par le biais de l’intégration, « crée la chose ». Cette création, il la désigne aussi par le terme d’objectivation, qui représente la synthèse imaginaire produite par les mots, synthèse qui contribue à former en nous notre « monde ». Elle est à distinguer de l’objectivité. Jouons le jeu et conservons le terme de « personne » en nous accrochant à son équivocité et sans perdre de vue qu’il désignait dans l’Antiquité le masque des acteurs. La polysémie du terme permet alors de l’alléger d’une possible charge idéologique, voire d’une religiosité.

 

Nous accomplissons donc, selon Billeter, notre personne, lorsque dans l’idée ou dans l’acte provenant de l’intégration, nous créons notre « monde » qui est notre représentation de la réalité. Billeter précise dans une note, qu’il a exploré cette alchimie dans « L’essai sur l’art chinois de l’écriture », alchimie qui produit ce que nous appelons le « concret » qui vient du latin « concretum » (coagulé ; solidifié). Le concret est, selon lui, une synthèse imaginaire devenue solide dans notre esprit.

 

D’un régime l’autre
L’auteur distingue la notion « monde » de la notion « réalité ». Notre « monde » « est l’ensemble de choses parmi lesquelles nous vivons, créées par l’objectivation et le langage au sein de la réalité ». Cette dernière représente, quant à elle, « tout ce qui existe en nous et hors de nous, indépendamment et au-delà des formes créées par l’objectivation et le langage ».

 

Nous vivons donc selon plusieurs sortes de « régimes » et passons de l’un à l’autre selon nos activités, soit que nous demeurions dans le langage et l’objectivation, autrement dit « notre monde » soit que nous nous en écartions. Dans ce va et vient, se constitue notre « personne » dont, sans tenter de la définir, Billeter évoque les qualités essentielles : elle est un être singulier ; sa complexité la rend inconnaissable ; elle a un caractère historique ; elle se sait mortelle. Rappelons, en outre, qu’elle conquiert sa liberté en accroissant continûment sa puissance d’agir, avec et en dépit de la souffrance inéluctablement liée à l’existence.

 

Pluralité
Partageant notre monde avec d’autres dans la réalité, nous nous structurons et nous stabilisons. Ce partage nous fait rencontrer d’autres personnes, d’autres mondes et, dans l’expérience de la pluralité, nous faisons aussi celle du conflit et de combats souvent vains. Pourquoi ? Billeter se réfère au Tchouang- Tseu : chacun « arrête son esprit », « défend ce que l’autre rejette et rejette ce que l’autre défend » et cherche à faire valoir, dans une lutte pied à pied, sa propre synthèse contre celle de l’autre. Le remède ? « Y voir clair », c’est-à-dire démonter le mécanisme par lequel le langage crée les choses, nous laissant croire que toutes sont telles que nous les concevons ; Tchouang Tseu ajoute : « Le Sage ne se laisse pas entraîner dans cette voie-là mais se règle sur ce qui advient. Il adapte son langage aux circonstances ».
Il me semble, pourtant, que cette « adaptation » doit avoir des limites, ne pas évacuer la réalité conflictuelle : la prendre en compte est indispensable pour aller de l’avant dans l’échange, échange qui représente, comme l’indique Billeter, le passage de l’objectivation à l’objectivité et en lequel le langage n’a plus la même fonction de création de chose : il devient vecteur de la communication. Ainsi avons-nous changé de régime, faute de quoi, ne quittant pas notre monde, nous en serions prisonniers.

 

 

Expériences d’absorption
Un autre écart par rapport au langage, créateur de notre monde intérieur, se produit lorsque, dans un état d’abandon, nous nous laissons aller, modifiant l’intensité de l’objectivation, et regardons autour de nous ; dans ce calme, ce que nous voyons se met à flotter, nous devenons légers, aptes à accueillir la réalité tout entière, et, presque, à devenir telle plante, tel nuage, tel réverbère, tel cri d’enfant etc. C’est ce que préconise Cézanne auquel se réfère plusieurs fois François Jullien dans « La grande image n’a pas de forme » : « Non plus plier le motif à soi, mais se courber à lui- le laisser naître et germer en soi : ‘’faire silence’’, autrement dit, savoir se rendre disponible et ‘‘être un écho parfait’’ ». Voilà qui rappelle les premières pages de « La Recherche », évoquées plus haut. La vacuité peut nous rendre poète, peintre musicien, photographe etc. Le rapport avec l’objet est alors voisin de l’hypnose, dont Billeter déclare que son étude l’a convaincu « qu’il se produit plus de choses dans le corps que n’en peut concevoir notre esprit, à moins, justement, d’admettre le principe de l’intégration, la définition du corps comme activité et de cette activité comme comportant une dimension d’inconnu ». On remarquera au passage, qu’évoquant le premier des cinq concepts inspirés de la Chine, qu’il propose à la psychanalyse, la disponibilité, François Julien met aussi cette faculté en lien avec l’hypnose, mais dans une extrême prudence, de façon voilée.

 

 

Langage « pharmakon » ?
Quittant le « faire corps » avec l’objet et revenant ensuite progressivement au langage, nous serons enrichis d’une expérience et saurons mieux jouer de la double fonction des mots : créer les « choses » dans l’objectivation, partager avec les autres, dans l’objectivité. On a déjà noté que l’adaptation préconisée, dans le champ de l’objectivité, par le Sage du Tchouang Tseu, semble laisser de côté la dimension antagoniste des échanges ; celle-ci, pourtant, si elle sait se déprendre d’une lutte de prestige, ou la dépasser, peut jouer comme un progrès dans la connaissance. Mais il faut peut-être aller plus loin et noter qu’il existe une violence inhérente au langage, ce que Billeter ne développe pas mais qui peut se déduire de son analyse. Si mon langage produit mon « monde », il heurtera inévitablement le langage et le « monde » d’un autre…

 

Langage pharmakon ? Remède et poison à la fois, il construit le mur qui me sépare du « monde » d’un autre et représente aussi l’outil qui ouvrira à la fois des brèches dans mon mur, un accès à un « monde » étranger ainsi qu’à la réalité, ceci dans un processus sans fin car le langage me servira aussi à remonter mon mur ! Nous vivons dans des oscillations, des va et vient, un processus dont Billeter précise des étapes :
« L’objectivation, l’entrée dans le langage et la naissance des choses (c’est-à-dire de « notre monde » je précise), la sortie du langage et leur dissolution dans la réalité ».

 

 

Pluralités et inégalité
La pluralité qui est en moi, partagée avec d’autres, me fait accéder au pluralisme. Développant cette idée, Billeter aborde la question de l’égalité et de l’inégalité. L’égalité pense-t-il, existe dans la mesure où nous aurions tous des potentialités à accomplir et certains y parviennent mieux que d’autres. Je n’adhère pas vraiment à ce point de vue car, pour chacun, un contexte contribue à donner plus ou moins d’atouts : il n’y a donc pas, à mes yeux une égalité de principe. Nous ne sommes pas tous sur la même ligne de départ. L’on ne peut parler, d’égalité, me semble-t-il, qu’en matière de droits et de dignité. D’ailleurs, en indiquant un succès pour les uns, supérieur à celui des autres, dans leur progression, Billeter énonce d’emblée un basculement dans l’inégalité…Et sans doute vaut-il mieux, du moins à mes yeux, – se comparant-, ne pas se sentir inférieur car l’on courrait le risque de s’installer dans un ressentiment pouvant engendrer la violence, peut-être jusqu’au terrorisme. Mieux vaut alors se tenir, dans la mesure du possible, au-dessus de toute comparaison, même si cela revient à une sorte de supériorité ! L’inégalité est d’ailleurs profitable, selon Billeter, sur un autre plan, dès lors que nous sommes disposés à donner ou à recevoir d’un autre, dans une ouverture à un apprentissage, un élargissement de la pensée, un plaisir esthétique.

 

Le pluralisme est donc fait, pour Billeter, de hiérarchies momentanées, d’inégalités appelées à se renverser ou disparaître sous les effets de l’action réciproque et du dialogue. Il écrit à ce propos : « Je considère cette sorte de pluralisme comme ce que l’Europe a produit de plus précieux. J’ai aimé la Chine, j’ai étudié ses traditions pendant cinquante ans, mais je n’y ai pas trouvé cela. Au terme de cette aventure, je me sens européen pour cette raison-là. Pluralité des personnes, des œuvres, des villes. » François Jullien, sans aller aussi loin énonce que, étrangère à la transcendance, la Chine n’a pas pensé ni élaboré le conflit. Pourtant, à la lecture de Lao-Tseu ou du Tchouang-Tseu, bien des attitudes d’opposition s’esquissent. Serait-ce alors, si l’on reprend la description du cuisinier découpant le bœuf, que, par la suite, la valeur de l’efficacité et de l’adaptation l’aurait emporté sur celles de l’esthétique et de l’intuition en jeu dans ce geste ? Et il est vrai que le but explicite de ces ouvrages est d’apprendre aux puissants à bien gouverner.

 

Mais si l’on suit Billeter jusqu’au bout, à nous sentir trop étroitement européens, faisant de l’Europe notre « monde », nous ne saurions exporter ce qu’elle contient de précieux, ni importer ce qui pourrait élargir ses conceptions. C’est au monde que nous appartenons.

 

« Sauts et gambades »
L’ouvrage de Billeter est riche, d’autant plus qu’il s’y implique personnellement et l’écrit « par sauts et gambades ». Il est donc, de ce fait, exigeant vis-à-vis du lecteur, conduit, comme dans une danse, à suivre les voltes et pas de côté qui jalonnent ce texte. Mais, autant que le style et la valeur de l’expérience, l’élaboration de la pensée invite chacun à une diversification de ses angles de vue, autrement dit, pour reprendre cette notion, à une expansion de son « monde ». Et, dans ce sens, il faudra, me semble-t-il, dépasser la seule image de l’Europe. Pour moi, le plus précieux a été, d’une part l’idée que la pensée dépend du corps ; ensuite le thème de l’absorption dans les « objets » extérieurs (au sens large) ; enfin l’analyse du pluralisme jusqu’à son prolongement politique. Je reste par contre dans un questionnement en ce qui concerne les notions de « personne » et d’ « égalité ». J’aurais préféré au terme de « personne », celui de « singularité ». Mais il aurait entraîné vers d’autres développements.

 

Une controverse
Je me suis documentée, au terme de cette lecture, sur la controverse entre Jean- François Billeter et François Jullien et ai surtout exploré le texte de Frédéric Krek : « A propos du contre François Jullien de Jean François Billeter », (dont je n’évoquerai ici que quelques points, en les commentant éventuellement), analyse très détaillée, que l’on peut consulter, pour une approche plus complète, sur le site www.lacanchine.com/Keck_01.

 

De la Chine
Selon Jean- François Billeter, François Jullien présente comme une nouveauté le constat que la Chine nous est étrangère parce qu’elle n’a pas théorisé la transcendance. Or c’est un thème qui apparaît déjà dans les « Lettres édifiantes et curieuses » publiées au XVIIIème siècle par les Jésuites envoyés en Chine. D’autres figures de l’altérité auraient pu, selon lui, être retenues au seuil de la modernité : le fou, le primitif, l’enfant, l’animal.
Les ouvrages de François Jullien plairaient parce qu’ils ressuscitent le mythe d’une Chine philosophique, chère aux intellectuels passés par le moule de l’université républicaine et laïque. François Jullien répondra à cet argument en évoquant la pluralité et la diversité de ses approches, ce qui indique, en effet, qu’il ne s’adresse pas à un seul lectorat.

 

De l’immanence
Il ne faut pas d’étonner de ce que les deux sinologues se soient affrontés sur la question de l’immanence. Ils n’en situent pas le point focal dans la même zone. Pour Jean-François Billeter, elle semble interne à la puissance d’agir des personnes pour ensuite se déployer dans la réalité extérieure, du dedans vers le dehors par conséquent. Pour François Jullien, elle serait le moteur du contexte toujours en oscillation dont nous ne sommes qu’un élément parmi d’autres ; elle irait donc du dehors vers le dedans, ce qu’il nomme processus. J’utilise par commodité l’idée d’un dedans et un dehors, sachant qu’elle est imparfaite, ne rendant pas compte précisément des interactions. Sans doute l’image d’une torsion moebienne pourrait-elle être utile ici. Billeter reproche à Jullien une conception qui favorise la « servitude volontaire ». Selon lui, les sujets, dans leur foi en un processus animé par des forces et des renversements externes tenus pour inconnaissables sont rendus inconscients des règles auxquelles ils se soumettent, cherchant avant tout efficacité et adaptation, ce qui peut mener à faire de l’obéissance une valeur. A ce sujet Billeter évoque un fait troublant : André Chieng, homme d’affaires chinois, a publié, en écho aux discours des entrepreneurs français, un ouvrage adaptant pour les chefs d’entreprise, les analyses de Jullien, ce dont ce dernier s’enorgueillit, ce qui conduit Billeter à le rappeler à ses responsabilités et à sous-entendre que cette association des deux auteurs est fondée sur des intérêts personnels dans un contexte d’adhésion à une idéologie purement libérale.

 

Du langage
Les deux hommes sont aussi en désaccord sur la question du langage : pour Billeter, l’idiome chinois n’est pas si intraduisible que l’affirme Jullien. D’autre part, il reproche à ce dernier des traductions partisanes parce que réductrices. Il montre ainsi que l’on peut tout autant traduire « dao » par « technique » que par « voie »

 

De la personne
François Jullien, il fallait s’y attendre, conteste la notion de « personne », affirmée comme universelle ; c’est, dit-il, une conception étroite et contestable, partagée par des intellectuels protestants genevois. Pour faire une « personne » communiquant avec d’autres, précise-t-il, il faut un pouvoir dont on tenterait de comprendre, de l’intérieur, les faiblesses et les tensions. Nous voilà ramenés à la question de l’immanence.

 

D’une « supériorité » de style et de ton
J’ai été gênée de lire dans le texte de Keck que le ton de la réponse de Jullien était condescendant, peu généreux, parce que, pour ma part, j’avais aussi ressenti une sorte de « suffisance »  dans la voix du sinologue interviewé par Laure Adler au cours d’une émission « Hors champ » sur France Culture. Je n’avais pas voulu m’y arrêter et avais oublié cette impression.

 

Pour clore la polémique
Je ne saurais mieux dire qu’Emmanuel Le Ricque qui a publié sur le site questionchine.net[1], un texte consacré à cette controverse et qui écrit : « Il n’y a pas de pensée chinoise ni de pensée occidentale, seulement, comme vous et moi, des penseurs qui s’interrogent ; et plus on est loin porté, plus notre plaisir grandit. N’est-ce pas là, en fin de compte, le mérite principal de nos deux auteurs ? » Il me plaît de rester sur ce constat d’un accroissement de plaisir quand des penseurs, même dans un contexte conflictuel, on peut même dire grâce à un tel contexte, nous permettent d’ « être plus loin portés ».
N.C.

 

 

[1] www.questionchine.net/contre-francois-jullien