Fixité

Il était peu avant minuit. J’étais dans la salle de bains. La lumière d’un halogène antique diffusait une teinte jaune ambré, rassurante. Diouck dormait déjà dans la chambre à côté. Je me brossais les dents quand j’entendis de loin, à peine articulées, les premières invectives. On aurait dit que ce n’était pas une voix humaine qui s’exprimait ou grondait, mais une sommation préalablement enregistrée. La voix dont je percevais l’écho affaibli avait abandonné toute trace organique d’incertitude, de vibration. Je me tournai vers la fenêtre de la salle de bains située à environ un mètre cinquante du carrelage en damiers du sol. Je distinguai dans la faible lumière que diffusaient les lointains lampadaires en bronze de la place une sorte de mouvement humain assez confus, comme une empoignade débutante, ou, et je notais ce fait avec soulagement, comme une farandole joyeuse à la Rubens. En tout cas, je ne vis pas d’agresseurs et d’agressés. Pourtant, les sommations de la voix mécanique se faisaient de plus en plus brutales et continues de sorte qu’elles semblaient saturer l’espace dehors. Mais précisément occupant toute la scène extérieure, sans rupture, sans silence, la voix inhumaine paraissait étrangement solitaire. Personne ne semblait ainsi réellement menacé ou bien alors tous les habitants du dehors, de la place, dans leur ensemble et il y avait dans ce tous comme une indifférence apaisante. C’est du moins ce que je m’efforçais de croire tout en continuant à me brosser les dents. Mais soudain, surgit dans le champ de la fenêtre, en plein milieu de celle ci, c’est-à-dire à une distance parfaitement égale des battants droit et gauche du chambranle, un homme planté dans l’immobilité glaçante d’un soldat en faction. C’était un homme de taille moyenne, d’âge moyen, la quarantaine environ. Il ne regardait pas du tout la scène qui se déroulait tout près de lui et dont j’entendais, filtrée par les vitres, la croissante violence. Il fixait l’intérieur de la salle de bains par la fenêtre qui se situait comme je l’ai déjà dit à un mètre cinquante de hauteur, et comme l’appartement où nous logions était au deuxième étage, l’angle de vision de l’homme était des plus réduits. Et pourtant, l’homme semblait avoir une vue plus étendue de la salle de bains. Il avait un visage ovale, lisse, très bien rasé, une chevelure noire coupée à ras et d’une symétrie sans défauts. La peau du visage était étrangement juvénile et je n’y aperçus aucune cicatrice qui me l’aurait rendu sinon moins inoffensif, en tout cas plus humain. Il n’avait pas de lunettes et ainsi je pouvais distinguer, malgré la pénombre qui épargnait énigmatiquement sa face, son regard incolore et pénétrant. Ses deux yeux me fixaient, immobiles, ils n’avaient pas de teinte ou du moins, je ne la remarquais pas. Ils me scrutaient attentivement, mais leur fixité n’était pas de la même nature que celle, cireuse, déshabitée des morts. Je découvris que cette impression de fixité étrange était liée au fait que jamais son regard n’était interrompu par un clignement ni ne faiblissait dans son intensité. Dehors, pourtant, les choses bougeaient et auraient du interpeller cet homme d’âge moyen et au regard incolore. Mais rien de ce qui se passait à ses côtés ne le perturbait. J’entendais maintenant des admonestations plus précises, des injures et des menaces sans équivoque et qui gagnaient en méchanceté. On pressentait que la violence physique allait d’un moment à l’autre éclater et broyer peut-être un ou plusieurs individus, car de là où je me tenais, je ne pouvais pas accéder directement à la scène qui se déroulait en contrebas, à quelques mètres de l’entrée de l’immeuble où nous logions. du fait de l’angle mort de la fenêtre. Il aurait fallu pour me faire une idée exacte de la situation ouvrir largement les battants de la fenêtre et me pencher bien en avant de son entablement afin de tenter d’apercevoir les hommes qui se faisaient face en bas. Mais au lieu de me diriger vers la fenêtre, de faire des gestes même ineptes, de héler les acteurs du pugilat, peut-être même du crime à venir, je ne pouvais pas bouger. J’étais terrifié, comme assujetti à ce regard affreusement fixe, désincarné, de l’homme d’âge moyen qui se tenait toujours au milieu de la place et continuait de fixer la fenêtre de ma salle de bains, sans sourciller, comme si sa vocation unique dans l’existence avait été d’épier ma fenêtre prise au hasard dans toutes celles de la rue qui en comptait, j’en fis rapidement le calcul, plus d’une centaine. Sans doute était-ce l’une des rares fenêtres éclairées à cette heure et la chaude couleur jaune ambré qui en émanait pouvait capter un court instant le regard d’un passant mais pas plus. L’homme ne bougeait pas du tout, il n’oscillait pas sur ses jambes, et c’est comme si de son corps happé par l’obscurité environnante ne se détachait plus que la figure ovale et lisse, éclairée par un invisible projecteur. On entendait désormais les agresseurs qui s’en donnaient à cœur joie d’intimider leurs cibles, de les rabougrir dans leurs peurs, de les acculer contre les murs des immeubles de la rue, pareils à des fauves reniflant leurs proies et s’amusant de leur inertie. Mais encore une fois, au lieu de réagir, j’étais sidéré, incapable de me détourner de la cruelle domination de ce regard fixe, presque idiot, et de cette silhouette statique au milieu de la place. Et alors, je remarquai quelque chose qui m’effraya davantage, si cela se pouvait. La fenêtre qui, l’instant d’avant se tenait à un mètre cinquante du sol et constituait une forme de protection contre le regard de l’homme en contrebas, arrivait maintenant jusqu’au sol, de sorte que l’intérieur de la salle de bains était dorénavant accessible dans sa totalité à son regard. J’étais nu et je ne cherchais qu’une chose sur l’instant, non pas à sauver les hommes acculés contre les murs, mais à dissimuler ma nudité. J’enfilais un peignoir en considérant que c’était presque un exploit, tant la fixité inaltérable du regard de l’homme du dehors semblait pénétrer toute l’intimité de notre appartement, jusqu’à la chambre à coucher. Diouck avait été réveillée par les cris du dehors, les invectives, les jurons. Elle me dit : Il faut faire quelque chose ! Ils vont les frapper ! Et aussitôt après, on entendit un choc sourd, puis un second et un troisième, comme des détonations de faible intensité. En tout cas, ce n’était pas des coups de poing ou de pied, et puis après les chocs sourds, ce fut à nouveau le silence. C’est comme si la scène de violence dehors, suffocante par sa dramatique conclusion, s’était volatilisée, que tout était redevenu calme, habituel. L’homme en bas n’avait pas été dérangé par le probable crime qui s’était déroulé à côté de lui et il n’était pas davantage troublé par le silence qui lui avait succédé. Il s’entêtait à regarder avec ses yeux incolores, par la fenêtre qui s’était abaissée au niveau du sol, mes gestes, mes affolements, mes indécisions. Il scrutait exclusivement ma peur. Il était satisfait. Il avait, je crus le distinguer nettement, un petit sourire en coin, qui soulevait à peine sa commissure labiale supérieure droite. Il semblait fier de son rôle, de sa présence, de son immobilité. Sans jamais avoir à intervenir, à montrer ses poings, à proférer des menaces dans ma direction, il m’avait tenu sous son emprise. Et encore maintenant, je n’osais pas regarder par la large baie vitrée qui avait remplacé la fenêtre située à un mètre cinquante du sol, s’il y avait des corps effondrés à la base de l’immeuble voisin. Je n’avais pas réagi, pas hurlé. Et cette absence de réaction face à un homme qui n’avait fait au fond que me regarder, que m’épier curieusement, sans recourir à aucune forme de violence et comme indifférent à celle qui s’était déroulée à deux pas de lui, était sa plus grande victoire.
Le regard de cet homme, c’est l’âme de tous les régimes totalitaires….
C.C.