par Jean-Louis Mousset
Wer, wie, wo avec la valise d’osier il avançait les courroies fagotant celle-ci. Des papiers dépassent. Des coins de fer sortent des flancs. C’est lourd, c’est une sorte de strapasack. Il franchit une porte, une autre porte, une cour, une porte, une autre cour et c’est l’interminable escalier qui mène là où habitait la vieille Useldinger.
Son mari, mais si, vous l’avez bien connu, celui qui écrivait des livres pour les enfants, des mémentos. Le Pierre, le grand Pierre avec la Vedette bleue. Il monte, il monte, la valise est lourde ; un étage, un demi-étage, un coup à gauche, un autre étage. Il arrive au haut de la rue avec une charrette à bras, il y a une sorte de mauvaise toile qui entoure des boîtes en tôle, ça brinquebale, c’est un bruit de ferraille. Le coiffeur sort. « Non je ne suis pas Messia, je suis le shnorer, Hans le shnorer. Je vais chez Useldinger meine Grossmutter.»
Les grincements des roues annoncent la charrette à bras. Le coiffeur ouvre tôt non pas pour coiffer mais pour observer le bonhomme. Il pousse, il souffle, se rapproche.
« Spion, du bist ein Spion, was guckst du ? Hast du keinen Shnorer geseh’n ? »
Il passe une porte, une autre porte, l’autre cour. Il monte, remonte et remonte encore. Il accumule là-haut au septième étage et demi voire au huitième, sous le toit, dans le vieux Judenloch de la grand-mère, la cache de la cache, derrière des lits, des armoires, des chaises cassées. Puis il descend le bric- à-brac, le mish mach sur la rue. Des centaines de boîtes de fer ont pris la place. Des vieilles yddishe Ursachen. Dans le mouvement la menorah et les megilha sont sur le trottoir.
Le coiffeur les voit, il court pour crier sur le shnorer. « Nicht klauen, du Lausbub, du Rauber. Ich will putzen, nur putzen und dann wieder ins Prades. »
Dans cette pièce froide les objets, les objets de la grand-mère avaient repris toutes leurs places tels les rouleaux de Simon Pierre. C’était ici qu’il faisait ses ablutions et nouait ses tefilim. Puis par une mauvaise trappe il allait vers le grenier. Bruits de quincaille, odeur âcre de résine, certainement le fer à souder, les ventilateurs ronronnaient. Le camion bleu d’EDF remontait la rue. Le coiffeur sortit sur le pas de la porte. Le chauffeur l’apostropha :
« U.S.E.L.D.I.N.G.E.R » uselledingeai
– Au fond et en haut, tout en haut »
L’agent EDF :
« Voici le transfo !
Le shnorer :
– Ici près de la porte
– Impossible !
– En haut, tout en haut sur le toit
– Où?
– Venez ! »
Le toit était un endroit limite. Mais le grand-père, un homme ingénieux avait une potence afin de monter du bois, puis un bâti pour une antenne de radio amateur et enfin une sorte de chaise en fer pour y attacher un râteau de TV monumental. Le transfo fut monté à l’aide de la potence et boulonné sur la chaise. L’agent s’étonna que Hans eût besoin de tant de courant.
Hans demanda un bouton d’arrêt d’urgence, une ligne rapide en cas de panne, d’un tarif industriel. L’agent fut surpris, Hans excédé, le conduisit dans une partie du bouge, là où il y avait déjà 7 murs d’ordinateurs qui ronronnaient. L’agent comprit qu’il avait à faire à ces clients originaux à l’allure bizarre qui consommaient 1000 fois plus que certaines personnes très aisées des beaux quartiers.
Hans sortit son chéquier afin de donner une somme arbitraire sur la consommation de la ligne, plus un RIB pour le prélèvement automatique. Mais l’agent dut d’abord déplier le chèque, identifier celui-ci comme étant, oh surprise!, de la très sérieuse Golden Sachs, car ce signe monétaire ressemblait plus à un ticket de métro usagé.
Cette arrivée du schnorer fut propagée, déformée par la rumeur et comme l’homme paraissait pauvre, les braves gens du quartier mandèrent une assistante sociale. Elle frappa à la porte, malheureusement Hans récitait le Shema. La pauvre attendit dans le froid une bonne heure. Elle heurta souvent l’huis. Hans ouvrit en disant qu’il n’était pas sourd, que ce n’était pas la peine de heurter le bois, comme un agent stalinien du KGB, des RG ou des policiers israéliens en train de rechercher des colons hassidim. Dans le stibl le givre couvrait les carreaux et la jeune femme crut voir sur la vitre des oiseaux s’envolant dans l’azur. Elle s’enquit de la chambre, elle passa par la mauvaise trappe et émergea dans l’allée 1 éclairée par mille diodes du mur d’ordinateurs. Il faisait évidemment chaud. Avançant maladroitement dans la relative obscurité sur quelque chose de doux qui n’était autre que le grand lit de la grand-mère. Un grand lit d’Alsace, sur lequel, on le devinait à peine, étaient jetés pêle-mêle des livres de mathématiques, de physique, de philosophie, de la kabbale et autres yddishe Ursache.
Plus loin, tout au fond près du bouton d’arrêt d’urgence, plusieurs paquets de flocons d’avoine et de lait en poudre, un grand bol, les flocons gonflaient en attendant l’heure du repas. Elle sortit sans bruit, laissant Hans dans le bruissement de l’imprimante A3.
Le coiffeur s’approcha de l’assistante ; que faisait donc le bonhomme avec toutes ces boîtes en fer. Elle répondit qu’elle n’avait jamais vu autant d’ordinateurs d’un coup et évidemment il faisait même chaud là-haut. De gros câbles électriques passaient partout mais dans des guides en fer. Le rangement de la pièce aux ordinateurs tranchait avec le capharnaüm des autres pièces; on eût dit deux mondes.
Le magasin situé sur la rue ferma.
Quelques semaines plus tard, un gros camion se rangea et le shnorer sortit. Les vitrines furent démontées soigneusement et de grands cubes blancs glissèrent à l’intérieur.
Les installateurs étaient vifs et muets. Les vitres furent remises en place. L’ancien monte-charge reprit du service. Du magasin sortit un long tube blanc, haut comme un homme allant jusqu’à cette espèce d’ascenseur. Celui-ci était devenu inaccessible pour qui n’était pas dans le magasin ou tout en haut près du transformateur.
Une mauvaise lumière faisait la navette entre le haut et le bas, le bas et le haut, mais parfois de haut en haut en arc-de-cercle. Le magasin en façade s’illuminait d’une façon très vive très peu de temps.
Il payait tout en argent liquide dans le quartier. On disait qu’il allait dans une banque loin de la rue. Un riche fourreur l’aurait croisé place Vendôme, il l’aurait aussi aperçu à Anvers.
Les hassidim l’aimaient bien, mais avaient peur de lui, ils le surnommaient « RAVA ». D’après les rumeurs des êtres artificiels travaillaient avec lui, certains pigeons chez lui semblaient des anges de givre, d’aucuns pensaient ou avaient vu des violonistes danser sur le toit aux sons d’accords étranges, enfin parfois au matin à la limite de la nuit et du brouillard, des ombres en habits rayés l’aidaient à pousser sa charrette.
Ceci était surtout dit parce qu’il lisait le ZOHAR, le SEFER YETSIRA, et surtout les écrits très particuliers du SHERUBIM. Hans pensait que Rachi connaissait les textes égyptiens et que d’étranges machines avaient été construites dans ces temps reculés et surtout celles de RAVA. Lorsque RAVA dit au Golem : « Retourne chez les saints rabbins », la plupart des commentateurs y virent une manière de désaveu. Mais, pensa Hans, c’était plutôt la surprise d’une expérience trop réussie.
L’automate s’était rendu lui-même chez RAVA aussi fort que les tables magiques d’Hephaïistos. Il savait que les tableaux de lettres étaient des calculs. Hans grâce aux indications de RAVA, avait pu enfin trouver une des clefs du YETSIRA. Surtout que dans une mauvaise gargotte du DRAA, il avait lu sur un mauvais morceau de journal qu’une trirème avait été retrouvée dans le port de NEW YORK. Le plus intéressant était que celle-ci transportait du vin kasher. Une communauté vivait là et de plus ces vestiges étaient enfouis dans la vase de Brooklyn.
Hans sourit en pensant aux prétentieux Roumis et à leur 1492. De la même manière que les Hébreux et les Phéniciens savaient calculer les longitudes, le robot des rabbins avait trouvé la maison de RAVA.
Aux hassidim qui s’étonnaient de ne pas le voir à la shule, Hans répondit qu’il avait son klaus, stibl et ses golim. Par une nuit sans lune, le coiffeur et d’autres, par l’étage, s’introduisirent dans le magasin. Ils virent les chambres blanches, blocs hermétiquement clos. Klaxons d’alerte ! La pièce rétrécit, et au fond le shnorer ouvre la porte :
« Raus, raus, Spion, Seerauber, Pirate Oben, shalom, shalom Laskarim »…
Penauds, ils repassent par l’étage et s’enfuient.
Deux nuits plus tard, une camionnette s’arrête, une ombre ouvre la porte du magasin, prend un paquet dans une sorte de distributeur à billets. Puis silencieusement, le véhicule repart comme il est venu. Puis, deux jours plus tard, les camions reviennent avec les mêmes ouvriers vifs et discrets. Le magasin reste vide une semaine durant. Il redevient une coquette vitrine de vêtements. Le shnorer passe devant la boutique, saluant respectueusement la patronne. D’autres jours, il passait avec sa charrette à bras portant des ordinateurs, puis repassait avec des ordinateurs semblant aussi usagés.
La vendeuse fut surprise quand un homme bien vêtu, sortant d’un véhicule silencieux, demanda des nouvelles d’un homme un peu étrange. Et elle indiqua, dans la cour, le mauvais monte-charge. Un énorme bouton rouge brillait. L’homme pressa. Le grand cylindre blanc se déploya. Un klaxon retentit Une lumière verte clignotait dans la gaine blanche. Hésitant il regardait.
« Herein, kerl, schnell, nicht traumen! Herein! »
L’homme monta. Les machines baissèrent en régime, les lumières faiblirent, quel ogre avide d’énergie fonctionnait dans le quartier ?
Puis l’homme redescendit, salua la vendeuse et esquissa un étrange sourire. Des pigeons, aux vols saccadés et mécaniques, tournaient autour du véhicule. L’engin glissa plutôt qu’il ne roula dans la rue.
Quant au shnorer, on ne le revit plus, tout au moins dans l’avenue. Là-haut, tout en haut, d’étranges lueurs scintillaient et les pigeons chantaient comme des rossignols ou en fait comme des siporim. J.-L.M.