Nous pressentons déjà que nous allons tous perdre quelque chose que nous aimions. Je ne parle pas ici des malheurs personnels, des chagrins, des pertes inconsolables que vivent ou vivront de nombreux êtres humains en ces temps épidémiques. Je songe à autre chose de beaucoup moins brutal mais de tout aussi irrémédiable que la mort, un sentiment insidieux, tenace de fin de civilisation. Et dans ce sentiment étrange de la perte d’un monde, il en va aussi de notre complicité plus ou moins grande avec lui, avec quelque chose ou des choses, plus ou moins nombreuses que nous aimions par lui et en lui. Nous pressentons déjà que ce qui s’est ruiné en quelques semaines, c’est notre présence insouciante au monde et l’ensemble des appuis et des harnachements par lesquels nous rendions cette présence plus complice qu’étrangère. Nous avons tous perdu une part de notre complicité avec la civilisation.
O bien sûr, nous ne pleurons pas l’effondrement de la société spectaculaire-marchande, mettant en scène par tous les moyens techniques possibles, son narcissisme, sa frénétique boulimie de neuf, son rêve infantile de village planétaire. Cette société-là avait, si l’on y regarde bien, sombré depuis bien des années. Plus personne ne rêvait d’Amérique, ou du moins de cette Amérique façonnée par une certaine idée de la démocratie et du progrès, forgée après la défaite des fascismes européens. A l’instant même où le mur de Berlin s’était effondré en 1989, emportant dans ses gravats le communisme soviétique, la société américaine désormais sans rivale, sans ennemie, n’avait pas tardé à se mutiler et à renier ses ferments d’utopie. Mais avons-nous fait mieux en Europe, après 89 ? Avons-nous pensé une autre civilisation, un autre rapport au progrès, aux sciences, à la richesse, à la justice sociale ? Non. Nous avons suivi, en traînant parfois les pieds, mais nous avons suivi. Quelque chose que nous aimions dans notre monde, indissociable de ce que nous détestions en lui, nous y faisait prendre appui. Ce n’est pas le plus petit effet apocalyptique de cette pandémie virale : Nous retrouvant brutalement sans nos plus chers étais, sans nos plus intimes appuis, il devient au-dessus de nos forces d’accorder encore un appui amical, ne serait-ce que lointain, à ce monde. Comment prendrions-nous une fois de plus au sérieux la triomphale marche du progrès dont on nous martèle sur tous les écrans, sur toutes les ondes, que s’il n’est pas interdit d’en contester certaines injustices marginales, il est absolument déraisonnable d’en nier l’impérieuse nécessité ?
En si peu de temps que cela nous suffoque, le sentiment de la présence insouciante au monde s’est volatilisé et pas seulement sous l’effet contagieux de la peur. Nos modes de pensée, nos échelles d’évaluation de ce qui compte, notre plus ou moins grande clairvoyance dialectique ont été affectés tout uniment. Nous avons perdu dans la tourmente nos guides et nos experts, ceux en petit nombre qui bornaient la pensée à la philosophie et ceux qui, en bien plus grande quantité étaient convaincus de pouvoir s’en passer par les seuls miracles de la technologie. D’une certaine manière, l’humanité ordinaire pressent qu’elle est livrée à elle-même.
Aussi bien, le monde n’est pas devenu seulement plus dangereux, il s’est entièrement révélé en quelques semaines comme un monde authentiquement kafkaïen. Et dans un tel monde, comme l’a dit Kafka, il va nous falloir apprendre à penser et à agir, sans appuis, sans ces appuis que nous aimions et dont nous commençons tout juste à pressentir la perte. Et d’abord et en premier lieu, ce que nous avons découvert et dont nous confessons avec trouble, avec tristesse l’impact dévastateur, c’est une certaine forme de paralysie ou d’impuissance de la science médicale. La mise en sécurité de l’humanité globale par la médecine qui était un des piliers de notre civilisation a failli. Cette pandémie mortelle succède à trois lourdes alertes virales, heureusement avortées, qui se sont succédées en une dizaine d’années. Et on ne peut pas ne pas songer aux prochaines. Soyons clairs ! Pour l’heure, et avant qu’un collège international de chercheurs, de médecins, de virologues ne jette de véritables lumières sur les épidémies virales ou sur leur traitement, il n’est pas excessif de dire que l’appui médical serein à ce monde a sauté !
Il est aujourd’hui une autre évidence que nous osons à peine formuler, tant elle est écrasante, tant elle pèse sur nos vies, tant elle nous fait ressentir la perte de ce que nous aimions si naïvement hier : la proximité du monde lointain est ajournée pour une durée indéfinie. La distance s’éprouve à nouveau dans toute sa rigueur, et pas seulement sous l’espèce des mesures de distanciation entre les hommes conçues à titre prophylactique contre la propagation virale.
Ce qui a été brisé, plus essentiellement, c’est l’articulation prolifique de la science, de la technique et de l’économie qui a gouverné la pensée politique et la vie du plus grand nombre depuis l’après-guerre. Ce qui a été enseveli en un rien de temps, c’est le fantasme d’une économie-monde unifiant à grande vitesse l’humanité tout en la soumettant à un frénétique mouvement de délocalisation des hommes et des productions.
Et nous commençons à pressentir vraiment certaines choses qui restaient jusque-là des hypothèses marginales :
– Plus hautes seront demain nos exigences scientifiques, et plus modeste devra être notre « train de vie ».
– Plus ardentes seront nos recherches dans tous les domaines du savoir, plus partageables le seront-elles grâce aux satellites et aux fibres, et plus nous aurons à réapprendre à vivre dans des économies proches.
– Plus excentriques et puissants seront nos échanges intellectuels par-delà les frontières, et plus nous aurons à penser dans toutes ses conséquences humaines et politiques l’enracinement.
Il nous faut considérer que le repos forcé qui est le nôtre, pour cause de confinement, n’est pas une simple parenthèse ou un avant-goût de retraite, mais une veillée d’armes !
Claude Corman le 04/04/2020