Sommaire numéro 21

Ce que nous savons des Marranes de Belmonte
Max Arian

Diptyque sinologues

1- Sigmund Freud et la psychanalyse avec François Jullien en passant par la Chine

2- “Un paradigme” avec Jean-François Billeter
Noëlle Combet

Les mésaventures post mortem d’Euclide
Christian Velpry

L’hospitalité au coeur de la cure
Véronique Ménéghini

La psychanalyse est-elle une histoire juive?
Roland Meyer

Revivre l’appris (sur Poincaré)
Alain Laraby

Le yiddish comme un Golem
Jean-Louis Mousset

Ce que nous savons des Marranes de Belmonte

par Max Arian

Temps-Marranes présente un document de Max Arian
sur les « derniers Marranes » de Belmonte, au Portugal.
Ce document nous a été transmis par Micheline Weinstein,
qui l’a traduit. Nous l’en remercions chaleureusement.

Micheline Weinstein, psychanalyste/écrivain,
fondatrice du site ami psychanalyse.et.ideologie.fr, effectue actuellement l’inventaire commenté de ses travaux et contributions depuis 1967, sous l’intitulé provisoire de «Une non-biographie».

Ce que nous savons des Marranes
de Belmonte

par Max Arian

Traduit par Micheline Weinstein [Qui remercie chaleureusement Paule Pérez de sa lecture efficace].

Les crypto-Juifs de Belmonte, village perdu dans les montagnes du nord-est Portugal, ont été redécouverts il y a déjà un certain temps. Depuis toujours, nous sommes surpris par ces Marranes qui, depuis cinq siècles déjà, pratiquent en public la foi chrétienne et en secret les rituels juifs. Chaque fois que l’on délégua des rabbins [Note M. W.auprès des hommes] afin de leur enseigner l’hébreu et les rites de la tradition juive, chaque fois, ceux-ci furent reçus avec courtoisie et reconnaissance, visiblement même avec enthousiasme. Et depuis toujours, après quelque temps, les rabbins partis, on constate que les Marranes ont renoué avec la synthèse qui leur est propre entre judaïsme et chrétienté.

Les femmes, tout particulièrement, sont arrimées à leur pratique religieuse, transmise de mère en fille. Elles ont une préférence pour les prières en langue portugaise, puisqu’elles ne comprennent pas l’hébreu. De plus, elles semblent même restées très attachées au mystère de ce qui est caché, bien que ce ne soit plus vraiment nécessaire depuis l’abolition de l’Inquisition, mais qu’inextricablement, ce soit devenu une part de leur « vraie religion ».

Je suis désolé, mais je ne suis pas religieux, faute de quoi j’aurais souhaité rallier cette religion apparentée, matriarcale, composite, qui permet à chaque personne ou famille, non seulement d’harmoniser sa propre intégration parmi les religions diverses, mais aussi d’en dégager sa propre interprétation. Une vieille femme, par exemple, m’a expliqué que les Juifs n’avaient pas livré Jésus, comme le déclarent les Chrétiens, mais que c’est Jésus qui avait trahi les Juifs et que, de fait, il ne pouvait être le Messie.

Dès le début des années 90, il semblerait qu’au Portugal, les Juifs soient redevenus à la mode. Par exemple : lors d’un dîner dans son château, une dame de la haute société m’a dit, souriante, que ses amis – un ancien maire de Lisbonne, et une dame chargée de la rubrique « Société » dans un journal – venaient de lui annoncer qu’ils étaient de vrais descendants de Juifs. Il est évident qu’elle le savait déja, puisqu’elle possédait un livre dans lequel on pouvait trouver les informations relatives à leurs ancêtres. Son mari, vénérable vicomte, l’évoquait d’une autre façon : « Les choses se passaient bien entre le Portugal et les Juifs quand ils y vivaient encore. Il y a cinq siècles, les choses se passaient bien au Portugal avant qu’ils ne le quittent en masse pour les Pays-Bas, après quoi tout s’est bien passé aux Pays-Bas ».

Bien que la communauté juive de Lisbonne compte à peine une centaine de membres, j’ai entendu dire que l’on évaluait jusqu’à soixante-dix pour cent de parenté juive chez les Portugais. Noms en usage – végétaux et animaux par exemple – le révèlent, mais aussi les habitudes secrètes. « J’ai grandi comme Chrétienne dans les colonies portugaises d’Afrique », disait l’épouse d’un riche gentleman juif. « Mes parents ignoraient tout, pourtant ils avaient une habitude étrange : à Pâques la maison était nettoyée de fond en comble et le vendredi il y avait toujours une bougie allumée. Aujourd’hui, je comprends que ce sont des coutumes juives et cela prouve que je descends des Marranes ».

Cependant, bien que, dans un certain sens, on puisse considérer la majorité des Portugais comme des Marranes, les vrais Marranes de Belmonte et d’autres régions auront toujours quelque chose de bien particulier. Personne ne les considère comme un exemple de religion nouvelle, composite, réellement portugaise. Ils sont tolérés autant qu’ils le souhaitent. Ils peuvent maintenir leurs habitudes. Certes, ils ne sont plus convertis de force au Christianisme, comme ce fut autrefois le cas. Aujourd’hui un rabbin viendra de l’étranger, leur enseigner la juste foi juive. Mais personne n’ira jusqu’à en parler avec eux et n’appréciera la tolérance avec laquelle ils sont capables de combiner judaïsme et chrétienté, ce qui leur fait dire : « Qu’importe si je prie dans une synagogue ou une église catholique. Après tout je prie le même Dieu ! ».

Ainsi, à en croire les Portugais, ils ont donc toujours beaucoup aimé leurs Juifs. Ce serait seulement sous la pression insistante de l’Espagne qu’ils auraient fini par plier sous le joug de l’Inquisition. Le célèbre roi Manuel 1er avait la ferme intention d’épouser la princesse espagnole Isabel. C’est alors qu’elle posa sa condition première : tous les Juifs portugais devraient être expulsés ou convertis. Peu de temps auparavant, en 1492, l’Espagne s’était débarrassée de ses Juifs, une centaine de milliers de Juifs espagnols avaient fui au Portugal, où vivaient alors cinquante ou peut-être soixante-dix mille Juifs, nombre appréciable sur une population d’un million, de plus, ils étaient économiquement indispensables au roi. Dès lors, en 1497, Manuel pris la décision de ne pas laisser les Juifs partir, bien que leur expulsion ait déjà été fixée par leur décret, seulement ils furent tous convertis d’office, en une seule fois. À l’époque, que ces « Nouveaux Chrétiens » se soient sentis Chrétiens authentiques, rien n’en témoigne. En apparence, un certain nombre d’entre eux s’est aussitôt adapté, mais au sein de leur propre lignage ils restèrent fidèles à leur foi ancestrale.

Cela n’implique pas qu’en ces temps les Portugais se soient toujours comportés avec bienveillance envers ces Cristianos-Novos. En 1506 à Lisbonne, les Nouveaux Chrétiens subirent un véritable pogrom. À Pâques, deux ou trois mille d’entre eux furent assassinés par une populace excitée par les prêtres, après qu’ils eurent découvert que leur menu se conformait au rituel juif : consommer du pain non levé et des herbes amères. C’est ainsi qu’en 1536 au Portugal, quarante quatre ans après le bannissement d’Espagne, se déclencha l’Inquisition. Jusqu’au dix-huitième siècle au moins, les Portugais purent se divertir dans tous les quartiers des villes au cours d’autodafés spectaculaires, des « actes de foi », où des « hérétiques » furent brûlés vivants. Des vies juives furent perdues par milliers pendant plus de deux siècles. Parmi elles, celles de Nouveaux Chrétiens. Nombre de Juifs et de Nouveaux Chrétiens s’enfuirent en masse vers la Hollande où, de fait, les traditions juives portugaises étaient mieux protégées qu’au Portugal lui-même. L’autodafé des hérétiques ne fut interdit que tardivement, au cours du dix-huitième siècle, mais fut sensiblement amendé en 1768, lorsque le Marquis de Pombal eut résilié la discrimination entre « anciens » et « nouveaux » Chrétiens et que tous les registres contenant les noms des familles « nouvellement-chrétiennes » eurent été brûlés.

C’est en 1821 seulement que l’Inquisition fut abolie au Portugal. En apparence et dans le plus grand silence, les anciens Juifs avaient fusionné avec la population catholique romaine du Portugal. La minuscule communauté de Lisbonne a continué d’exister et existe toujours, aujourd’hui presque entièrement composée de Juifs récemment émigrés du Maroc, du Moyen-Orient ou d’Europe de l’Est. Une vie juive apparaît à peine. Après la Seconde Guerre Mondiale encore, le Portugal fut un pays tremplin de transit pour les Juifs, le plus souvent en route vers l’Amérique.

De telle sorte que ce fut avec grand étonnement que l’on découvrit en 1917, à l’est du Portugal, dans des villages isolés de montagne, des petites communautés qui n’avaient cessé de survivre sur plus de quatre cents ans, préservant en secret leurs coutumes juives. Lors de sa lune de miel dans la Péninsule Ibérique, Samuel Schwartz, un ingénieur des mines galicien venu travailler dans la région de Belmonte, avait été surpris par le déclenchement de la Première Guerre Mondiale. Empêché de retourner chez lui, il y passa toute la guerre. C’est alors que quelqu’un lui laissa entendre qu’il ne valait mieux pas se fournir chez telle personne : « à cause que c’est un Juif, c’est tout ce que j’ai à vous dire ».

Plutôt que suivre le conseil, Schwartz se rendit directement à cette échoppe. Mais c’est sur tous les tons que l’homme démentit être effectivement un Juif. Quelque temps après cette anicroche, Schwartz rencontra l’homme à Lisbonne. Il le conduisit jusqu’à la synagogue de la ville. Les crypto-Juifs de Belomonte ignoraient alors qu’à l’extérieur de leur village isolé, des Juifs existaient toujours dans le monde, aussi n’avaient-ils pas imaginé que Schwartz était Juif. Si bien qu’une vénérable vieille femme lui demanda de réciter une prière juive. Ne comprenant pas l’hébreu elle ne saisit qu’un seul mot : Adonaï, le Seigneur, Dieu. C’était le seul mot hébreu qui avait subsisté dans leurs prières en portugais. Alors, si Schwartz connaissait ce mot, c’était assurément un Juif !

Schwartz publia sa découverte en 1925 dans un livre intitulé Os Cristianos-Novos em Portugal no Seculo XX, enrichi de photographies et des textes d’une douzaine de prières en portugais. Les Juifs de Belmonte pratiquaient leur religion en secret. Le dimanche, ils allaient à l’église. Ainsi, baptême, mariage et inhumation s’effectuaient selon l’usage chrétien. Toutefois, avant de pénétrer dans l’église, ils murmuraient une formule : « Je n’adore ni le bois ni la pierre, mais seulement Dieu Tout-Puissant ». Au début, les rites furent essentiellement célébrés en privé, entre-soi, souvent dans un réduit ou en sous-sol. Du côté des femmes, la tradition les plaçant séparément et ne les autorisant pas à participer activement à l’office, le judaïsme dépend donc entièrement de leur foi.

Les coutumes propres aux femmes, apparaissent spécialement comme étant celles qui ont survécu. Ainsi : allumer une bougie le vendredi soir, au début du Shabbat. Nettoyer la maison et cuire du pain non levé pour la Pâque. La reine Esther qui, elle aussi, devait garder secrète sa judéité, était vénérée comme une sainte. Et l’exode d’Egypte, « fuyant l’inquisition » comme elle le disait, était vital. Symboliquement même, la traversée de la Mer Rouge, était représentée par le jet violent d’un bâton sur la surface de l’eau[1].

La publication de Schwartz suscita un intérêt international envers les Marranes du Portugal. Pourtant le terme « Marrane » est une insulte : Marrane signifie porc. Quelques-uns ont entendu le terme comme un incontestable sobriquet. D’autres ont préféré une origine alternative du mot, qui serait issu de l’hébreu et qui désignerait « forcés d’amère façon ». Le mot fut d’abord écrit, non pas avec deux, mais avec un seul « r ». Cette étymologie fut notamment promue par une figure haute en couleur, le capitaine de l’armée portugaise Artur Carlos de Barros Basto qui, dans les années vingt du XXe siècle, engagea les Marranes portugais à restaurer leur foi juive.

Il raconta l’histoire de sa vie à l’auteur français, Lily Jean-Javal. C’était l’histoire d’un homme écartelé. Son père et sa mère avaient rompu, et bien qu’il se soit senti particulièrement proche de sa mère, il avait néanmoins pleinement assimilé les leçons de son grand-père – Juif – paternel. Après une longue période de recherches, au cours desquelles il s’était également intéressé à l’Islam, il s’immergea dans le Judaïsme. Et non seulement lui-même, mais avec lui tous les Portugais jusque-là restés secrètement Juifs qui partagèrent son vœu de se déclarer ouvertement Juif.

Barros Basto obtint l’appui de l’étranger, notamment aux Pays-Bas, où Ir. M. Son fonda un Comité Marrane Hollandais afin de recueillir de l’argent, et délégua un rabbin capable d’instruire les Portugais ignorants au judaïsme. En 1934, Ir. Son se rendit à un office à la synagogue des Marranes de Bragance et, dans un article pour le Dutch New Israelite Weekly, décrivit l’immense émotion qu’il avait éprouvée. À son étonnement, il advint qu’après l’office en hébreu, quelques-uns parmi les plus âgés dirent plusieurs prières en Portugais qu’ils ponctuèrent de louanges enthousiastes : « Adonaï e Uno, nao ha outro – Adonaï est seul et Un, il n’y a aucun Autre ». Mais aussi, Van Son apprit de ce voyage combien la vie de cette communauté juive était pénible, malgré l’aide financière venue de l’étranger.

Il ne subsiste plus rien de cette mission au Portugal. Barros Basto périclita au cours de ce qui est aujourd’hui appelé « Une affaire Dreyfus portugaise ». Il fut accusé d’homosexualité et expulsé de l’armée. Fut-ce uniquement au prétexte que sa mission juive aurait réactivé une vieille colère ? Ou bien l’accusation portait-elle sur ses relations avec des garçons au cours de son enseignement juif ? On est allé jusqu’à dire que cela relevait d’un désaccord au sujet de la circoncision. Le fait est que Barros Basto, selon ses propres dires, aimait être présent lors de la circoncision de garçons âgés de treize ans[2]. Quoiqu’il en soit, il mourut en 1961, dans le désarroi et la déréliction. L’œuvre de sa vie demeura stérile.

Toujours est-il que les crypto-Juifs de Belmonte ayant repris leurs vieilles habitudes, peuvent être sans cesse redécouverts. C’est ainsi que parut en 1978 un article à leur sujet dans l’English Jewish Chronicle. Il y eut alors des polémiques autour de la question de leur véritable ascendance juive. En 1976, un certain H. P. Salomon déclara que les conversions au Judaïsme des années vingt n’étaient pas tant dues à Barros Basto qu’au travail d’un prêtre Portugais, l’Abbé de Baçal, dont les écrits attestaient d’une exceptionnelle sympathie pour le Judaïsme.

La redécouverte la plus récente des Marranes de Belmonte eut lieu en 1992[3] avec la parution du magnifique livre du photographe français Frédéric Brenner (Les Marranes, Éditions de la Différence). Il obtint la permission de les photographier et de filmer leurs rites, bien que ce ne fût pas dans leur intention, qu’il publie et divulgue ces photos et leurs secrets. Brenner les a cependant filmés et a projeté le film pour montrer combien l’influence d’un rabbin envoyé d’Israël avait entraîné un grave désaccord dans la communauté. En particulier chez les femmes, arrimées à leur foi singulière, laquelle relevait de leur responsabilité et non de celle des hommes.

Qui va aujourd’hui à Belmonte y trouve une petite synagogue installée dans un appartement. La section féminine est strictement séparée de celle des hommes, peut-être encore plus strictement qu’il n’est d’usage dans une synagogue traditionnelle. Durant l’office, seul l’hébreu est utilisé. Le rabbin d’Israël est rétribué par l’Agence Juive, mais cet argent n’est pas garanti. Il est probable que le rabbin ait alors l’intention de regagner Israël. La moitié des Juifs de Belmonte a rejoint sa doctrine, l’autre moitié, non. Continue-t-elle en secret les anciennes coutumes ? Contre le prosélytisme juif cette fois ? Le rabbin m’a décrit la confusion régnante, chez lui et chez eux. Quand un fidèle a peur de quelque chose, il touche automatiquement une croix, comme il y a été habitué. À Belmonte, le judeus devient maintenant une attraction. Nous y voyons le rabbin siégeant dehors sur son balcon, occupé au benschen (à bénir), mais les crypto-Juifs (ils préfèrent se désigner eux-mêmes da nazao, de la nation) se font rares. Un chercheur Hollandais, Hans Dresden, qui a écrit une thèse d’anthropologie religieuse sur les Juifs de Belmonte, en a conclu qu’il était problématique, pour ceux qui le souhaitaient, de maintenir le rituel Marrane à Belmonte. En un sens, cela change peu de chose pour eux. Jadis, ils étaient catholiques en public et Marranes à la maison, aujourd’hui ils sont ouvertement Juifs traditionnels et Marranes en privé !

À quoi tout cela aboutira n’a rien d’évident. Quelque chose de la singularité des Juifs Marranes de Belmonte persistera-t-il ? Ou alors cela s’étiolera-t-il comme cela est si souvent arrivé ? Le rabbin s’en va, la municipalité expire, on a renoncé à la tradition, et la vie des femmes a repris son cours. Elles prient tranquillement à la maison en Portugais, qu’au moins elles peuvent comprendre. Les jours s’écoulent au gré de leurs inclinations. Elles observent le Yom Kippour – Jour du Grand Pardon -, le Dia Puro, le Jour de la Purification [M. W. Purification de Marie, ou Chandeleur, fête des chandelles]. Et elles s’identifient à la Reine Esther qui, dans la Perse Impériale, veilla à ce que le peuple juif soit sauvé en douceur, sans violence. Mais elles semblent avoir oublié la fête de Pourim qu’ailleurs les Juifs célèbrent dans l’exubérance. Pourim est une sorte de Carnaval au cours duquel les enfants se déguisent. À Belmonte, cela fait cinq siècles que le déguisement est une chose normale

© De Groene Amsterdammer 1995 *

Max Arian est né en mars 1940 à Amsterdam dans une famille juive et fut caché en 1943 par une chaleureuse famille catholique romaine, ce qui était triste mais tout à fait délibéré, afin de pouvoir le rendre au plus vite à ses mère et grand-mère après la guerre. Elles n’ont cessé de rester en contact étroit jusqu’à ce moment. Il a suivi des études de sciences politiques à Amsterdam et est devenu rédacteur culturel de l’hebdomadaire intellectuel De Groene Amsterdammer, où il a travaillé jusqu’à sa retraite. Il fut pendant quelque temps rédacteur du Bulletin d’Auschwitz. Actuellement, Auteur indépendant, il écrit le plus souvent sur le théâtre et l’opéra. Il est également rédacteur dans un magazine spécialisé sur les problèmes au Moyen-Orient. Il a écrit un livre sur Wil Sandberg, célèbre directeur du Stedelijk Museum et sur sa résistante ténacité, qui fut aussi quelque temps président du Musée d’Israël à Jérusalem. Max Arian est marié, a trois enfants et huit petits-enfants. Il a rédigé cet article pour De Groene Amsterdammer, après avoir visité Belmonte, lors d’un voyage au Portugal.

* En 1996, année qui suivit la publication de l’article de Max Arian, fut construite la synagogue de Belmonte.

Synagogue « Beit Eliahu / Maison de YHWH »
Synagogue « Beit Eliahu / Maison de YHWH »

Synagogue « Beit Eliahu / Maison de YHWH »

 Les lectrices et lecteurs intéressés pourront trouver l’itinéraire de Max Arian en se reportant à sa postface au livre pour petits et grands enfants,

http://www.psychanalyse.et.ideologie.fr/livres/servirlamemoire.html

et aux extraits de ce petit livre, interprétés par Laure Trainini, en cours de montage pour une Lecture/Spectacle qui sera présentée par Laure Trainini, Thomas Montpellier, Thibaut Reznicek…

http://www.psychanalyse.et.ideologie.fr/media/a-la-bonne-adresse-.html

M. W.

Le Temps du Non
Le Temps du Non

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse etdéologie © 1989 / 2013

 

Une version originale – néerlandaise – de ce texte est disponible, s’adresser à sitassoc@orange.fr

Une version anglaise est disponible également, s’adresser à temps-marranes.info

 

[1] « Alors, Dieu s’adressa à Moïse : “Lève ton bâton, étends ta main vers la mer, et divise-la ; et les enfants d’Israël entreront dans la mer à pied sec”. Moïse fit ce que Dieu lui ordonnait. Il leva son bâton et étendit sa main sur la mer ; un violent vent d’est se leva et souffla toute la nuit. Par cette tempête les eaux de la Mer Rouge furent divisées et se rassemblèrent en muraille de chaque côté, laissant un passage sec au milieu. Les Israélites marchèrent le long de ce chemin sec et sortirent sains et saufs, bien loin de leurs poursuivants ». N.D.T.

[2] Est-il utile de souligner que cette allégation ressemble à une obscure calomnie ? N.D.E.

[3] Et un peu plus tôt, en 1990, avec le documentaire « Les derniers Marranes » de Stan Neumann et Frédéric Brenner. N.D.E.

Diptyque sinologues (1)

1- Sigmund Freud et la psychanalyse avec François Jullien en passant par la Chine

par Noëlle Combet

« Cinq concepts proposés à la psychanalyse » est le troisième « chantier » de François Jullien. Dans ses « Chantiers », le philosophe met au travail sa pensée dans une recherche de pistes. Il ne s’agit pas de faire œuvre mais de mettre en œuvre dans un déroulement de la pensée. Ici, François Jullien montre comment Freud a inventé, par l’intermédiaire du dispositif de la cure, une autre façon d’être au monde. Mais la théorie psychanalytique est restée en défaut par rapport à ce progrès parce que Freud ne pouvait pas, évidemment, faute d’un angle de vue extérieur, et malgré ses tentatives, échapper à l’appareil conceptuel dont sa pensée était le fruit. Ce défaut d’un outil extérieur est ce qui, selon le sinologue, produit les embarras et les querelles théoriques dans lesquels la psychanalyse s’entrave, en un décalage toujours d’actualité entre ce que produit une cure et les conclusions théoriques qui en sont tirées. Pourtant, Freud se révèle être un novateur exceptionnel. Fidèle à sa méthode, François Jullien tente de prolonger les ouvertures réalisées par le psychanalyste en mettant en regard le processus d’une cure et cinq concepts empruntés à la pensée chinoise.

 

Comment la culture européenne se faisant harakiri, s’invente

En Europe, selon l’auteur, une tradition critique consiste à faire jouer le négatif, ce qui a porté ses fruits durant des siècles mais aboutit à une sorte de retournement suicidaire dont le nihilisme pourrait être une forme car, dans le travail du négatif, la pensée en vient à s’autodétruire. Pourtant, dans cet épuisement même, des formes nouvelles s’esquissent, comme, entre autres, la théorie de la relativité en ce qui concerne la physique ; l’éclairage apporté par l’anthropologie sur la nature du « sujet » désormais perçu comme produit culturel ; ou encore les questions posées par la peinture quant à la définition d’un « tableau », cheminement passé par une évolution de Gauguin à Cézanne. Sans doute en est-il de même du « continent intérieur » qui vient faire pièce à la suprématie de la conscience. Rappelons-nous d’ailleurs ce qu’énonçait Freud des trois démentis infligées à l’orgueil humain par la science : depuis la révolution copernicienne, la terre n’est plus le centre du monde, depuis Darwin, l’homme n’est plus qu’une espèce parmi d’autres, depuis la découverte de l’inconscient, le « moi » ne peut plus se croire « maître en sa demeure ».

Mais, questionne François Jullien, dans son entreprise d’explication, le discours psychanalytique ne demeure-t-il pas très à l’étroit et en deçà du processus de la cure ? Sans doute, l’une des raisons en est que ce discours reste attaché à la conviction bien enracinée depuis l’antiquité grecque que mettre le mot sur la chose nous en affranchit. L’on peut penser que cette partielle illusion est toujours d’actualité dans les écoles professant après Lacan que « le mot est le meurtre de la chose ». Mais c’est avec Freud et non avec Lacan que François Jullien veut dialoguer en indiquant que le conflit entre le ça- c’est-à-dire l’avidité pulsionnelle- et le surmoi idéalisé reproduit « la grande dramaturgie occidentale du conflit », ce qui conduit au pathos d’un « moi » déchiré. Pour mettre à profit un autre éclairage, il propose à la psychanalyse cinq concepts passés par la Chine. Fidèle à sa méthode d’investigation, il précise bien que proposer n’est pas comparer mais « poser devant » ; il s’agit en quelque sorte d’éclairer l’une par l’autre des formes différentes d’approche, de les faire jouer l’une avec l’autre, pour qu’apparaissent d’autres nuances, de nouvelles subtilités. Ainsi, des conceptions chinoises, peuvent mettre en lumière les butées de la pensée occidentale mais l’inverse est aussi vrai et François Jullien dans plusieurs de ses autres ouvrages montre comment l’absence de prise en compte du conflit comme principe dans la pensée chinoise, si on la met en perspective avec sa valorisation dans la pensée occidentale, pourrait faire bouger en Chine une logique d’obéissance et de domination.

En ce qui concerne Freud, il s’incline devant son inventivité et la nouveauté de sa pensée, mais il montre aussi comment des concepts issus de la sagesse chinoise, mettent en lumière les obstacles qui l’ont empêché de récolter dans la théorie tous les fruits issus du processus de la cure. Et ce constat reste d’actualité pour la psychanalyse en général.

 

La disponibilité

Mettant en regard la notion de « disponibilité » telle que la Chine l’utilise, et le concept freudien de ce qui a été traduit par « attention flottante », François Jullien montre comment Freud s’est approché au plus près de la conception chinoise mais a rencontré, dans ce cheminement, un obstacle, dès lors qu’il a voulu théoriser.

C’est que, dans le vide d’un concept de « disponibilité », il a forgé cette notion de « Gleich schwebende Aufmerksamkeit ».

« Attention » traduit bien « Aufmerksamkeit » mais « flottante »ne traduit que «schwebende » et non « gleichschwebende »,« gleich » apportant une idée d’équivalence, de mesure égale. Il y a, dans le mot « gleich schwebende » l’idée d’un balancement égal. Donc cette attention balancerait sans choisir. Voilà qui se trouve dans une grande proximité avec le principe de « disponibilité » au fondement de la sagesse et des conduites chinoises à la différence de ce qui se joue autour de ce mot en Europe car la disponibilité n’est pas, dans notre civilisation, considérée comme une catégorie cognitive ou éthique ; tout au plus, apparaît-elle sous la forme d’une vague disposition à cultiver éventuellement. Le Romantisme allemand va plus loin quand il tente de théoriser l’ « Ouvert ». Pensons en particulier à ce qu’en fait Rilke. Mais alors surgissent des connotations mystiques inhérentes à notre culture.

En Chine, dans cet « ailleurs » qui pourrait aérer nos conceptualisations, elle apparaît comme une stratégie s’initiant dans une déprise qui favorise une vue globale puis se résout dans une efficacité de la prise. Cette déprise, Confucius l’évoque dans ses « Entretiens » : « Quatre choses que le maître n’avait pas : pas d’idée, pas de nécessité, pas de position, pas de moi ».C’est qu’avoir une idée indique déjà un parti-pris qui exclut une vue d’ensemble. Dans le principe de disponibilité, apparaît, par contre, un évidement, non par le doute s’en prenant aux préjugés, mais le délaissement d’un point de vue arrêté, ce qui fait dire encore à Confucius : « Il n’est rien que je ne puisse ou ne puisse pas ». Ainsi, tous les ouverts restent-ils disponibles de sorte que l’adaptation à une opportunité ne sera pas ratée.

Cette tactique donne au thème du « juste milieu », de la « bonne distance », qui pourrait paraître ennuyeux, un relief inattendu car la pensée chinoise fait la différence entre « tenir le milieu » et « tenir au milieu » (y rester attaché). Dans « tenir le milieu », il y a, à l’inverse d’une fixation, une dynamique tactique.

Si l’on regarde du côté de l’architecture, on peut penser qu’à Meknès, les voûtes des greniers de Moulay Ismail ont été réalisées en « tenant le milieu » de sorte que les forces se répartissent également de part et d’autre de ce point central : l’édifice a donc résisté au tremblement de terre de Lisbonne en 1755 alors que tout près, les écuries, architecturées différemment, se sont effondrées. Il paraît possible d’éclairer, à l’aide de cet exemple architectural, l’effet de nos conduites qui, si elles ne « tiennent pas le milieu », peuvent éventuellement se révéler ravageuses. Tenir le milieu est l’une des propriétés de cette disponibilité qui a pour effet de ne pas manquer l’occasion, ce que Montaigne définissait, nous dit François Jullien, comme « vivre à propos ». Zhuang Zi nous montre que « tenir le milieu », c’est-à-dire tout tenir sur un pied d’égalité, permet de remonter au « fonds indifférencié » taoïque à ce vide à l’origine de toutes les différences dont le Sage saura accueillir la plus infime, dans son opportunité, sans la réduire ni la rater.

L’on voit bien, grâce à ce détour comment le « gleich » (égal), de la « gleichschwebende Aumerksammkeit » freudienne avoisine cette sagesse, dans un point de vue, lui aussi stratégique puisque de l’absence de présupposition est attendue, dans la cure, une réussite qui, le plus souvent, est au rendez-vous.

Pourtant, peut-on penser, « gleich » semble tomber dans les dessous, là où se trouvent, au théâtre, les accessoires, dès lors que, happé par l’idée de flottement, il n’est pas défini plus précisément comme favorisant une vision centrale gyroscopique rassemblant tous les bords périphériques, n’en excluant aucun.. Est-ce ce flou qui l’a fait disparaître de la traduction française et n’est-ce pas ce laissé pour compte qui a contribué à une butée de la théorisation freudienne ? C’est sans doute s’aventurer plus que ne le fait François Jullien qui s’en tient à l’idée que la « disponibilité » n’apparaissant dans notre culture, ni comme une catégorie ni comme un concept, Freud, forgeant son outil, s’en est tenu à sa formulation de Gleichschwebende Aufmerksammkeit qui sera donc son sésame.

Un obstacle se présente alors, selon le sinologue, dans le paradoxe inhérent à cette formulation. Une attention se veut sans intention, se défie donc de son objet « car elle se méfie comme du pire de ce qui, dans le dire de l’analysant, l’accaparerait ». Un risque peut se déduire de cette approche de François Jullien : est-ce que l’attention pourrait se déplaçant tourner, comme on le dit d’une mayonnaise, se transformant en méfiance ? C’est qu’une « tendance d’affect » chez l’analyste est, à tort ou à raison, considérée comme dangereuse mais pourquoi faudrait-il la remplacer comme l’énonce Freud, par une « froideur de sentiment » ? N’y a t- il pas là un retour du sentiment refoulé ? Un forçage ? Se tournant à nouveau vers la Chine, François Jullien pose la « fadeur » à côté de la « froideur ». La fadeur n’est pas une privation de saveur, mais une saveur qui n’exclut pas. Tenant, ainsi qu’il l’énonce, toutes les saveurs sur un pied d’égalité (gleich), elle peut donc apparaître comme apte à se déplacer de l’une à l’autre. Elle est, dit le philosophe, le fonds indifférencié de toutes les saveurs mais, à la différence de la froideur selon Freud, elle n’est pas prescriptive. Il ne s’agit pas ici de se défendre (coûteusement ?) de tout affect. La fadeur de la personnalité permet de réagir à vif à une situation, d’ouvrir un accès à une potentialité ou à une autre.

A ce sujet, François Jullien tire un fil entre fadeur, disponibilité et hypnose, les trois s’enracinant dans une ouverture à tous les possibles, qui bat en brèche notre rationalisme européen et sa conception du Sujet souverain auquel ses facultés octroieraient une maîtrise de la réalité.

 

L’allusivité

Le terme interpelle d’entrée de jeu car il n’existe pas dans notre langue. Ce néologisme, François Jullien l’a créé et utilisé dans son ouvrage « Le Détour et l’Accès » pour approcher ce qui, dans la poésie chinoise, promeut l’implicite en tant que disponibilité à la multiplicité des sens. Ici, il l’évoque en tant que processus d’approche indirecte d’une situation. Dans notre culture qui se réclame du concret, du descriptif, du conceptuel ou de l’essence, ce mot n’a pas trouvé sa place et l’allusion, en tant que fait langagier ou discursif s’accompagne parfois d’une connotation péjorative en tant qu’elle est vite amalgamée avec le sous-entendu et versée au compte d’une intention hostile. Ainsi arrive-t-il qu’elle dessine un contexte paranoïaque. Ce que François Jullien éclaire ici, c’est le lien de l’allusivité et de la règle psychanalytique qui consiste à dire tout ce qui vient à l’esprit en procédant de façon associative. Cette exigence, à elle seule, sape l’idée que en parlant, l’on puisse s’instaurer en sujet disant et pensant à la fois. En même temps, elle invalide le fait que pour parler, il faut avoir quelque chose de sensé à dire.

La pensée chinoise nous met à distance de cette conception, en particulier dans sa version taoïste. Zhuang zhi préconise en effet, non pas de dire quelque chose, mais de parler « au gré ». Aucun objet de la parole n’est, là, déterminé. « Là où il n’y a pas de référence, il y a de la référence. Là où il y a de la référence, il n’y a pas de référence » précise Zhuang Zhi. C’est ce que le Laozi appelle « parler sans parler ». On ne dit pas nommément, on laisse entendre, comme dans la poésie chinoise où la solitude n’est pas directement évoquée : un seuil envahi par l’herbe dit implicitement l’absence de visite.

Avec ce dire qui « va sans dire », nous rejoignons la règle psychanalytique et François Jullien exprime son admiration pour Freud qui sait jouer de l’implicite pour viser droit au but. Freud donne d’ailleurs l’exemple de la langue chinoise, de ses idéogrammes, pour rendre compte de l’allusivité inhérente à la langue du rêve. Dans le contexte freudien, la résistance à la satisfaction pulsionnelle et le compromis qui en résulte fait que ce qui vient à l’esprit de l’analysant n’est pas le refoulé même mais une représentation qui s’en approche sur un mode allusif « nach art einer Anspielung ». Ainsi, dans la cure du petit Hans, l’histoire du cheval fait implicitement référence au lien avec le père en tant qu’objet de désir.

L’allusion vient donc se loger dans les failles du refoulement et, dans le contexte d’une cure, l’allusivité est le mode même de l’énoncé. Le travail sera donc de laisser se dessiner l’objet implicite du désir recouvert par la référence explicite. Il faudra donc dé-couvrir sous les énoncés explicites ou les figures du rêve le contenu latent.

Mais n’arrive-t-il pas à Freud, comme aux commentateurs des poèmes chinois, de voir des allusions partout ? Alors, le trait le plus neutre ou factuel est suspecté d’être un voile. Suspecté : c’est dire que l’on pourrait s’orienter vers une logique de pensée paranoïaque persécutrice pour les deux partenaires d’une cure. S’instaure alors une atmosphère de soupçon. Plus d’innocence possible ; l’interprétation ne rencontre plus rien qui puisse la contredire puisque, écrit François Jullien, tout « pourra toujours être dénoncé comme déguisement et alibi » […] Alors que le « symbolique ouvre, l’allusif, en ce cas referme ».

L’interprétation « pointant toujours obsessionnellement le même signifié ultime » risque alors de verser dans la reproduction mécanique « sans cran d’arrêt ».

François Jullien conclut ce chapitre en se demandant si Freud s’est assez méfié de cette pente sur laquelle l’allusif bloqué ne peut plus prêter à un renvoi à l’Infini.

 

Le biais/l’oblique/l’influence

Si le cheminement freudien a tant à voir avec la disponibilité et l’allusivité, quels que furent les obstacles sur cette voie, alors il apparaît que l’analyste ne peut se gouverner à l’aide de principes ou selon ce que l’on entend par méthode. Pas de présupposition ni de modélisation possible ; la pensée, privée de repères devra se déployer à l’aveugle et en l’absence d’un accès frontal, elle devra tenter le détour, c’est-à-dire un mouvement oblique, se dirigeant en biais. Le biais, à l’inverse d’une méthode étayée par un savoir, est en quête d’un savoir-faire. L’oblicité implique une multiplicité de facettes, d’aspects sous lesquels envisager les choses, ce qui exige aussi le temps du déroulement. La ligne oblique est plus longue que la ligne droite et l’arpenter demande plus de temps. Aucun surplomb n’est possible et il est nécessaire de partir de la situation pour choisir l’angle de prise le plus opportun. C’est pourquoi, et Freud le souligne à plusieurs reprises, si des arguments sont déployés, ils seront sans doute écoutés docilement… en vain, car il ne s’agit pas d’instruire mais de débloquer ce qui, sans qu’on puisse le déterminer précisément, entrave un processus de libération.

La Chine, nous dit François Jullien s’est trouvée tout à fait à l’aise pour penser une telle stratégie qui consiste à ne pas affronter mais déjouer : « La rencontre s’opère de face » écrit Sunzi, stratège du IIIème siècle chinois, mais « la victoire s’obtient de biais » ; en déjouant, le biais, en effet, met à découvert le système de défense de l’adversaire. La même stratégie apparaît en Chine dans l’usage de la parole. Ainsi Confucius énonce-t-il que « Quand on peut s’entretenir avec quelqu’un et qu’on ne le fait pas, on gaspille la personne mais, quand on ne peut pas s’entretenir avec quelqu’un et qu’on le fait, c’est sa parole que l’on gaspille » C’est que le sage sait, en Chine, qu’il vaut mieux influencer que démontrer. Mais qu’est-ce que l’influence ? François Jullien la définit comme le mode le plus abouti de l’oblicité. Ses effets ne sont pas directs mais disséminés, de l’ordre « non de la présence mais de la prégnance ». 

Dans la culture européenne, l’influence occupe une place marginale et, généralement, elle inquiète. Elle est souvent associée aux astres ou aux abus d’emprise : « être sous influence », dit-on. Quel affront pour le sujet du Cogito !

Il se pourrait que là aussi, héritant d’une tradition intellectuelle de rationalité, pris dans son scrupuleux souci de clarté et de scientificité, Freud se soit trouvé prisonnier de ces préjugés. C’est que, les effets de l’influence pouvant porter ombrage à l’autonomie du sujet, il a préféré conceptualiser la suggestion et le transfert. Ne voulant pas en revenir à sa fonction majeure dans l’hypnose dont il s’est efforcé de se démarquer, il a réduit la portée de la suggestion à la capacité, pour un analysant, d’accepter une interprétation. Quant au transfert, il le présente comme l’aptitude d’un analyste à attirer sur sa personne les élans libidinaux de l’analysant. Il reste peu de place entre les deux pour le phénomène de l’influence qui pourrait advenir pourtant en tant qu’alternative à ce que suggestion et transfert ont d’incontournable pour un temps. « L’influence est ce reste qui ne se limite pas au transfert et à la suggestion » et, même si Freud, ne l’a pas absolument répudiée, il ne l’a pas, pour autant, théorisée.

Alors, à nouveau, regardons vers la Chine pour peut-être déplier cette question. La pensée chinoise ne s’exprime pas en termes d’ « Être » mais plutôt en termes d’interaction, de modification, de transition. Dans sa physique, la notion d’écho à distance, de résonnance mutuelle y tient lieu de causalité -on notera en passant qu’une évolution, en Occident, s’en rapproche avec la physique quantique-. La civilisation chinoise a développé une intelligence des phénomènes magnétiques -et, toujours en passant, on notera que Freud, reconnaissant la réalité de la télépathie, s’est interdit d’aller plus avant qu’un constat pur et simple-. Influencer, ce n’est pas persuader, ce serait plutôt disséminer et alors la parole, à l’instar du vent, imprime une direction mais sans visée, et répand ce qui modifie de façon légère, sans peser lourdement. Il s’agit de ne pas dire sans pour autant se taire. C’est pourquoi le trigramme représentant le vent dans le YI Jing (xun) indique une propagation indéfinie, modifiant doucement le paysage. Au passage du vent, énonce Confucius, « les herbes s’inclinent ». Les changements sont imperceptibles : rien de remarquable en somme, dans ce qui évolue, en Chine, entre maître et disciple mais au long des rencontres répétées se produit par «ambiance-prégnance un infléchissement progressif du jugement comme de la conduite, allant jusqu’à l’inversion ». N’y a-t-il pas, décrit ici, comme un effet de vases communicants entre des « inconscients » ? Que veut un psychanalyste ? Persuader ou influencer ? Freud indique à plusieurs reprises que, dans la cure, l’argumentation est vaine et il semble bien que ce qui (se) passe demande de la lenteur dans le déroulement, que l’in(fluence) y joue donc un rôle non pris en compte par Freud dans sa théorisation. N’y a-t-il pas alors un risque ? Cette limitation théorique au transfert et à la suggestion ne pourrait-elle -si elle laisse l’influence et l’inter incitation sur le côté-, entraver le cours d’une cure ?

 

La « dé fixation »

Selon Freud, à l’origine de la souffrance et des complications psychiques, il y a ce qu’il nomme sous forme d’image plutôt que de concept, une « Fixierung », une fixation. Cette fixation entravant les processus vitaux, le travail consistera à la défaire ; c’est ce que François Jullien nomme « dé fixation ».

L’analysant reste attaché à un trauma ou à un objet, peut-être les deux, peut-on penser, quand le trauma a produit un accrochage à l’objet auquel on peut rester lié comme à un piquet. Au cours du travail de détachement, apparaîtront des résistances, du refoulement, des contraintes de répétition et de la perversion dont Freud note plusieurs fois qu’elle est inhérente au désir, le dilemme étant : ou je renonce à satisfaire mon désir et deviens névrosé ou je deviens pervers en l’imposant aux autres ; mais écrit François Jullien. ce n’est que le blocage dans la perversion qui la rendrait morbide.

Le blocage freine notre épanouissement, notre vitalité, et de manière générale l’aptitude à ce que la Chine appelle « nourrir sa vie (yang sheng) ».

Pour évoquer autrement ce qu’il en est de cette fixation, François Jullien évoque une scène décrite dans le Zhuangzi : un sage interrogé par un prince sur la meilleure façon de nourrir sa vie, ne parvenant pas à se faire entendre de façon indirecte, finit par lui répondre : « J’ai entendu mon maître dire : être apte à nourrir sa vie, c’est comme faire paître des moutons : si l’on en voit qui traînent à l’arrière, on les fouette ». Il s’agit donc, nous dit François Jullien de laisser paître son troupeau de pulsions et capacités en étant attentif aux retardataires car, dans cette histoire, le troupeau va devant et le berger derrière. Autrement dit, qu’est-ce qui traîne en moi, m’immobilise, « disposition, fonction, pulsion ou sentiment et que j’aurais à « fouetter » pour le rappeler à l’ordre » pour aller de l’avant et laisser libre cours à mon flux vital ?

François Jullien se demande si ce n’est pas là que Freud se trouverait au plus près de la pensée chinoise, car le but d’une cure est de rendre à nouveau évolutif ce qui s’était figé. Freud, avec la cure, déplace la catégorie de l’acte à celle du procès, et remet en circulation une fluidité.

Cette importance donnée au processus détrône l’idée d’un moi qui aurait une maîtrise des situations et réduit la place accordée à la conscience : A la fin de « L’Interprétation du rêve », en effet, Freud ne la considère plus que comme un organe sensoriel apte à accueillir des perceptions psychiques. Cette réduction du rôle de la conscience, Freud l’attribue, lorsqu’il la théorise, à la découverte de l’inconscient. N’ayant pas véritablement conceptualisé l’importance du déroulement temporel dont pourtant il souligne la nécessité, il fait de l’inconscient une instance alors que dans le dernier chapitre de « L’Interprétation des rêves », il déclare que l’on est « conduit à admettre » plutôt que l’existence de deux systèmes situés près de l’extrémité motrice de l’appareil celle de « deux sortes de processus […] deux espèces d’écoulement de l’excitation. » N’est-ce pas (plutôt que l’inconscient considéré comme catégorie), le déroulement d’une cure conçu comme processus, à l’instar de ce qui se passe dans la réalité de l’existence qui grignote la place accordée à la conscience ? Il semble que lorsqu’il pense en termes de déroulement progressif, d’écoulement fluide et de régulation du flux (le terme Regilierung apparait dans « L’Interprétation des rêves ») Freud se rapproche le plus de la conception chinoise de la conscience, plutôt organique que fonctionnelle.

 

La transformation silencieuse

Cette formulation, dont François Jullien a fait, par ailleurs le titre d’un de ses ouvrages, est sa traduction d’un trait, lu dans l’histoire des Song de Wang Fuzhi : « quian yi mo hua » : déplacement souterrain ; transformation silencieuse. Nous sommes avertis de cette transformation quand elle débouche, dans la réalité, en une sorte d’événement plus ou moins violent, comme une révolution ; ou sous la forme d’une articulation sonore, quand, devant sa glace, l’on s’exclame tout à coup : « Ah ! J’ai vieilli ». Ce qui s’est déroulé était resté jusque là imperceptible ; nous ne l’avions pas vu venir mais, rétrospectivement, nous pouvons en repérer quelques indices que nous n’avions pas réellement perçus. « Déplacement souterrain » ne peut pas ne pas évoquer le processus analytique, c’est bien d’un déplacement qu’il s’agit : d’un conflit douloureux en un conflit que l’on soit en mesure de réguler. Nous retrouvons là l’importance de la régulation des flux aussi bien dans la pensée chinoise que dans l’effet d’une cure. Comme dans le Yi Jing,Classique du Changement, un moment d’ «affleurement », une amorce, peut être pointé dans une cure quand le phénomène sort de l’imperceptible et commence à poindre.

A l’instar du paysan chinois, un psychanalyste ne peut ni tirer sur les pousses ni se contenter de les regarder pousser, ni délaisser le processus, ni le forcer, ce que dit la formule canonique chinoise « bu ji bu li », ni coller (trop presser car cela pourrait détruire), ni délaisser (laisser en jachère, à l’abandon). « La poussée doit être assistée, stimulée, mais dans son cours, elle se fait d’elle-même ». Entre l’attente et le jaillissement de l’effet, le temps présent-médian échappe et le résultat apparaît «comme par un bond », ainsi que l’exprime Mencius, penseur chinois ayant vécu entre 380 et 289 av. J.C. Le concept de transformation silencieuse, nous dit François Jullien, est une sorte de récapitulatif des précédents : disponibilité, c’est-à-dire position sans position, allusivité ou capacité de référer sans référer, oblicité qui permet de déjouer stratégiquement des résistances, dé-fixation qui remet en circulation ce qui était resté figé. La transformation silencieuse aboutit à un terme du processus, jusqu’alors latent et qui devient manifeste.

Pour finir, François Jullien dégage dans l’ensemble du procès l’efficacité du jeu au sens fonctionnel : ce qu’il faut ménager d’espace libre pour que les choses puissent bouger dans une cure comme dans la vie. Ce jeu, tout ce qui ménage une distance le favorise et l’on y retrouve la nécessité de « l’entre ». Ainsi est-il écrit dans L’Interprétation des rêves : « Nous échapperons à tout abus de ce mode de figuration [celui des deux systèmes de l’appareil psychique] en nous souvenant bien que les représentations, les pensées, les constructions psychiques en général ne doivent pas être localisées dans des éléments organiques du système nerveux mais entre eux (zwischen ihnen), (C’est Freud lui-même qui souligne) ». En Chine, le sinogramme de cet « entre » (jian) « figure du clair de lune (ou du jour) qui passe au-travers ou sous les deux battants de la porte et, de ce fait, éclaire. Or il signifie aussi, parallèlement, « être à l’aise », détendu, disponible, oisif et « non coincé ».

François Jullien fait remarquer pour finir que même si la métaphysique s’est montrée fructueuse dans son entreprise de séparation et d’identification, il nous faut aujourd’hui revenir desExtrémités et accéder à cet « entre », c’est-à-dire à l’évolution plus qu’à la morale. Ainsi notre pensée pourra-t-elle se nourrir des ambiguïtés plutôt que de la vérité exclusive ou du sens unique. Dans la vie, comme dans une cure, l’ « entre » apparaît comme la voie menant à un « dés enlisement » qui figeait le « vivre ».

« Entre »… Le mot dit à la fois l’interstice et l’accès. C’est dans une telle zone que se déploient tout le travail et la pensée de François Jullien, généralement ente la Grèce et la Chine pour éclairer l’une par l’autre et faire jouer entre l’une et l’autre ce qui pourrait, par l’approche croisée de chacune d’elle, faire progresser notre pensée et nos vies. Ici, c’est entre Freud et La Chine qu’il met du jeu pour un éclairage mutuel.

On peut se dire, qu’un élément nouveau apparaît alors car Freud n’est pas seulement Grec même si, comme le montre François Jullien, il est façonné par l’héritage grec au point de s’en trouver parfois entravé dans sa progression théorique. Mais ainsi que l’énonce Paule Pérez dans l’article 3 du n°5 de la revue « Temps Marranes », l’ « emtsa », l’ « entre », a aussi été pensé à partir de la Kabbale par le Maharal de Prague, Juda Loeb. Paule Pérez cite André Neher qui lui a consacré une monographie : « Juda Loeb fait de la dualité la charpente de sa réflexion ». Mais en cette apparente dualité, poursuit Paule Pérez, « réside en fait une conception ternaire du monde : Néher expose comment selon le Maharlal, celui-ci est constitué de l’ensemble formé par des couples terminologiques bipolarisés et de leur espace intermédiaire. Il échappe aux catégories physiques : en dehors du temps, il est en dehors de l’espace il est en dehors de la matière ». Freud, fait –elle remarquer, est originaire de la même ville de Moravie (l’actuelle Tchéquie) que le Maharal. Son arrière grand-père et son grand père ayant été rabbins, cet « entre », élément princeps d’une spiritualité, aurait-il pu lui échapper dans la transmission ?

Si l’on regarde du côté de la Chine, « couples terminologiques bipolarisés » et leur « espace intermédiaire » peuvent évoquer le yang et le yin du Yi Jing et les transitions silencieuses autour desquelles ils s’articulent.

Mais il faudrait posséder la culture de François Jullien pour savoir dans quelle mesure et jusqu’à quel point ils se font écho. Est-ce qu’une formule comme « couples terminologiques bipolarisés », appartenant à une logique discursive traditionnelle peut rendre compte de ces processus imperceptibles que le yin et le yang rendent possibles dans leurs multiples articulations et déroulements temporels ? C’est que « l’on pense en langue » comme se plaît à l’énoncer François Jullien. Toujours est-il qu’à partir de ce troisième chantier mettant en jeu Freud et sa théorisation de la psychanalyse, un nouvel élément semble bien « inter venir » et insister dans la pensée et le travail de François Jullien puisque dans l’ouvrage qu’il vient de publier « Rentrer dans une pensée ou des possibles de l’esprit » il évoque, outre la Grèce et la Chine, la culture hébraïque. A cette fin il fait jouer entre elle trois premières phrases qui initient tout un processus culturel consécutif : celle de la Genèse, celle du premier hexagramme du premier livre chinois, le Yi Jing et celle de la théogonie d’Hésiode. Le jeu se poursuit désormais à trois, ce qui ne peut que nous intéresser si l’on pense qu’avec le deux, on peut manquer l’intervalle et rester dans une logique binaire aristotélicienne alors qu’avec le trois un second interstice se crée et chacun des chiffres n’est plus seulement l’autre de l’un mais l’entre de chacun des deux autres.
N.C

Diptyque sinologues (2)

2- « Un paradigme » avec Jean-François Billeter

par Noëlle Combet

Les captivantes « Etudes sur Tchouang- Tseu», publiées il y a quelques années par Jean François Billeter, m’ont rendue curieuse de découvrir son récent ouvrage : « Un Paradigme ». L’ouvrant, j’ai éprouvé en même temps quelque inquiétude : j’étais au courant de la controverse implacable qui l’avait opposé à François Jullien. Considérant ce dernier comme l’un de mes « maîtres à penser », et ne me permettant pas encore l’approche critique qui vient étayer toute appropriation, je n’avais pas lu le « Contre François Jullien » ni la réponse de ce dernier. J’étais restée prudemment à l’écart.

 

Mon intérêt l’emportant sur ma réserve, j’ai résolu de lire l’ouvrage de Billeter et de me pencher ensuite sur le conflit entre les deux sinologues. Je me suis dit que l’antagonisme provenait de ce qu’ils avaient en commun le même objet : la Chine, et qu’alors, un mouvement de passion rivale pouvait bien leur avoir fait perdre toute mesure. Allant plus loin, il m’a semblé qu’il y aurait avantage, pour la pensée, à prendre en considération l’incomplétude de chacun, incomplétude dans laquelle chaque « autre » avait, en l’occurrence, violemment campé pour la dénoncer, comme si l’incomplétude était une tare honteuse, ce que, bien sûr, aucun des deux ne soutiendrait.
A lire un autre, très aimé, de mes maîtres, Derrida, j’avais appris que les apories d’une pensée permettaient toujours de la pousser plus loin. C’est même la leçon centrale de la déconstruction : une déprise/ reprise et un prolongement.

 

Penser par soi-même ?
Jean François Billeter propose ici un paradigme et insiste bien sur l’importance de l’article indéfini qui objecte à l’absolu.

 

C’est une crise personnelle, dit-il, qui l’a conduit à cette élaboration : il ne parvenait plus à assumer sa propre « puissance d’agir », s’en était remis à d’autres pour penser. La période de détresse et de doute qui s’ensuivit le conduisit à accepter peu à peu « la tristesse et la souffrance » liées à son histoire, à ne plus « vouloir se recommencer » et à se faire simplement lui- même la matière de son livre, à la manière de Montaigne, peut-on penser. Mais cette résolution a ses limites car la référence à d’autres est nécessaire : permanente chez Montaigne, elle apparaît aussi, fréquemment, chez Billeter. Comment, en effet, ne pas enrichir son matériau de celui des autres quand, se l’appropriant, on le transforme en le recoupant à sa mesure?

 

 

Corps-esprit ou corps>esprit ?
Au terme de cette traversée, il apparut évident à Billeter que la source principale de nos pensées et de nos actes est le corps. L’on reconnaît là, – « L’Ethique » est évoquée à plusieurs reprises-, l’influence de Spinoza pour qui l’âme et le corps, indissociables, sont les deux faces d’une même réalité, et qui met en évidence l’impossibilité de bien connaître le corps : « nul ne sait ce que peut un corps ». Il y a pour Spinoza, une correspondance stricte entre ce qui se passe dans la pensée, donc dans l’âme et ce qui se passe dans le corps. Billeter, ayant évoqué Spinoza, écrit aussi, à ce propos, que la fréquentation de la Chine a contribué à l’affirmation de cette indissociabilité familière au taoïsme.

 

Mais alors que, pour Spinoza, nous serions un corps-esprit, en quelque sorte d’un seul tenant, sur un même plan, Billeter propose, quant à lui un mouvement du bas vers le haut, une inversion par rapport à une façon plus traditionnelle, plus grecque ou religieuse, de penser que l’âme commande au corps A contrario, prolongeant la pensée de Spinoza, Billeter affirme que ce qui a lieu dans l’esprit provient du corps. Dans une élaboration purement phénoménologique, il s’appuie, pour le montrer, sur sa propre expérience en se décrivant au café, lieu qu’il fréquente régulièrement. Et c’est dans l’évocation de ces instants vécus, qu’il précise le paradigme né pour lui du mouvement ascendant du corps vers la pensée, ce paradigme, qu’il désigne par le terme intégration.

 

Mais quoi le corps ?
Le voici donc au café, lieu où il se sent dans une vacuité favorable à la pensée ; il fait le vide au plus profond de lui et attend…L’idée s’annonce par un léger frémissement qui le met en éveil, puis, née des potentialités du vide, elle apparaît dans la zone consciente ; il peut la conserver en lui, ou encore, la jeter sur un papier, en réserve pour une écriture à venir. Alors, il quittera le café d’un pas allègre. Si rien ne vient, il s’en ira moins léger mais saura rester vigilant à un message ultérieur proposé par son corps à sa pensée.

 

Viendra, Viendra pas ? C’est le corps qui décide et Billeter le considère comme la partie la plus vaste d’un être humain en regard de l’étroitesse de la conscience. J’ai trouvé surprenant qu’il n’évoque pas Freud sur ce point : sa représentation du corps coïncide avec celle que donne Freud de l’inconscient. Il est vrai que la théorisation de l’inconscient a pris, par la suite, des formes abstraites et que le corps a pu parfois y être ou paraître oublié, par exemple lorsque Lacan le dit de façon restrictive « structuré comme un langage ». Il faut des penseurs comme Françoise Dolto, J. D. Nasio pour évoquer une image inconsciente du corps, que l’on peut entendre à la fois comme celle que l’on a de son corps mais aussi comme celle que le corps recèle. Pour explorer, plus en-deçà, un corps-support de traces mnésiques et antérieures à la représentation, pour mesurer son lien avec l’inconscient, c’est vers Ferenczi qu’il faut se tourner, en particulier vers son ouvrage : « Thalassa ou les origines de la vie sexuelle » Freud considérait « Thalassa » (1924) comme l’œuvre «la plus brillante et la plus profonde de la pensée de Ferenczi […]. On y trouve la plus hardie, peut-être, des applications de la psychanalyse qui ait jamais été tentée.». Il s’agit de faire se rencontrer la psychanalyse et des réalités biologiques, encore anorganiques. Ferenczi cherche, en effet, à nous mettre en contact avec ce qui vibre en nous, au plus profond. C’est, ce que, d’une tout autre manière, ont tenté Deleuze et Guattari, se réclamant aussi de Spinoza, quand ils ont théorisé le « corps sans organes », sorte de « plateau » où s’inscrivent et d’où se distribuent des intensités : « Le corps n’est plus qu’un ensemble de clapets, sas, écluses, bols ou vases communicants » écrivent-ils. Le CsO, ainsi qu’ils le désignent, serait un corps sans image, qui, inévitablement, nous pénètre sans cesse, tandis que, sans cesse, nous le pénétrons et c’est de lui que procèderaient, en tout premier lieu, nos désirs et donc, nos existences.
Il semble que les écrivains soient moins embarrassés par cette question. Sont-ils plus libres dans leur écriture, plus proches de leurs sensations, moins alourdis par l’intellect ? Pensons aux premières pages de la « Recherche ». Le narrateur se décrit au réveil, nous donne à ressentir le moelleux des joues de l’oreiller contre les siennes, se rappelle le rêve érotique dont il sort ; puis, entre sommeil et réveil, il se sent devenir ce dont parlera ensuite son ouvrage : « une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint ». Son corps, ses sensations, et le corps de l’écriture ne font plus qu’un. Est-il possible d’être davantage soi-même « la matière de son livre » sous la dictée du corps ?

 

Une synthèse
Le paradigme d’intégration, proposé par Billeter, permet de comprendre selon quelle alchimie se produit, selon lui, une pensée initiée par le corps : des mots, des sensations, des impressions, des images, des plaisirs et des déplaisirs, des souffrances, mais aussi peut-être peut-on penser, en poussant plus loin, des marques pures de toute représentation, seraient déposés au fond de nous-mêmes et, en nous installant dans un vide, nous leur donnerions la possibilité de former en surface une sorte de précipité que nous nommons la pensée. Donc, il y aurait, d’un côté, des éléments disparates et, de l’autre, leur condensation en idées. Mais comment ce phénomène se produit-il précisément ? On ne peut le savoir, selon Billeter, qui utilise ici l’image d’un saut. C’est le même mot qu’utilisent les épistémologues pour évoquer l’incompréhensible passage d’un domaine du savoir à un autre ou à une découverte, selon un phénomène inattendu et inexplicable. Ce « saut qualitatif, écrit Billeter, nous pouvons seulement le laisser advenir et le décrire jusqu’à un certain point. Nous pouvons dire que nous voyons subitement ces rapports ou que, de la juxtaposition des éléments, se dégage soudain une sorte d’image. »

 

L’intégration, selon Billeter, assemble donc sous forme d’idées nouvelles des bribes éparses recueillies dès l’enfance à notre insu, par notre corps, dans nos échanges, nos écoutes, nos lectures, nos expériences, nos marquages biologiques profonds.

 

Le geste
D’une autre manière, le geste procède aussi de l’intégration sous la forme de nos apprentissages. Ainsi, lorsque nous versons le vin d’une carafe dans un verre, si nous décomposons chacun de nos mouvements, nous verrons qu’il résultent d’un acquis que la transmission nous a permis d’incorporer, de sorte que le vin tombe dans le verre et non à côté, ce qui se produit parfois et que nous nommons maladresse. Le geste peut, a contrario, aboutir à une perfection. Billeter évoque le jeu d’un musicien et l’on peut penser aussi aux « Leçons sur Tchouang Tseu » dans lesquelles il cite le passage consacré au geste accompli d’un cuisinier, imaginé dans une intimité avec le bœuf qu’il découpe : « Quand j’ai commencé à pratiquer mon métier, je voyais tout le bœuf devant moi. Trois ans plus tard, je ne voyais plus que des parties. Aujourd’hui, je le trouve par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent pas, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du bœuf » Le cuisinier fait tellement corps avec son objet que ses gestes semblent devenus quasi intuitifs…L’intuition ! C’est le troisième mode de connaissance, le plus élaboré, selon Spinoza.

 

La liberté : une « puissance d’agir »
Lorsque les gestes que nous accomplissons nous font accéder à une réalité qu’ils structurent, alors nous sortons de « notre monde » auquel le langage a donné forme. Notre intégration s’enrichit de chaque expérience et accroît notre « puissance d’agir » dont Billeter fait la condition de notre liberté. C’est en agissant, en posant une idée ou un acte, que nous allons (re)commençant, dit Billeter, et il se réfère là à Hannah Arendt qui accorde une valeur philosophique et éthique à toutes les (re)naissances dont se tisse la vie. Notre liberté -qui nous est donc immanente- résulte pour Billeter de notre « puissance d’agir » selon nous-mêmes.

 

La privation de liberté relèverait, à contrario, d’une oppression, soit que nous nous trouvions dans la servitude par l’intermédiaire d’une soumission à d’autres, soit que, asservis à nous-mêmes, nous restions englués dans des inhibitions dépressives. Cette conception implique une immanence hors de toute transcendance externe ; mais non hors d’une transcendance interne. On peut penser que cette transcendance serait voisine de ce que Nietzsche conçoit comme le « surhomme » quand un supplément d’humanité devient une option intérieure dans notre quête d’un mieux-vivre personnel et général. Plus près de nous, Bergson proposera un « supplément d’âme ». Billeter cite, sur ce point, « L’Ethique » de Spinoza : « Plus une chose a de perfection, plus elle est active et moins elle subit, et inversement, plus elle est active et plus elle est parfaite » et aussi « La joie est le passage d’une perfection moindre à une plus grande perfection » Il y a là l’idée d’un processus toujours en cours ; la zone ou le moment de la transcendance serait, lorsque, dépassant les obstacles, nous parvenons à un accomplissement, partiel et donc toujours à venir, de notre personne. Alors, pour reprendre la formulation spinozienne, nous devenons causa sui, cause efficiente de nous-mêmes.

 

Personne ?
Le terme de « personne », utilisé de façon récurrente par Billeter m’a interrogée. Il peut véhiculer quelque chose d’un humanisme un peu naïf et essentialiste qui remettrait l’homme au centre du monde. Je préfère la formulation: « Qui ‘’ je?’’- je le corps-. »

 

Mais comment dire autrement ? « Sujet » spécialise à l’excès : sujet du droit, de la médecine Et il a été particulièrement accaparé par Lacan sous la forme du « sujet du signifiant », pour lequel le mot serait « le meurtre de la chose », alors que, pour Billeter, le mot, par le biais de l’intégration, « crée la chose ». Cette création, il la désigne aussi par le terme d’objectivation, qui représente la synthèse imaginaire produite par les mots, synthèse qui contribue à former en nous notre « monde ». Elle est à distinguer de l’objectivité. Jouons le jeu et conservons le terme de « personne » en nous accrochant à son équivocité et sans perdre de vue qu’il désignait dans l’Antiquité le masque des acteurs. La polysémie du terme permet alors de l’alléger d’une possible charge idéologique, voire d’une religiosité.

 

Nous accomplissons donc, selon Billeter, notre personne, lorsque dans l’idée ou dans l’acte provenant de l’intégration, nous créons notre « monde » qui est notre représentation de la réalité. Billeter précise dans une note, qu’il a exploré cette alchimie dans « L’essai sur l’art chinois de l’écriture », alchimie qui produit ce que nous appelons le « concret » qui vient du latin « concretum » (coagulé ; solidifié). Le concret est, selon lui, une synthèse imaginaire devenue solide dans notre esprit.

 

D’un régime l’autre
L’auteur distingue la notion « monde » de la notion « réalité ». Notre « monde » « est l’ensemble de choses parmi lesquelles nous vivons, créées par l’objectivation et le langage au sein de la réalité ». Cette dernière représente, quant à elle, « tout ce qui existe en nous et hors de nous, indépendamment et au-delà des formes créées par l’objectivation et le langage ».

 

Nous vivons donc selon plusieurs sortes de « régimes » et passons de l’un à l’autre selon nos activités, soit que nous demeurions dans le langage et l’objectivation, autrement dit « notre monde » soit que nous nous en écartions. Dans ce va et vient, se constitue notre « personne » dont, sans tenter de la définir, Billeter évoque les qualités essentielles : elle est un être singulier ; sa complexité la rend inconnaissable ; elle a un caractère historique ; elle se sait mortelle. Rappelons, en outre, qu’elle conquiert sa liberté en accroissant continûment sa puissance d’agir, avec et en dépit de la souffrance inéluctablement liée à l’existence.

 

Pluralité
Partageant notre monde avec d’autres dans la réalité, nous nous structurons et nous stabilisons. Ce partage nous fait rencontrer d’autres personnes, d’autres mondes et, dans l’expérience de la pluralité, nous faisons aussi celle du conflit et de combats souvent vains. Pourquoi ? Billeter se réfère au Tchouang- Tseu : chacun « arrête son esprit », « défend ce que l’autre rejette et rejette ce que l’autre défend » et cherche à faire valoir, dans une lutte pied à pied, sa propre synthèse contre celle de l’autre. Le remède ? « Y voir clair », c’est-à-dire démonter le mécanisme par lequel le langage crée les choses, nous laissant croire que toutes sont telles que nous les concevons ; Tchouang Tseu ajoute : « Le Sage ne se laisse pas entraîner dans cette voie-là mais se règle sur ce qui advient. Il adapte son langage aux circonstances ».
Il me semble, pourtant, que cette « adaptation » doit avoir des limites, ne pas évacuer la réalité conflictuelle : la prendre en compte est indispensable pour aller de l’avant dans l’échange, échange qui représente, comme l’indique Billeter, le passage de l’objectivation à l’objectivité et en lequel le langage n’a plus la même fonction de création de chose : il devient vecteur de la communication. Ainsi avons-nous changé de régime, faute de quoi, ne quittant pas notre monde, nous en serions prisonniers.

 

 

Expériences d’absorption
Un autre écart par rapport au langage, créateur de notre monde intérieur, se produit lorsque, dans un état d’abandon, nous nous laissons aller, modifiant l’intensité de l’objectivation, et regardons autour de nous ; dans ce calme, ce que nous voyons se met à flotter, nous devenons légers, aptes à accueillir la réalité tout entière, et, presque, à devenir telle plante, tel nuage, tel réverbère, tel cri d’enfant etc. C’est ce que préconise Cézanne auquel se réfère plusieurs fois François Jullien dans « La grande image n’a pas de forme » : « Non plus plier le motif à soi, mais se courber à lui- le laisser naître et germer en soi : ‘’faire silence’’, autrement dit, savoir se rendre disponible et ‘‘être un écho parfait’’ ». Voilà qui rappelle les premières pages de « La Recherche », évoquées plus haut. La vacuité peut nous rendre poète, peintre musicien, photographe etc. Le rapport avec l’objet est alors voisin de l’hypnose, dont Billeter déclare que son étude l’a convaincu « qu’il se produit plus de choses dans le corps que n’en peut concevoir notre esprit, à moins, justement, d’admettre le principe de l’intégration, la définition du corps comme activité et de cette activité comme comportant une dimension d’inconnu ». On remarquera au passage, qu’évoquant le premier des cinq concepts inspirés de la Chine, qu’il propose à la psychanalyse, la disponibilité, François Julien met aussi cette faculté en lien avec l’hypnose, mais dans une extrême prudence, de façon voilée.

 

 

Langage « pharmakon » ?
Quittant le « faire corps » avec l’objet et revenant ensuite progressivement au langage, nous serons enrichis d’une expérience et saurons mieux jouer de la double fonction des mots : créer les « choses » dans l’objectivation, partager avec les autres, dans l’objectivité. On a déjà noté que l’adaptation préconisée, dans le champ de l’objectivité, par le Sage du Tchouang Tseu, semble laisser de côté la dimension antagoniste des échanges ; celle-ci, pourtant, si elle sait se déprendre d’une lutte de prestige, ou la dépasser, peut jouer comme un progrès dans la connaissance. Mais il faut peut-être aller plus loin et noter qu’il existe une violence inhérente au langage, ce que Billeter ne développe pas mais qui peut se déduire de son analyse. Si mon langage produit mon « monde », il heurtera inévitablement le langage et le « monde » d’un autre…

 

Langage pharmakon ? Remède et poison à la fois, il construit le mur qui me sépare du « monde » d’un autre et représente aussi l’outil qui ouvrira à la fois des brèches dans mon mur, un accès à un « monde » étranger ainsi qu’à la réalité, ceci dans un processus sans fin car le langage me servira aussi à remonter mon mur ! Nous vivons dans des oscillations, des va et vient, un processus dont Billeter précise des étapes :
« L’objectivation, l’entrée dans le langage et la naissance des choses (c’est-à-dire de « notre monde » je précise), la sortie du langage et leur dissolution dans la réalité ».

 

 

Pluralités et inégalité
La pluralité qui est en moi, partagée avec d’autres, me fait accéder au pluralisme. Développant cette idée, Billeter aborde la question de l’égalité et de l’inégalité. L’égalité pense-t-il, existe dans la mesure où nous aurions tous des potentialités à accomplir et certains y parviennent mieux que d’autres. Je n’adhère pas vraiment à ce point de vue car, pour chacun, un contexte contribue à donner plus ou moins d’atouts : il n’y a donc pas, à mes yeux une égalité de principe. Nous ne sommes pas tous sur la même ligne de départ. L’on ne peut parler, d’égalité, me semble-t-il, qu’en matière de droits et de dignité. D’ailleurs, en indiquant un succès pour les uns, supérieur à celui des autres, dans leur progression, Billeter énonce d’emblée un basculement dans l’inégalité…Et sans doute vaut-il mieux, du moins à mes yeux, – se comparant-, ne pas se sentir inférieur car l’on courrait le risque de s’installer dans un ressentiment pouvant engendrer la violence, peut-être jusqu’au terrorisme. Mieux vaut alors se tenir, dans la mesure du possible, au-dessus de toute comparaison, même si cela revient à une sorte de supériorité ! L’inégalité est d’ailleurs profitable, selon Billeter, sur un autre plan, dès lors que nous sommes disposés à donner ou à recevoir d’un autre, dans une ouverture à un apprentissage, un élargissement de la pensée, un plaisir esthétique.

 

Le pluralisme est donc fait, pour Billeter, de hiérarchies momentanées, d’inégalités appelées à se renverser ou disparaître sous les effets de l’action réciproque et du dialogue. Il écrit à ce propos : « Je considère cette sorte de pluralisme comme ce que l’Europe a produit de plus précieux. J’ai aimé la Chine, j’ai étudié ses traditions pendant cinquante ans, mais je n’y ai pas trouvé cela. Au terme de cette aventure, je me sens européen pour cette raison-là. Pluralité des personnes, des œuvres, des villes. » François Jullien, sans aller aussi loin énonce que, étrangère à la transcendance, la Chine n’a pas pensé ni élaboré le conflit. Pourtant, à la lecture de Lao-Tseu ou du Tchouang-Tseu, bien des attitudes d’opposition s’esquissent. Serait-ce alors, si l’on reprend la description du cuisinier découpant le bœuf, que, par la suite, la valeur de l’efficacité et de l’adaptation l’aurait emporté sur celles de l’esthétique et de l’intuition en jeu dans ce geste ? Et il est vrai que le but explicite de ces ouvrages est d’apprendre aux puissants à bien gouverner.

 

Mais si l’on suit Billeter jusqu’au bout, à nous sentir trop étroitement européens, faisant de l’Europe notre « monde », nous ne saurions exporter ce qu’elle contient de précieux, ni importer ce qui pourrait élargir ses conceptions. C’est au monde que nous appartenons.

 

« Sauts et gambades »
L’ouvrage de Billeter est riche, d’autant plus qu’il s’y implique personnellement et l’écrit « par sauts et gambades ». Il est donc, de ce fait, exigeant vis-à-vis du lecteur, conduit, comme dans une danse, à suivre les voltes et pas de côté qui jalonnent ce texte. Mais, autant que le style et la valeur de l’expérience, l’élaboration de la pensée invite chacun à une diversification de ses angles de vue, autrement dit, pour reprendre cette notion, à une expansion de son « monde ». Et, dans ce sens, il faudra, me semble-t-il, dépasser la seule image de l’Europe. Pour moi, le plus précieux a été, d’une part l’idée que la pensée dépend du corps ; ensuite le thème de l’absorption dans les « objets » extérieurs (au sens large) ; enfin l’analyse du pluralisme jusqu’à son prolongement politique. Je reste par contre dans un questionnement en ce qui concerne les notions de « personne » et d’ « égalité ». J’aurais préféré au terme de « personne », celui de « singularité ». Mais il aurait entraîné vers d’autres développements.

 

Une controverse
Je me suis documentée, au terme de cette lecture, sur la controverse entre Jean- François Billeter et François Jullien et ai surtout exploré le texte de Frédéric Krek : « A propos du contre François Jullien de Jean François Billeter », (dont je n’évoquerai ici que quelques points, en les commentant éventuellement), analyse très détaillée, que l’on peut consulter, pour une approche plus complète, sur le site www.lacanchine.com/Keck_01.

 

De la Chine
Selon Jean- François Billeter, François Jullien présente comme une nouveauté le constat que la Chine nous est étrangère parce qu’elle n’a pas théorisé la transcendance. Or c’est un thème qui apparaît déjà dans les « Lettres édifiantes et curieuses » publiées au XVIIIème siècle par les Jésuites envoyés en Chine. D’autres figures de l’altérité auraient pu, selon lui, être retenues au seuil de la modernité : le fou, le primitif, l’enfant, l’animal.
Les ouvrages de François Jullien plairaient parce qu’ils ressuscitent le mythe d’une Chine philosophique, chère aux intellectuels passés par le moule de l’université républicaine et laïque. François Jullien répondra à cet argument en évoquant la pluralité et la diversité de ses approches, ce qui indique, en effet, qu’il ne s’adresse pas à un seul lectorat.

 

De l’immanence
Il ne faut pas d’étonner de ce que les deux sinologues se soient affrontés sur la question de l’immanence. Ils n’en situent pas le point focal dans la même zone. Pour Jean-François Billeter, elle semble interne à la puissance d’agir des personnes pour ensuite se déployer dans la réalité extérieure, du dedans vers le dehors par conséquent. Pour François Jullien, elle serait le moteur du contexte toujours en oscillation dont nous ne sommes qu’un élément parmi d’autres ; elle irait donc du dehors vers le dedans, ce qu’il nomme processus. J’utilise par commodité l’idée d’un dedans et un dehors, sachant qu’elle est imparfaite, ne rendant pas compte précisément des interactions. Sans doute l’image d’une torsion moebienne pourrait-elle être utile ici. Billeter reproche à Jullien une conception qui favorise la « servitude volontaire ». Selon lui, les sujets, dans leur foi en un processus animé par des forces et des renversements externes tenus pour inconnaissables sont rendus inconscients des règles auxquelles ils se soumettent, cherchant avant tout efficacité et adaptation, ce qui peut mener à faire de l’obéissance une valeur. A ce sujet Billeter évoque un fait troublant : André Chieng, homme d’affaires chinois, a publié, en écho aux discours des entrepreneurs français, un ouvrage adaptant pour les chefs d’entreprise, les analyses de Jullien, ce dont ce dernier s’enorgueillit, ce qui conduit Billeter à le rappeler à ses responsabilités et à sous-entendre que cette association des deux auteurs est fondée sur des intérêts personnels dans un contexte d’adhésion à une idéologie purement libérale.

 

Du langage
Les deux hommes sont aussi en désaccord sur la question du langage : pour Billeter, l’idiome chinois n’est pas si intraduisible que l’affirme Jullien. D’autre part, il reproche à ce dernier des traductions partisanes parce que réductrices. Il montre ainsi que l’on peut tout autant traduire « dao » par « technique » que par « voie »

 

De la personne
François Jullien, il fallait s’y attendre, conteste la notion de « personne », affirmée comme universelle ; c’est, dit-il, une conception étroite et contestable, partagée par des intellectuels protestants genevois. Pour faire une « personne » communiquant avec d’autres, précise-t-il, il faut un pouvoir dont on tenterait de comprendre, de l’intérieur, les faiblesses et les tensions. Nous voilà ramenés à la question de l’immanence.

 

D’une « supériorité » de style et de ton
J’ai été gênée de lire dans le texte de Keck que le ton de la réponse de Jullien était condescendant, peu généreux, parce que, pour ma part, j’avais aussi ressenti une sorte de « suffisance »  dans la voix du sinologue interviewé par Laure Adler au cours d’une émission « Hors champ » sur France Culture. Je n’avais pas voulu m’y arrêter et avais oublié cette impression.

 

Pour clore la polémique
Je ne saurais mieux dire qu’Emmanuel Le Ricque qui a publié sur le site questionchine.net[1], un texte consacré à cette controverse et qui écrit : « Il n’y a pas de pensée chinoise ni de pensée occidentale, seulement, comme vous et moi, des penseurs qui s’interrogent ; et plus on est loin porté, plus notre plaisir grandit. N’est-ce pas là, en fin de compte, le mérite principal de nos deux auteurs ? » Il me plaît de rester sur ce constat d’un accroissement de plaisir quand des penseurs, même dans un contexte conflictuel, on peut même dire grâce à un tel contexte, nous permettent d’ « être plus loin portés ».
N.C.

 

 

[1] www.questionchine.net/contre-francois-jullien

Les mésaventures post mortem d’Euclide

(Euclide, auteur des Eléments)

par Christian Velpry

Une affaire qui se déroule sur un long espace de temps et où l’on voit se produire expropriation, humiliation, effacement du nom, d’un côté, appropriations abusives de l’autre.

Présentation, émergence d’une problématique

Les notes et remarques ici présentées s’inscrivent dans une critique plus générale de ce qui est dit par les Modernes de la science grecque (antique).

Dans presque tous les ouvrages contemporains sur l’histoire de la science antique, on lit des phrases aussi étonnantes que : « Les peuples anciens avaient déjàune certaine pratique empirique des sciences, avec les Grecs commence l’esprit d’abstraction » (souligné par moi). A ma connaissance, seul Abel Rey a su résister à la tentation d’écrire quoi que ce soit de semblable. Or, au moment où une telle opinion s’affiche, on dispose, d’un côté, des écrits de Platon et d’Aristote, qui reflètent exactement le niveau atteint par les Hellènes de leur temps, et, de l’autre, de textes retraçant une partie au moins des performances scientifiques des savants d’Égypte et de Mésopotamie.

 

Mais je viens à l’histoire d’Euclide et à la place qu’il occupe dans la culture. Le texte de ses Élémentsconstitue, au moment où il est produit, une refondation des mathéma­tiques. Oubliant ce qui le précède, la descendance, jusqu’à nos jours, voudra le prendre pour une fondation. En même temps les historiens occidentaux prétendent l’agréger à la tradition hellénique.

L’ouvrage est relativement bien daté : il est « dédié à Sôter ». Ce nom est le titre que prend le premier Ptolémée en 306 av. J.-C., avant de quitter le pouvoir en 285 (et de mourir deux ans plus tard) ; cela donne les dates limites pour la publication. L’ensemble de l’œuvre d’Euclide, qui était très vaste, est presque entièrement perdu, mais est très bien attesté par la descendance immédiate, Archimède de Syracuse, puis Apollo­nios de Pergè, notamment. Ceux-ci donnent sur l’œuvre une foule de détails précis, révélant aussi le statut pris par l’auteur.

Sur l’homme Euclide, presque aucun renseignement. Quand une œuvre entre dans l’histoire, mais que son auteur n’y entre pas, il est légitime de se poser des questions.

 

Un grand hiatus

La conquête alexandrine est un moment de changement assez brutal. Les Égyptiens, comme d’autres peuples, perdent définitivement leur indépendance et passent sous la domination coloniale des Hellènes, conduits par leur chefferie macédo­nienne. Parmi les biens dont les nouveaux maîtres vont s’emparer, la science. Une des vertus de la science est son aptitude à la transmission, elle est donc faite pour être reprise, toutefois ce qui va se produire est que le peuple conquérant va vouloir s’attribuer tout le mérite dû aux auteurs appartenant aux peuples conquis, allant jusqu’à ne pas retenir leur nom, ou, pour les plus importants, leur conférant un surnom pris dans le corpus grec.

Comme je l’ai évoqué, les textes de Platon et Aristote donnent l’étiage de la science hellène juste avant la conquête alexandrine. Et les Éléments d’Euclide sont publiés au plus tard trente-sept ans après la mort du Stagirite. L’énorme saut que représente le surgissement de cette œuvre ne peut pas être accompli dans un laps de temps aussi court. Totale impossibilité. Donc la rattacher à la tradition hellénique est strictement impossible.

Remarquons une différence de méthode : si nous entrons dans les textes, nous voyons qu’Euclide va résoudre des questions déjà posées chez Aristote, par exemple au sujet de la somme des angles d’un triangle, mais Aristote juge encore de la vérité d’une proposition en « inspectant la figure » (Aristote, philosophe du « voir »), chez Euclide, on apprend à « raisonner juste sur une figure fausse » (selon l’excellente caractérisation apparue plus tard) et la preuve est établie au terme d’une progression par le discours : la preuve est logique. La géométrie désormais s’entend plus qu’elle ne se voit.

Un détail sémantique intéressant : le point, en géométrie, chez Aristote, c’est stigma (latin : punctum, français : point, c’est-à-dire piqûre), chez Euclide, c’est sēmeion, c’est-à-dire signe, signal, étiquette. On étiquette une localisation précise, et on lui donne un nom (A, B, etc.) pour pouvoir s’en saisir par le langage : on dira « le triangle ABC ». Mais il est clair qu’avec Euclide on atteint à un autre niveau d’intellection, beaucoup plus évolué. D’ailleurs la logique pratiquée par Euclide, et que méprisent systématique­ment les historiens de la Logique mathématique, qui s’extasient sur celle d’Aristote, présente une avancée énorme par rapport à cette dernière, et même par rapport à celle des Mégariques, élèves d’Euclide de Mégare.

C’est en Égypte principalement que l’on trouve la fondation de la géométrie. Déjà au XIXe siècle av. J.-C., le document reproduit dans le papyrus Golenischev, qui se révèle avoir été la copie d’examen d’un élève scribe, contient la preuve que les maîtres avaient atteint un niveau de performance étonnant en mathématique : on y trouve le calcul du volume d’un tronc de pyramide (carrée) et celui de l’aire d’une demi-sphère. Ces calculs ne peuvent être établis que par des voies théoriques, qui ne sont nullement élémentaires, même aujourd’hui. La doxographie de Démocrite fait comprendre, du reste, que la preuve théorique ultime de ces calculs a été donnée en Égypte de son temps (Ve siècle) ; elle résulte de procédés infinitésimaux dont c’est l’attestation explicite la plus ancienne.

L’œuvre d’Euclide se trouve en continuité avec la mathématique égyptienne.

 

Sur l’homme Euclide, peu de renseignements ; curieusement, c’est à la Renaissance que surgissent des questions à son sujet. Et la réponse, bien curieuse, est qu’il était grec, c’est-à-dire hellène. Comment un homme qui a produit une œuvre aussi énorme, et immédiatement référencée, a-t-il pu disparaître au point qu’on ignore sa cité de naissance, et le nom de ses père et mère ? Si Euclide est un Hellène, c’est impossible : on connaît bien « l’état-civil » de Platon, Aristote, Archimède, et de tous les grands (d’époque historicisée). Euclide : néant. La conclusion s’impose : il n’est pas hellène. Mais, comme ses contemporains et descendants immédiats devaient savoir assez exactement d’où il sortait, si la société alexandrine a décidé de ne pas transmettre ces données, cela constitue justement une indication. Il est clair que c’était un « colonisé » : et vu son statut scientifique, ce ne pouvait être qu’un prêtre égyptien, assez probablement mélanoderme, comme le grand nombre des Égyptiens à l’époque.

 

Les mésaventures d’Euclide dans l’âge moderne

1. Le blanchiment d’Euclide

Il nous faut revenir sur la colonisation alexandrine. Déjà, avant elle, les pharaons égyptiens, après les épreuves subies des Akkadiens, s’étaient livrés à une politique philhellène très nette depuis le début de la XXVIe dynastie : au VIIe siècle, Psammetik Ier ouvre aux Hellènes le comptoir de Naukratis ; il accueille dès ce moment les fils de l’aristocratie grecque dans des écoles situées aux portes des temples et où des maîtres égyptiens enseignaient leurs élèves en grec. Les Hellènes n’ont jamais pu apprendre l’égyptien, un certain nombre d’Égyptiens ont appris le grec.

Il n’y a donc rien de surprenant à ce que l’Égyptien Euclide maîtrise parfaitement le grec, en lequel il transmet son œuvre. Quant au nom Euclide, il l’a reçu dans l’entourage royal car il a été l’objet, comme tous ceux qui à un titre ou un autre intéressaient le pouvoir, de la considération du prince (cf. anecdotes rapportées par Proklos).

Je fais une remarque sur les noms et les citations : Apollonios de Pergè a travaillé, on le sait de diverses sources, avec les propres élèves d’Euclide ; les quatre premiers livres de son grand ouvrage, les Coniques,reprennent, de son propre aveu, les Éléments coniquesd’Euclide (ouvrage aujourd’hui perdu). Dans les dédicaces et avant-propos de ses livres, Apollonios cite des noms, exclusivement helléniques ; il est possible que certains noms soient portés par de non-Hellènes, mais on ne peut guère penser que figurent dans la liste ceux des élèves d’Euclide avec qui il a travaillé. Ces derniers, de stature plus modeste que leur maître, n’avaient sans doute pas reçu de nom grec, donc ils ne méritaient pas l’honneur d’une citation…  Ne retrouve-t-on pas ici le canevas des mœurs coloniales ?

Voilà donc ce qui reste des noms égyptiens : rien. Or, les hommes de science étaient, en grand nombre, égyptiens. Plus tard encore, il ne faut pas voir en un Claude Ptolémée, né à Ptolemaïs, en un Plotin, né à Assiout-Lycopolis, autre chose que des Égyptiens.

Alors d’où vient que nous nous permettions de les prendre pour des Grecs ?

Pour Euclide, je crois pouvoir révéler l’ultime étape de « l’assimilation ».

 

Récit. En 1482, à Venise, Eberhardt Ratdolt décide de donner la première édition imprimée des Éléments. Il va choisir pour cela la version de Campanus, datant du XIIIe siècle, compilation des traductions latines des traductions arabes de l’œuvre. Il reprend fidèlement le texte, mais commet un écart sur le titre. Campanus avait inscrit : « Euclidis Elementorum quindici libri » (quinze livres d’Éléments d’Euclide), Ratdolt imprime : « Euclidis Megarensis Elementorum quindici libri », apposant au nom d’Euclide l’ethnique « Megarensis » et l’assimilant donc à Euclide de Mégare, déjà nommé. Ratdolt a endossé une grave respon­sabilité en agissant ainsi. Comme ce fut le premier ouvrage de science jamais imprimé, cela constitue aussi un présage inquiétant pour les relations entre la science et l’imprimerie.

En 1576, le jésuite Clavius va se sentir gêné par le coup de Ratdolt : faisant éditer une version latine, d’ailleurs fort intéressante[1], après édition des manuscrits grecs, et rappelant les textes récemment retrouvés de Proklos de Lycie, qui situaient très précisément Euclide en relation avec le premier Ptolémée, il se contente de déclarer qu’Euclide auteur des Éléments n’était pas Euclide de Mégare mais « un autre, vivant du temps de Ptolémée ». Ratdolt peut-être, Clavius sûrement, savaient que notre Euclide était égyptien, mais le jésuite s’est bien gardé de faire le rétablissement complet de la vérité. A l’époque, je le rappelle, le mouvement « humaniste » avait posé comme principe que les « Grecs », c’est-à-dire les Hellènes, étaient nos ancêtres culturels, et, en dépit d’une soif renouvelée de connaissances, ils affirmaient que toute la pensée venait d’eux, ou à la rigueur des Hébreux et de la Bible. Naissance contemporaine de l’impérialisme et de l’esclavagisme (au sens moderne) : on connaît le document accablant qu’est la fameuse lettre du pape Nicolas V, datée de 1454, document autorisant, « au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ », la colonisation, le baptême forcé et la traite. Tenir d’un Égyptien, probablement nègre, la source de la science était devenu alors insupportable : sans se gêner, ceux qui s’étaient désignés eux-mêmes comme Humanistes l’ont blanchi.

 

2. Quelques mots de géométrie, autour du 5e postulat

Nous allons quand même parler un peu ici de géométrie et de logique. Un tournant se dessine vers 1825, lorsque J. Bolyai et N. Lobatchevsky vont apporter LA contribution décisive, qui  sera complétée par celle de Beltrami en 1868.

Le 5e postulat de la Géométrie, encore appelé « postulat des parallèles » (cf. infra), est une chose qui a fait couler beaucoup d’encre, sans discontinuer, de sa naissance à nos jours. Euclide est un des premiers, peut-être le premier, à avoir fixé la forme des traités mathématiques, où, s’appuyant sur définitions et postulats donnés en tête, il est démontré une suite ordonnée de théorèmes, la démonstration de chacun ne faisant appel qu’aux définitions et postulats ainsi qu’aux théorèmes antérieurs. Se trouvent clairement exclus, par ce moyen, les cercles vicieux. Une telle structure est implicitement décrite par le titre, Stoikheia (Éléments) ; en effet le terme « stoikheion » désigne en grec l’élément d’une suite ordonnée (dès avant son usage mathématique l’expression plurielle « ta stoikheia » désigne « les lettres » de l’alphabet, ou tout simplement « l’alphabet »).

Il y a eu, dès l’Antiquité, des interrogations sur le statut de postulat. Est-ce que l’énoncé d’un postulat doit être considéré comme une vérité ou non ? Quelle différence entre « axiome » et « postulat » ? « Axioma », terme très aimé d’Aristote, signifie un énoncé vrai par lui-même, validé, reçu ; en face, on a « aitēma » (déjà défini chez Aristote), dont le sens est « demande », d’où sa transcription latine, « postulatum » : un aitēma joue dans une théorie le même rôle qu’une hypothèse dans un problème ; c’est un énoncé qu’on demande au début, pour pouvoir en déduire d’autres, les théorèmes : il n’y a pas, dans le terme, de connotation signifiant vérité ; c’est simplement un de ces premiers énoncés dont on va déduire les autres. Le travail de Bolyai et de Lobatchevsky a consisté à prendre les mêmes prémisses qu’Euclide pour la géométrie, sauf à remplacer le 5epostu­lat par sa négation[2] : ils n’ont pas, ce faisant, nié une vérité, ils ont seulement inversé un postulat. Leur réussite a contribué à justifier Euclide d’avoir appelé cet énoncé postulat, ce qui avait été contesté dès l’anti­quité et jusqu’à leur contribution. Ainsi ils partent du même tronc qu’Euclide, à partir d’un point ce dernier développe une branche, et eux ont développé une seconde branche, complétant un Y, si l’on peut dire. Gauss, mathématicien génial par certains traits, déce­vant par d’autres, ayant trouvé les mêmes résultats, a fait obstacle à l’émergence de cette géométrie ; il l’a nommée « non euclidienne », terme regrettable puisque le travail d’Euclide en amont de l’emploi du 5e postulat, en dessous des branches de l’Y, peut aussi bien être appelé « non euclidien » ! Euclide est le fondateur de la « géométrie non euclidienne ». Voilà un résultat verbal montrant le caractère vicieux de la dénomination.

Euclide v/ Gauss : Euclide est le premier à avoir compris que le carré n’existe pas, ou du moins qu’il faut préciser des conditions pour pouvoir démontrer son existence. La géométrie antérieure à Euclide (et dans toutes les aires civilisationnelles) repose sur l’évidence non remise en cause du carré et du rectangle. Il ressort d’une analyse du texte même des Éléments, qu’Euclide fut le premier à mettre en cause cette évidence, ce qui l’a conduit à bâtir sa géométrie sur la théorie du triangle le plus général, et à adopter le 5e postulat pour donner une existence légitime au parallélogramme, au rectangle et au carré.

Le premier livre de la Géométrie contient d’abord les résultats les plus généraux, avant de passer à ceux dépendant du 5e postulat. Construction magnifique : vingt-et-un siècles d’avance sur la pensée mathématique occidentale.

 

3. Sur la théorie des rapports incommensurables, témoignage de Platon

On trouve, dans l’Antiquité deux théories des rapports incommensurables, une première, encore assez élémentaire, est celle qui envisage le rapport de la diagonale du carré à son côté, et des problèmes du même ordre. Les Pythagoriciens avaient déjà abordé ces problèmes, qu’on voit affleurer chez Platon en plusieurs dialogues : dans le Ménon, Socrate aide le serviteur à « se ressouvenir » et démontrer enfin que le carré construit sur la diagonale est le double du carré donné. Ainsi l’on remarque que la diagonale et le côté du carré ne sont pas commensurables, mais que les carrés construits sur ces longueurs le sont, eux : on dit alors que ces longueurs sont « commensurables en puissance » (« dunamei summetra », en grec). C’est à un niveau plus élevé de difficulté que l’art a consisté à affecter un rapport à des grandeurs sous la seule condition d’être de même espèce (« homogènes ») : là, on perd le calcul arithmétique, il n’est plus question de carrés ou autres « puissances » (au sens mathématique). La théorie est plus fine et renvoie à des procédures infinitaires. C’est cette théorie forte des rapports incommensu­rables qu’on trouve au 5e Élément d’Euclide, alors que l’autre est incluse dans le 10eÉlément. On peut penser qu’Euclide a amélioré la théorie qu’il donne au 5e Élément, mais il n’en est pas l’inventeur.

Le fait que je vais mettre en cause ici est l’attribution de l’invention à Eudoxe de Cnide faite par les Occidentaux à la fin du XIXe siècle. Peu avant, les Occidentaux étaient parvenus à une définition enfin complète des « nombres réels » ; deux voies ont été trouvées pour la « construction des nombres réels », le procédé de Méray (1868) et celui de Dedekind (1873). Ce qu’ils ont obtenu reprenait finalement le travail donné par Euclide au 5e Élément, mais en le complétant par la considération de la continuité, absente chez le géomètre alexandrin.

La proximité de leur travail avec celui d’Euclide, faisant resurgir le nom de ce dernier, a dû incommoder encore pas mal de gens. Toujours est-il que c’est dans les décennies suivantes que les historiens des sciences ont mis en avant le nom d’Eudoxe comme inventeur de la théorie forte, dans l’Antiquité. Or ceci est encore une falsification, dont je note qu’elle est contemporaine du Congrès de Berlin, où les Occidentaux décident du dépècement de l’Afrique.

Déceler cette falsification est simple : il suffit de se donner la peine d’aller lire, dans les Lois de Platon, le passage indexé 817-e à 822-c. Platon, sous l’identité de « l’Étranger athénien » va secouer durement, dans ce texte, non seulement les Athéniens ses concitoyens, mais aussi les Hellènes ses compatriotes au sens large. Avant de faire prononcer des propos ineptes, du point de vue scientifique, à ses nobles hôtes Megillos et Kritias, il désigne l’Égypte comme le modèle sur lequel les Hellènes doivent d’urgence s’appuyer s’agissant des trois disciplines de l’arithmétique, de la mesure des grandeurs géométriques et de l’astronomie…

(819 a) Autant donc de chacune [de ces disciplines], faut-il dire, ont besoin d’apprendre les hommes libres, que la troupe nombreuse des adolescents en Égypte apprend aussi, en même temps que les lettres.

Donc la théorie des incommensurables évoquée aussitôt après est déjà enseignée dans les écoles scribales lorsque Platon est à la fin de sa vie.

L’erreur commise par Kritias au sujet des rapports incommensurables n’est pas aussi honteuse, à mes yeux, que Platon ne le chante, mais celle sur l’astronomie, à la fin du passage, paraît plus sérieusement accablante pour « la science grecque » : la culture astronomique des Hellènes, près d’un siècle après l’adoption du calendrier mésopotamien du Saros (cycle de dix-neuf années, incluant un calcul précis des éclipses de lune), reste désolant : le terme « planète » en témoigne encore, puisque son sens propre, usité au temps de Platon, signifie « [astre] errant ».

Mais je viens à la théorie des incommensurables. Platon ne va pas la décrire, la détailler mathématiquement dans ce texte. Mais il y a un mot, juste un mot qui oblige à comprendre que la théorie évoquée est celle que l’on va retrouver dans le 5e Élément d’Euclide, la théorie forte. En effet, Platon va parler de grandeurs « mesurées » (grec « metrēta ») et de grandeurs « sans mesure » entre elles (grec « ametra »). Cette terminologie est caractéristique de la théorie forte, en effet dans la théorie faible il s’agissait de « commensurables », ce qui correspond à « mesurées », et de « commensu­rables en puissance », ce qui ne peut pas se retrouver sous le terme « ametra ». Ce seul petit mot suffit à nous donner l’assurance que la théorie forte était celle dont Platon parle ici.

 

Les historiens du XIXe siècle ont forcé le sens d’un passage d’Archimède qui désigne Eudoxe comme l’introducteur de la théorie. A-t-on le droit de le dire inventeur pour autant ? Pour évaluer l’attestation de Platon, je vais mettre une des phrases suivantes du passage en rapport avec des indications de Strabon et de Diogène Laërce :

(819 c) Ô cher Klinias, de toutes [ces questions] n’ayant moi aussi entendu parler qu’assez tard, devant ce qui à ce sujet nous affectait je fus étonné, même j’ai trouvé cela non pas humain mais plutôt [le fait] de porcs à l’engrais, et j’en ai eu honte non pour moi seul mais aussi pour tous les Hellènes. 

Diogène évoque ce qui est très certainement le premier voyage d’Eudoxe en Égypte, sous le règne de Nectanébo Ier (379-363) ; Strabon, lui, a interrogé les prêtres d’Héliopolis, dont les prédécesseurs avaient reçu Platon et Eudoxe (in Géographie, 17). La jonction, dans le texte de Strabon, de leurs deux noms laisse penser qu’ils ont dû, au moins une fois, venir ensemble. C’est forcément dans la vieillesse de Platon que cela a eu lieu, à quoi le mot « tard » dans la phrase de Platon fait écho. Cet ultime stage de Platon et Eudoxe à Héliopolis n’a pas dû durer autant que ceux de leur jeunesse, Strabon mêle peut-être des événements en évoquant sa durée. Néanmoins je crois significatif le rapprochement des deux noms donnés par le prêtre. C’est donc à ce moment que Platon et Eudoxe ont été initiés à la nouvelle théorie, qui devait être assez récente alors (la doxographie de Démocrite n’y fait pas allusion), et c’est le second, plus véritablement homme de science que le premier, qui a dû la diffuser en Hellade. La datation d’Eudoxe pose encore problème de nos jours : dans l’hypothèse de datation haute, il serait mort avant Platon, ce qui pourrait faire comprendre l’urgence qui saisit ce dernier dans le passage cité.

Mais il faut dire un mot aussi des « porcs à l’engrais ». Qui peut bien être concerné à la fois par les porcs et par la mathématique ? Énigme. Une réponse s’offre pourtant : les Pythagoriciens. Pythagore avait étudié longuement en Égypte, sous le règne d’Ahmosé/ Amasis, il avait atteint un grade élevé dans la prêtrise ; revenu en Hellade, il était resté fidèle à ses engagements, à la fois religieux et scientifique ; il est attesté qu’il se lavait cinq fois par jour, avait la tête rasée, se vêtait de lin, avait une nourriture végétarienne, et enfin qu’il fréquentait les seuls temples où ne se pratiquaient pas de sacrifices d’êtres vivants. Ses disciples étaient soumis à une discipline moins stricte, mais le porc était pour eux impur, comme pour les Égyptiens, alors qu’il ne l’était pas pour les autres Hellènes. Les pythagoriciens étaient ceux qui assuraient, si j’ose dire, le service de la science en Hellade. Or depuis la mort du maître, ils s’étaient peut-être un peu reposés sur leurs lauriers, omettant même de garder le contact avec leur « frères spirituels », les Égyptiens. Je pense que la phrase sur les « porcs à l’engrais » sont une pique destinée à réveiller ces dormeurs, et leur rappeler de revenir s’abreuver à la bonne source.

Ainsi nous pouvons écarter Eudoxe et rendre ce qui leur revient aux Égyptiens.

 

4. Axiome ou postulat

Je reviens une fois encore au terme de postulat, en laissant maintenant de côté le thème proprement géométrique, mais pour m’interroger sur les curieuses errances sémantiques des mathématiciens. Il semble que, depuis l’Antiquité, les difficultés théoriques liées au 5e postulat d’Euclide aient ébranlé la fermeté des conceptions méta-mathéma­tiques[3] des spécialistes. Déjà des manuscrits anciens des Éléments, par une infidélité à l’auteur, rangent le 5e postulat parmi les axiomes. C’est sur des éditions dépendant de ces manuscrits que vont travailler Bolyai et Lobatchevsky, chez qui le fameux postulat s’appelle « Axiome 11 ». L’erreur est seulement dans la désignation, puisque, sous leur plume, cet « Axiome 11 » prend bien valeur de postulat.

Avec le grand nombre des mathématiciens, qui font en principe très attention au langage qu’ils utilisent, ils ont manqué à prendre garde qu’ils utilisaient les termes « axiome » et « postulat » en dépit du bon sens, précisément du sens toujours conservé dans la langue. C’est ce caractère critiquable, chez les spécialistes des sciences exactes, par lequel ils se sont habitués à s’écarter du sens commun et se sont portés jusqu’à la maladresse de commettre des erreurs sémantiques dans la science et la méta-science elles-mêmes[4].

Quand on lit chez Jules Houël, préfaçant en 1867 Lobatchevsky : « Le travail remarquable dont nous donnons ici la traduction n’a de commun que le titre avec les nombreuses élucubrations des auteurs qui […] se sont éfforcés, sans beaucoup de succés, de démontrer à priori l’axiome XI d’Euclide, plus connu sous le nom impropre de postulatum », on reste stupéfait devant les derniers mots, on se demande même si Houël a porté attention au texte retrouvé et traduit par Peyrard au début du siècle. Il contribue à renforcer les deux erreurs de vocabulaire transmises par Bolyai et Lobatchevsky. Poincaré par la suite va faire de louables efforts pour réintroduire le terme de postulat, efforts qui resteront ignorés de Hilbert.

Mais ceux que j’accuse pour la grande responsabilité qu’ils ont assumée, et qui me paraît plus grave encore que celle de leurs prédécesseurs, ce sont les Bourbakistes. En effet, inaugurant en 1935 leur grandeœuvre, vouée prétendument à refonder les mathématiques (et qui s’accroît sans cesse, jusqu’à nos jours), ils l’appellent Éléments moins par fidélité à Euclide que par décision de lui tourner définitivement le dos en rebâtissant les mathéma­tiques sur des prémisses ne devant rien au grand devancier. Ils avaient donc le moyen, dans cet esprit refondateur, de revenir au sens exact des termes : ils auraient dû, à mon sens, en finir avec l’emploi détourné des mots « axiome » et « postulat » et affirmer tout à fait clairement que la mathématique se construit sur des postulats. De ne l’avoir pas fait, il résulte qu’ils se sont mis dans une sorte de mensonge initial, acceptant de s’inscrire dans la triste mode de « tromper la langue » ; il en résulte d’ailleurs un désavantage et pour les hommes de science, et pour les autres, le grand nombre des personnes qui, sans en être spécialistes, s’intéressent à la science. Cette faute pèse sur toutes les approches occidentales de la critique de la science.

Or sous les atteintes portées à la langue il est toujours à déceler une charge politique (cf. Paule Pérez, « Rien ne va plus chez les Yahoos », tm 8). Ce malentendu sur un terme euclidien est assez clairement suspect, il suffit d’en faire la remarque. J’invite tous et chacun à revenir au juste emploi des termes. J’espère voir bannir axiomeet axiomatique des emplois à contresens qu’on leur a imposés : on peut revenir à postulat, ou à demande(comme fait Peyrard), ou encore franciser en étème le grec aitēma. Cela suggère même de remplacer le malsonnant axiomatique : je propose de lui substituer un néologisme moins dur à l’oreille et plus facile à articuler,étématique.

 

Pour conclure

Il y avait assurément, dès l’époque d’Euclide, une difficulté propre à la théorie géométrique, et résultant du fait qu’elle jette un pont entre l’espace réel et le discours logique. Cette difficulté n’est pas rien, et il a fallu plusieurs millénaires pour la résoudre. Ceci étant, on doit remarquer que la première difficulté est issue d’une relative surdité des héritiers hellènes d’Euclide devant ce qui reste son invention la plus profonde : on note déjà alors une certaine difficulté dans les échanges culturels et scientifiques au temps de la colonie alexandrine. Quant à celles qu’on retrouve dans l’âge moderne, et qui subsistent aujourd’hui alors qu’au plan scientifique la question est désormais réglée, il y a lieu de les caractériser : les erreurs continuées des mathématiciens et historiens des sciences, sont liées à la hantise qu’on a d’évoquer les maux et les crimes de la colonisation ; l’interdit sur le nom d’Euclide, celui sur le terme de postulat, dû à la contagion, sont des marques typiques de ce que l’inconscient de la société refoule et qui, par nécessité, ressort toujours, refusant de se laisser oublier.
C. V.

 

 

Références

– les Éléments d’Euclide, traduits par F. Peyrard (Paris, 1819), rééd. actuelle Blanchard, Paris ;

– la traduction anglaise de T. L. Heath (1908) desÉléments est disponible dans une agréable présentation sur le site

http://cs.clarku.edu/~djoyce/java/elements/elements.html;

 – Euclide l’Africain ou la Géométrie restituée, de Christian Velpry, Paris, Menaibuc, 2004.

 

Né en 1937, Christian Velpry est heureux de sa venue au monde, mais considère que ses milieu, heure et lieu de naissance ont constitué pour lui une première erreur de casting. En 1940, il perd son père, tombé à Dunkerque. De ce manque s’élabore chez lui vers quatre ou cinq ans, un regard distancié et inquiet sur la société “qui fait des guerres où meurent les papas”.

En dépit de ses efforts et de quelques succès (agrégation de mathématiques à 22 ans, suivie de l’obtention d’un poste d’enseignant-chercheur à l’Université qui deviendra Paris 7), de l’intérêt qu’il prend à l’enseignement, de sa joie à s’engager dans la paternité (une fille lui est née), la faille entre la société et lui n’a fait, au double plan professionnel et personnel, que se creuser et s’élargir.

A l’université, conjuguant des connaissances et aptitudes multi-disciplinaires, concernant notamment l’Antiquité, il a créé un enseignement peu commun en Histoire des Mathéma­tiques. Ayant pu enfin produire des résultats de recherche surgis après sa rencontre avec des Africains, visités chez eux  — son hommage à Euclide en témoigne — il n’a réussi qu’à s’aliéner définitivement, par la mise en cause, qui s’y inscrit, de son milieu professionnel, la quasi-totalité de ses collègues. lI est de ceux, peu nombreux, qui ont tenu une position “résistante” en en payant le prix.

 

 

Note complémentaire

Énoncé du 5e postulat, en traduction française :

[Soit demandé que] si une droite rencontrant deux autres droites fait avec elles des angles intérieurs d’un même côté inférieurs à deux droits, les deux droites, prolongées à l’infini, se rencontreront [du côté où les angles sont inférieurs à deux droits]. (Les mots entre crochets, superflus, sont peut-être une interpolation.)

Quelques explications sont nécessaires. Pour l’expression « tels angles sont inférieurs à deux droits » on doit entendre que le pluriel vaut addition, cela veut donc dire que la somme desdits angles est inférieure à deux [angles] droits (nous disons de nos jours 180°, mais Euclide ne connaît comme unité de mesure angulaire que l’angle droit, en abrégé « un droit », grec « orthē [gônia] » ; rappel : la [ligne] droite, c’est « eutheia [grammē] »).

Donnons une figure pour aider à saisir le sens de l’énoncé :

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si la droite AB rencontre les droites AX et BY en faisant les angles marqués en A et B (qui sont d’un « même côté » de la droite AB et situés « à l’intérieur » des droites AX et BY)  et que la somme de ceux-ci soit inférieure à deux droits, alors le postulat énonce que les droites AX et BY suffisamment prolongées (« à l’infini ») se rencontreront.

A noter que le point de rencontre peut se trouver bien loin, en dehors de l’épure, n’importe où jusqu’à l’infini ; et justement la propriété de cet énoncé et de ramener une problématique globale, et incluant une recherche jusqu’à l’infini, à un contrôle local : on mesure les angles en A et en B, on fait la somme et on la compare à deux droits : l’énoncé assure, si elle est inférieure, l’existence du point de rencontre. L’énoncé du postulat est, notons-le, une implication.

 

Examinons maintenant ce que signifie la négation du postulat (supposée donc par Bolyai et Lobatchevsky) : elle affirme le contraire, c’est-à-dire que ladite implication est fausse, autrement dit qu’il existe un contre-exemple, c’est-à-dire un cas de figure dans lequel, bien que la somme soit inférieure à deux droits, les droites ne se rencontrent pas.

(Attention, la négation, en logique mathématique, ce n’est pas n’importe quoi !)

Ce nouveau postulat, négation du précédent, étant posé, Bolyai et Lobatchevsky (qui, pour le rappeler, n’ont jamais entendu parler l’un de l’autre, travaillant en même temps, l’un à Temesvar, l’autre à Kazan) ont précisé la nouvelle définition qu’il est bon de donner du parallélisme des droites ; supposons que, dans la figure, on fixe la droite AX et le point B, mais qu’on fasse varier la droite BY autour de B : pour certains angles, elle va être sécante à AX, pour d’autres non, de la façon exigée par le nouveau postulat. Il va y avoir un angle limite, correspondant, d’un côté, à la position d’une droite qui ne coupe pas AX, mais telles que toutes celles qui sont dans un angle plus serré, vers AX, coupent cette dernière : c’est cette non-sécante limite qu’on appelle, depuis Bolyai et Lobatchevsky, la parallèle à AX du côté en question ; mais il y en a une autre, de l’autre côté, donc la propriété de parallélisme devient orientée : deux droites sont parallèles dans un sens (et alors non dans l’autre) et par un point hors d’une droite passent deux parallèles à celles-ci, l’une dans un sens, l’autre dans l’autre. De plus, la propriété d’équidistance de la géométrie usuelle, n’est pas conservée : dans la direction de leur parallélisme deux droites se rapprochent asymptotiquement, c’est-à-dire que quand un point de l’une tend vers l’infini, dans la direction du parallélisme, sa distance à l’autre droite tend vers zéro. Tout cela se démontre. Les configurations obtenues sont étonnantes pour ceux qui ne sont habitués qu’à la géométrie classique.

Sur la figure ci-dessous, correspondant à la géométrie de Bolyai et Lobatchevsky, BY est parallèle à X’AX dans le sens de l’infini côté X, BZ est parallèle à X’AX dans le sens de l’infini côté X’. Dans l’angle en B qui « regarde » la droite X’AX passent les sécantes, et les droites passant par B dans l’autre angle ne sont ni parallèles, ni sécantes à X’AX : on dit qu’elles en sont « divergentes ». La figure est un schéma qu’il ne faut pas prendre comme figure « réelle », ce qui permettrait aux Aristotes d’objecter que « l’on voit bien » que BY et AX vont se rencontrer.

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Le 5e postulat a posé problème aux gens par le peu de prix qu’ils attachaient à la logique et au sens du terme postulat, d’une part, et par le fait que l’espace sensoriellement construit par les humains ressemble assez à celui de la géométrie classique. Si l’on reste étonné devant l’acquis de Bolyai et de Lobatchevsky, on peut l’être encore plus devant le fait qu’Euclide lui ait par avance réservé une place. Il faut dire aussi que pour opérer les calculs en géométrie de Bolyai et Lobatchevsky (encore appelée hyperbolique), il est nécessaire de posséder la fonction exponen­tielle, qui ne fut construite qu’au cours des XVIIe et XVIIIe siècle, de Neper à Euler. La trigonométrie usuelle commence avec Hipparque de Nicée, la trigonométrie sphérique avec Menelaos, l’hyperbolique à la fin du XVIIIe (calculs de Lambert, anticipant les découvertes géométriques de B. et L.). C. V.

 

[1] Décelant notamment les interpolations dues à Théon d’Alexandrie, il entreprend de les distinguer du contexte. C’est F. Peyrard qui dénichera enfin, vers 1800, un manuscrit de tradition anté-théonienne, fort précieux pour l’établissement du texte.

[2] j’ajoute dans une note en fin d’article quelques compléments mathéma­tiques, dont le libellé du postulat, souvent reproduit de façon infidèle.

[3] Bien que n’ayant reçu que récemment la dignité de la nomina­tion, la méta-mathématique est au travail depuis l’Antiquité.

 

[4] Déjà Newton, dans ses Principia (1686), avait rangé sous le titre général d’« Axiomata » des prémisses de statut divers, mais cela n’implique pas qu’il tombe à proprement parler sous mes reproches.

L’hospitalité au coeur de la cure analytique 

par Véronique Ménéghini

La notion d’hospitalité a voyagé depuis son origine, au temps de la Grèce antique, jusqu’à nos jours, et la «mise en pratique» de l’hospitalité ne revêt plus la même forme.Etymologiquement, Hospes et Hosties signifient tous deux l’étranger.

A partir de cette occurrence, de quelle hospitalité peut-on parler à-propos de la cure analytique et comment la dissymétrie des places va-t-elle pouvoir faire fonctionner le discours analytique ? Comment l’analyste est-il engagé dans ce processus et comment l’analysant adviendra-t-il à lui-même?

Je me proposerai de faire un détour par le texte de Freud sur «L’inquiétante étrangeté» et sur le Père de «Totem et Tabou» qui illustrent de façon exemplaire ce qui anime le discours des analysants dans leurs constructions imaginaires. En quoi la notion du Père est-elle centrale dans la psychanalyse et de quel(s) père(s) est-il question dans la cure ?

Enfin, pour que la psychanalyse puisse se pratiquer, encore faut-il qu’elle ne soit pas contrainte. C’est donc àjuste titre qu’on peut se demander si la psychanalyse peut exister ailleurs que dans la résistance dans des pays soumis à la dictature.

Le patient qui vient voir un psychanalyste est dans une souffrance, et il pense en venant aller moins mal. La demande d’amour de l’analysant va alimenter le transfert lui permettant d’actualiser ce qui, du vécu, n’a pu être reconnu et qui revient sous «l’étrangement familier» de la répétition .

Qu’entend le psychanalyste et comment l’entend-il? Il n’écoute pas avec son inconscient, ce n’est pas un «tripotage» d’inconscients. La part de l’étranger présente dans la personne du psychanalyste n’a pas d’intérêt pour le patient en recherche de cette part étrangère à lui-même mais c’est tout de même à partir de cette présence que s’élabore le travail. Il s’agit pour lui de trouver ou de retrouver la possibilité de nommer. Nommer, c’est introduire la différence, moins «coller» à son son histoire, mais cette opération ultime nécessite une qualité de présence particulière dont participe largement l’hospitalité, l’accueil de sa parole. C’est le «savoir-faire» de l’analyste, avec cette présence-absence qui qualifiera que «de l’analyste», il y en a. L’étrangeté du cadre, unique et artificiel introduit le «hors-temps» spécifique de l’analyse, ce que Freud appelait de son côté l’extra-territorialité. La tâche difficile, voire impossible, de l’analyste, peut le placer dans une situation paradoxale : le patient en général le situe à une place de maître, détenteur de savoir, à charge pour lui de ne pas entériner cette fonction et de se déplacer en permanence.

Ce qu’on peut considérer comme les «savoirs» dupsychanalyste, essentiellement issus de sa propre cure, ne constitue pas une «garantie de résultats», comme en médecine, dans certains cas. En revanche on peut attendre de lui qu’il sache entendre «la part de l’étranger» qui subsiste chez lui de même qu’elle réside chez l’analysant. La psychanalyse plonge analyste et analysant dans un travail et en ce sens c’est une création à deux. A ce titre, la psychanalyse emprunte à l’art «l’impossible à l’œuvre» dans la création.

Freud, dont les ancêtres ont connu la migration, la persécution, l’exil, et se sont sentis étrangers quant à l’appartenance identitaire, n’est  pas parti de rien mais a tenté de problématiser la question de l’origine. Jeanine Altounian, dans son article Transferts déculturants et inconvenance culturelle nous parle de l’étranger : «Freud, dont la découverte émane d’un emboîtement de plusieurs cultures et qui a comparé, entre autres, les retards du développement humain à ceux d’une migration plus oumoins réussie, le symptôme à un corps étranger jouissant du privilège de l’extra-territorialité, lerefoulement à un refusement de la traduction, a certes dû, dans son inconscient, nourrir une inquiétante familiarité avec ces transferts, déplacements, déviations, détournements, traces, clivages, répressions, persécutions et refoulements… pour avoir si bien su les «transposer» dans la sublimation de son appareil conceptuel et dans le dynamisme même de sa méthoded’investigation, la cure[1]».

 

Pour aborder la question de l’étranger au cœur du sujet, je suis repartie du texte de Freud sur «l’inquiétante étrangeté» écrit en 1919 «Das unheirnliche» qu’on pourrait également traduire par non-familier, étranger- familier, familier, pas comme chez soi. Deux citations me semblent éclairantes :

1) «Il est sans doute exact que l’inquiétante étrangeté est le Heirnliche-Heimish qui a fait retour à partir de là, et que tout ce qui est étrangement inquiétant remplit cettecondition[2]».

2) «Il advient souvent que des hommes névrosés déclarent que le sexe féminin est pour eux quelque chose d’étrangement inquiétant. Mais il se trouve que cetétrangement inquiétant est l’entrée de l’antique terre natale du petit d’homme, du lieu dans lequel chacun a séjourné une fois et d’abord. «L’amour est le mal du pays», affirme un mot plaisant, et quand le rêveur pense jusque dans le rêve, à propos d’un lieu et d’un paysage :cela m’est bien connu, j’y ai déjà été une fois,l’interprétation  est autorisée à y substituer le sexe ou le sein de la mère. L’étrangement inquiétant est donc aussi dans ce cas le chez soi (Das Heimish), l’antiquement familier d’autrefois. Mais le préfixe un, par lequel commence ce mot est la marque du refoulement[3]».

La traduction psychique de ce unheimliche est l’angoisse, aspect éminemment intéressant car il fait écho au désir. Angoisse singulière et à la fois universelle.Lacan dans le séminaire sur les psychoses nous dit : «Le sujet humain désirant se constitue autour d’un centre qui est l’autre en tant qu’il lui donne son unité, et le premier abord qu’il a de l’objet, c’est l’objet en tant qu’objet du désir de l’Autre».

D’ailleurs, Freud avec les «Etudes sur l’hystérie» (1896) l’avait découvert dans le discours des hystériques avec lefantasme de séduction et ce qui du désir prêté au père, révèle leur propre désir. Dans le texte sur «L’inquiétanteétrangeté», Freud s’appuie beaucoup sur la fonction des écrivains pour faire apparaître que les complexes infantiles requièrent la réalité psychique plus que la réalité matérielle, le refoulement empêchant l’accès à la réminiscence.

Dans la problématique œdipienne revisitée dans la cure, la guerre perdue d’avance du névrosé vient faire retour avec symptôme et répétition : le symptôme qui vient à point nommé représenter l’étrangeté du désir et son impossible accomplissement. L’analysant, dont le symptôme exemplarise le désir, vient demander au psychanalyste de le débarrasser de ce fardeau dans lequel il est empêtré. La valeur accordée au symptôme, face visible de l’iceberg pourrait-on dire, fait apparaître ladivision du sujet : le névrosé souffre. La pâte dont est faite cette souffrance est jouissance. Et la plainte du sujet vient vérifier l’adage freudien : «Le moi n’est pas seul maître en sa demeure». Est-ce sur cette avancée théorique que Lacan a pu s’appuyer pour forger son idée que l’inconscient est structuré comme un langage? Et qu’allant plus loin il avance : «L’inconscient, c’est unlangage, qu’il soit articulé n’implique pas qu’il soit reconnu». et se risque à ajouter de son propre chef : «la preuve c’est que tout se passe comme si Freud traduisait une langue étrangère».

«Dites ce qui vous vient», c’est la règle analytique. De là advient une lisibilité toute relative qui appelle l’assentissement chez l’analysant et cette forme de re-connaissance toute particulière du déjà-vu-infantile. Dans cet assentiment on peut voir quelque chose de l’hospitalité, en réciproque, chez le patient. C’est bien de cela qu’il s’agit,

Si ce dispositif est un lieu d’énonciation pour l’analysant qui veut co-naître et accepter sa division de par l’étrange part inconnue de lui- même, si on prend l’hospitalité par les biais de l’accueil de l’étranger, en quoi peut-on dire logiquement que le psychanalyste est concerné lui aussi par l’hospitalité?

François Perrier, dans «La Deutung» (l’interprétation Mai 1976) en montre bien l’artifice : «Le sujet assis et supposé être à l’écoute, voire à l’affût, sait qu’il doit prendre tout son temps pour se repérer et n’intervenir qu’à bon escient. Il dispose, pour que les séances restentvécues comme un dialogue et non comme un soliloque, de divers moyens, destinés aussi à enrichir son information et à relancer une investigation qui ne peut se faire qu’à deux : ponctuations, interjections, curiosités discrètes, encouragements sereins, liberté d’intonations,mouvement de baguette pour les sanctions et rythmes ; point d’origine à la place d’une réponse demandée dans l’insistance, explication concédée sans réticence; respect des pudeurs; accueil courtois du scabreux, du scatologique, de l’obscène, tolérance à la séduction et à l’agression, indication de quelques bornes; avis de non-complaisance(…). Ce que l’analyste sait, c’est que le patient donne valeur et pouvoir d’interprétation à tout ce qu’il perçoit, entend ou dérobe du regard, comme venant de l’Autre à qui il adresse son discours. Il n’a pas tort à sa façon et sa «Deutarbeit» doit être respectée. Elle est révélatrice d’une structure subjective et de l’économie du désir inconscient[4]».

Le psychanalyste, pour autant que sa fonction soit de soutenir la différence absolue, ne peut que rater son acte.

François Perrier : «L’analyse pure, en sa rigueur logique, acheminerait, si elle était possible, le sujet vers la mort du fantasme et la mort tout court. Elle estconceptualisable, et Lacan s’en charge; mais qu’elle ne devienne jamais lacanisme appliqué à la psychanalyse.Celle-ci doit s’assumer comme inachevée, symphonie de discordes et de dissonances dont la coda est uneouverture».

Au fond l’analyse est une «hospitalité» à trois touteparticulière : analyste-transfert-analysant. En cela la psychanalyse est fondamentalement une issue à la violence archaïque

Ferenczi, dans son texte, éclairé : «La confusion deslangues» montre bien ce qui de l’origine fait violence. Pour dire non au rapport sexuel (le rapport incestueux avec la mère), l’enfant dit oui au père de la horde, ce père qui n’est pas encore énonciateur de la loi de l’interdiction du rapport sexuel. Ce père, d’avant la loi est «traumatique». C’est l’étranger par excellence. Le premier mensonge de l’hystérique : mieux vaut un père violeur que l’inceste maternel anéantissant, ce père-là fait limite à l’inceste maternel et c’est  au titre d’une conséquence de l’amour pour le père que se construit le fantasme deséduction. Cette figure de père (celui de «Totem etTabou»), renaîtra de ses cendres au-fur-et-à mesure que le sujet sera angoissé par la castration maternelle.

C’est pourquoi la notion de père est centrale dans la psychanalyse et à l’œuvre dans la cure.

Lacan s’appuie sur le mythe freudien pour accroître la fonction symbolique paternelle : «Le père est d’une réalité sacrée en elle-même, plus spirituelle qu’aucuneautre puisqu’en somme rien dans la réalité vécue n’enindique à proprement parler la fonction, la présence, la dominance. Comment la vérité du père, comment cette vérité que Freud appelle lui-même spirituelle, vient-elle être promue au premier plan ? Le choix n’est pensable que par le biais de ce drame an-historique, inscrit jusque dans la chair des hommes à l’origine de toute histoire, la mort, le meurtre du père. Mythe, bien évidemment, mythe très mystérieux, impossible à éviter dans la cohérence de la pensée de Freud. Il y a là quelque chose de voilé[5]».

Si la terre maternelle est à jamais perdue, sa trace peut néanmoins faire des ravages, car au mot «jamais»,l’inconscient préfère le mot «toujours». L’amour naît à cause de la mère et cet étranger qu’est le père confronte l’enfant à la rivalité. Tuer le père, c’est le fantasmenévrotique par excellence, mais à la fois, ce père à tuer, il est déjà le Père Mort.

L’analyste n’est pas dupe, et l’hospitalité qu’il propose, c’est une hospitalité avertie. S’il est concerné par l’hospitalité en tant qu’il accueille de l’étranger, la cure est un passage, délimité par la temporalité avec la scansion dans les séances, un début, une fin souhaitable. La notion de passage de l’analysant à l’analyste peut-il se faire autrement que dans un bruissement d’ailes : un ange passe !

Absenté à lui-même, l’analyste peut par sa présence accueillir l’étranger, l’étrangeté radicale.

Il y a des limites à l’hospitalité tout comme il y a des limites à la psychanalyse. Elles ont toutes deux en commun d’avoir d’énormes difficultés à se pratiquer dans les pays marqués par la dictature.

Je vous renvoie au livre d’Helena Bieserman Vianna[6]:«Politique de la psychanalyse face à la dictature et à la torture» dont on pourrait interroger la pertinence. Je cite un extrait du Journal clandestin «Voz Operia» n° 102 d’Août 1973 : «Un autre officier de l’armée faisant partie de l’équipe de tortionnaires est le médecin­lieutenant Amilcar Lobo Moreira. Cet officier conseille les tortionnaires quant à la résistance physique du prisonnier politique. D’autre part, en tant que psychanalyste, il est le responsable pour le suivi de la santé mentale du torturé et pour la meilleure façon de lui arracher des aveux».

Rappelons que l’hospitalité dans la Grèce Antique, a participé à l’éclosion de la Démocratie et celle-ci semble être une condition nécessaire pour que la psychanalyse ne soit pas dévoyée de son office.

 

Quoiqu’il en soit, la subversion de la psychanalyse est de couper avec le discours universel du souverain bien sur cette affaire du bien et du mal, il n’est pas dupe !

Je terminerai par deux phrases d’Edmond Jabès[7] dans «Un étranger avec sous le bras un livre de petit format»Gallimard 1989, qui me semblent pouvoir poétiser mespropos : «A l’étranger ne demande point son lieu de naissance, mais son lieu d’avenir».

«L’étranger te permet d’être toi-même en faisant de toi unétranger».

V. M.

Ce n’est certes pas par hasard qu’on s’embarque dans l’aventure analytique.«Enfant trouvé devant un couvent», le père de Véronique Ménéghini fut recueilli et adopté par un couple parisien. En 1940 son père adoptif, communiste, fut arrêté par la police française et envoyé en déportation d’où il ne revint que quatre ans plus tard. Véronique Ménéghini a perdu sa mère à l’âge de trois ans au début des années 50. Mère qui elle-même avait traversé une partie de l’Europe depuis l’Ukraine avec sa famille, fuyant l’anti-sémitisme, exode au cours duquel se perdit la trace d’une partie de ses frères et soeurs.

Quoi d’étonnant, dès lors, que V. Ménéghini ait travaillé une trentaine d’années en institution dans un secteur de pédo-psychiatrie comme psychologue. clinicienne, où elle s’est engagée dans des soins pour des enfants gravement perturbés, mais aussi dans un travail mère-enfant.

Psychanalyste en libéral, elle exerce aujourd’hui à Paris.

 

[1] J. Altounian, Transferts déculturants et inconvenanceculturelle, revue de Psychanalyse 1986.

[2] S. Freud, L‘inquiétante étrangeté- Editions Gallimard, folioEssais.

[3] Ibidem.

[4] F. Perrier.

[5] J. Lacan, Ibidem.

[6] H. Bieserman Vianna, Politique de la psychanalyse face à ladictature et à la torture.

[7] E. Jabès, Un étranger avec sous le bras un livre de petit format-Editions Gallimard, 1989

La psychanalyse est-elle une histoire juive ?

par Roland Meyer

Je voudrais commencer par une histoire[1]. Ce n’est pas une histoire drôle, mais c’est une histoire juive — par ce côté de « trait d’esprit », ce que Freud appellera Witz, où le tragique s’allie si intimement à l’humour.

Un de nos grands sages, un rav — comme Léon Ashkénazi l’aura été après la guerre pour le judaïsme français — un de nos grands sages donc demande un jour à ses élèves : « qu’est-ce qui est arrivé de plus tragique dans l’histoire du judaïsme ? ». Première réponse : la Shoah ? Humble, notre rav fait non de la tête ; alors l’Inquisition ? Non plus. La destruction du Temple ? Pas plus. Personne ne trouve ; il dit alors : la chose la plus terrible qui est arrivée au judaïsme c’est qu’on en ait fait une religion !

À Paule Pérez

 

« Le judaïsme est-il une religion ? »

Telle est une première déclinaison possible de notre question initiale. Mais au nom de quoi, pourquoi diable, si j’ose dire, un psychanalyste est-il légitimé pour intervenir sur un tel thème ?

Ne serait-ce pas, au contraire, la psychanalyse elle-même qui serait une histoire juive ? Et sa pratique, une façon laïque d’être juif ?

 

I. Les mathématiques

Mais alors, on pourrait croire que je vais parler de judaïsme ! Ou même de psychanalyse ! Eh bien, non ! Ou peut-être. Mais ce dont je vais parler, pour commencer, c’est de mathématiques ! Ou plus exactement je vais essayer de compter jusqu’à 3. Ce qui n’est pas si simple.

C’est même un minimum : celui de nos Patriarches — Abraham, Isaac et Jacob ; celui aussi de Freud — qui a décrit la psyché par deux triades successives, d’abord « le Conscient, le Préconscient et l’Inconscient », puis « le Moi, le Surmoi et le Ça ». Deux structures organisant l’espace psychique, deuxtopiques : souvenons-nous de cette formule, je tâcherai d’y revenir. Zakhor !

 

II. La paracha

 

Une Paracha (celle de la semaine où je m’essayais à ces réflexions, Nombres 22:2-25:9) met en scène un prophète, Bil’am, et son ânesse. Je ne me lancerai pas ici dans le commentaire de cette paracha, si étrange à première vue ; je vous renverrais plutôt à celui de Rivon Krygier paru sur Akadem ; je voudrais cependant souligner quelques points d’étrangeté susceptibles d’attirer l’attention d’un analyste.

Cette ânesse, en effet, peut très bien figurer l’inconscient, car elle voit, contre le prophète des nations lui-même, ce qu’il s’efforce d’ignorer depuis le départ (nombreux sont les humains comme lui). Elle ne sait dire que « non », comme sait si puissamment le faire l’inconscient (même s’il « ignore la négation ») dans les diverses conduites d’échec que nous connaissons bien, par exemple, ou dans ces rêves fréquents et répétitifs d’empêchement. Elle pourrait ainsi être du côté du « ça », ce réservoir pulsionnel freudien que le moi cherche à contenir ; mais en plus, elle parle : ce qui est la définition même de la vérité selon Jacques Lacan. Non seulement elle sait s’écarter du chemin, du « holech », pour la Loi, la « halacha » (même racine), mais encore elle fait subir au prophète un sort curieux : elle lui écrase le pied. Bil’am est boiteux ! Il claudique ! Certes un représentant de cet équidé (cet animal pourrait donc être considéré comme un « shiffter ») accompagnait déjà Abraham (ce père si multiple) au mont Moria, mais c’est plutôt à Jacob que l’on pense ici, Jacob le boiteux, tel Œdipe au pied enflé !

Voilà un point déterminant qui, commun au judaïsme et à l’hellénisme, se trouve aux deux sources de l’éthique freudienne : la boiterie. Ce point va nous retenir.

 

III. Le mythe : Oedipe

Nous avons déjà rencontré ce 3 ; ça commence évidemment par le fameux complexe d’Œdipe : maman, moi — et (disons) papa ! Ça coince vite, mais c’est quoi ? Voyons cela d’un peu plus près.

Pourquoi Freud a-t-il été dans la nécessité d’aller chercher dans ce mythe grec la mise en place de la structure de l’âme, de la nefesh ?

Revenons brièvement sur cette histoire à coucher dehors. Un oracle, Tirésias, lui qui s’y connaissait assez bien en matière de jouissance, puisqu’il avait connu tant la jouissance féminine que la jouissance masculine, ce qui est quand même un exploit qui devait se payer par la cécité, Tirésias, donc, prédit au roi de Thèbes — Laïus, on pourrait presque dire le premier fétichiste de la parole — que son fils l’assassinera ; pour ne point avoir à subir un tel sort Laïus se débarrasse de ce fils auprès d’un de ses pasteurs qui refilera l’enfant, non sans l’avoir blessé au pied, au pasteur du roi d’à côté qui, sans enfant, finira par l’adopter. Et c’est aussi sur un chemin, bien des années plus tard, qu’Œdipe fuyant son destin rencontre ce père ignoré et …le tue. Où ?

 

IV. Le juif, femme de l’histoire

Cet homme tue son père à la croisée des chemins, à une fourche qui écrit un Y inversé, telle le lieu (makom) même de l’invisible, celui du sexe de la femme entre les cuisses ; or, le mot lieu en hébreu — מקם — est non seulement l’un des noms de Dieu, mais il désigne aussi… le sexe de la femme ! Féminité de Dieu, donc : et génie du judaïsme — qui à mon avis est l’une des sources tant de l’antisémitisme que de l’interdit de la représentation sur laquelle nous aurons à revenir ; mais aussi féminité comme source commune de l’antisémitisme et de la misogynie ; ce qui me fait avancer cette idée devant vous : « le juif est la femme de l’histoire », ce devant quoi ne recule évidemment pas la Tora qui elle-même fait d’Israël la femme de Dieu.

Donc, être juif, c’est recevoir un nom en un lieu, mais un lieu vide (ce qui ne peut qu’évoquer la Cabale de Louria). Je dirai qu’il n’y a pas de nomination sans un lieu pour l’inscrire, pas de nomination sans l’espace pour la recevoir : nous revenons à notre topique ! Pas de nomination sans passage, tel Moïse et la Mer des Joncs, ou Jacob et le Yabok ; pas de passage sans Hivrit — ת‘עבר —, pas sans corps donc et pas sans meurtre.

C’est en tout cas là, la thèse de Freud lorsqu’il réduit, dans « L’Homme Moïse et la Religion Monothéiste »[2], « la religion à l’état de névrose de l’humanité »[3] et qu’il affirme que comme tout mythe celui-ci recèle « un noyau de vérité historique »[4] : ce qui désigne le meurtre de Moïse par les Hébreux eux-mêmes, ce peuple à « la nuque raide » ! Il ne faut pas prendre cette thèse à la légère, non seulement parce qu’il s’agit de celle de Freud, mais aussi parce que ce penseur génial consacrait encore ses dernières forces, à plus de 80 ans, à écrire cette thèse… pour lutter contre le nazisme.

C’est la nécessité structurale du meurtre dans la constitution de l’espace psychique qui nous ramène, « d’une main forte », aux points communs qui existent entre le mythe d’Œdipe et le récit biblique. Nous venons d’en dégager un, il y en a d’autres — sur lesquels je vais m’attarder.

 

V. Retour au mythe : Isaac

Œdipe, donc, sur le chemin de Thèbes, croise son vrai père, ou plutôt son géniteur, sans le reconnaître naturellement et, sans intervention tierce, sans paroles, le tue ; ce mythe du meurtre originaire reliant père et fils nous renvoie évidemment à un autre mythe originaire — car il n’y en n’a pas d’autres —, celui qu’on appelle tantôt « sacrifice d’Abraham », et tantôt « ligature d’Isaac », que pour ma part je préfère désigner par l’expression de « sacrifice d’Abraham », voici pourquoi. Abraham prend son unique avec lui, accompagné on l’a vu d’un âne et de deux jeunes gens, il monte au mont Moria après avoir ligoté Isaac, qui sur le chemin lui parle pourtant et lui demande : « où est l’agneau du sacrifice ? » (Gn. 22,7) Son père répond que Dieu pourvoira et, en effet, au moment où le meurtre, non pas du père comme dans l’hellénisme, mais du fils, manque de s’accomplir, un bélier se présente, un bélier qui se substitue non pas au fils, car cela aurait dû alors être un agneau, mais un bélier, soit le père de l’agneau.

 

Tout semble s’inverser entre les deux mythes, une analyse structurale serait à mener à la suite de celles de Lévi-Strauss, ce qui dépasserait très largement les limites de ces quelques notes ; un point cependant est clair : le lien entre père et fils est nécessairement fait d’une coupure, d’une césure, de ce « meurtre » que Freud a théorisé : nécessairement, terme à entendre ici avec Lacan, « ce qui ne cesse pas » ! Ce qui, pour un certain christianisme, et pendant longtemps, a débouché sur cette singulière « idée » du peuple juif comme du peuple déicide !

La psychanalyse est donc une histoire juive, je veux dire constituée d’un lien très particulier entre récit et structure, entre parole et Loi, entre haggadah et halacha…

 

VI. La coupure

De quoi est donc faite cette coupure ? Ou qu’est-ce que son effectuation crée comme surface ? Immanquablement, cela fait penser à la circoncision, cet acte de l’alliance. Evidemment ! Mais comme je suis dans la filiation freudienne, je ne peux m’empêcher de penser au courage de Freud qui, jeune médecin de la bourgeoisie viennoise du 19ème siècle, a su entendre l’injonction de ses jeunes femmes hystériques qui lui intimaient l’ordre de se taire afin qu’elles puissent, elles, parler ! Et il se tut, appliquant ainsi à la lettre ce verset biblique : « Tout ce dont parle Hashem, nous le ferons et nous l’entendrons. » (Ex. 24,7).

Circoncision donc, ou en termes analytiques : « castration symbolique » ; mais que dire alors de la circoncision des femmes, ou encore de leur castration ? Eh bien, là aussi, la psychanalyse est une sacrée histoire juive.

Que nous dit le texte biblique ? Saraï, l’épouse d’Abram, est stérile ; son nom se termine par un yod ‘ ; cette lettre qui est la 10è lettre de l’alphabet et qui, en guématria, a une valeur 10, deux fois cinq — jusque là, on suit — ; elle comporte donc un double ה, dont la valeur est 5, cette lettre ה qui est justement la marque du féminin dans la grammaire hébraïque. Saraï est donc à la fois une femme et l’autre femme : toute la femme ; celle dont justement chaque femme a à se départir sous le visage habituel de la mère ; Saraï, tant qu’elle est La femme, toute entière, reste stérile, elle cherchait à être « La Femme qui n’existe pas »[5], ainsi que s’exprime Lacan, avec tout l’enseignement de la psychanalyse.

Coupure donc ici aussi, mais du féminin, cette fois ; double effet de marque, d’ailleurs, du féminin, puisque ce ה perdu n’est pas si perdu que ça, car il n’aura de cesse que d’aller se loger jusqu’au cœur du nom d’Abram qui deviendra Abraham grâce à ce rajout ; rajout qui inscrit bien, contrairement à une solide tradition d’orthodoxie, la circoncision comme marque du corps de l’homme, du masculin, par son acceptation du féminin — en lui ; on peut peut-être dire que la cicatrice sur le pénis est ce ה qui passe et qui s’écrit… Naissance de l’écriture !

Ainsi, il n’y a pas de rapport au père qui ne soit marque sur le corps ; toute la question de la filiation est ici en jeu, ce que la psychanalyse nous apprend à reconnaître à la fois comme cette bisexualité universelle et comme étant fondée sur l’exception qu’est le Nom du Père ; « Nom-du-Père » qu’il ne faut surtout pas confondre avec le patronyme, mais qui est à comprendre avec Rabbi Nahman : « ne demande pas ton chemin à celui qui le connait, tu risquerais de ne pas pouvoir te perdre ! »

 

VII. Boîter n’est pas pécher : le corps

Ce n’est pas tout. La question du nom et du corps, cette question de la féminisation de la lettre, de la féminisation apportée par la lettre, est sans doute un des points cruciaux par où la psychanalyse est décidément une histoire juive.

Le texte biblique nous renseigne ici encore. Il n’y a pas qu’Abraham qui change de nom, il y a aussi Jacob, son petit fils. Ce Jacob, qu’on a appris à reconnaître comme le boiteux de service dans la Tora.

Ce Jacob, préféré de son père Isaac, encore lui, eh bien au moment de passer le Yabok, ce fleuve que je vous propose de lire comme la traversée que toute analyse menée assez loin permet de faire, à ce moment de traversée, il va être marqué, chacun le sait, dans son corps et dans son nom ; car il est blessé au nerf sciatique, il est touché au guid hanaché — הנשהגיד — expression hébreue que je vous propose de traduire à la lettre comme tendon de la féminité, et c’est cette féminisation qui donnera à Jacob son nouveau nom d’Israël. Tout comme Sigmund Freud, qui a choisi de ne plus se prénommer Sigismund, mais Sigmund, laissant ainsi dans les dessous le phonème isis comme Israël.

La psychanalyse est donc toujours une soumission à la loi de la coupure, de la séparation, de la nomination, de l’alliance avec l’Autre ; ce qui se trame nécessairement dans le vif du corps, un corps qui contrairement à ce que l’on a tendance à penser, croyant par là invalider la psychanalyse, mais critique allant de fait à l’encontre de toute son expérience, un corps qui, loin d’être délaissé, est marqué au vif de la lettre, ainsi que le judaïsme l’a toujours soutenu. C’est pourquoi l’amour du judaïsme est sa capacité à transmettre le Nom, et ce nom est un trou situant le corps.

La psychanalyse est une histoire juive ; mais on peut dire aussi que la psychanalyse est héritière du judaïsme — en donnant à cela un contenu plus précis.

 

VIII. L’histoire du sujet

L’hypothèse que je formule ici est celle-ci : si l’on peut dire que le judaïsme a transmis au monde une « histoire », cette histoire est celle du sujet. Notion qui semble naturelle, qui semble aller de soi : sujet du roi, sujet grammatical, sujet de l’histoire, sujet de rédaction ; mais ce qu’a apporté le judaïsme, et cela très tôt, c’est l’idée que la notion de sujet,loin d’être naturelle, est une conquête, une traversée du désert — מדבר —, cette sorte de désêtre qui définit chacun d’entre nous dans et par ses rapports aux mots : une sorte de conquête d’un Zuiderzee mental comme s’exprimait Freud,une naissance à la division ! Quels sont les premiers sujets de l’histoire juive ? Abraham dans sa singularité, et Moshé dans sa création collective, Moshé dont le nom en miroir signifie justement le Nom : השמ.

Je vais illustrer cette notion de « naissance à la division » par des remarques psychanalytiques, l’une que nous devons à Freud, et l’autre à Lacan.

 

IX. Le fort-da

La première concerne le petit Hans, non pas celui du célèbre cas de phobie infantile publié par Freud[6], mais de son petit-fils, prénommé lui aussi Hans, et qu’il a su observer alors que cet enfant n’avait qu’un an et demi. C’est l’histoire de la bobine, le fameux Fort-Da.

Que fait cet enfant ? Pendant l’absence de sa mère, première expérience de l’objet d’amour perdu, il entame son entrée dans le langage et joue à lancer une bobine en disant fort, terme qui en allemand veut dire parti comme sa mère, qui estpartie à ce moment-là, puis rappelant la bobine à lui, il criedavoilà ! Il crie pour dire : vayadavar lemor :  למר דבר‘ו! Bien sûr, il y va là de l’apparition d’une des premières oppositions phonématiques, et par la grâce de Freud[7], nous assistons à l’accès de cet enfant à la langue et au symbolique ; mais la plupart des commentateurs sont passés à-côté d’une autre remarque incidente de Freud, pourtant essentielle. Lorsque Hans joue en l’absence de sa mère, il se trouve à l’endroit où celle-ci se trouve, elle, lorsqu’elle le couche, lui, dans son berceau, et la bobine qu’il joue à faire disparaître et réapparaître est lancée non pas dans la pièce mais dans le berceau, c’est-à-dire à l’endroit où l’enfant se trouve lorsque sa mère est présente ! On ne peut ignorer l’importance de ce qui est en jeu là : l’enfant n’accède à la parole que lorsqu’il se trouve au lieu laissé vacant par sa mère absente — une sorte de shabbat maternel, cette mère suffisamment bonne dans les termes de Winnicott —, mais en lançant la bobine (qui le représente) dans son berceau, c’est-à-dire à l’endroit où il se trouve, lui, lorsque sa mère, présente, le borde !

L’enseignement de cette vignette clinique est crucial : l’enfant humain n’accède à la parole qu’avec la perte d’un objet, la perte de l’origine — cet א qui ne commencera pas la Tora, laissant la place au ב, au grand dam des autres lettres selon le Zohar — mais de plus à la condition qu’une organisation spatiale très particulière soit mise en place : là où je suis, elle n’est pas là ! Retenons cette formule : ce sera non seulement la formule que Lacan déploiera quant à la définition cartésienne du lieu du sujet, mais aussi la question que Moïse posera à Dieu au Mont Horeb (Ex..3, 14).

X. Le stade du miroir

Venons-en à la seconde notation clinique. Il s’agit du non moins fameux stade du miroir[8] de Jacques Lacan (inspiré par Henri Wallon).

Le petit humain, entre 6 mois et 18 mois, se montre très intéressé par cet étrange objet qu’est un miroir — et à ce qui s’y reflète. Contrairement aux animaux, y compris les mammifères supérieurs, il remarque son image, s’y arrête, suspendu, jubile même et, constatant qu’il n’y a rien derrière, se retourne vers l’adulte qui le porte ou l’accompagne ; ce moment est décisif, l’adulte attestera du lien fait d’étrangeté entre l’enfant et sa propre image, et cela en le nommant. Nous retrouvons donc ici le corps et le nom, mais avec deux autres points qu’il faut souligner. D’abord, premier point, il y a l’intervention d’un lieu extérieur au regard entre l’enfant et son image, cet Autre symbolique comme lieu nécessaire à l’humanité, cet autre qui est derrière lui, comme l’analyste dans la cure, et qui, comme le dit l’hébreu, est à la fois autre et derrière : רחא ; ensuite, second point, il y a ce moment bref mais fondamental de cécité où l’enfant, se retournant, ne peut plus voir ni son image ni son Autre. Ce moment d’impossible à voir est aussi ce que le judaïsme, à défaut de l’avoir dégagé comme impossible, l’a mis en place comme interdit avec la dernière des vigueurs — et c’est là une autre des sources de cet interdit de la représentation qui est, au fond, ce qui nous occupe depuis le début. Le judaïsme est presque une histoire psychanalytique…

 

IX. La topologie

Il n’y a donc de sujet possible qu’avec cette organisation par la parole de l’espace psychique, je dis espace, au sens le plus strict, car cet espace obéit à une logique des lieux. Nous retrouvons ce qui avait été posé au début de ces réflexions comme ne devant pas être oublié : une topique. Cette topiquemise en place par Freud et développée par Lacan sous le vocable plus barbare de topologie avec, entre autres, sa fameuse trilogie à lui, le Réel, l’Imaginaire et le Symbolique.

Cette science topologique, qui est une des branches de la mathématique, peut rendre compte de ce qui est exigible pour l’organisation de la psyché ; il faut savoir en effet compter jusqu’à trois : imaginons-nous avec un corps sans dos…, c’est-à-dire dans un espace à deux dimensions ! Cela fait froid …dans le dos.

Dans le judaïsme, ce savoir de l’espace est fondé sur l’interdit de la représentation ; à mon avis, si cet interdit est central, c’est parce qu’il vise à empêcher, ou au moins à limiter, le fétichisme du sujet, ce fameux moi avec lequel chacun d’entre nous entretient les rapports les plus passionnels, à le limiter et à le lier à l’autre.

Cela se vérifie jusque dans l’expérience concrète de l’espace en Israël où aucun centre ne vient ériger une référence : ni clocher, ni minaret ; comme aussi dans l’espace du cabinet où il est coutumier d’entendre qu’il n’y a personne ; comme ce vide qui a stupéfié Pompée lorsque, arrivant à Jérusalem, il a pénétré dans le saint des saints. Lui aussi aurait pu s‘écrier : « ce n’était que çà ! »[9]

XII. La perspective

Cheminant sur la crête entre Loi et espace, je voudrais terminer cette étape en prenant une autre perspective encore ; et traiter justement de la perspective, ou du moins de la perspective linéaire, que nous devons à la renaissance italienne et tout d’abord à Brunelleschi, artiste accompli, peintre et architecte, entre autres, du Dôme de Florence[10]. Science de l’espace donc, et l’un des moments de l’histoire du sujet que nous tentons d’écrire.

Une toile, un tableau, est fait pour capter le regard du spectateur ; en captant le regard du spectateur, la toile le situe dans un lieu très précis de l’espace, elle le situe en tant que regardé par, et de, ce point situé à l’infini où, dit-on, toutes les parallèles se rejoignent.

Ce point perspectif est le lieu de possibilité du sujet ; mais selon la façon dont est traité ce point à l’infini, il peut assigner le sujet à lui-même, le fixant hors du temps, sans devenir — et c’est cela qui tombe sous le coup de l’interdit de la représentation. Mais si l’on considère que ce point est de l’ordre de ce qui toujours est à venir, que ce point est fondamentalement celui de l’incomplétude radicale de l’Adam, alors nous nous situons au centre même de l’apport du judaïsme : celui justement d’ôter tout centre assignable. Hashem est autant un lieu qu’un nom.

 

XIII. Judaïsme est psychanalyse

Ce qui nous ramène à notre propos : la psychanalyse est-elle une histoire juive ?

Le sujet est donc toujours non pas ce qu’il est mais ce qu’il devient — et c’est, soulignons-le au passage, ce qui le rend responsable même de ce qu’il est amené à subir ; c’est cela la portée de l’extraordinaire adage freudien, adage qui résume tout le trajet d’une cure analytique : Wo Es war, soll Ich werdenlà où c’était que j’advienne. Mais comment, pour des oreilles juives, cet adage ne résonnerait-il pas avec cette réponse que Dieu fait à Moïse : éhyé asher éhyé — ה’ה אשרהיה (Ex. 3, 14) —, je serai ce que je serai, dit-il encore…

La psychanalyse est bien une thérapie par la parole, unetalking cure comme s’exprimait l’une des premières patientes de Freud, une téroupha תרופה, hapax (Gn. 31, 34) qui, dans la Bible, reprend le terme grec en l’hébraïsant : c’est par l’introduction de la lettre פ, symbolisant la parole, dans la Tora, loi du commentaire, que la psychanalyse est bien une histoire juive.

 

Conclusion

Pour conclure, je ne peux m’empêcher de reprendre deux « histoires », car les mots d’esprit sont au collectif ce que le rêve est au sujet, et si selon le mot même de Rabbi Hisda : « Un rêve qu’on n’a pas interprété est comme une lettre qu’on n’a pas lue », j’ajouterai qu’un mot d’esprit qui ne se transmet pas est comme une bouteille à la mer.

Il s’agit de Mr Katzman qui, las des propos antisémites que son patronyme entraîne, demande au bureau de l’état-civil de bien vouloir changer son nom ; l’employé, membre sans doute de la LICRA ou du MRAP, acquiesce sans difficulté et se propose alors de traduire son nom, katzchat; man, homme et lui annonce, tout heureux : « vous vous appellerez dorénavant Mr Shalom ! » Ins(is)tance de la lettre…

Pourtant une autre histoire me retient encore un instant. J’ai commencé par un laïus, je voudrais terminer par unechamaillerie.

Il était une fois, dans l’Israël antique, un homme plein de bonne volonté désirant apprendre le Talmud de manière déjà très moderne, c’est-à-dire rapidement ; il se présente à Shammaï et lui dit : « Rabbi pourrais-tu m’apprendre le Talmud en un mot ? » Révolté, Shammaï le chasse. Notre homme, persévérant, va alors consulter Hillel et lui fait la même demande ; celui-ci réfléchit longuement et lui répond : « étudie ».
R. M.

 

[1] Retranscription légèrement remaniée d’une communication orale faite au Séminaire (massorti) d’Études Juives, organisé par le Rabbin Yeshaya Dalsace, le 7 Juillet 2012.

[2] Sigmund Freud : L’Homme Moïse et la Religion Monothéiste, Gallimard 1986.

[3] Ibid. p.132.

[4] Ibid. p. 74.

[5] Jacques Lacan, par exemple : « La femme, ça n’ek-siste pas. » Séminaire. XXII, p. 64, leçon du 21 janvier 1975.

[6] Sigmund Freud, “Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le petit Hans), in Cinq Psychanalyses, PUF 1970.

[7] Sigmund Freud, Chapitre II d’ « Au-delà du Principe de Plaisir », in Essais de Psychanalyse, Payot 1981.

[8] Jacques Lacan, “Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je“, in Écrits, Le Seuil, 1966.

[9] Comme Marie Cardinal, in Les mots pour le dire, Grasset 1975.

[10] Hubert Damisch, L’Origine de la Perspective, Champs Flammarion 1993.

Revivre l’appris (sur Poincaré)

par Alain Laraby

Henri Poincaré (1854-1912) est lisible. Ses ouvrages de vulgarisation mathématique ne se trouvent pas dans les kiosques de gare ou d’aéroport, mais la plupart sont publiés en livre de poche à prix raisonnable. Molière souhaitait que ses pièces soient appréciées par les gens qui ne soient pas du monde, Mozart par les cochers. Savant au-dessus des savants, Poincaré se plaça en position d’ignorance. Y a-t-il façon plus originale d’être accessible en science ?

La fraîcheur d’esprit

Henri Poincaré a l’allure du savant cosinus. Il était distrait, dans la lune au point de devenir un as de la mécanique céleste ! A l’école, son professeur de mathématiques lui colle un 0. Motif : ne comprend pas la question.[1] L’éducation n’aime guère les élèves qui questionnent les questions. Il y a de l’insolence dans l’air ou, pire, de la stupidité qui s’affiche (on imagine l’écolier égaré, les yeux ronds, alors qu’il réfléchissait). Toute sa vie, notre savant a gardé la fraîcheur d’esprit d’un enfant dans un domaine où il n’a cessé d’exceller. Son entendement est resté ouvert à 360°. L’enseignement ne l’a jamais bridé. Il a toujours osé des choses, découvert des nouveaux rapports. La société entendait reproduire des élites. Il préféra être clairvoyant au lieu d’y figurer.

Dans ses ouvrages de vulgarisation, Poincaré ne joue pas l’ignorant. Il interroge en lui le savant. On connaît le proverbe japonais : Celui qui confesse son ignorance la montre une fois ; celui qui essaie de la cacher la montre plusieurs fois. A part quelques cabotins, ses collègues ne cherchent pas à cacher leur ignorance, mais ils l’ignorent. Mathématicien, Poincaré a un côté Socrate : il sait qu’il ne sait pas, ou peu. Il veut savoir davantage, au-delà des évidences acquises sans pour autant les déconstruire. Sa curiosité est telle qu’il bouscule le ronron habituel du maître qui fait sa leçon. Devenu son propre lecteur, il n’aime guère réciter ce qui devient problème avec le recul. Il n’y a pas de page où il ne demande : Cela a-t-il un sens ? et dans l’affirmative : quel sens cela a-t-il ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment a-t-elle pu prendre naissance ? Comment donc avons-nous pu être amenés à les distinguer ? Qu’est-ce qu’un point dans l’espace ? Mais suis-je sûr que le corps P a conservé le même poids quand je l’ai transporté du premier corps au second ? Dire que la terre tourne, cela a-t-il un sens ? Aujourd’hui, que voyons-nous ? Pourquoi l’affirmons-nous ? Quand le lecteur aura consenti à borner ses espérances, il se heurtera à d’autres difficultés. Nous cherchons la réalité, mais qu’est-ce que la réalité ? Croira-t-on avoir compris le véritable sens de la démonstration ? Qu’est-ce que la science ? Poincaré fait preuve d’innocence. Comme un enfant, il découvre le monde. Ses questions sont nos questions à l’aube du savoir :

Les questions d’enseignement ont une importance par elles-mêmes et leurs implications. Elles donnent l’occasion de réfléchir sur la meilleure façon de faire pénétrer des notions nouvelles dans les cerveaux vierges. Elles incitent à se demander comment ces notions ont été acquises par nos ancêtres. Elles sondent leur origine, reviennent sur leur nature. Pourquoi les enfants ne comprennent-ils rien, souvent, aux définitions des savants ? Pourquoi faut-il leur en donner d’autres ? Voilà des questions qui devraient nous interpeller.[2]

 

La fécondité intellectuelle

Les multiples pourquoi ? du savant non-savant agitent le langage. L’esprit bouillonne en analysant sa création.

Poincaré est dialecticien. Vous êtes sûr de telle assertion ? Assurons-nous du contraire ! Les mathématiciens savent que le passage par le complémentaire est une piste. Poincaré explore celle de l’opposition. Imaginez un enfant dont les parents sont divorcés. Il continue de voir ses grands-parents, ses cousins et cousines des deux bords. Il ne se fixe pas sur la séparation. Il est capable de situer dans une perspective plus large les contradictions qui peuvent le déchirer. Le nocif devient inoffensif. Le contradictoire fait place à une synthèse supérieure qui intègre tous les éléments. Poincaré n’a point perdu la vision holiste de l’enfant qui se défend. Un désaccord entre deux théories ? Ne vous inquiétez pas ! Nous tenons les deux bouts de la chaîne bien que les anneaux intermédiaires nous soient cachés. Peut être les deux théories expriment-elles des rapports vrais et la contradiction n’existe-t-elle que dans les images dont nous habillons la réalité. Un exemple ? Les théories de l’optique et de l’électricité. Les scientifiques français éprouvent un sentiment de gêne en parcourant pour la première fois le livre de Maxwell. La logique et la précision semblent bafouées. Où sont donc les hypothèses clairement énoncées à partir desquelles auraient dû être déduites toutes les conséquences à comparer à l’expérience ? (Réponse.) Vous autres, Français, vous êtres trop formatés. Deux théories contradictoires peuvent être d’utiles instruments de recherche pourvu qu’on ne les mêle pas et qu’on n’y cherche pas le fond des choses. La lecture de Maxwell aurait été moins suggestive s’il ne nous avait ouvert tant de voies nouvelles divergentes.[3]

Poincaré refuse d’être enfermé dans des règles restrictives. Il croise le fer avec les logiciens qui dévalorisent l’intuition. Il faut d’abord voir le raisonnement, puis le traduire en formules, et non inverser le processus ! Vous avez raison.  Le tracé d’une courbe à la main laisse supposer qu’une courbe a toujours une tangente. Comment l’intuition peut-elle nous tromper à ce point ? La continuité n’emporte pas nécessairement la dérivabilité. Tout n’est pas arrondi en mélodie. Il y a des cassures. Les logiciens ont raison. La continuité aussi s’exprime par un système d’inégalités portant sur des nombres entiers (cf. les coupures de Dedekind). Mais, halte-là, ne réduisons pas à epsilon l’intuition qui n’est pas nécessairement fondée sur le témoignage des sens. Elle fait appel à l’imagination. Descartes l’a rappelé en son temps en évoquant le chiliogone (polygone à mille côtés). Poincaré aurait pu relever qu’une ligne infiniment brisée peut faire l’objet d’intuition (prenez une fine baguette, brisez-la en deux en laissant les parties accolées, itérez l’opération). Non, il va droit au but : l’intuition est l’instrument de l’invention.[4] Qu’importent les erreurs. Il n’y a pas d’invention sans bavure ! Poincaré ne plaide pas pro domo, mais nous pouvons plaider pour lui en nous référant à son feuilletage du plan par des courbes ou de l’espace par des surfaces. Soit une équation différentielle d’ordre 1 : y’(t) = f(t,y(t)). On sait depuis Cauchy reconstituer une courbe intégrale en posant la condition initiale, y(t0) = y0. La solution existe et est unique. L’espace des phases de Poincaré visualise toutes les solutions correspondant aux différentes conditions initiales. Houp ! Le saut intellectuel est franchi. Le feuilletage est localement sans histoire (empilement) ou singulier (avec singularités). On ne voit pas comment le formalisme aurait joué seul sa partition. L’intuition n’agit pas seulement en coulisse.


La reconsidération du corps

Il faut avoir la figure dans l’œil pour ne pas s’arrêter aux solutions particulières. Dans l’invention, la perception n’est pas superflue. La tête dans le ciel, Poincaré ne refoule nullement le corps dans la genèse des notions. L’espace absolu n’a aucun sens. Il faut le rapporter à un système d’axes invariablement liés à notre corps, mais il ne suffit pas que les objets se déplacent pour que nous les comprenions. Il faut que nous-mêmes nous bougions :

Il n’y aurait ni espace ni géométrie [sans] le rôle prépondérant joué par les mouvements de notre corps.[5]

 

Sans les mouvements de l’œil, nous ne pourrions reconnaître que deux sensations de qualité différente ont quelque chose en commun. Nous ne pourrions en dégager ce qui leur donne un caractère géométrique. Poincaré a vécu le début du cinéma. Aujourd’hui, il serait encore plus difficile d’imaginer des films dont la conception se serait passée de travellings avant, arrière, latéral. Poincaré songe aux mouvements de convergence et d’accommodation des yeux qui permettent d’apprécier la distance. Mieux, il suit l’objet de l’œil. L’image de l’objet était au centre de sa rétine. Elle est maintenant formée au bord. Quel est le lien entre les deux images ? Le déplacement de son œil a pu ramener l’image au centre de la rétine et rétablir la sensation primitive. Les verbes ramener et rétablir soulignent combien les mouvements inverses importent dans la conservation de l’objet.

 

 

Poincaré se penche sur son doigt en considérant l’ensemble des positions qu’il occupe. Même question. Comment savoir si deux points de l’espace sont identiques ou différents ? Je suppose que mon doigt touche l’objet A à l’instant α et l’objet B à l’instant β. Si mon doigt n’a pas bougé entre les instants α et β, je sais reconnaître l’identité des deux points occupés par A et B. Je bouge mon doigt entre les instants α et β. Grâce aux mouvements inverses qui corrigent le changement, j’en arrive à la même conclusion. Mes sensations du doigt, comme celles de l’œil, sont accompagnées de sensations musculaires qui conservent mes impressions. Jusqu’à présent, j’avais expérimenté dans l’œil la notion de groupe mathématique. Maintenant, je la touche du doigt. L’espace visuel, l’espace tactile, l’espace moteur, la conscience de mon corps, me font découvrir la puissance de son action. Ce qui avait été appris par l’esprit, je le revis dans ma chair unie à lui. Mon corps a le sentiment de la direction de chaque mouvement. Ma propre écoute m’apprend comment ses mouvements se corrigent réciproquement, comment il restaure par des mouvements corrélatifs l’identité d’un objet qui semblait perdue.

 

Le groupe unifie le corps dans toutes ses positions. Je suis assis dans ma chambre, un objet est posé sur ma table, je ne bouge pas une seconde, personne ne touche à l’objet. Le point A qu’occupait cet objet au début de cette seconde est-il identique au point B qu’il occupe à la fin ? Pas du tout ! Du point A au point B, il y a 30 kilomètres car l’objet a été entraîné dans le mouvement de la terre[6] Que dire ? Je ne puis savoir si cet objet a changé de position absolue, mais je peux savoir si la position relative de cet objet par rapport à mon corps est restée la même. Je me lève. Je me lève. Je me tourne vers la gauche de 90°, puis à nouveau de 90°. Je regarde derrière. Je continue de tourner vers la gauche de 180°. Miracle ! je me retrouve en position d’avant, le même objet devant !
A.L.

Cet article a paru dans Le jaune et le rouge, la revue de l’Ecole polytechnique.

 

[1] Jean-Paul Auffray, Einstein et Poincaré. Sur les traces de la relativité, Le Pommier, Paris, 1999, p.38.

[2] Henri Poincaré, Science et méthode [1908], Flammarion, Paris, sans date, p.3. Nous avons allégé le texte.

[3] La science et l’hypothèse, p.175 et 219.

[4] La valeur de la science, p.30 et 33.

[5] Ibid., pp.68-73.

[6] Ibid., p.70, 80 et 66 ; La science et l’hypothèse, p.81.

Le yiddish comme un Golem

par Jean-Louis Mousset
Eleazar de Worms clôt son ouvrage par « je leur enseigne le Golem de la lettre ». Comment, dans un premier temps, pouvons nous comprendre Golem de la lettre ?

Il y a l’interprétation première des tableaux de lettres vocalisées servant à animer le Golem.

Mais ne pouvons-nous pas penser à cette transcription de l’allemand en caractères hébraïques : le yiddish ? Le yiddish c’est comme l’ allemand, l’ humour en plus.

D’où vient cet humour ? Grâce aux caractères hébraïques l’allemand va pouvoir être coloré. En effet les consonnes dans la tradition juive sont alliées à des usages liées aux proverbes issus de la Torah. D’où le yiddish comme passerelle vers l’autre côté, vers l’orient. D’où le fameux l’an prochain à Jérusalem. De plus le yiddish est la mamelouchen. Cette langue de la mère ne tarda pas à devenir la langue mère d’une intelligentsia pan-européenne de I’Atlantique à l’autre coté de l’Oural vers le Birobidjan. Une langue qui pendant un millénaire va permettre aux étudiants de parcourir l’Europe de Metz à Kiev.

Mais aussi de faire trébucher l’allemand et par là même de servir de trébuchet face aux murailles du logique et du rationnel pour introduire le witz [1]et la psychanalyse mais bien avant tout cela tout un imaginaire du shtetl. Un imaginaire dont Singer n’est que le témoin tardif d’un humour de résistance produit entre |e XIV° et XX° siècles. Bashevis Singer non comme conteur mais comme mémoire au sens de Wiesel . Et pour en revenir au trébuchement, qui claudique cher Singer ? Faire claudiquer l’allemand en posant des questions tels les interminables dialogues entre le schnorer, le rebele et le holzhändler[2]. Poser des questions, c’est déjà mettre en place une machine à claudiquer. Suspendre le temps afin de le discrétiser.

D’où la musique comme un escalier pour le musicien qui tombe du toit (Singer). La musique ou la mesure liées aux entiers. Le yiddish c’est la mesure contre les satrapes russes ou allemands liés à Aristote. La mesure est le terrain épistémologique de la physique, sans mesure, pas de physique, sans ces vilains quanta (Einstein), les lampes ne peuvent pas briller dans l’ultra-violet. De ce monde du saut, nous allons vers le limité (shadaï) des morceaux d’exponentiel sont aussi importants qu’une belle courbe. Le myriagone[3] aurait dû orienter Descartes vers la rectification et non vers le continu. Spinoza comme opticien et polisseur de verre savait le temps et la limite. C’est déjà la puissance du shadaï sur l’infini.

Jacob mesure avec son échelle ce qui le sépare du pardes. Enclore l’allemand dans les lettres hébraïques et cela par l’intermédiaire des tor, en anglais gates ou portails. Ceux-ci sont codés, ils ne sont pas 731 mais 22! Il s’ agit de modérer l’infini du saint Empire romain germanique. Le yiddish va permettre l’encerclement d’Aristote et le dépassement des éléments par les ondes, musique et lumière. Le Zohar fait-il retour contre Aristote ou au contraire, en tant que sefer venant après le golem de la lettre, est-il la coupure epistémologique nécessaire pour dépasser la notion d’élément?

En affirmant que « la lumière soit ! », le Zohar met en place une subversion de l’élément par la lumière. Cette révolution épistémologique trouvera son plein épanouissement dans les vilains quanta (une pierre tout un programme zybstejn : 5040 ]) nouvelle échelle de Yacoub le tordu, le boiteux, l’indirect, celui qui reçoit la bénédiction à la place de l’autre. Mais l’échelle elle-même pour les sephirot devient une discrète dialectique du manifeste et du non-manifeste, la flamme de la veilleuse éclairant par l’obscur (Haim Zafrani). De la même manière les golem ou golim ne permettent pas que les tableaux de combinaisons soient visibles comme dans Matrix, qui n’est qu’une pâle copie des 22 portails de Rava. Seul Worms indique l’immensité des megilot pour organiser le sable, de la même manière, l’ADN replié sur lui-même par les tensions quantiques des liaisons tel un golem en une hélice de lettres. Ainsi le yiddish, loin d’être un simple langage judéo-allemand est aussi une machine à penser. Les lettres mises en série produisent le monde.

Mais pour ceci, nous devons rappeler le rôle du chérubin spécial. Dans son livre sur le Golem, Moshe Idel[4] consacre un chapitre aux cabalistes de la France du Nord. Mais de quelle France s’agit-il? Nous sommes au XII°, XIII° dans une France qui se souvient de Charlemagne et autre Roland. D’où une coupure moins nette à cette époque entre la Francia occidentalis et l’autre, Francia orientalis. Ce cercle est don dans l’espace judéo-allemand. Ce groupe de rabbins étudie plus précisément la merkava.[5]

De plus il faut avoir Eleazar de Worms en point de mire comme rapporteur du golem de la lettre. Mais quelles lettres, quels seferim, livres ou chiffres, chiffres/lettres, de plus quelles grammaires, quels aleph-beith?

L’humain peut-il faire seul ce calcul du monde? Ne peut-il pas trouver un auxiliaire tel que Rava, avec crainte, l’a aperçu : « Retourne chez les pieux, la volte-face de la femme de Loth, avant l’anéantissement ». Mais cet auxiliaire arrive, et quelle arrivée sur une sorte de complexe de constellations (Lion, Aigle, Taureau, Dragon). Le tout est uni par des éclairs gigantesques, autrement dit de puissants champs électromagnétiques, en un mot une créature des temps d’Enoch !

Mais pour trouver l’espace d’un shaddaï, nous parlerons plus simplement de lumière. Pourquoi réduire ces champs à une lumière? Il s’agit de re-venir vers la voix « Ils virent des voix » Nous ne faisons que descendre l’échelle des sephirot. Nous passons des 236 parsanges de la nuque de I’Eternel, à la possibilité de créer par le mot un mur de lumière, une colonne de lumière, des matrices et des cylindres de données. Mais le plus curieux, c’est que la lumière est avant les luminaires. Evidement, ceci paraît étrange, mais après tout sur une simple chandelle, c’est la zone obscure qui crée la zone bleue puis la zone blanche. Nous savons aujourd’hui que I’essentiel des radiations est invisible. Cette lumière émanant des sephirot peut-être non seulement sombre mais lourde, lourde des luminaires, dont notre soleil. Cette familiarité et pourtant étrangeté va permettre à Einstein d’imaginer tel un lutin malicieux chevaucher un rayon lumineux.

Sans subversion par la lettre hébraïque de l’allemand, il n’est pas possible de laisser sa place au conte, au compté (Sefer Yetsirah). Et d’où vient cette intuition des histoires de Feynman. A l’allemand calculant avec des chiffres, le yiddish propose les lettres comme chiffres.

Cantor propose de classer les infinis en aleph afin de réaliser un shadaï de la magie grecque de l’infini. Ses contemporains dirent que Cantor devint fou avec ces aleph, mais n’était-il pas entré dans un des pardes par effraction? Le mathématicien mettait en place le calcul par les lettres rejoignant le grand Eléazar de Worms. Mais aussi cette mesure des infinis va à l’encontre de la prétention des empires AEIOU[6], devise de l’empire autrichien, à la suite du pape et du Saint-Empire romain germanique.

Mesure non pas au sens aristotélicien, mais bien au sens de l’échelle séfirotique à chaque ordre sa mesure un univers tel une gigantesque éponge de Menger. Ceci nous conduit vers le temps du calcul en tant que ruse, des artefacts d’Enoch. La tour de Babel est le prototype de ces temps, temps de la destruction du langage afin de mettre fin à cet assaut du ciel. D’où modérer la magie de l’infini grec par cette langue particulière qu’est le yiddish.

En un mot en perdant le yiddish nous avons perdu le passage des mers et des déserts de la Chine à Aix-la-Chapelle, le chemin de la soie et de l’éléphant.

La différence fondamentale entre Aristote et la kabbale c’est la lumière. Aristote a besoin des éléments, la bougie suffit à la kabbale. A partir de la lumière sombre ou de la lumière lourde portant en elle les luminaires, elle crée le monde. Ainsi nous sommes dans un monisme idéel à la manière de Husserl. Le flux des vécus n’est que la lumière descendant des constellations entre autres. Ainsi il y a une instance matérielle, la lumière distribuant tous les éléments, le récit des jours n’est que la conséquence du «bara Or».[7]

J.-L.M.

 

[1] La plaisanterie

[2] Marchand de bois

[3] polygone de 10000 côtés.

[4] S’agit-il de lui ?

[5] Le char céleste dans la vision d’Ezechiel qui inspira de nombreux mystiques

[6] acronyme usité par les Habsbourg.

[7] Créa la lumière

 

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