Quelques notes sur la guerre

Où que nous soyons, qui que nous soyons, nous sommes des étrangers sur
cette terre ! Et cette étrangeté n’est jamais aussi âpre, aussi douloureuse
que quand le « félon démon » de la guerre restaure devant nous, à la face de
tous, l’absurdité des frontières. Lorsque le noir souffle des bombes
traverse nos consciences assoupies, la farce tragique de la guerre nous fait
douter de toutes les légitimités territoriales, de tous les ancrages et de
toutes les occupations de la terre. Nous aimerions alors saluer les nomades
et essayer de vivre en poètes sur la terre et pourtant nous en sommes
incapables, parce que, comme l’a dit l’auteur de la Crise de l’humanité
européenne[i], « la terre ne se meut pas » ! La terre ne
se meut pas, nous ne sentons pas le vertige des tourbillons astraux, nous ne
sentons pas la sphéricité de la terre, sa vitesse de rotation, peu nous
importe que la terre tourne autour du soleil ou l’inverse. Quand la terre ne
se meut pas, Galilée et Ptolémée partagent la même couche mortuaire… Et
voilà arrivé le temps des Edmond Gloster et des Poutine ! Le temps de ceux
qui prennent très au sérieux l’immobilité de la terre et l’usufruit…

Combien étrangers étaient ceux-là mêmes qui à Baltí, dans l’ancienne
Bessarabie des Tsars devenue la République indépendante de Moldavie, avaient été envoyés là pour remplacer les anciens habitants juifs de la ville !
Combien étaient-ils étrangers, sans même le savoir, persuadés de vivre la
longue histoire d’une locale résidence ! Et pourtant, je n’ai jamais
rencontré de gens plus étrangers à un lieu. Ignorants du passé, russophones
transférés pour leur poids « ethnique », ils vivaient aussi sans futur, je
crois, en tout cas sans curiosité ni inquiétude, coincés dans l’étroite
fenêtre du temps qui borne provisoirement les parcelles de la terre. Arrivés
là par la volonté d’un empire qui se croyait, non sans raison le meilleur du
monde, ils « possédaient » innocemment un endroit qui autrefois avait été un
coin du Yiddishland. O, quelle tristesse que celle de l’ancrage territorial
amnésique, recroquevillé dans l’oubli comme dans un bon droit !

Aujourd’hui, nos cœurs saignent d’une autre blessure, d’une autre plaie. Ce
ne sont plus les bandes nazies des Demjanjuk[ii], supplétifs
ukrainiens des commandos de la mort hitlériens ni les plus anciens
pogromistes des troupes de Petlioura qui versent du poison dans nos âmes. La
poussière du temps a depuis longtemps couvert les tombes des martyrs et des
bourreaux.

Non ! Quand bien même Poutine brandit le suprême argument moral de la
dénazification de l’Ukraine et que de jeunes soldats russes emprisonnés
confessent à leurs geôliers qu’ils croyaient venir libérer Kiev et Kharkov
des « nazillons », c’est une autre page de l’Histoire qui se tourne.
L’ukrainien est bombardé, chassé, condamné à l’étrangeté suffocante de
l’exilé et de l’apatride. Cela seul est la vérité entière du moment !

Et de quelle amère ironie fait preuve celui-là même qui a fait de la
Transnistrie un pâturage de blindés et de chenilles, à parler de l’Ukraine
comme d’un artefact historique. Par centaines alors, les artefacts couvrent
les sols de la planète. Aucune nation, pas même celle qui tire fierté de sa
grandeur et de ses titres antiques de baillage n’est authentiquement
légitime et ne l’a jamais été. Ni la France, ni l’Espagne, ni la Russie !

Toutes les nations ont été enfantées par les conquêtes, les crimes, les
résistances et les trahisons. Toutes sans exception sont étranges et
artificielles et le droit international qui proclame l’inviolabilité des
frontières n’est jamais que le fragile antidote à la guerre perpétuelle. La
Russie de Poutine en Ossétie, en Crimée, dans le Donbass et dans l’Ukraine
entière en a décidé autrement. Elle a choisi de reconfigurer ses «
frontières inviolables ».

Peut-être se mêle-t-il au fracas des bombes quelque nostalgique
réminiscence de la Sainte Russie des Romanov, ou plus encore du très
respecté empire de Staline. Il est vrai que la Russie soviétique, si
effroyable et criminelle qu’elle ait été par sa dimension totalitaire, avait
malgré tout établi entre des dizaines de petites nations ennemies un commun
dénominateur d’existence. Les Georgiens et les Abkhazes, les Arméniens et
les Azéris vivaient alors sous le joug d’une Terreur qui avait des vertus de
paix. L’homme rouge existait pareillement à Bakou, Petersburg et Tiflis.

 Aujourd’hui, aucun horizon révolutionnaire, émancipateur n’éclaire les
sombres brumes de la guerre russo-ukrainienne. Il n’est donné à personne
d’en anticiper les séduisants effets, comme lorsque l’on se plait à imaginer
après deux coups, la nouvelle alliance post-atlantique de l’Europe et d’une
Russie bouleversée. Non ! La fraude est exhibée d’emblée, dans toute sa
brutalité. Poutine mène une guerre impérialiste, au vu et au su de tous. Et
qui se risque à le dire dans son propre pays est convaincu d’indignité
nationale et aussitôt embastillé.

Pourquoi les Ukrainiens s’abandonneraient-ils à une telle dictature ? Qui a
envie de vivre dans une dictature ? L’ « Anschluss » russe est en cela un
échec.

Que doivent penser les plus vieux généraux russes du coup de poker de leur
plus vif et maladif « produit », nourri dans les offices paranoïaques
des services de sécurité, bercé en son enfance par les comptines de la
guerre froide et de l’hiver nucléaire ? Pensent-ils un seul instant que
Poutine par sa guerre en Ukraine lave l’affront des humiliations
contemporaines de l’effondrement de l’URSS et restaure l’orgueil de
l’éminente nation russe ?

Non sans doute pas ! Ou s’ils le pensent, c’est que le temps, comme à
l’époque de Lear est sorti de ses gonds, excitant la folie dans l’esprit des
puissants !

Comment nous redresserons-nous ? Comment se relèvera l’Ukraine assiégée,
meurtrie, dépecée, découpée en morceaux d’inégale souveraineté au gré de son tutélaire voisin ?

Le président ukrainien a appelé l’Union européenne à admettre son pays en
son sein, dans l’urgence. Mais qu’est-ce que l’Europe aujourd’hui, qui a mis
à genoux la Grèce de Tsipras et tolère la xénophobie affichée d’un Orban ?
A-t-elle encore dans son âme secrètement déchirée et inquiète autre chose
qu’une ambition technologique et marchande de moyen confort ? Oui,
peut-être, si, durablement réveillée du sommeil de la raison où l’avaient
plongé autrefois ses plus fanatiques chefs, elle devient vraiment
hospitalière à l’étrangeté. O que l’expression est trouble et malaisée à
comprendre ! Une Europe à la fois ancrée et déracinée, vivant à la fois sur
une terre qui se meut et une terre qui ne se meut pas, qu’est-ce que cela
veut dire ?

Jusqu’ici l’Europe a conjuré la guerre en enfermant ses monstres ou en les
exposant à l’opprobre publique. Or, les démons ne se volatilisent pas parce
qu’on les met en cage, mais quand une civilisation ne craint pas de faire de
la politique avec des rêves d’humanité. Si les « félons démons » ont été un
temps anesthésiés par Auschwitz et Hiroshima, ils se sont hélas réveillés,
encore timides, balbutiants mais prêts à surgir sur notre continent avec la
même vigueur qu’en Russie.

Il ne suffit pas pour construire la paix en Europe ou ailleurs de
consolider des glacis et des territoires « souverains » réputés intouchables
sous l’œil sévère de la diplomatie onusienne. Il nous faut chercher
inlassablement la clé qui dissocie la politique des peuples de la politique
des nations. C’était du reste l’esquisse de l’homme européen.

Alors seulement l’humanité pourra-t-elle vivre sur une terre qui se meut et
dont le mouvement irrépressible remplira d’humilité, de vertige et d‘effroi
l’esprit méprisant des forts.

C.C.


[i] Edmund Husserl (1859-1938). Philosophe logicien, fondateur de la phénoménologie, autrichien puis prussien.

[ii] Ukraino-américain accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, commis lorsqu’il était
garde dans des camps nazis pendant la 2nde guerre mondiale.

Brèves infos familiales

Mon père et mon oncle Aron, les deux aînés d’une fratrie de quatre garçons, Aron, Lazar, Lev et Abraham sont partis en France en 1926, faire  des études de médecine, mais aussi pour « échapper » à l’antisémitisme de la société roumaine de l’entre-deux guerres. Mais c’est de l’obsession stalinienne de transfert (ou de « neutralisation ») des populations suspectes que ma famille eut à souffrir le plus. Mon grand père Gabriel et mon oncle Abraham ont été déportés dans le Caucase, sous un « triple » chef d’accusation : juifs, koulaks et moldaves.

Abraham, le plus jeune frère étant épileptique, ne fit pas d’études supérieures. Ses trois frères lui cédèrent chacun leur part personnelle de la propriété familiale, ce qui eut pour fâcheuse conséquence de le transformer en koulak !

D’après ma tante Marguerite, l’épouse de Lev qui vécut en Roumanie jusqu’au milieu des années cinquante, Gabriel, mon grand père ayant donné sa pelisse et ses bottes à son jeune fils Abraham est mort de froid dans le train. Personne ne sait où, précisément s’est arrêtée sa vie. In memoriam, son nom est gravé sur la tombe de sa femme, Sarah, dans le carré israélite d’un cimetière de Vienne, en Autriche, où elle est morte en 1937 d’un cancer du pancréas. 

Abraham fut déporté dans une république soviétique caucasienne, au Tadjikistan ou en Ouzbékistan, je ne saurais le dire avec exactitude. Il y passa le reste de sa vie jusqu’à son départ pour Israël.

Assez bizarrement, il y eut des gens de ma famille paternelle haut placés dans le PCUS. Un jour, bien avant la chute du rideau de fer, ce devait être en 1973, une femme austère, froide, sèche (c’est mon souvenir) vêtue sans la moindre fantaisie et parlant uniquement le russe, a rendu visite à mon père à Saint-Gaudens pendant ses vacances françaises. Je me souviens très bien qu’elle a fait  reproche à son cousin de lui servir une bouteille de vin poussiéreuse, comme si mon père n’avait aucun égard pour une dirigeante communiste et la traitait en « prolétaire ». Ce vin était un Haut Brion.

Pour le reste, hélas, il ne me reste rien de cette visite surprenante. Je ne parlais pas du tout le russe et mon père faisait des efforts pour en baragouiner quelques miettes. Sa langue maternelle avait quitté son esprit et il ne me serait pas venu à l’esprit d’en faire mon interprète. Mais je garde de cette rencontre un souvenir dépité. J’aurais aimé poser des questions à cette lointaine parente. Comment avait-elle fait pour devenir une dirigeante du PCUS ? Supportait-elle sans état d’âme d’œuvrer chaque jour en faveur d’une dictature bureaucratique ? Imaginait-elle encore écrire les pages vivantes du socialisme ?

Ou avait-elle simplement pris son parti d’une situation politique qui lui ménageait quelques faveurs, quelques plaisirs comme celui de visiter l’Europe occidentale ? Je n’en ai aucune idée.

En tout cas, Papa n’apprit rien de nouveau sur la disparition de son père. Il revit son frère Abraham une première fois en Russie soviétique, à Moscou dans la seconde partie des années soixante dix puis une seconde et dernière fois en Israël, où Abraham avait émigré en 1980 grâce à la filière roumaine de transfert des juifs russes qui valut un temps à Ceausescu une aura de leader éclairé en Occident.

 Abraham mourut dans l’année qui suivit son arrivée en Israël. Il vivait dans un camp de réfugiés russes à Haïfa, dans l’attente d’un appartement plus confortable. A son frère Lev, médecin angiologue vivant à Philadelphie et qui résidait pendant son séjour israélien à l’Hôtel King David de Jerusalem, Abraham fit part de son irritation, de sa déception, dans des termes sans ambiguïté. Lui et sa femme Nourit vivaient mieux dans leur petit appartement caucasien, ils avaient une télé, une vie sans histoires, on ne leur demandait rien. Ici, à Haïfa, on voulait lui apprendre l’hébreu, cette langue si difficile et somme toute si étrangère à sa vie. Comment pouvait-il apprendre l’hébreu, lui, ce pauvre homme brisé par la maladie, la déportation, l’éloignement de la famille ? Et puis, ce pays d’Israël, tout y va si vite, tout y est si important… Comment un homme de faible importance pourrait-il s’y sentir à l’aise, en devenir familier ?

Les communistes russes n’avaient pas enchanté sa vie, mais au bout du tunnel, ils s’étaient rachetés, ils lui avaient offert un cadre de vie acceptable, une modeste manière d’oublier les malheurs passés.

Le frère américain se fâcha. Il traita Abraham d’incapable, d’ennemi de la liberté, d’esprit servile qui ne comprenait rien à la chance de sa nouvelle destinée ! Abraham n’eut pas le temps d’enrichir la controverse fraternelle. Il  mourut quelques mois plus tard d’un mélanosarcome métastasié au cerveau, sans avoir pu gagner la France, comme il l’espérait, afin de retrouver Aron et Lazar, mon père.

Je n’ai aucune idée de ce qu’est devenue la maison familiale à Baltì. Dans quelles mains est-elle « tombée » après la déportation de Gabriel et d’Abraham ? A-t-elle été simplement occupée ?

Je sais seulement que nous avions reçu un courrier administratif de la République indépendante de Moldavie ( donc, ça devait être au milieu des années 90) nous proposant de récupérer « nos biens ». En vérité, quand  nous y sommes allés et pour autant que les indications  topographiques de ma tante Marguerie aient été justes, nous n’avons pas découvert la maison familiale. Tout avait été rasé.

C.C.

Mots sur “Les frères de Kichinev” – Malgré tout

Quelques mots sur le roman « Les frères de Kichinev » et la signification de son sous-titre : Malgré tout.

(NDLR : Roman de Claude Corman, paru aux éditions L’Harmattan, collection Amarante.)

En 1897, trois évènements porteurs de vastes ondes historiques, marquent l’entrée dans le vingtième siècle : l’affaire Dreyfus en France qui atteint cette année là son seuil de plus haute intensité, le premier congrès sioniste à Bâle sous la direction de Theodor Herzl et enfin la naissance du parti ouvrier juif dans la zone de résidence de l’Empire russe, le Bund.

Notre récit court sur les cinq années qui séparent la formation du Bund de son retrait de la social-démocratie russe, en 1903, après le massacre de Kichinev, en Bessarabie.

Si la plupart des conversations qui y sont relatées ont un sens politique et moral manifeste, si le double thème du judaïsme et du communisme est récurrent tout au long du roman, et qu’abondent les réflexions croisées sur l’assimilation et la dissonance culturelle, le nationalisme et le fédéralisme européen (déjà bien malade du moins sous sa forme impériale austro-hongroise), je n’ai jamais eu l’ambition d’écrire un texte sur la situation hétérogène des Juifs d’Europe avant la révolution russe et la première guerre mondiale. Je me suis plus sagement borné à raconter quelques fragments de vie et de pensée de trois frères nés en Russie et résident désormais en France et en Autriche.

La famille Roth est originaire de Kichinev, actuellement Chisinau, la capitale de la République indépendante de Moldavie et c’est ce point d’ancrage géographique qui me relie intimement à l’histoire de ces trois frères.

Mon père est en effet né au nord de Kichinev, à Balti. Avec son frère aîné Aron, ils sont partis faire leurs études supérieures en France en 1927. Il n’est pas aisé d’intégrer précisément la Bessarabie dans la carte géographique actuelle de la Moldavie. Quand on se rend de nos jours dans la région, on mesure à quel point la Moldavie est un territoire controversé, sans unité historique. A l’Ouest, à Iasi, on est en Moldavie roumaine, puis on passe la frontière de la République indépendante de Moldavie, dans laquelle se trouvent les villes de Balti et de Chisinau, et de l’autre côté du Dniestr, on foule le sol de la petite République de Transnistrie, qui n’a pas d’existence légale internationale, mais qui défend inconditionnellement les intérêts de Moscou. Plus au Sud, le district autonome de Gagaouzie est peuplé de chrétiens orthodoxes turcophones. Aux anciens brassages et échanges de populations entre les empires russes et ottomans, se sont ajoutés les transferts de populations russophones dans l’après-guerre, quand Staline voulut reforger l’ancienne Bessarabie des tsars. Les antagonismes culturels, linguistiques et politiques entre les populations tournées vers la grande Russie et celles qui regardent vers l’Europe s’illustrent dans le passage des frontières. Franchir les quelques mètres qui séparent la Moldavie roumaine de la République indépendante de Moldavie, était il y a quelques années plus compliqué que changer de continent ! Chaque douanier, chaque policier des frontières semblait exercer à lui tout seul un droit de vie ou de mort sur nos papiers. Sans doute, quelques dessous de table étaient-ils de nature à saper les obscurs principes d’une telle dictature, encore fallait-il savoir à qui les remettre afin de ne pas envenimer la concurrence âpre et glacée que se livraient de chaque côté de la frontière les contrôleurs galonnés de l’identité !

Toutefois, avec de la patience, on passe la frontière à Ungheni et on est en république moldave indépendante. Sur les routes qui amènent à Balti, les charrettes de paysans rappellent la contrée syldave du « Sceptre d’Ottokar » de Hergé. Mais, à Balti, l’atmosphère est beaucoup plus étrange. La population majoritairement russophone semble étrangement intemporelle comme si, n’ayant plus de passé, elle n’avait pas davantage d’avenir. Un char de l’armée rouge sur la vaste esplanade centrale de la ville et les effigies sculptées de Marx, de Lénine et de Staline au sommet du plus grand immeuble de la place rappellent les heures glorieuses de l’Union soviétique. Mais il ne reste rien, absolument rien de la Balti juive. Les bombardements allemands pendant la guerre ont détruit la ville, les déportations et les exécutions par les nazis et leurs supplétifs ukrainiens et roumains, et enfin l’exode d’après-guerre ont quasiment éliminé toute trace de judaicité bessarabienne.

Ma grand-mère Sara n’imaginait pas un avenir à ses deux fils aînés dans la Bessarabie devenue roumaine en 1919 et elle avait trouvé le courage de les envoyer faire leurs études en France, un pays prestigieux, libre, cultivé, le pays de Hugo, de Voltaire et de Zola, ajoutait-elle. C’est comme si la France antidreyfusarde et antisémite des Drumont, des Barrès, des Maurras, des Déroulède et des assassins de Jaurès n’existait tout bonnement pas. Ce qui comptait à ses yeux, c’était l’âme d’un pays et l’âme de la France était ailleurs, dans les Lumières et la République libre et fraternelle. Sans doute faut-il regarder un pays de très loin pour en ignorer aussi délibérément les insuffisances, les étroitesses, les lâchetés, tout ce qui en pourrit la grandeur ou en trahit l’âme profonde. Et en écrivant ces mots aujourd’hui, j’en mesure le caractère emphatique et un tantinet ridicule : qu’est ce que l’âme d’un pays, qu’est-ce qui en caractérise la grandeur ?  Dirait-on qu’à jamais la Grèce antique de Homère et de Platon coule dans le sang de tous les hellènes, des Caramanlis et des Papandreou, ou que le génie des artistes de la Renaissance italienne n’est pas absent des cénacles politiques de la Ligue lombarde ou du Forza Italia de Berlusconi ? Et pourtant, c’est ainsi que ma grand-mère Sara regardait la France, comme un pays qui avait su dire au monde des choses essentielles sur la liberté, l’égalité, la fraternité. La France valait toujours mieux que ses indignes serviteurs d’un temps ou que les mauvais interprètes de son génie qui en barricadaient l’accès aux métèques. J’ignore sous quelle forme Sara a transmis cette vision des choses à ses fils mais j’avoue que ce regard délibérément positif et optimiste sur la société française a été celui de mon père presque toute sa vie. A l’occasion des fêtes familiales, il avait l’habitude de lever son verre à tous ceux qui, présents ou absents, avaient peuplé sa vie, ce qui est assez commun, mais aussi d’introduire la soirée, ce qui l’est moins, par un « malgré tout » ! « Malgré tout, disait-il, malgré toutes les déceptions et les tristesses, malgré tout ce qui peut vous paraître bas, médiocre, insignifiant ou hors d’à propos (cet hors d’à-propos rassemblait sans doute dans son esprit toutes les mesquineries claironnées à haute voix de l’époque) nous devons saluer le fait de nous retrouver ici, ensemble. C’est une grande joie. ». Jamais il n’entamait une conversation en se plaignant de la France, ou en vantant les mérites de l’Amérique, de Londres ou d’Israël.

Sara avait conclu une sorte de pacte secret avec mon père : « Vis ta nouvelle vie en France et détourne ton regard de la Roumanie ! » Il ne nous a jamais ou si peu parlé de Balti que j’ignore tout des paysages, du climat, des senteurs, des cultures, des jeux entre frères, des musiques, de la cuisine de son pays de naissance. Il ne nous raconta jamais rien sur sa vie en Bessarabie et j’ai longtemps cru que mon père était né adulte. Si la plupart des gens contraints à l’exil par la guerre, la misère, les discriminations gardent dans leur cœur la mémoire secrète de leur enfance et manifestent à l’occasion une nostalgie du pays où leur conscience et leurs sens se sont éveillés au monde, je crois que mon père avait, selon l’une de ses expressions favorites, tourné radicalement la page. Le choix fort de Sara avait endigué pour longtemps, sans doute pour toujours, les réminiscences de l’enfance et jusqu’à leurs inconscients et anecdotiques jaillissements dans une émotion ou une conversation. Sauf sur un point : la distinction, sur laquelle il se montrait intransigeant, entre la Russie et la Roumanie. Mon père avait été un sujet russe, avant d’être français et s’il nous encourageait à lire les œuvres des grands maîtres de la littérature russe, il n’avait aucune connaissance du folklore transylvanien et subcarpathique qui nous fascinait avec ses vampires et ses chaumières remplies de tresses d’ail. Avait-il lu Mihail Sebastian, Paul Celan ou Benjamin Fondane ? Je l’ignore. Le seul écrivain roumain dont il parlait avec un peu de chaleur était Ionesco. Il lut tardivement Cioran.

Il adopta le même parti pris d’amnésie volontaire ou plus exactement de silence ou d’évitement sur la période de la seconde guerre mondiale.

Déjà peu loquace sur l’atmosphère politique de la France des années trente, (il nous parlait plus volontiers des bistrots et des académies de billard de la place Wilson à Toulouse), il resta toute sa vie évasif sur les années de guerre, qu’il passa la majeure partie du temps dans la clandestinité. Peut-être l’indécente et hystérique clameur des « libérateurs » qu’il découvrit en 1945, alors qu’il “siégeait” comme médecin israélite dans le comité d’épuration,  avait-elle fermé sa conscience à une pédagogie claire, transparente et avantageuse des évènements. Je crois aussi que sa « tendresse de pitié » pour les perdants et les minables, expression qu’il emprunta plus tard à Albert Cohen, lui faisait percevoir douloureusement les attitudes bouffonnes des vainqueurs de la dernière heure et leur passion trouble des règlements de comptes. Mais enfin, s’il n’avait pas pu être un épurateur heureux, il avait été néanmoins un proscrit du régime de Vichy, un déclassé, un déchu. N’y avait-il là dessus rien à raconter, rien à transmettre ? Le pacte secret avec Sara : tu tournes la page ! balayait les atermoiements, les ressassements, les complaisances, les revendications. Il faut tourner la page, une fois de plus, et avancer. C’est douloureux, bien sûr, de ne pas se mettre en scène, mais c’est le prix à payer pour que la vie continue, ouverte aux lendemains.

Pendant ses années d’étudiant à la faculté de médecine de Toulouse, il avait appris à être français. Peut-être eût-il ressenti plus vivement son affiliation au « parti des métèques » s’il avait opté pour la faculté de droit ou de lettres, mais la médecine était un de ces rares métiers où les Juifs avaient acquis une excellente renommée depuis les temps les plus anciens. Maïmonide avait publié ses œuvres médicales, à Cordoue, au douzième siècle, et le serment d’Hippocrate, dans toutes ses versions corrigées, qui régit le code moral de la profession ne fait jamais référence à un classement ethnique ou social des humains.

Le pire antisémite n’hésitera pas à boycotter les commerces tenus par des Juifs, à propager les plus ridicules calomnies sur les meurtres rituels, à rendre les Juifs responsables de tout, qu’ils soient Rothschild ou Trostki, mais, atteint d’une maladie qui met en jeu sa propre vie, il ignorera délibérément le patronyme du médecin dont la réputation lui fait scintiller l’espoir d’une guérison. Mon père s’installa sur les conseils de ses maîtres de la faculté de médecine de Toulouse dans une petite ville du Piémont pyrénéen, dans le sud du département de la Haute Garonne.

Mais après la débâcle de l’armée français en 1940, l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de « restauration » nationale conduit par le maréchal Pétain et la promulgation des premiers décrets anti-juifs d’Octobre, je suppose que quelque chose s’est brisé, au moins pour un temps, dans son univers mental. Sa confiance « naturelle » dans le génie français, dans la tradition de liberté et de justice de la République, cette foi qu’il avait puisée dans l’amour de sa mère Sara pour la France, ont été ébranlées, et sans doute provisoirement anéanties par la soumission du régime de Vichy aux ordres de l’occupant nazi. L’écrivain roumain Mikhail Sebastian, dans son journal des années de guerre, évoque la défaite de la France en 1940 comme si toute la civilisation éclairée de l’Europe avait disparu le jour de l’armistice signé par Pétain. La chute de la France signait à ses yeux l’entrée dans un univers barbare, et elle était intimement ressentie comme une véritable catastrophe personnelle.

A l’instar de tant d’autres français, mon père vécut une guerre courte. Fait prisonnier à Germiny, il fut rapatrié par un heureux concours de circonstances en France en Octobre 1940. Son frère aîné Aron, moins chanceux, fut interné à Dachau.

Ayant regagné Saint-Gaudens, mon père fit partie des médecins juifs du département privés d’exercer leur profession après la énième publication d’un décret vichyste régissant les professions médicales. Il tenta en vain de faire valoir ses droits, il supplia, il s’abaissa, il mendia une indulgence, une considération, une compassion. J’ai retrouvé la lettre qu’il écrivit à « Monsieur le Président et membre du Conseil supérieur de l’Ordre des Médecins :

Je soussigné Lazare Corman, docteur en médecine domicilié 9, boulevard Bepmale a l’honneur d’interjeter appel de la décision du conseil de l’ordre des médecins de la Haute Garonne en date du 13 Mai 1942, me notifiant que je ne suis plus porté sur la liste des médecins juifs autorisés à exercer et que dans le délai de deux mois après la présente notification, il ne sera plus possible de me maintenir sur le tableau de l’Ordre. Né le 3 Mai 1910 à Balti (Roumanie) et naturalisé français depuis l’année 1935, je suis depuis 1927 en France où j’ai fait toutes mes études médicales à la faculté de Toulouse. Depuis 1937, j’exerce ma profession à Saint-Gaudens.

J’ai été mobilisé comme médecin de bataillon au 11eme régiment d’infanterie le 2 Septembre 1939 et je n’ai quitté cette unité que pour être affecté au 14eme Régiment d’Artillerie de la même division en qualité de médecin du 1er groupe.

J’ai fait ainsi toute la guerre aux Armées.

J’ai été fait prisonnier le 21 Juin 1940 à Germiny (Marne) et ai été rapatrié comme médecin le 29 Octobre 1940. 

J’ai repris l’exercice de ma profession le 7 Novembre 1941 en vertu d’une décision de monsieur le Médecin-Inspecteur de la Santé conformément au décret du 11 Août 1941.

J’ai été décoré de la croix de guerre et cette décoration a été homologuée par décision ministérielle du 9 Juin 1941.

La décision du Conseil de l’Ordre des médecins du 13 Mai courant dont est appel souligne la contradiction d’interprétation des lois et règlements en la matière entre Monsieur le Directeur régional du Service de l’aryanisation économique et monsieur le médecin inspecteur de la Santé.

C’est cette divergence que j’ai l’honneur de soumettre en toute confiance à votre sanction.

Si en exercice de l’article I (paragraphes 1 et 2) du décret du 11 Août 1941, il est peut-être légitime de limiter à 6 le nombre de médecins juifs autorisés à exercer dans le département (bien que l’effectif total des médecins non juifs exerçant dans le département soit de 538) je crois devoir rappeler que je suis du nombre des six médecins juifs installés dans le département avant les hostilités.

D’autre part et surtout le directeur régional du Service de l’aryanisation économique me paraît avoir méconnu les dispositions de l’article I (paragraphe 4) du décret du 11 Août 1941.

Ce texte stipule que « seront maintenus par priorité même si leur nombre dépasse la proportion fixée au paragraphe 1, ci-dessus, les médecins en exercice avant la publication du présent décret qui satisfont à l’une des quatre conditions prévues à l’article 3 de la loi du 3 Juin 1941 en faveur des anciens combattants et victimes de guerre. »

Or il n’est que de se reporter à cet article 3 pour constater que son paragraphe B « vise ceux qui ont fait l’objet au cours de la campagne 1939-1940 d’une citation donnant droit au port de la croix de guerre, instituée par le décret du 28 Mars 1941 ».

En outre de cette discussion de pur droit, je me permets de signaler que mon frère Corman Aron qui est aussi médecin est  prisonnier de guerre en Allemagne et a fait l’objet d’une citation à l’ordre de la division homologuée par décision ministérielle du 12 Juillet 1941, j’ajoute aussi que ma profession de médecin est la seule source de revenus dont je dispose pour assurer ma subsistance et aider ma belle-sœur, femme de mon frère prisonnier.

En conséquence, j’ai l’honneur de conclure à ce qu’il plaise au Conseil supérieur de l’Ordre, réformant la décision entreprise,

Me maintenir au tableau de l’ordre des médecins de la Haute Garonne.

Je joins au présent acte d’appel la copie certifiée conforme par la mairie de Saint Gaudens des 3 évènements suivants :

  1. La décision de monsieur le Méd. Insp. de la Santé en date du 7 Novembre 1941
  2. La décision de l’Ordre des méd. de la Hte Gar. en date du 13 Mai 1942
  3. La copie de ma citation. »

Je suppose que mon père a écrit cette lettre avec l’aide d’un ami, sans doute un avocat. Les tournures de phrase sont celles d’un professionnel du barreau qui tombent plus ou moins bien au milieu d’un développement et les transitions ne sont pas toujours bien maîtrisées. Il me semble que manquent certains mots. Mais cela n’a pas d’importance. Le but est d’apparaître plus français, plus familier des destinataires, en usant des tournures de style propres à la langue judiciaire qui par bien des aspects est ce qui se fait de plus singulier et de plus intraduisible dans la langue d’un autre peuple.

Ce qui me frappe davantage est la lassitude qui saisit mon père quand il parvient à la fin de sa lettre manuscrite. Les abréviations fleurissent soudainement, comme si tout le contenu de cette dictée était soudainement devenu absurde et indigne de la langue de Hugo et de Zola. Il est temps d’en finir avec la rédaction d’une lettre bourrée de « j’ai l’honneur de », adressée à une administration totalement déshonorée, pénétrée par l’esprit nazi de l’aryanisation économique. Par l’avalanche de lois, de décrets et de paragraphes de lois indiqués dans cette lettre, on mesure à quel point le gouvernement vichyste croyait exhiber sa souveraineté, alors que ce maquis grotesque de décisions juridico-administratives prouve la totale servilité de Vichy à l’occupant hitlérien.

Quoi qu’il en soit, cette requête est restée lettre morte et mon père fut forcé de renoncer à son activité de médecin, du moins en pleine lumière et dans un cabinet officiel. Car il travailla clandestinement à Saint-Gaudens, pouvant compter sur l’aide de quelques amis fidèles, la bienveillance d’une bonne fraction de la population commingeoise et parfois le silence de ceux qui, s’étant aventurés sur la voie collaboratrice de la milice, n’en avaient pas moins besoin d’un médecin, dans les heures incertaines de l’existence.

Mon père enfin ne nous enseigna à peu près rien sur le judaïsme. Il n’était pas religieux, et les quelques conversations que j’eus plus tard avec ses frères le confirma. La Haskala, le mouvement des Lumières juives, avait prospéré en plus d’un siècle. Aron et Lev, mes oncles, me racontèrent succinctement que leur famille, à Balti, n’avait aucune sorte de tradition religieuse. Dans la Moldavie de leur enfance, du moins dans leur environnement proche, on considérait les rabbins comme des gens superstitieux et obscurs, qui ne pouvaient apporter aucun bien au peuple juif. On peut aisément concevoir un tel sentiment par symétrie : au début du vingtième siècle, en France, la lutte contre les Congrégations animait les courants politiques radicaux et républicains et le mépris des curés n’était ni rare ni honteux. Mon père mangeait bien du pain azyme pendant la Pâque, mais sans jamais en évoquer la signification symbolique et c’était à peu près tout. Quand bien plus tard, je l’interrogeais sur ses attachements, ses références, ses empreintes juives, il restait tout aussi laconique et mystérieux. Nous pouvions parler des heures de Kafka, de Steiner, de Freud, de Zweig, de Soutine  et même de Schönberg, mais à chaque fois que je forçais une réponse plus précise sur sa vision du judaïsme, il me répétait grosso modo la même chose : « Ce qui est universel ! » Paradoxale réponse, quand on mesure la singularité radicale du phénomène juif, que ce soit sous l’angle historique ou textuel ! Peut-être sonnait-elle juste il y a plus de trente ans, mais combien semble-t-elle déconcertante de nos jours marqués par l’expansion des appels identitaires! Que n’ai-je vu moi-même dans des centres communautaires juifs des gens conspuer les noms de Heine et de Husserl, non pas pour leurs défauts littéraires ou leur manque de clarté philosophique, mais parce qu’il s’agissait de convertis et que par ce seul fait, ils étaient devenus infréquentables ! Et que dire du traitement réservé à Spinoza ? Sa seule évocation fait encore trembler ces juifs studieux, un peu naïfs qui s’efforcent de corriger leurs lacunes théologiques et leur ignorance de l’hébreu auprès de maîtres plus ou moins prestigieux. Spinoza, le traître, le parjure, le pendant juif du Judas des Chrétiens ! Et je suis resté sidéré par le réquisitoire outrancier (une sorte de nouvel herem, ou du moins sa parodie, sa réplique contemporaine) de Jean-Claude Milner contre l’auteur de l’Ethique, dans son livre, Le sage trompeur. Spinoza, précurseur des nazis et des islamistes radicaux ? Zygmunt Bauman avait traité de la décadence des intellectuels, en étudiant l’évolution historique de leur statut de législateurs à l’âge des Lumières à celui d’interprètes dans la modernité. L’art de l’interprète, chez Milner, est devenu si subtil, si inquisiteur, si microscopique qu’il ne reste rien de la fresque générale d’une pensée. Le scalpel de l’intelligence tardive a disséqué le texte, dans tous ses plans et en a révélé ces petites tumeurs qui le transforment en un organisme malade. Quel texte d’importance résisterait-il aujourd’hui à une telle passion des coupes tomographiques ? La philosophie de Socrate serait-elle autre chose in fine qu’une admirable séduction de pédophile ? Quand l’art des interprètes a atteint une aussi vertigineuse et ludique maestria, on peut subodorer que la pensée est en voie d’anéantissement.

Alors, universel ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire, de nos jours ? L’universel n’est-il pas ce qui est audible de tous, ce qui est réellement ouvrant, accueillant, ce qui s’efforce de comprendre et ne s’empresse pas de réduire, de bafouer, de mettre à l’index ?

Benny Levy disait dans la Confusion des temps qu’il fallait pousser le plus loin possible l’intensité d’une lecture, dans son cas, celle de la Torah et du Talmud, pour rendre service à l’humanité entière. Au fond tout l’inverse du cosmopolitisme viennois d’un Stefan Zweig qui pensait beaucoup plus l’humanité dans l’esprit de la synthèse, du compromis et de la supranationalité. Si un Benny Levy avait existé à l’époque de Zweig, il aurait professé des idées radicalement différentes de celles de l’écrivain autrichien, qui, à l’instar de Robert Musil ou de Joseph Roth louaient l’esprit anti-nationaliste de la monarchie impériale. C’est en étant intensément juif, ruthène, polonais, slovène ou autrichien catholique que l’on pouvait rendre d’appréciables services à l’humanité commune ! se serait-il écrié.

La question de l’intensité n’est pas aisément escamotable. Mais en définitive, c’est je crois, une voie religieuse, réservée aux croyants. On doit se plonger entièrement dans le texte biblique afin d’en saisir la vérité essentielle qui, abordée superficiellement nous fuit, et sans plus accorder foi à la pensée européenne qui se débat dans ses confusions, ses relativités, ses syncrétismes. A ce prix, on peut devenir plus humain, plus digne de l’humanité. C’est accepter dans le même mouvement une certaine forme de solitude et d’universalisme des séparations ! La force incomparable d’un riche corpus linguistique et spirituel peut nous affranchir des absurdes contingences de l’Histoire. Quelque chose de plus accompli, de plus éternel transcende les hasards, les futilités, les masques et jusqu’aux malheurs de l’existence dans nos sociétés de masse, déboussolées par l’empilement de cultures et le bavardage médiatique.

Cette question de l’intensité se heurte néanmoins à une objection de poids. Si l’on peut admettre que les cultures juive, amérindienne, germanique, catholique intégriste, sunnite orthodoxe ou gitane, peuvent enrichir, chacune à leur manière, le patrimoine spirituel de l’humanité, en aucun cas, aucune d’entre elles, séparément, ne peut œuvrer à la concorde des peuples, à la paix, sauf à puiser dans chacune d’entre elles ce qu’elle recèle d’universellement partageable. Et je reviens ici, après ce long détour, à la réponse troublante de mon père : « Ce qui compte dans le judaïsme, c’est son universalité ». L’explication qui me vient à l’esprit est la suivante : partout où ils ont vécu en diaspora, aux quatre coins du monde, les Juifs ont en règle fait la double expérience d’être des minorités, non souveraines, exposées à l’arbitraire des autorités politiques et théologiques locales, et de pouvoir néanmoins mettre en tension leur culture, leur langue, leur vision « ondulatoire » de l’univers et du temps, avec leurs respectifs environnements. Ce fut  certainement un évènement unique, en tout cas très rare par la durée et la fécondité de ses arborescences et de ses développements. Ce qui en a résulté est peut-être ce quelque chose d’universel qui, je crois, nous fait aujourd’hui défaut. 

Cela explique sans doute qu’à mes yeux, le judaïsme est riche de mille choses, de mille lectures souvent contradictoires, peut-être irréconciliables. Je ne saurais pour autant en fixer une hiérarchie ou un ordre d’importance. Je distingue mal en quoi la lecture de Kafka, de Joseph Roth, de Canetti, de Steiner, de Benjamin ou d’Arendt est « moins juive » que celle d’Adin Steinsaltz, d’André Neher, du rabbi Loeb, de Rabbi Naham de Braslav, de Buber ou de Franz Rosenzweig.

De nos jours, toutefois, la seconde liste emporte largement les suffrages de la « majorité ». La renaissance d’Israël en Terre sainte, deux mille ans après la destruction du second Temple, et surtout depuis l’enfer d’Auschwitz, a polarisé à l’extrême l’existence juive. C’est comme si une sorte de cohérence, d’unité du peuple juif, retrouvant tout à la fois sa souveraineté, son pays et sa langue avait déclassé les multiples facettes de l’être de la Galout, le judaïsme assimilé et européen des Viennois , la culture hassidique non sioniste des juifs orientaux, le judezmo du monde séfarade, les rêves socialistes des bundistes.

Ma grand-mère Sara, qui faisait partie des Ostjüden, des Juifs de l’Est, et vivait dans l’aire géographique de la Bucovine et de la Bessarabie n’était pas moins éloignée des milieux juifs religieux que ne pouvaient l’être Freud, Schnitzler, Zweig ou même Herzl au tournant du siècle dernier, dans la capitale des Habsbourg. Quand les Juifs « libéraux » de Vienne, dans les années 1880 virent débarquer leurs coreligionnaires chassés de Galicie, de Bucovine ou d’Ukraine par la misère ou les pogroms, ils n’imaginaient pas faire partie du même monde, encore moins du même peuple. Un patron de la presse viennoise, du temps de la Neue Freie Presse ou du Neus Wiener tagblatt considérait ces Juifs de l’Est parlant un mauvais allemand, saturé de mots yiddish, accoutrés bizarrement, et aux manières si peu distinguées, comme des étrangers plus ou moins repoussants. Herzl, le théoricien du sionisme méprisait le yiddish qu’il tenait pour un jargon de ghetto. La prétendue unicité de l’être juif moderne, définie par une fidélité plus ou moins charpentée à la Tradition, une pratique cultuelle élémentaire, la fréquentation des centres communautaires et la solidarité inconditionnelle avec Israël est à bien des égards forcée et on se demande pourquoi un Edgar Morin ou un Daniel Bensaïd ont cru devoir recourir à des contorsions sémantiques telles que « juif non Juif » ou « spinozant », pour s’auto-définir, sauf à prendre au sérieux et à la lettre cette unicité imaginaire.

Par l’impératif de mémoire, ce qui mérite d’être gardé et transmis se faufile dans le temps chaotique des générations. Quelque chose de primordial, qui échappe aux lois matérialistes de l’entropie historique, est mis en lieu sûr et chaque nouvelle génération doit étudier ce quelque chose, cette parole à part. Or, l’éloignement du temps de la Révélation sinaïtique concerne honnêtement chacun d’entre nous. L’approfondissement de nos connaissances, de la paléontologie à la biologie moléculaire, de l’histoire du monothéisme à l’astrophysique nous masque désormais, du moins à la plupart d’entre nous, la pleine lumière de la scène.

D’une certaine manière, nous ne sommes déjà plus assez naïfs pour adhérer au sens littéral des Ecritures, mais nous sommes encore beaucoup trop ignorants pour prendre la mesure du monde, de la vie, de l’Univers, dans leurs affolantes et énigmatiques dimensions. Nous sommes au milieu du gué, incapables de lâcher prise à nos traditions, à nos géniaux textes culturels et religieux de l’Antiquité tardive, et nous n’avons pas acquis une connaissance suffisamment aboutie pour résider dans la joie et la béatitude, comme l’avait espéré Spinoza.

En ce sens, le désenchantement du monde est autant le fruit de nos connaissances que de notre immense ignorance résiduelle.

Un jour que je citai mal et sans doute de façon erronée les propos de Levinas sur la paternité et l’éternité, suggérant que par la paternité, nous accédions à un face à face avec un autrui radical, le fils ou la fille, qui est néanmoins aussi soi-même, et que j’en concluais à une forme tangible et réconfortante d’éternité, Geneviève, mon épouse, réfuta aussitôt un tel point de vue. Les gènes ne font rien à l’affaire. Ce que représente un être dans le temps est peu de chose. Qui se souvient de nous à la troisième ou quatrième génération ? On compte beaucoup pour ses enfants, sans doute encore pour ses petits enfants et puis au-delà, tout devient vite très flou, très vaporeux. Chacun d’entre nous en a fait l’expérience. A part les chevronnés de la généalogie qui parlent de leurs aïeux comme des familiers, la mémoire personnelle passe rarement la barre du siècle. Bien sûr, Freud nous aide à imaginer que des tas de choses plus anciennes, et dont nous ignorons tout, sont transmises dans l’inconscient, où elles forment un tissu interstitiel de goûts, d’affects, d’émotions et peut-être d’inclinations. Mais enfin, l’argument de Geneviève est sans appel. Notre mémoire a une faible longueur d’ondes ! Nous sommes rapidement dissipés dans la conscience de ceux qui arrivent.

Les  géniaux trésors culturels et religieux de l’Antiquité tardive offrent par contraste aux hommes une autre durée, une forme durable de sens. Certes, comme le rappelle Daniel Boyarin[1], ces trésors sont en fait des monuments de barbarie, d’exclusion barbare, de répression des femmes et des minorités sexuelles, d’exclusion et de répression de ceux qui sont taxés d’«hérétiques» mais ils peuvent être lus à contre-courant et nous aider malgré tout à vivre et à comprendre aussi certaines choses de notre temps. Comme les chefs d’œuvre d’Homère et de Dante.

Salomon Roth, le plus jeune des trois frères du roman est un ouvrier bundiste et par ce seul fait son identité et ses aspirations politiques sont soumises à des forces antagonistes. D’un côté, comme les prolétaires des autres nations, il souhaite ardemment la victoire du communisme et adopte le principal outil théorique de son temps, le marxisme, qui d’une certaine manière a réglé son compte à la « question juive » et place de fait l’internationalisme prolétarien au dessus des préoccupations et des attachements « nationaux ». Sous un autre angle, Salomon est attaché à la vie juive, il défend le principe d’une autonomie culturelle et linguistique des Juifs du Rayon. Le Bund est au centre d’une constellation malaisée à définir, d’une nébuleuse de préoccupations que l’on peut schématiquement réduire à trois forces essentielles : l’attachement à une judaïcité d’exil, yiddishophone, résolument opposée à l’option sioniste d’une souveraineté territoriale en Palestine, la recherche active d’une solidarité socialiste des peuples, la défense d’une culture, d’une langue, d’une identité que ne vient pas coiffer l’élément religieux. Le choix de l’enracinement « national » dans l’exil, d’un judaïsme déconfessionnalisé[2], d’un communisme associatif, fédéral et non centralisé peut aujourd’hui sembler étrange, mais dans le premier quart du vingtième siècle, le Bund attira beaucoup d’ouvriers et d’intellectuels en Pologne et en Russie.

Dans la thèse 123 de la « Société du spectacle », Guy Debord écrit : « La révolution prolétarienne est entièrement suspendue à cette nécessité que, pour la première fois, c’est la théorie, en tant qu’intelligence de la pratique humaine qui doit être reconnue et vécue par les masses. Elle exige que les ouvriers deviennent dialecticiens et inscrivent leur pensée dans la pratique ; ainsi elle demande aux hommes sans qualité bien plus que la révolution bourgeoise ne demandait aux hommes qualifiés qu’elle déléguait à sa mise en œuvre… » Dans une lettre à Henri Simon, que rapporte Stephane Zagdanski[3], Debord ajoute : « Vous me direz que c’est difficile. Nous répondrons que, le problème dût-il rester posé pendant trois siècles, il n’y a pas d’autre voie pour sortir de notre triste période préhistorique.» La plupart des ouvriers du Bund étaient des théoriciens.

Les frères de Salomon, Gabriel et Jacob qui vivent à Paris et à Vienne sont confrontés à un tout autre problème. La menace d’une guerre entre la Triple-Entente et la Triplice les transforme potentiellement en ennemis, alors qu’ils sont tous deux persuadés d’être des citoyens européens, appartenant à la même civilisation.

Ce roman qui s’intitulait initialement « Nous ne nous sommes pas rassemblés pour mourir » parcourt ces  multiples dimensions à une époque charnière, la fin du dix-neuvième siècle, dans laquelle les espoirs révolutionnaires, les utopies, la quête d’universalité par le savoir et le progrès social s’équilibrent avec les passions nationalistes, les haines, les découragements et les peurs. La répartition de la richesse préoccupe alors bien plus les humains que les limites ou les folies de la richesse, malgré les vues prophétiques de Marx sur le fétichisme de la marchandise. Et pourtant dans le miroir de cette époque se lisent déjà les angoisses, les perplexités, les impasses politiques qui sont aujourd’hui les nôtres. Notre incapacité à penser tout à la fois la mesure de la richesse, l’hétérochronie du temps, la civilisation de masse, le bien commun, les interfaces culturelles, le dépassement des Etats-nations, la fin du salariat, le malheur des réfugiés et des apatrides, tout cela était déjà inscrit dans cette « belle époque » des années 1900. Cette courte période a vu s’effondrer le fédéralisme européen du vieil empire austro-hongrois et découvert l’impuissance parallèle de la pensée communiste à en incarner un renouveau prometteur et original. La défaite des bundistes au congrès du POSDR en 1903 annonce, quoiqu’on en pense alors, la transformation dogmatique de l’idéal révolutionnaire.

J’ai essayé de ne pas abuser d’images dialectiques inversées, c’est-à-dire de ces images de pensée qui naissent de la collision aventureuse du présent et du passé. Quand on éclaire le passé avec d’arrogantes réflexions contemporaines, on fait l’exact inverse de ce que Benjamin attendait de la rencontre fulgurante de l’Autrefois et du Maintenant, la naissance d’une image dialectique chargée de sens, explosive. Cette constellation des temps, chère à l’auteur des Passages devait révéler dans le présent des choses qui n’avaient pas été lisibles dans le passé, elle livrait un accès étroit mais décisif à une véritable connaissance historique. J’avais il y a bien longtemps tenté de comprendre ce que donnerait le processus inverse du Maintenant de la Connaissabilité et cela débouchait sur un Tikkun du passé, une sorte de réparation, de transformation interne de l’Autrefois par les connaissances abouties du Maintenant. Il est évidemment périlleux de se livrer à ces interactions du Temps sans retenue. Car là où l’historien nous réveille des légendes et des mythes historiques par un travail d’enquête minutieux, par le recoupement des sources et la consultation décalée des Archives, et tente de donner aux faits historiques une certaine objectivité, celui qui pratique le Tikkun du passé plonge les protagonistes de son histoire dans une atmosphère à bien des égards irréaliste. Il ne fait pas qu’opérer des anachronismes, il dote ses personnages d’une connaissance quasi-prophétique. Aussi ai-je tenté de ne pas accumuler ces images dialectiques inversées, mais je ne me suis jamais interdit cet exercice, quand il permettait à une conversation de gagner en pertinence ou en intensité au regard de nos perplexités contemporaines.

C.C.


[1] Dans l’épilogue de son livre «  La partition du judaïsme et du christianisme ».

[2] Ce judaïsme sans Dieu est à première vue aporétique, tant on identifie le judaïsme à la matrice monothéiste qui a enfanté le Christianisme et l’Islam, mais il faut l’entendre comme une forme d’appartenance au peuple juif, y compris à ses textes les plus attachants et fondamentaux sans la tutelle rabbinique, sans la mainmise de la loi religieuse sur la communauté.  Qui plus est, aux premiers temps du Bund, on en sait déjà assez sur le compte des monothéismes pour ne plus leur confier la première place dans les affaires humaines. 

[3] « Debord ou la diffraction du temps » aux éditions Gallimard.

L’inévitable banalité de l’extraordinaire

De quoi sommes-nous contemporains ? Depuis près d’un an, nous vivons au rythme d’une pandémie qui nous a rendus en masse contemporains d’une menace sanitaire réputée homogène. Or, ce n’est pas le propre de la maladie d’être contemporaine et homogène, c’est tout le contraire en général. La maladie frappe au hasard, si l’on peut dire, sans se préoccuper de son entrée en scène. Tel fait aujourd’hui un infarctus du myocarde, tel autre une dissection aortique, un troisième un accident vasculaire, un quatrième une septicémie à colibacille ou une méningite, celle-là un cancer du sein ou du pancréas, ainsi de suite… Une multitude de cas différents, certes datables dans leur apparition mais qui ne créent aucune actualité de la maladie, prise au sens large.

Comme médecin, c’est la seule vérité que j’ai connue, parfois avec amertume et peine tout au long de ma vie professionnelle : la très grande variabilité des maladies, de leur annonce, de leur évolution et de leur gravité. Plus encore : comme cardiologue, j’ai connu l’extrême inactualité de la maladie (c’est hélas toujours le cas de nos jours) : la mort subite ! La mort subite survient (tout est dit dans le nom) en dehors de toute temporalité « logique », de toute attente, de toute prévision. Elle résume à elle seule la désarmante vulnérabilité de la vie humaine. Elle prend en défaut tous nos instruments statistiques et reste pour l’heure l’objection la plus radicale à l’intelligence artificielle et aux big data.

Et plus on s’acharne sur les facteurs de risque et la génétique, et moins on y voit clair ! Dans la mort subite, la suprême injustice, si tant est qu’il y ait une justice et une injustice dans la maladie, quelle qu’elle soit, c’est de foudroyer tel ou tel sans aucune raison apparente.

En deux mots, et j’insiste, l’expérience que chaque médecin a de la maladie est certes particulière à sa spécialité ou à son exercice, mais tout de même, dans chacune de ces spécialités, dans chacun de ces exercices, le médecin sait que se loge dans ses décisions une forte part d’imprévoyance, et qu’il lui faudra compter pour son malade avec ce que nous nommons faute de mieux la chance, la malchance ou la destinée. Certes, des évidences demeurent : le buveur qui avale ses deux bouteilles de tord-boyau a plus de raisons de faire une cirrhose du foie que l’abstinent et le fumeur qui vit confiné dans l’épais brouillard d’une tabagie incessante expose ses poumons aux pires déconvenues !  Mais cela n’est plus la règle, du moins dans nos sociétés modernes, dans lesquelles le principe de précaution semble avoir pénétré l’esprit de la majorité des habitants.

Ce sont là des réflexions banales, dira-t-on ! Oui, absolument banales.

Mais alors qu’est-ce qui différencie la situation ordinaire, banale donc, de la maladie qui frappe au hasard les gens, les arrachant brutalement à la supposée bonne santé qui était la leur le jour d’avant pour les jeter le jour d’après dans le monde des cancéreux, des vasculaires, des handicapés, de la situation extraordinaire qui est la nôtre aujourd’hui en temps de pandémie, où toute forme de hasard, d’accident semble avoir été retirée, au point de rendre la maladie familière à tous jusque dans nos songes ?

Quoi donc ? Eh bien, ni plus ni moins que le caractère contemporain, absolument contemporain de la menace !

Pour des raisons largement liées à la diffusion permanente et addictive de nouvelles, nous avons tous été enrôlés dans l’actualité du Covid (désolé, je n’arrive pas à féminiser le virus), certes pas uniformément mais tous en même temps !

Je ne m’attarderai pas sur les revirements, contradictions, discordes et polémiques qui ont touché la communauté médicale et scientifique sommée (ou se croyant obligée) de réagir avec un temps d’avance. Chacun, selon son caractère, son humeur, ses connaissances s’est autorisé à livrer des jugements intempestifs sur la virémie. Mais après tout, leur seul tort a été de parler pour ne rien dire, du moins la plupart du temps, car c’est l’actualité du virus, sa progression inattendue, son adaptation, ses mutations (prévisibles, tout de même), bref, c’est la vie même du virus qui a imposé aux médecins, aux virologues, aux épidémiologistes, aux gouvernants son tempo, bien plus que les hommes n’ont imposé un tempo à la particule virale, malgré toute leur agitation et leur bonne volonté. Nous avons créé des vaccins, il est vrai, en temps record, et qui ne s’en féliciterait ? Mais même sur les vaccins, les doutes, les désaccords ont surgi. Qu’ils soient de conception classique ou résolument novateurs, les vaccins restent des vaccins, remarquables sur les agents microbiens stables, pas aussi souverains sur les virus trouble-fête qui se jouent parfois de l’immunité en adoptant le programme de Rimbaud : Je est un autre. Qui plus est, nous ne voulons pas nous contenter de victoires, nous voulons gagner la guerre, clament les partisans de l’éradication totale du Covid.

Je ne dirai pas non plus grand-chose d’original sur la très grande variété des avis des médecins et des experts sur le « cantonnement » du virus et les méthodes choisies pour freiner sa circulation, chacun s’en en est fait le juge.

En revanche, le « constat » qui s’impose à tous, c’est que le virus a fait à peu près jusqu’ici tout ce qu’il a voulu et s’est en revanche peu soumis à ce que nous voulions lui faire faire. Quand les petites villes et la campagne avaient été globalement épargnées lors de la première vague, au point d’avoir fait penser que le coronavirus était un virus métropolitain, ou plus exactement un virus de la concentration humaine, celui-ci a démenti toutes ces considérations en s’attaquant lors de sa deuxième flambée, et avec force, à tous les territoires humains, y compris ceux de très faible densité démographique. Et sans posséder toutes les données épidémiologiques européennes, on en connaît tout de même quelques-unes, en nombre suffisant, pour avancer que toutes les politiques des nations européennes, malgré leurs appréciables différences, ont produit des résultats sensiblement équivalents. Bien sûr, chacun défend son pré carré et l’on verra sans surprise des norvégiens, maîtres incontestés des gestes barrière, railler leurs voisins suédois, coupables d’avoir renoncé dès le départ à des politiques de confinement adoptées par la majorité des pays. On ne sera pas non plus étonné de voir certains allemands, après le « miraculeux » printemps de l’année passée, et brutalement réveillés de leurs rêves de premiers de classe par une contamination hivernale explosive, fermer leurs frontières aux pays sudistes. (On se souvient du concombre andalou accusé d’être responsable d’une épidémie de colibacilles, alors que c’était du soja écolo allemand qui en était la source). Bref, nous laisserons de côté ces zizanies patriotiques, pour retenir une leçon instructive et qui s’impose à tous : Quelles qu’aient été les mesures de prévention, le  pourcentage des contaminations, des hospitalisations et des morts a été globalement uniforme.

La situation était au fond si semblable sur le front de la circulation virale que ce qui a distingué les pays entre eux tenait pour l’essentiel à l’état de leur système de santé, plus ou moins riche, solide, et respecté. Et il n’est pas abusif de dire que depuis un an, les politiques publiques ont été largement dictées par la crainte de la saturation des hôpitaux, entendue d’abord comme une saturation démographique des lits disponibles, ensuite comme une lassitude « morale » croissante des personnels de soins, brassés dans la tourmente.

Mais les autres, tous les autres, tous les humains qui ont des activités prohibées ou limitées par les couvre-feu, les confinements, les restrictions de toute nature, qui se retrouvent d’une certaine manière en surnombre dans l’économie nationale comme dans les temps de malheur, qu’ont-ils à dire ? Ils peuvent protester, faire quelques émeutes, mais ils ne peuvent rien faire, car ils doivent respecter les enjeux collectifs de la « démocratie » virale.

La maladie a perdu, je le répète, son caractère inactuel, accidentel, aléatoire, elle est devenue actuelle, nécessaire, presque indissociable de son temps. Chacun se lève et s’endort dans une atmosphère de Covid. Chacun se lève et s’endort comme s’il vivait dans un régime d’occupation virale. Et comme dans tout régime d’occupation ( n’est-ce pas l’attitude même du pouvoir, qui parlant de guerre, imposant des attestations et des sauf-conduits, planifiant des couvre-feu et vantant l’héroïsme de Mauricette en a forgé le sentiment ?) les gens commencent à s’invectiver sur tout et sur rien, on s’accuse d’irresponsabilité, d’incivisme, de légèreté, de jeunesse, d’autres au contraire veulent assigner les gens âgés à résidence, ils admonestent leur égoïsme, moquent leurs peurs, les accusent symétriquement de vieillesse. Petits cons de la dernière averse, vieux cons des jeunes d’antan…

Rien n‘est plus bête que la maladie, mais rien ne peut se comparer à la bêtise partagée d’une maladie totalitairement contemporaine et c’est la raison pour laquelle la société ne tiendra pas longtemps le coup, sans se déchirer violemment, irrationnellement. Le Covid ayant été chargé par beaucoup des attributs de la peste (certes d’une peste moderne, plus convenable et civilisée que celle du Moyen Age, mais tout de même…) on ne s’étonnera pas de voir revenir le temps des boucs émissaires. Quand on parle de peste, les puits empoisonnés ne sont jamais loin.

Dès le début de cette crise qui a fait de chacun d’entre nous un malade potentiellement atteint d’une pneumonie hypoxémiante grave, la protection contre l’expansion virale, par la privation de libertés, s’est largement imposée sur une approche médicale plus classique, réputée incapable d’affronter l’extraordinaire. Mais pourquoi ?

Pourquoi ne pas avoir depuis des années que les offensives des virus respiratoires se répètent en Asie, construit des unités de réanimation respiratoire et de soins « épidémiques » et formé le personnel médical et paramédical adapté à ces taches ? Pourquoi ?  Parce que ces unités hospitalières ne fonctionneraient pas à bâtons rompus dans les temps plus cléments ?

La même logique qui a fait fermer des petites maternités très utiles, sous prétexte qu’elles ne pouvaient s’adosser à un service de néo-natalogie moderne a fait prématurément disparaître ces petites unités de soins intensifs, avant même qu’elles aient vu le jour, sous prétexte que n’ayant aucun cahier de charges conséquent pour les temps communs (c’est-à-dire les temps où mille fléaux ne sont pas éclipsés par un seul), elles verseraient nécessairement dans la médiocrité, la routine et la paresse. Elles n’avaient pas lieu d’être. Les Chinois eux en ont fait surgir assez vite du néant, mais ce sont des Chinois, dit-on, des gens serviles soumis à la dictature du parti communiste.

Nous, nous sommes des êtres libres, et en êtres libres, nous avons préféré nous en remettre prioritairement à la police, et plus accessoirement à la biologie à qui l’on demande tout sans savoir exactement ce que l’on attend d’elle. Car enfin, des variants et des mutants, dans les espèces virales instables, comme les myxovirus et les coronavirus, nous en avons tous entendu parler sur les bancs de l’université, voilà fort, fort longtemps…

Personne ne sait quand nous sortirons des temps du Covid, peut-être, certainement même, faudra-t-il apprendre à vivre avec ce virus comme nous vivons avec les myxovirus influenzae ou d’autres microbes.  C’est même le plus probable, le zéro virus comme le zéro mort dans la guerre étant des slogans ou des chimères. Et nous n’allons pas nous épuiser à courir derrière des chimères. Que diable, instruits enfin de l’inévitable banalité de l’extraordinaire, soyons pour une fois intelligemment modérés !       
C.C.

Editorial : Veillée d’armes

Nous pressentons déjà que nous allons tous perdre quelque chose que nous aimions. Je ne parle pas ici des malheurs personnels, des chagrins, des pertes inconsolables que vivent ou vivront de nombreux êtres humains en ces temps épidémiques. Je songe à autre chose de beaucoup moins brutal mais de tout aussi irrémédiable que la mort, un sentiment insidieux, tenace de fin de civilisation. Et dans ce sentiment étrange de la perte d’un monde, il en va aussi de notre complicité plus ou moins grande avec lui, avec quelque chose ou des choses, plus ou moins nombreuses que nous aimions par lui et en lui. Nous pressentons déjà que ce qui s’est ruiné en quelques semaines, c’est notre présence insouciante au monde et l’ensemble des appuis et des harnachements par lesquels nous rendions cette présence plus complice qu’étrangère. Nous avons tous perdu une part de notre complicité avec la civilisation.

O bien sûr, nous ne pleurons pas l’effondrement de la société spectaculaire-marchande, mettant en scène par tous les moyens techniques possibles, son narcissisme, sa frénétique boulimie de neuf, son rêve infantile de village planétaire. Cette société-là avait, si l’on y regarde bien, sombré depuis bien des années. Plus personne ne rêvait d’Amérique, ou du moins de cette Amérique façonnée par une certaine idée de la démocratie et du progrès, forgée après la défaite des fascismes européens. A l’instant même où le mur de Berlin s’était effondré en 1989, emportant dans ses gravats le communisme soviétique, la société américaine désormais sans rivale, sans ennemie, n’avait pas tardé à se mutiler et à renier ses ferments d’utopie. Mais avons-nous fait mieux en Europe, après 89 ? Avons-nous pensé une autre civilisation, un autre rapport au progrès, aux sciences, à la richesse, à la justice sociale ? Non. Nous avons suivi, en traînant parfois les pieds, mais nous avons suivi. Quelque chose que nous aimions dans notre monde, indissociable de ce que nous détestions en lui, nous y faisait prendre appui. Ce n’est pas le plus petit effet apocalyptique de cette pandémie virale : Nous retrouvant brutalement sans nos plus chers étais, sans nos plus intimes appuis, il devient au-dessus de nos forces d’accorder encore un appui amical, ne serait-ce que lointain, à ce monde.  Comment prendrions-nous une fois de plus au sérieux la triomphale marche du progrès dont on nous martèle sur tous les écrans, sur toutes les ondes, que s’il n’est pas interdit d’en contester certaines injustices marginales, il est absolument déraisonnable d’en nier l’impérieuse nécessité ?

En si peu de temps que cela nous suffoque, le sentiment de la présence insouciante au monde s’est volatilisé et pas seulement sous l’effet contagieux de la peur. Nos modes de pensée, nos échelles d’évaluation de ce qui compte, notre plus ou moins grande clairvoyance dialectique ont été affectés tout uniment. Nous avons perdu dans la tourmente nos guides et nos experts, ceux en petit nombre qui bornaient la pensée à la philosophie et ceux qui, en bien plus grande quantité étaient convaincus de pouvoir s’en passer par les seuls miracles de la technologie. D’une certaine manière, l’humanité ordinaire pressent qu’elle est livrée à elle-même.

Aussi bien, le monde n’est pas devenu seulement plus dangereux, il s’est entièrement révélé en quelques semaines comme un monde authentiquement kafkaïen. Et dans un tel monde, comme l’a dit Kafka, il va nous falloir apprendre à penser et à agir, sans appuis, sans ces appuis que nous aimions et dont nous commençons tout juste à pressentir la perte. Et d’abord et en premier lieu, ce que nous avons découvert et dont nous confessons avec trouble, avec tristesse l’impact dévastateur, c’est une certaine forme de paralysie ou d’impuissance de la science médicale. La mise en sécurité de l’humanité globale par la médecine qui était un des piliers de notre civilisation a failli. Cette pandémie mortelle succède à trois lourdes alertes virales, heureusement avortées, qui se sont succédées en une dizaine d’années. Et on ne peut pas ne pas songer aux prochaines. Soyons clairs ! Pour l’heure, et avant qu’un collège international de chercheurs, de médecins, de virologues ne jette de véritables lumières sur les épidémies virales ou sur leur traitement, il n’est pas excessif de dire que l’appui médical serein à ce monde a sauté !

Il est aujourd’hui une autre évidence que nous osons à peine formuler, tant elle est écrasante, tant elle pèse sur nos vies, tant elle nous fait ressentir la perte de ce que nous aimions si naïvement hier : la proximité du monde lointain est ajournée pour une durée indéfinie. La distance s’éprouve à nouveau dans toute sa rigueur, et pas seulement sous l’espèce des mesures de distanciation entre les hommes conçues à titre prophylactique contre la propagation virale.

Ce qui a été brisé, plus essentiellement, c’est l’articulation prolifique de la science, de la technique et de l’économie qui a gouverné la pensée politique et la vie du plus grand nombre depuis l’après-guerre. Ce qui a été enseveli en un rien de temps, c’est le fantasme d’une économie-monde unifiant à grande vitesse l’humanité tout en la soumettant à un frénétique mouvement de délocalisation des hommes et des productions.

Et nous commençons à pressentir vraiment certaines choses qui restaient jusque-là des hypothèses marginales :

– Plus hautes seront demain nos exigences scientifiques, et plus modeste devra être notre « train de vie ».

– Plus ardentes seront nos recherches dans tous les domaines du savoir, plus partageables le seront-elles grâce aux satellites et aux fibres, et plus nous aurons à réapprendre à vivre dans des économies proches.

– Plus excentriques et puissants seront nos échanges intellectuels par-delà les frontières, et plus nous aurons à penser dans toutes ses conséquences humaines et politiques l’enracinement.

Il nous faut considérer que le repos forcé qui est le nôtre, pour cause de confinement, n’est pas une simple parenthèse ou un avant-goût de retraite, mais une veillée d’armes !

Claude Corman  le 04/04/2020

Projet d’exposition sur le communisme et l’idée européenne

Congrès international  des écrivains, pour la défense de la Culture. Paris du 21 au 25  Juin 1935.

A l’exception de Julien Benda, tous les écrivains occidentaux présents (Guéhenno, Gide, Malraux, Nizan…) imaginent  et saluent la naissance d’une nouvelle littérature en URSS.

Pour Benda, il y a cependant une différence radicale entre la conception occidentale  de l’art littéraire et la conception communiste. La première est l’héritière d’une longue et disparate tradition qui intègre à des degrés variables la philosophie grecque, la théologie chrétienne, les jésuites, l’université, l’humanisme européen, elle en est comme l’élargissement et l’approfondissement. Cette littérature, au sens large, puisqu’elle implique de nombreuses œuvres de l’esprit, du roman à l’essai, de la poésie au théâtre, n’est pas le reflet de l’activité économique des hommes, elle en est même radicalement indépendante et cette liberté de création situe l’art occidental en opposition à l’art communiste qui doit servir l’objectif révolutionnaire du prolétariat et liquider le formalisme esthétique bourgeois.

En Juin 1935, toutefois, et malgré quelques réserves liées au poids de la bureaucratie bolchevique dans l’expérience révolutionnaire russe, cette opposition d’essence entre la culture occidentale et la culture communiste passe au second plan derrière l’urgence du combat antifasciste et antinationaliste. Stefan Zweig, dans son  Monde d’hier, écrit quelques années après ce Congrès, placera la folie nationaliste au cœur des Ténèbres qui recouvrent l’Europe. Le communisme soviétique est alors encore un allié, un puissant allié contre la Terreur hitlérienne.

Guehenno, dans sa réponse à Benda réfute la coupure entre la culture humaniste occidentale et la culture marxiste. « Il n’est question que d’humanisme, la révolution russe n’est qu’un cas d’une immense, longue et patiente révolution humaniste qui est en route depuis que l’histoire de l’homme a commencé. Je ne pense pas le moins du monde qu’il y ait lieu d’opposer le marxisme soviétique à l’humanisme…»

André Gide commence son discours en enjambant la controverse. Au lieu de rester captif d’un côté de la rivière, il décide de prendre de la hauteur. Il n’y a pas d’un côté la littérature individualiste, séparée du peuple, nourrie aux sources de l’érudition et de l’histoire occidentales et de l’autre une littérature propagandiste, utilitaire, collectiviste, obscurément matérialiste. « Tout comme je prétends rester profondément individualiste, en plein assentiment communiste et à l’aide même du communisme. Car la thèse a toujours été celle ci : c’est en étant le plus particulier que chaque être sert le mieux la communauté. Il s’y ajoute aujourd’hui cette autre thèse, pendant ou corollaire de la première : c’est dans une société communiste que chaque individu, que la particularité de chaque individu, peut le plus parfaitement s’épanouir ; ou comme le dit Malraux, dans une préface toute récente et déjà célèbre : «  Le communisme restitue à l’individu sa fertilité. »

A son retour d’URSS, on sait que Gide se fera beaucoup plus critique sur le régime communiste et ses mensonges. Mais dans son discours de Juin 1935, il n’a pas encore foulé  le sol de la Russie soviétique. Répondant à un chroniqueur de l’Action française qui concluait qu’ : « entre la civilisation et la sincérité, il faut choisir », Gide s’emporte : « Et bien, non! Je n’admets pas que la civilisation soit nécessairement insincère… Cette notion de sincérité me paraît d’une extrême importance, car je me refuse à la cantonner à l’individu. Je dis que la société même est insincère, lorsqu’elle prétend étouffer la voix du peuple, lui enlever l’occasion, la possibilité même de parler ; lorsqu’elle maintient le peuple dans un tel état d’abêtissement et d’ignorance qu’il ne sache même plus ce qu’il aurait à nous dire, ce que la culture aurait si grand profit à entendre de lui…. L’URSS nous offre actuellement un spectacle sans précédent, d’une importance immense, inespérée et j’ose ajouter : exemplaire. Celui d’un pays où l’écrivain peut entrer en communion directe avec ses lecteurs. »

Autrement dit, ancêtre de Castoriadis et de Lefort, anticipant aussi la pensée de Debord sur le prolétariat dialecticien, Gide imagine un peuple pensant, un peuple de lecteurs, nourri d’art et de littérature ; non pas une masse amorphe, servile, engraissée de slogans, mais un peuple fait d’individus pensants,  mettant en commun non pas une réflexion minimale et sommaire, celle là même qui forge l’univers insincère de la bureaucratie, mais ce qu’ils ont chacun, en propre, de caractère, de particularité, de désirs, de pensée.

Un an plus tard, Gide, après sa confrontation à la réalité soviétique, n’aura pas de mots assez forts pour condamner une société qui a trahi et défiguré les idéaux communistes, ses propres idéaux en quelque sorte : « Du haut en bas de l’échelle sociale reformée, les mieux notés sont les plus serviles, les plus lâches, les plus inclinés, les plus vils. Tous ceux dont le front se redresse sont fauchés ou déportés l’un après l’autre. Peut-être l’armée rouge reste-t-elle un peu à l’abri ? Espérons-le ; car bientôt, de cet héroïque et admirable peuple qui méritait si bien notre amour, il ne restera plus que des bourreaux, des profiteurs et des victimes. »

Le pressentiment de l’écrivain deviendra hélas si réel, si palpable, si vrai en définitive que les archives du communisme léguées aux enfants du 21e siècle seront pour l’essentiel celles du Goulag. La dissidence russe, dans le sillage de Soljenitsyne, n’en finira pas de commenter, de Pliouchtch à Zinoviev, l’ampleur du désastre bureaucratique et le caractère illusoire et funeste du rêve communiste.

Mais la parole de Gide, fût-elle brutalement et amèrement déniaisée par son voyage en URSS, garde toute son actualité. C’est quand la civilisation cultive en son sein l’insincérité que le peuple s’abandonne aux imposteurs et aux trafiquants d’idéologie, aux derniers maîtres du mensonge. Là les secrets despotes de la bureaucratie, ici, les orchestrateurs zélés du spectacle, de la transe.  Le peuple dans les deux cas est renvoyé à l’ignorance et soumis à des cures répétées d’abêtissement.

Aldous Huxley, analysant les rapports entre écrivains et public, et distinguant à cette fin la littérature propagandiste qui tente d’influencer politiquement la conscience commune des citoyens et la littérature d’imagination qui essaie de toucher directement les individus, livre dans ce Congrès une opinion personnelle qui vaut, je crois pour toutes les formes de constructions idéologiques totalitaires : « Dans la propagande totalitaire, le facteur décisif n’est pas constitué par ce qui est écrit, mais par ce qui ne l’est pas. L’opinion publique est moins affectée par les discours, les articles et les livres des propagandistes officiels que par le silence complet fait autour de catégories entières de faits et d’idées. »

Ce qui veut dire que les Maîtres de l’insincérité, pour reprendre le mot de Gide, partout où ils exercent ou prétendent exercer une fonction souveraine sélectionnent les faits et les idées à leur convenance, en adéquation à leurs thèmes et solutions favorites. Ce n’est pas tant qu’ils usent et abusent de la censure car si celle ci soustrait tel ou tel texte à la connaissance publique, elle demeure encore une forme de lecture. Que l’on songe aux mises à l’index de milliers d’ouvrages scientifiques et philosophiques par l’Inquisition ou les Jésuites au 17e et 18e siècle! Une telle censure ne visait nullement à installer un ordre nouveau, une humanité nouvelle, mais bien au contraire à préserver la cohésion et l’harmonie spirituelle et sociale de l’ancien Régime. La rétractation de Galilée en 1632 devant le Tribunal du Saint Office en est la plus manifeste illustration. 

La censure totalitaire est d’une autre espèce. Le silence complet fait autour de catégories entières de faits et d’idées  est le silence qui s’est lui même fortement établi dans les consciences des propagandistes. C’est parce que de telles consciences ont éliminé de leur horizon ces choses multiples à penser, ces objecteurs du réel, qu’elles peuvent élaborer une charte des littératures et arts constructifs et serviles. Les Jésuites dissimulaient les objecteurs du réel à la connaissance du public, les esprits totalitaires se bornent à les ignorer et à les mépriser, à les méconnaître…

Les écrivains soviétiques entrèrent alors dans le concert des échanges.

Michel Koltsov, Ilya Ehrenburg, Boris Pasternak et Nikolaï Tikhonov confirmèrent, chacun dans un style plus ou moins militant, la naissance d’une autre littérature en URSS, une littérature faite enfin pour le peuple et sur le peuple, ajoutant au souffle épique de la saga prolétarienne l’exigence révolutionnaire de l’éducation.

Ilya Ehrenburg :
« Il n’y a pas de cloison chez nous entre le travail et le loisir. Le travail n’est pas la répétition automatique de certains gestes et le loisir n’est pas le désœuvrement. Quand dans nos kolkhozes des acteurs jouent Shakespeare, les kolkhoziens, le rideau tombé, promettent d’augmenter la récolte. N’ont-ils pas compris Othello, ou les acteurs ont-ils introduit au cours de la tragédie un couplet de propagande ? Non : les spectateurs ont été remués par le spectacle, ils se sont senti croître miraculeusement. Reconnaissants envers les acteurs, ils parlent avec pudeur de cette croissance. Ils offrent en échange leur création, car ce sont des créateurs, eux aussi ; leur création, c’est le blé ou le seigle. »

Michel Koltsov :
« L’écrivain satirique de la société nouvelle par sa création même change de thème et de ton… Les thèmes et les objets du rire changent, son ton aussi devient nouveau. La supériorité morale a cessé d’être un privilège d’hommes physiquement faibles et peu nombreux. Ce n’est pas le désespoir, c’est la fierté qui inspire la satire, son rire n’est pas fielleux , mais sain et joyeux »

Nicolas Tikhonov :
« La poésie soviétique a d’abord apporté au monde en premier lieu des forces nouvelles, des voix nouvelles, de nouveaux genres, de nouveaux mots. Maïakovsky !  Le Maître de l’ode soviétique, de la satire, du théâtre bouffon, de la comédie en vers ! Pour la première fois, la voix d’un poète prolétarien a rivalisé avec les voix ancestrales des vieux écrivains d’odes, et elle les a vaincus…
Nos lecteurs n’ont pas assez de livres. Nous venons de commencer, mais nous avons déjà fait beaucoup. Nous tenons notre poudre lyrique au sec. Nous ne craignons aucun ennemi. »

Boris Pasternak :
« … et plus il y aura d’hommes heureux, plus il sera facile d’être artiste. »

De ces quatre écrivains soviétiques d’avant la Grande Terreur, trois ont connu des destinées mouvementées et l’un d’eux une fin tragique. Michel Koltsov fut exécuté par les sbires de Beria, on ne sait pas trop quand, en 1940 ou 1942, à l’époque des grandes Purges. Les chefs d’accusation se cumulèrent dans une consternante incohérence : intellectuel juif, espion allemand (du fait de son mariage avec une allemande), ami d’André Malraux…

Pourtant Michel Koltsov incarnait plus que tout autre le metteur en scène stalinien des devoirs de la littérature révolutionnaire. Fils d’un pauvre cordonnier juif, il devint rapidement une figure du journalisme de propagande des Izvestia à la Pravda. Il fut un si bon apologète du régime communiste qu’on le nomma  directeur du service culturel du ministère des affaires étrangères. C’est d’ailleurs à ce titre qu’il dirigea la délégation soviétique au Congrès international pour la défense de la Culture qui se tint à Paris en 1935 et à Barcelone  en 1937.

Entièrement dévoué à la politique stalinienne pendant la guerre d’Espagne, il combattit le POUM et les anarchistes avec la même vigueur que les franquistes.

Et, bien qu’en cette année 1935, il se fit l’avocat parfaitement docile d’une satire joyeuse, saine et fière, et fustigea ces littérateurs aux physiques malingres, ceux là même de sa propre race, grâce au  génie révolutionnaire qui lui avait fait accomplir sa mue intime, sa métamorphose en héros de la geste communiste, Michel Koltsov fut exécuté sur ordre de Staline quelques années plus tard.

André Malraux se chargea du premier discours de clôture : « Camarades soviétiques…. Mille différences jouent sous notre volonté commune. Mais cette volonté est, et lorsque nous ne serons plus qu’un des aspects de notre temps, lorsque toutes ces différences seront conciliées au fond fraternel de la mort, nous voulons que ce soit ce qui nous a réunis ici, malgré toutes les faiblesses et les combats de notre réunion, qui impose une fois de plus à la figure du passé sa métamorphose. »

C’est en feuilletant les interventions des écrivains à ce Congrès de 1935 (et je n’ai pas évoqué ici les plus acquises à la pensée marxiste du Parti Communiste français,  celles de Nizan, d’Aragon ou de Vaillant-Couturier, en attendant la germination de la pensée sartrienne sur l’engagement) que l’on mesure la toute puissance des idées communistes à la veille de la seconde guerre mondiale. Les autres ! Ils avaient basculé dans le camp honni de la Réaction, Maurras, Drieu, s’étaient empêtré dans les marécages chrétiens ou humanistes, Bernanos, Rolland,  d’autres allaient dans un  proche futur trahir l’idéal révolutionnaire, faute de pouvoir se hisser à une vision dialectique et prolétarienne de l’Histoire en cours, Camus !

Soixante dix ans après, c’est comme si l’idée communiste avait été ensevelie, recouverte de gravats par les pelleteuses de l’Histoire.

 Et c’est ce recouvrement, à la fois légitime et absurde qu’il s’agit aujourd’hui de questionner, alors que l’idée européenne, elle même, qui s’était largement fondée sur la résistance à la division politique de l’Europe, est aujourd’hui tout aussi menacée de sidération et d’impuissance que l’idée communiste, hier…

Parler de nos jours de l’idée communiste est un défi, et presque une provocation pour la pensée, tant le communisme, qui hantait autrefois la planète est lui-même hanté de nos jours par ces milliers et milliers de spectres qui s’accrochent à ses vêtements et lui demandent justice.

Et du coup, les témoins à charge ne manquent pas.  Certains, toutefois, ont eu, dans les temps où l’éloge l’emportait sur l’opprobre, des considérations très « inactuelles » sur l’absurdité du régime soviétique, à l’instar de Joseph Roth, qui liait la nazification de l’Allemagne à la trahison de l’idée communiste.

Dans sa correspondance avec Stefan Zweig qui court sur une dizaine d’années, de 1927 à 1938, il écrit le 30 Novembre 1933 :  « Le communisme n’a pas du tout « transformé toute une partie du monde ». Rien du tout ! Il a engendré le fascisme et le national-socialisme et la haine contre la liberté de l’esprit . Qui approuve la Russie approuve de ce fait le IIIe Reich »

Ce jugement, grosso modo contemporain du Congrès des intellectuels pour la défense de la Culture contredit totalement les points de vue de la majorité des écrivains présents. C’est un jugement sombre autant qu’expéditif.

Roth est un juif autrichien et allemand, il écrit dans des journaux viennois et berlinois, il tente à sa manière d’être un écrivain européen de langue allemande, jusqu’à ce que l’Allemagne s’abandonne à la barbarie du troisième Reich.

« L’Allemagne est morte. Pour nous, elle est morte. On ne peut plus compter sur elle. Ni sur sa bassesse ni sur sa grandeur. Ce fut un rêve. » (lettre à Zweig du 29 Novembre 1933).

On comprend que Roth, exaspéré par l’impudique bêtise des patriotes allemands, en soit venu à rejeter tous les nationalismes, dont celui qui séduit son propre peuple, dans la fosse commune des conneries humaines, mais il pousse plus loin sa fureur. Il confond  nazisme et communisme, et rend  même ce dernier en partie responsable de la croissance du premier. C’est qu’à ses yeux, les deux régimes partagent une haine semblable contre la liberté de l’esprit, malgré des idéologies radicalement inverses, l’assomption des mythologies raciales ici, la victoire universelle de la classe opprimée là. Ce fut aussi, plus tardivement il est vrai, le sentiment exprimé par Vassili Grossman dans son livre « Vie et Destin ».

Mais quelle est donc la nature profonde de cette parenté, une fois écarté l’argument de l’opportunisme géopolitique, que le pacte Ribbentrop-Molotov illustra spectaculairement quelques années plus tard ?

Il nous serait aisé de répondre en héritiers d’Hannah Arendt : le système totalitaire. Mais outre que le stalinisme en 1933, n’a pas encore développé à une échelle de masse son archipel du Goulag, nous ferions fausse route. Le livre d’Hannah Arendt « Les origines du totalitarisme » date de 1951. Certes, un certain nombre d’éléments sont communs aux deux dictatures : les camps de concentration, le goût de la propagande, le règne de l’intimidation, le mépris de la démocratie, mais les logiques économiques sont très différentes tout autant que leurs conceptions de la race ou de la fraternité des peuples. Le marxisme léninisme force encore le respect des consciences modernes déboussolées par la grande guerre de 14-18, ne serait-ce qu’en entretenant l’idée d’une solidarité transnationale des opprimés quand le nazisme débite ses hallucinations aryennes sur les races supérieures et inférieures.

En vérité, j’aurais été incapable de comprendre en profondeur ce que voulait dire Roth, son histoire d’équivalence des nazis et des communistes, si je n’avais pas lu ce petit passage d’un livre de Imre Kertész : « En revanche, nous avons connu des empires fondés sur des idéologies qui se sont avérées dans la pratique n’être que de simples jeux de mots, et c’est justement leur nature de jeu de mots qui les rendait si utilisables, c’est-à-dire en faisait des instruments de terreur efficaces. Nous savons par expérience que l’assassin et la victime avaient pertinemment conscience du fait que ces ordres idéologiques étaient vides et dépourvus de sens : et c’est cette conscience qui a conféré leur bassesse particulière et unique aux horreurs commises au nom de ces idéologies, c’est cela qui a causé la perversion radicale des sociétés qui leur étaient soumises.[1]»

La parenté indicible découlerait de l’usage massif et massivement criminel d’un jeu de mots !

Cela semble stupéfiant, à prime abord, mais comment comprendre autrement, sans la puissance formidablement perverse du jeu de mots, que les grandes purges staliniennes aient été, malgré leurs ignominies et leur méchanceté, et sans que la société entière piaffe de rire, de la base au sommet, exposées comme des étapes nécessaires dans la construction d’une société sans classes et sans Etat, une étape indispensable dans la marche vers le paradis communiste ?

Kafka a dit quelque chose d’assez voisin des mots de Kertész : Les chaînes de l’humanité torturée sont en papier de bureau ! Pas en fer, pas en acier inoxydable, pas en matériau incorruptible, non, du simple papier de bureau qui peut s’empiler ou s’envoler sans qu’en apparence le sort des hommes change. Sauf si l’on a décidé d’accorder foi à certaines feuilles en papier de bureau qui dès lors vont être répliquées, traduites, distribuées, honorées, fétichisées, placardées. Et c’est le sort que leur réserve l’humanité qui décide finalement de leur statut historique. Mais au départ, ce ne sont que jeux de mots et papier de bureau. Quoi de plus imbécile que les théories nazies sur les races supérieures et inférieures, mais aussi quoi de plus absurde que la dictature d’un parti exercée au nom du prolétariat ? Si le prolétariat, où qu’il se soit trouvé, dans quelque pays de ce vaste monde, avait pu réellement et directement exercer une dictature, il aurait sur le champ changé de nom, de rang et de classe !

Toutefois, quand Roth écrit à Zweig, dans les années 1934, 1935, les nazis mènent déjà le bal en Allemagne, ils poussent leurs pions en Autriche et sont de fait les inspirateurs de la nouvelle politique européenne occidentale. La révolution spartakiste a été balayée en Allemagne, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont morts en 1919, les communistes allemands sont cantonnés dans des actions de résistance à l’ « Adolferie ». Et en France, le Congrès international des écrivains pour la défense de la Culture qui se déroule en Juin 1935, à Paris, s’efforce par tous les moyens, en se bandant les yeux s’il le faut , de trouver dans la littérature soviétique le contrepoint nécessaire à la littérature nationaliste hystérique qui submerge par vagues croissantes la bonne pensée libérale, l’esprit cosmopolite européen, la pondération humaniste des passions chauvines.

Un parti, un régime, un mouvement sont forts, non pas parce qu’ils disposent d’atouts idéologiques en plus grand nombre, de disciples plus zélés ou féroces, de mensonges plus séduisants, de solutions politiques plus convaincantes, mais parce qu’ils parviennent à fixer les obsessions d’une époque, à saturer de leurs slogans l’atmosphère du temps, à tourner en leur faveur le champ des questionnements. Et ils ne peuvent préempter l’esprit politique d’un temps que dans la mesure où la vitalité, l’énergie, la véhémence de leurs multiples adversaires se sont peu à peu délitées dans l’ordinaire grisâtre des jours ou se sont fractionnées à l’infini.

En Europe, toujours en 1935, à Vienne, Husserl donne sa fameuse conférence sur la crise de l’humanité européenne et, on l’a sans doute oublié, sur le risque parallèle ou mieux, consubstantiel à cette crise, du « naturalisme » scientifique, c’est-à-dire de la spécialisation et de l’autonomisation croissante des différents savoirs humains. La crise de l’humanité européenne est aussi, peut-être avant tout une démission de l’esprit européen devant le gigantesque travail qui attend  la pensée au XXe siècle : créer le tissu interstitiel philosophique qui puisse maîtriser l’indépendance croissante des sciences et leur tendance à l’ultra spécialisation.  On sait ce qu’il en est advenu. La philosophie a été séduite par une dénonciation de la Technique travestie dans un lumineux projet de réhabilitation de l’Etre  ou s’est mise à courir derrière les sciences sans jamais être en mesure de les rattraper.

En 1935, malgré cet appel pressant à l’humanité européenne du réputé illisible Husserl au Kulturbund de Vienne, Heidegger a déjà triomphé de son maître, il a installé pour de nombreuses années au firmament de la philosophie européenne ses concepts et son style. L’adhésion d’Heidegger au parti nazi n’est pas un épisode malheureux, l’expression contingente d’une lâcheté, elle est très étroitement liée à son rejet des travaux colossaux dont Husserl charge la raison humaine : penser le tissu conjonctif de la pensée, à l’âge d’autonomisation accélérée et extrêmement efficace des sciences de la nature. Incorporer à la philosophie, à l’art, à la littérature, à la sagesse la multitude des concepts scientifiques novateurs, devait être le véritable enjeu de l’humanité européenne. En s’y dérobant, elle a laissé la place aux communicants, aux médiateurs, aux intermédiaires[2], qui font circuler les connaissances humaines selon un mode désormais publicitaire et anti- politique.  Dans les années d’avant-guerre, ce dérobement favorise la victoire des partis politiques aveugles à la dilapidation de la complexité européenne et ardents promoteurs d’une pensée sommaire mais fusionnelle. Loin d’interroger les risques de nihilisme liés à une technique libérée des contrariétés de la pensée, les partis fascistes vont assujettir et mobiliser la technique à la seule fin d’édifier des régimes entièrement stupides qui ont remplacé la pensée par la transe.

Cette mobilisation colossale, effrénée, exaltée par toutes les techniques de la propagande et de l’intimidation grossière deviendra le critère le plus distinctif des sociétés totalitaires. La bêtise exerçant toujours un effet de sidération sur les « âmes nobles », les grands intellectuels allemands et autrichiens, Thomas Mann ou Stefan Zweig réagirent au désastre quand il fut trop tard et en France, rares furent ceux qui flairèrent le parfum « totalitaire »[3] chez les staliniens. Le Congrès international des écrivains pour la défense de la Culture joue clairement Staline contre Hitler avec une bonne foi qui nous déconcerte aujourd’hui.

Joseph Roth ne parle pas en homme de lettres, en écrivain, en auteur, du communisme. Pas plus qu’il ne ferraille avec la médiocrité de la pensée petite bourgeoise, craintive et affairée qui l’entoure dans ses années d’exil en France ou en Belgique,  il ne cherche pas à se hisser à la hauteur de l’idéal communiste afin d’en capter quelques rayons de noblesse et de gloire. Non. Il a en tête cette « dictature du prolétariat » qui a amené au pouvoir une espèce d’hommes comme Staline faisant la fête au Kremlin quand la misère noie l’Ukraine, ce type nouveau et étrange de petit père des peuples, despote adulé, vénéré comme un Saint, comme un Starets (aurait dit Dostoïevski)  qui a chassé la barbarie des propriétaires et des banquiers, mais organise rudement, à la manière d’un tsar, les colonies pénitentiaires de la nouvelle Russie ! Et un type de régime dans lequel les mieux notés sont les plus serviles, les plus lâches, les plus inclinés, les plus vils !

De ce communisme marxiste léniniste brillant de l’éclat auroral de l’étoile rouge, mais enfoncé peu à peu dans les désastres de la paranoïa stalinienne, plantant symboliquement les masses sur le trône, mais amenant de fait une couche de bureaucrates serviles au pouvoir, oui , de cela , de ce communisme nationaliste, antisémite, chauvin, brutal, il ne reste que la parenté établie dans les livres d’Histoire entre stalinisme et nazisme, tous deux voués à ériger des règles d’obéissance générale à leur criminel despotisme de race ou de classe.[4]

Mais où est alors l’alternative politique en Europe ? En quel lieu, en quelle université, dans quel parti peut-on défendre la liberté et la Culture en 1935 ?

André Malraux, Aldous Huxley, André Gide, Jean Guehenno sont aujourd’hui connus pour tout autre chose que leur participation au Congrès de 1935 des intellectuels pour la défense de la Culture, il ne viendrait d’ailleurs à l’esprit de personne aujourd’hui de les considérer comme des proches de la troisième Internationale. Et si Pasternak est encore célèbre, il le doit à son roman « Le docteur Jivago » et pas du tout à sa défense d’une littérature soviétique rompant avec les canons de la littérature bourgeoise.

Et d’autre part, je me pose moi-même la question :

A quoi bon nourrir une réflexion contemporaine sur l’idée communiste à partir d’écrits et de correspondances datant des années trente ? N’est-ce pas là ressassement ou mélancolie ou impuissance à imaginer et à entendre le mouvement de notre temps, sa musicalité, ses drames, ses impasses, ses promesses, ses fureurs?

Par l’énumération des nombreuses analogies politiques et angoisses sociales qui en soulignent la similitude, n’établit-on pas au moindre frais la carte des correspondances de cette époque et de la nôtre et ne risque-t-on pas de s’octroyer le beau rôle, en expurgeant l’idée communiste de ses démons, de ses mensonges, de ses jeux de mots criminels, à la lumière de ce qui advint plus tard ?

La question se repose néanmoins en notre temps comme en 1935 : En quel lieu, en quelle université, dans quel parti, peut-on défendre la liberté et la culture en Europe ? Où et comment penser la crise multiforme de l’humanité européenne ? Peut-on rediscuter l’idée communiste ?

Certes, l’Europe, après la seconde guerre mondiale, s’est dotée d’instruments politiques et d’institutions communes qui, quoique souvent critiqués comme étant en définitive des outils technocratiques ne facilitant pas la vie des peuples, ont au moins contribué à fortifier un sentiment d’appartenance à un ensemble commun.

Mais, au lieu que l’effondrement du mur de Berlin en 1989 et l’entrée dans l’Union de nombreux pays de l’Europe de l’Est aient créé une nouvelle dynamique européenne, ce sont au contraire les partis nationalistes, populistes et souvent xénophobes, qui ont le vent en poupe. Leur volonté de rétablir les frontières, de renforcer les identités nationales au détriment des cultures hybrides et métissées, leur rejet du pouvoir « illégitime » de Bruxelles, leur mise en cause de la monnaie unique, emportent l’adhésion d’une fraction croissante des populations qui vivent de nos jours des déclassements de tous ordres.

Après tout, n’est-ce pas la conséquence tardive de ces innombrables déracinements techniques, économiques et culturels dont Simone Weil avait fait un inventaire tranchant et prophétique dans son plaidoyer pour une civilisation nouvelle, écrit à Londres en 1943[5]?

Et du coup, la résurgence de ces  partis nationalistes captant toute l’attention des défenseurs de l’Union européenne, marginalise comme désuètes ou archaïques les positions des gauches européennes héritières de la pensée communiste et en cela très opposées à la coloration fortement libérale du projet économique européen.

C’est comme si l’idée communiste était devenue l’impensé de la conscience politique européenne, qu’elle était désormais tout bonnement impensable ! Contrairement aux idées nationalistes, souverainistes ou xénophobes auxquelles ont consent une certaine forme de modernité (le FN pose souvent de vraies questions mais y apporte de mauvaises solutions, avait dit Laurent Fabius), toute attitude qui, de près ou de loin revendique une parenté avec les idées communistes est jugée ringarde, liberticide et affabulatrice…

Le constat semble manifeste : Depuis la décomposition de la troisième Internationale, jamais les idées communisantes ou révolutionnaires n’ont retrouvé la vigueur et la santé de leurs aînées. Des milliers de fantômes à la vie prématurément fauchée grignotent à chaque moisson le cœur de ces idées résurgentes, à la manière des noirs corbeaux picorant la céréale fraîchement coupée. Et ces idées du coup, ne pouvant se défaire de leurs spectres, ne font que participer à la ruine de la pensée communiste…

Recouverte et ensevelie par les salissures staliniennes, l’idée communiste repousse dans nos pays par misérables touffes, comme une mauvaise herbe. Même la Ligue communiste révolutionnaire a préféré s’appeler Nouveau Parti anticapitaliste, tant il semble aujourd’hui plus aisé et profitable d’exprimer sa grogne contre le Capital que de ressusciter un spectre, comme le moins « marxiste » des philosophes contemporains s’est efforcé, solitairement, d’y œuvrer.

Le schisme en Europe, comme l’avait dit Raymond Aron, c’était Berlin Ouest et Berlin Est. Dans la Berlin réunifiée, se sont envolées pour toujours les chimères communistes. Sans doute ! Mais n’est-ce pas ignorer le cœur du vrai schisme qui menace encore de nos jours l’Europe : la perte du lien (si tant est qu’il ait jamais existé !) entre les populations qui subissent le primat de l’économie de marché sur toutes les autres dimensions de l’activité humaine et le cosmopolitisme éclairé des élites artistiques, intellectuelles et savantes de l’Europe. Or, c’est bien la recherche d’un tel lien que le communisme, du moins sous la forme que lui prêtaient les écrivains du Congrès pour la défense de la Culture en 1935, s’était efforcé  sans y parvenir, d’animer, de rendre consistant. Ce n’est pas une mince chose, car, il en va, avec ce lien, de l’avenir de l’humanité européenne…

Si la dictature du prolétariat s’est éloignée de notre horizon politique, c’est pour avoir cédé aisément la place à une autre dictature, infiniment plus fluide, plus impalpable, la dictature de la contemporanéité.

Par cette dictature, sont congédiés aussi bien les pratiques, cultures, modes de vie du passé que les métamorphoses, révolutions, utopies qui pourraient advenir dans le futur.

La seule utopie façonnée par la soumission générale au temps présent est d’ordre technique : elle consiste à traduire en termes bio-médicaux ou marchands, toutes les insuffisances, faiblesses, manques, défaillances grâce auxquelles s’est construit pendant des siècles ce que l’on pourrait nommer l’esprit humaniste ; cet esprit qui sans avoir marginalisé les tensions philosophiques ou théologiques les plus vives, avait réussi néanmoins à façonner une idée de l’homme et de la société qui ne leur devait pas tout. On peut dire que Montaigne ou Spinoza incarnèrent en leur temps cet esprit humaniste, aussi étranger au mimétisme sublime et surhumain du christianisme qu’à ses multiples avatars politiques. On composait dorénavant avec l’humain, imparfait, malade et partiellement sociable.

Et il n’est pas insensé d’avancer que la civilisation techno-économique qui s’est déployée dans tout l’univers habitable a réalisé concrètement, de nos jours, le programme anti-humaniste le plus conséquent jamais entrevu. Tout ce qui aux yeux de Montaigne exprimait l’humanité infirme et boiteuse de l’homme, accablée des maux croissants que l’âge fait subir à l’individu autant que par l’ignorance des vérités ultimes qui lui sont à jamais soustraites, est en passe d’être surmonté :
« Dieu fait grâce à ceux, à qui il soustrait la vie par le menu. C’est le seul bénéfice de la vieillesse. La dernière mort en sera d’autant moins pleine et nuisible : elle ne tuera plus qu’un demi, ou un quart d’homme. Voilà une dent qui me vient de choir, sans douleur, sans effort : c’était le terme naturel de sa durée. Et cette partie de mon être, et plusieurs autres, sont déjà mortes, autres demi-mortes, des plus actives, et qui tenaient le premier rang pendant la vigueur de mon âge. C’est ainsi que je fonds et échappe à moi ».

Désormais, la chute d’une dent n’est plus un phénomène naturel, le signe d’une décrépitude qui nous mène à la mort en morceaux, en être pas complètement entier, en demi ou quart d’homme. Les dentistes comme les sexologues remédient à nos lacunes, à nos trous d’être dans lesquels s’engouffre la vie qui dure trop. Nous n’en sommes qu’à l’aube de ce vaste programme médical : les pace-makers et les dialyses rénales auront des enfants infiniment plus performants et efficaces. L’assistance aux vieillards dépendants sera confiée à des robots.

Et alors que Montaigne, s’interrogeant sur la nature du nouveau Monde dans son chapitre sur les cannibales, arbitrait en faveur de l’innocence des Indiens contre les mille hypocrisies, vanités, artifices et injustices de notre propre monde, la civilisation contemporaine a rendu tout le monde complice et témoin de ses développements et de ses fabrications. Les Inuits, les habitants des îles Salomon ou les Himalayens ont des portables et des télévisions satellitaires. Il sont enrôlés dans le grand théâtre planétaire, et furent-ils encore assis sur des strapontins, ils ont de toute manière perdu innocence, naïveté, autonomie.

Quand l’humanisme avançait des compensations à l’infortune physique du mal ou de l’âge, et pouvait encore conforter ses sagesses par l’ignorance des sociétés exotiques ou des planètes inconnues, notre monde ne jure à l’inverse que par la volonté de guérison de la plupart des maux et la connexion généralisée de tous les habitants du monde.

De sorte que l’humanisme de Montaigne, de Spinoza ou des philosophes des Lumières s’est dissous dans l’immense mer de la technologie qui propose non pas des compensations et des sagesses, mais des solutions, des thérapeutiques efficaces à l’usure du temps et à l’éloignement physique des humains. Le principe quelque peu sommaire de la réponse marchande à tout besoin ou désir s’exalte dans le mouvement unidimensionnel du dernier né. De sorte que mettant sur le même pied la fusée et le micro-ondes, l’ordinateur et la console de jeux, notre civilisation avance d’un seul tenant et ne sait plus, par cécité ou mauvaise évaluation des différents temps qui tissent tout à la fois le monde et l’humain, développer une véritable théorie de la richesse.

Incapable de concevoir une société où l’on fait les choses lentement et où l’on envoie des fusées vers les lointaines planètes, croyant que si l’on cuit la viande dans des fours d’ancienne facture, on propulse forcément dans l’espace des brouettes, la société marchande moderne crée un état de synchronie généralisée, source d’agitation inépuisable mais aussi de lassitude croissante. Car le Marché reste un niveleur-né !

Mais qu’on s’en attriste la plupart du temps ou que l’on s’en réjouisse, que l’on en tire d’avantageux dividendes ou que l’on s’emploie avec zèle et talent à en consolider coûte que coûte les multiples étais, la dictature de la contemporanéité comme fruit de notre civilisation techno-marchande post-humaniste est devenue l’horizon commun de l’humanité .

Nous sommes plus frères par tweeter, facebook, google ou fly emirates que par nos idées et nos rêves. Et pourtant, si nous sommes submergés par les abominations (toujours les mêmes) des guerres modernes, par les apathies ou les engagements pareillement discutables, pareillement ambigus des démocraties occidentales, nous ne pouvons nous résoudre à accepter l’état délabré du monde. C’est comme si nous gardions en nous la secrète espérance d’un Age d’or de l’avenir. Nous sommes incapables de fermer la porte à la peste.

C’est peut-être au fond ce sentiment accablant de la vanité du monde dès lors que l’on ne se préoccupe plus de bien commun, de commune humanité, de justice sociale qui a été le moteur de cette idée d’exposition. J’avais aussi en tête d’associer à mes toiles et aux textes qui les illustrent d’autres œuvres d’artistes, qu’ils soient graphistes, peintres, vidéastes ou musiciens. Je m’étais enfin imaginé que dans chaque ville qui accueillerait cette expo, les participants seraient en général différents, et que de cette masse de rencontres et de contributions artistiques ou littéraires, pourrait se former un regard vraiment original sur l’idée communiste et européenne.

Une dernière chose ! Il est toujours plus aisé de célébrer que de résister. Aussi bien, celui qui pense pouvoir faire l’économie des folies et des absurdités criminelles du collectivisme ancien afin de se propulser sans entraves dans la seule critique du libéralisme, celui-là, le même qui n’est pas ému par la résistance tragique des poètes russes comme Ossip Mandelstam à la logique bureaucratique, n’a à mon sens rien compris à l’idéal communiste et ne pourra jamais en dire quelque chose de sincère ou de créatif par les mots, les images ou les sons. C’est la seule limite que je fixerais à ce projet d’exposition.

Claude Corman

Septembre 2018


[1] Un autre , Imre Kertész, Actes Sud

[2] Il faut relire la Tradition du Nouveau de Harold Rosenberg.

[3] On a vu plus haut dans quel sens nous entendions la parenté totalitaire

[4] C’est peut-être la plus forte objection que l’on peut adresser à Joseph Roth et à toute forme de raisonnement sur la symétrie et l’équivalence des crimes fascistes et communistes. Car si les cadavres se valent bien sûr, si le sang versé est toujours celui des hommes, les criminels communistes comme Béria, Staline, Mao ou Pol Pot l’ont été doublement, par la terreur exercée sur leurs peuples et par la légitimation de leurs crimes au nom du service rendu à l’humanité.  On ne s’attend généralement pas à ce qu’une dictature militaire ouvre un horizon original et enthousiasmant au peuple qu’elle a mis sous sa coupe et encore moins aux peuples voisins. Tous les systèmes dictatoriaux classiques ne font qu’utiliser les ingrédients traditionnels de la domination : la torture, la peur, la délation, l’enfermement, la disparition. Et si la dictature survit grâce à la terreur, son idéologie, ses valeurs ne sont en revanche ni respectées ni magnifiées. Quand les vicissitudes de l’Histoire renvoient les militaires dans les casernes, les chefs fascistes dans leurs derniers bunkers, il ne reste plus rien ou presque de leur tintamarre, de leurs oriflammes, de leurs saluts à l’unisson, de leurs défilés. La dictature des colonels en Grèce de 1967 à 1974, celle de la junte en  Argentine de 1976 à 1983, de Pinochet au Chili, ou encore celle de Park Chung Hee en Corée du Sud font des milliers de morts, de disparus. Mais quand leur temps est passé, si la mémoire douloureuse de leurs crimes et abominations continue de hanter les victimes, les historiens et les hommes de lettres, aucune valeur transcendante n’est enterrée ou foulée aux pieds. La chute des dictatures fascistes n’entraîne pas dans sa tombe la chute d’une idée, d’une espérance de valeur universelle. Quand les régimes communistes s’effondrent,  ils emportent avec eux « une part de l’horizon indépassable de notre temps ». Autrement dit, ils nous laissent un monde sans horizon utopique.C

[5] « L’enracinement » ,

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Entrée galerie – Peintures politiques – Claude Corman

Visite vidéo…

 

 

Peintures et textes…

L’arche commune

Le signal d’alarme (La révolution selon W. Benjamin)

La pendaison de Zavis Kalandra

Le grand œil

La grande fresque

Le triptyque d’Unamuno

La création des malakhim et des qelipot______ (guerre et guerre)

Danse au dessus de l’abîme

Les eaux fortes sur le Bund

Le repas des vautours

Le gentleman de la quatrième cave

Huile sur toile - 90 x 130 cm - 2013

Huile sur toile – 90 x 130 cm – 2013

J’ai pensé à Paltiel Kossover dans le Testament d’un poète juif assassiné d’Elie Wiesel ou à la scène finale du Procès de Kafka avec les deux exécutants de la sentence de mort prononcée contre Joseph K. Dans le livre de Wiesel, les bureaucrates staliniens qui ont décidé la mise à mort du poète juif sont les serviteurs d’un système jugé aussi infaillible que bienveillant, ils acceptent de plein gré et presque avec bonne humeur les tâches les plus ingrates qui leur sont confiées. Comme si l’idée totalitaire au fond dissimulait son immense pouvoir criminel dans l’incontestable  expression de la « fraternité universelle ». Qui aurait la folie de s’opposer au bonheur collectif de l’humanité ? Le bourreau est le gentleman de la quatrième cave, le seul à ne pas avoir délibéré sur la condamnation à mort et qui permet de la sorte à l’illusion fraternelle de se recomposer, ailleurs ou plus tard. La Justice partage sans doute avec le communisme en guerre contre toutes les hérésies ce même souci de la main immaculée. Et c’est pourquoi le gentleman de la quatrième cave me semble le proche voisin des exécuteurs de K dans le Procès de Kafka. La sentence a été transmise à des bourreaux qui ignorent tout des fautes et des délits du condamné. D’une certaine manière, les tueurs qui exercent pourtant l’ultime violence, les gémeaux invertis chez Kafka, le gentleman qui pointe son arme sur le poète chez Wiesel, sont innocentés par leur ignorance. Innocentés et presque anoblis par la grande cause qui les arme, la Justice, le Procès d’un côté, la cause universelle de la classe ouvrière exploitée de l’autre. Le tortionnaire du tableau est un homme à la fois très visible et curieusement grotesque ou inconsistant, malgré l’arme qui scintille comme un jouet sur son ventre et son bizarre chapeau de cow-boy…
C.C.