Le yiddish comme un Golem

par Jean-Louis Mousset
Eleazar de Worms clôt son ouvrage par « je leur enseigne le Golem de la lettre ». Comment, dans un premier temps, pouvons nous comprendre Golem de la lettre ?

Il y a l’interprétation première des tableaux de lettres vocalisées servant à animer le Golem.

Mais ne pouvons-nous pas penser à cette transcription de l’allemand en caractères hébraïques : le yiddish ? Le yiddish c’est comme l’ allemand, l’ humour en plus.

D’où vient cet humour ? Grâce aux caractères hébraïques l’allemand va pouvoir être coloré. En effet les consonnes dans la tradition juive sont alliées à des usages liées aux proverbes issus de la Torah. D’où le yiddish comme passerelle vers l’autre côté, vers l’orient. D’où le fameux l’an prochain à Jérusalem. De plus le yiddish est la mamelouchen. Cette langue de la mère ne tarda pas à devenir la langue mère d’une intelligentsia pan-européenne de I’Atlantique à l’autre coté de l’Oural vers le Birobidjan. Une langue qui pendant un millénaire va permettre aux étudiants de parcourir l’Europe de Metz à Kiev.

Mais aussi de faire trébucher l’allemand et par là même de servir de trébuchet face aux murailles du logique et du rationnel pour introduire le witz [1]et la psychanalyse mais bien avant tout cela tout un imaginaire du shtetl. Un imaginaire dont Singer n’est que le témoin tardif d’un humour de résistance produit entre |e XIV° et XX° siècles. Bashevis Singer non comme conteur mais comme mémoire au sens de Wiesel . Et pour en revenir au trébuchement, qui claudique cher Singer ? Faire claudiquer l’allemand en posant des questions tels les interminables dialogues entre le schnorer, le rebele et le holzhändler[2]. Poser des questions, c’est déjà mettre en place une machine à claudiquer. Suspendre le temps afin de le discrétiser.

D’où la musique comme un escalier pour le musicien qui tombe du toit (Singer). La musique ou la mesure liées aux entiers. Le yiddish c’est la mesure contre les satrapes russes ou allemands liés à Aristote. La mesure est le terrain épistémologique de la physique, sans mesure, pas de physique, sans ces vilains quanta (Einstein), les lampes ne peuvent pas briller dans l’ultra-violet. De ce monde du saut, nous allons vers le limité (shadaï) des morceaux d’exponentiel sont aussi importants qu’une belle courbe. Le myriagone[3] aurait dû orienter Descartes vers la rectification et non vers le continu. Spinoza comme opticien et polisseur de verre savait le temps et la limite. C’est déjà la puissance du shadaï sur l’infini.

Jacob mesure avec son échelle ce qui le sépare du pardes. Enclore l’allemand dans les lettres hébraïques et cela par l’intermédiaire des tor, en anglais gates ou portails. Ceux-ci sont codés, ils ne sont pas 731 mais 22! Il s’ agit de modérer l’infini du saint Empire romain germanique. Le yiddish va permettre l’encerclement d’Aristote et le dépassement des éléments par les ondes, musique et lumière. Le Zohar fait-il retour contre Aristote ou au contraire, en tant que sefer venant après le golem de la lettre, est-il la coupure epistémologique nécessaire pour dépasser la notion d’élément?

En affirmant que « la lumière soit ! », le Zohar met en place une subversion de l’élément par la lumière. Cette révolution épistémologique trouvera son plein épanouissement dans les vilains quanta (une pierre tout un programme zybstejn : 5040 ]) nouvelle échelle de Yacoub le tordu, le boiteux, l’indirect, celui qui reçoit la bénédiction à la place de l’autre. Mais l’échelle elle-même pour les sephirot devient une discrète dialectique du manifeste et du non-manifeste, la flamme de la veilleuse éclairant par l’obscur (Haim Zafrani). De la même manière les golem ou golim ne permettent pas que les tableaux de combinaisons soient visibles comme dans Matrix, qui n’est qu’une pâle copie des 22 portails de Rava. Seul Worms indique l’immensité des megilot pour organiser le sable, de la même manière, l’ADN replié sur lui-même par les tensions quantiques des liaisons tel un golem en une hélice de lettres. Ainsi le yiddish, loin d’être un simple langage judéo-allemand est aussi une machine à penser. Les lettres mises en série produisent le monde.

Mais pour ceci, nous devons rappeler le rôle du chérubin spécial. Dans son livre sur le Golem, Moshe Idel[4] consacre un chapitre aux cabalistes de la France du Nord. Mais de quelle France s’agit-il? Nous sommes au XII°, XIII° dans une France qui se souvient de Charlemagne et autre Roland. D’où une coupure moins nette à cette époque entre la Francia occidentalis et l’autre, Francia orientalis. Ce cercle est don dans l’espace judéo-allemand. Ce groupe de rabbins étudie plus précisément la merkava.[5]

De plus il faut avoir Eleazar de Worms en point de mire comme rapporteur du golem de la lettre. Mais quelles lettres, quels seferim, livres ou chiffres, chiffres/lettres, de plus quelles grammaires, quels aleph-beith?

L’humain peut-il faire seul ce calcul du monde? Ne peut-il pas trouver un auxiliaire tel que Rava, avec crainte, l’a aperçu : « Retourne chez les pieux, la volte-face de la femme de Loth, avant l’anéantissement ». Mais cet auxiliaire arrive, et quelle arrivée sur une sorte de complexe de constellations (Lion, Aigle, Taureau, Dragon). Le tout est uni par des éclairs gigantesques, autrement dit de puissants champs électromagnétiques, en un mot une créature des temps d’Enoch !

Mais pour trouver l’espace d’un shaddaï, nous parlerons plus simplement de lumière. Pourquoi réduire ces champs à une lumière? Il s’agit de re-venir vers la voix « Ils virent des voix » Nous ne faisons que descendre l’échelle des sephirot. Nous passons des 236 parsanges de la nuque de I’Eternel, à la possibilité de créer par le mot un mur de lumière, une colonne de lumière, des matrices et des cylindres de données. Mais le plus curieux, c’est que la lumière est avant les luminaires. Evidement, ceci paraît étrange, mais après tout sur une simple chandelle, c’est la zone obscure qui crée la zone bleue puis la zone blanche. Nous savons aujourd’hui que I’essentiel des radiations est invisible. Cette lumière émanant des sephirot peut-être non seulement sombre mais lourde, lourde des luminaires, dont notre soleil. Cette familiarité et pourtant étrangeté va permettre à Einstein d’imaginer tel un lutin malicieux chevaucher un rayon lumineux.

Sans subversion par la lettre hébraïque de l’allemand, il n’est pas possible de laisser sa place au conte, au compté (Sefer Yetsirah). Et d’où vient cette intuition des histoires de Feynman. A l’allemand calculant avec des chiffres, le yiddish propose les lettres comme chiffres.

Cantor propose de classer les infinis en aleph afin de réaliser un shadaï de la magie grecque de l’infini. Ses contemporains dirent que Cantor devint fou avec ces aleph, mais n’était-il pas entré dans un des pardes par effraction? Le mathématicien mettait en place le calcul par les lettres rejoignant le grand Eléazar de Worms. Mais aussi cette mesure des infinis va à l’encontre de la prétention des empires AEIOU[6], devise de l’empire autrichien, à la suite du pape et du Saint-Empire romain germanique.

Mesure non pas au sens aristotélicien, mais bien au sens de l’échelle séfirotique à chaque ordre sa mesure un univers tel une gigantesque éponge de Menger. Ceci nous conduit vers le temps du calcul en tant que ruse, des artefacts d’Enoch. La tour de Babel est le prototype de ces temps, temps de la destruction du langage afin de mettre fin à cet assaut du ciel. D’où modérer la magie de l’infini grec par cette langue particulière qu’est le yiddish.

En un mot en perdant le yiddish nous avons perdu le passage des mers et des déserts de la Chine à Aix-la-Chapelle, le chemin de la soie et de l’éléphant.

La différence fondamentale entre Aristote et la kabbale c’est la lumière. Aristote a besoin des éléments, la bougie suffit à la kabbale. A partir de la lumière sombre ou de la lumière lourde portant en elle les luminaires, elle crée le monde. Ainsi nous sommes dans un monisme idéel à la manière de Husserl. Le flux des vécus n’est que la lumière descendant des constellations entre autres. Ainsi il y a une instance matérielle, la lumière distribuant tous les éléments, le récit des jours n’est que la conséquence du «bara Or».[7]

J.-L.M.

 

[1] La plaisanterie

[2] Marchand de bois

[3] polygone de 10000 côtés.

[4] S’agit-il de lui ?

[5] Le char céleste dans la vision d’Ezechiel qui inspira de nombreux mystiques

[6] acronyme usité par les Habsbourg.

[7] Créa la lumière

 

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Le Golem et le Dibbouk

par Jean-Louis Mousset

Ce texte est issu de la longue correspondance que nous échangeons depuis plus de vingt années avec Jean-Louis Mousset sur les automates grecs et les golems juifs. Aussi bien faut-il le lire comme une lettre adressée à un interlocuteur personnel et non comme un article maîtrisé et prudent, destiné à une lecture publique. Toutefois, nous avons décidé de le publier dans la revue Temps marranes en raison de certains énoncés qui, loin d’être définitifs et suffisants, ouvrent des perspectives embarrassantes mais originales sur le destin d’Israël. La question qui clôt cette lettre est formulée par les rédacteurs de la revue.

 

Je viens de lire et de relire encore le Cabaliste de Prague du bon Marek Halter. Bien sûr son golem de glaise me paraît peu wormsien[1], nous sommes loin du golem de la lettre et du chiffre, du compté et du conté.

 

Mais l’intérêt du livre n’est pas là. Marek imagine que celle qui va pousser le rabbin Loew[2] à réaliser le golem est possédée par un dibbouk. Ainsi la connaissance demande des sacrifices au côté gauche. Le savoir se paie d’un malheur, mettant quelque chose de tragique dans tout progrès heureux. Ainsi le savoir des savants juifs allemands fut-il payé terriblement cher par la Shoah.

 

Et il en fut de même pour la naissance de l’État d’Israël.

Un tel tragique ne peut être commenté par un esprit dégagé de la lourdeur de l’histoire. Or, c’est en tentant d’arracher la condition juive à l’Histoire afin de mieux affermir les bases archéologiques et linguistiques du nouvel Israël que certains maîtres de l’herméneutique juive moderne, à l’instar de Léon Ashkénazi-Manitou[3], pensèrent surpasser la tragédie et le vide.

 

Mais, les rescapés du Yiddishland pouvaient-ils vraiment accepter ce retour de l’hébreu abstrait face au yiddish ? Manitou pouvait-il être le successeur du rabbi Loew ?

 

L’exclusivité d’un tel engagement en faveur de l’hébreu ne supposait-il pas au contraire une forme d’oubli ? Peut-être l’éloignement des Juifs d’Algérie et du Maghreb en général du centre géographique germano-polonais de l’extermination rendit-il certains d’entre eux moins attentifs à sauvegarder la riche littérature yiddishophone ou l’expérience unique du Bund, comme mouvement ouvrier à la fois juif et internationaliste. Peut-être aussi, plus fondamentalement, s’agissait-il de reconstruire quelque chose en rupture radicale avec les idéologies et les langues européennes qui avaient d’une manière ou d’une autre rendu possible Auschwitz. Pour ceux-là, l’hébreu s’imposait à la fois comme un retour aux sources et comme un renouveau. D’autres comme Paul Celan choisirent l’inverse et continuèrent d’écrire en allemand.

 

Du fait que Marek est pris dans la tourmente du massacre, dans la présence des dibboukim, son livre sur le golem de Prague est écrit sous le signe d’un dibbouk. Le martyre des justes a engendré des manifestations du côté gauche et l’hébreu « de Manitou[4] » semble venir de nulle part, comme la création de l’État d’Israël se vivant comme la naissance d’une nation. Le déclassement du yiddish par l’hébreu avec comme corollaire l’adoption de l’anglais de l’ami américain eut un effet de recouvrement de l’histoire et permit de créer une sorte d’an I pour une nation de plus de 5 000 ans.

 

Nous sommes étonnés qu’il ait fallu tant de temps en Europe pour parler de la Shoah. C’est oublier que les vainqueurs de 48 voulaient figurer comme des triomphateurs, des héros de Tsahal plutôt que de se souvenir des hassidim des shtetls. Or cette volonté d’oubli dérivée d’une foi dans la renaissance d’Israël eut forcément des conséquences politiques. Car Jérusalem était, en 1948, tout sauf une tabula rasa. Les techniciens allemands d’avant la guerre ne pouvaient devenir brutalement sans histoire des paysans dans un pays du Moyen-Orient.

 

Marek a raison de souligner que là où il y a oubli, naît le dibbouk. Et cet oubli allait faire d’Israël un golem menacé par ses différents cauchemars.

 

Au lieu de fonder Israël dans la complexité de l’héritage de la diaspora et de l’exil, des héros optimistes firent un saut de 2 000 ans pour se retrouver quelque part dans le temps avant l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. Non pas un pessah traditionnel, mais un pessah de peplum, un Moïse à la Cecil B. de Mille, se référant à l’Antiquité plutôt qu’à l’Histoire. Et ce dégagement permit de faire croire que la terre était vide et promise. Dans cette Antiquité rêvée, la mosquée avait disparu pour un temple de Salomon. Un monde d’avant les Romains, les Arabes, les croisades, facilitait la mise en place de l’hébreu. Mais quel hébreu ? Était-ce l’araméen usuel du commerçant du temple ? Non, on choisit un hébreu universitaire plein de néologismes alors que le yiddish avait trouvé des ruses pour dire la modernité, liée à cette langue moderne qu’est l’allemand. Mais il fallait se souvenir et Israël voulait être oublieux pour défendre sa jeunesse, sa nouveauté. Oublier était le mot d’ordre implicite du kibboutz, oublier par le travail et l’agitation Exodus et les camps.

 

L’oubli se mettait en place par un retour à la racine : aller aux racines pour oublier deux millénaires de diaspora. Et grâce à cet oubli, on assécha la mer Morte. À vouloir cultiver le désert, on ne fit qu’augmenter la désertification. Ce fut à nouveau la malédiction d’Eli qui frappa la terre d’Israël. L’oubli et l’idolâtrie de la terre d’Israël conduisirent à ce désert et de la sorte on inversa le geste de pessah de Moïse en amenant la mer Rouge en terre d’Israël. L’oubli transformait Israël en golem désobéissant ayant perdu sa tension avec le dibbouk. Ce peuple de marranes, de judéo-européens, d’ashkénazes et de séfarades perdait son âme dans l’assujettissement de la Palestine, et un pays de lait et de miel est peu à peu devenu de poudre et de sel. Du millénaire en Allemagne, des deux mille ans au Maroc, il ne reste rien dans le déploiement technique. Bien sûr chaque soir du shabbat, le peuple invoque Eli, mais en vain car il s’agit plus d’une répétition que d’une tradition. D’une certaine manière, le nom d’Eli est prononcé en vain et il ne pleut plus. Seul un retour vers les montagnes oubliées de l’Ukraine, de l’Atlas et d’ailleurs permettra de comprendre qu’Israël n’est qu’un début et non une fin en soi… J.-L. M

 

Et pourquoi ne pas imaginer qu’Israël peut aussi penser cette réouverture dans le temps historique par un encouragement lucide et éclairé à la révolution arabe ?

 

[1] Eleazar de Worms (1176-1238) est l’un des grands maîtres du judaïsme rhénan. Ses commentaires sur le Sefer Yetsira et sur la création du Golem dévoilent une approche mathématique de la formation de l’anthropoïde animé.

[2] Patronyme du Maharal de Prague, auquel est consacré l’ouvrage de Marek Halter (NDE).

[3] Né à Oran en 1922, installé en Israël en 1968, mort à Jérusalem en 1996 (NDE).

[4] Manitou qui, en cela, laissait recouvrir également par le même hébreu une autre langue de la diaspora, le judéo-arabe (aussi fleuri et parfumé que le yiddish), longtemps parlé par les Juifs d’Afrique du Nord de sa jeunesse, langue à peu près tout aussi disparue désormais (NDE).

 

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Hans der Golembauer

par Jean-Louis Mousset

Wer, wie, wo avec la valise d’osier il avançait les courroies fagotant celle-ci. Des papiers dépassent. Des coins de fer sortent des flancs. C’est lourd,  c’est une sorte de strapasack. Il franchit une porte,  une autre porte,  une cour,  une porte,  une autre cour et c’est l’interminable escalier qui mène là où habitait la vieille Useldinger.

Son mari, mais si, vous l’avez bien connu, celui qui écrivait des livres pour les enfants, des mémentos. Le Pierre, le grand Pierre avec la Vedette bleue. Il monte,  il monte, la valise est lourde ; un étage,  un demi-étage,  un coup à gauche, un autre étage. Il arrive au haut de la rue avec une charrette à bras,  il y a une sorte de mauvaise toile qui entoure des boîtes en tôle,  ça brinquebale,  c’est un bruit de ferraille. Le coiffeur sort. « Non je ne suis pas Messia, je suis le shnorer,  Hans le shnorer. Je vais chez Useldinger meine Grossmutter.»

Les grincements des roues annoncent la charrette à bras. Le coiffeur ouvre tôt non pas pour  coiffer mais pour observer le bonhomme. Il pousse, il souffle,  se rapproche.

« Spion,  du bist ein Spion, was guckst du ? Hast du keinen Shnorer geseh’n ? »

Il passe une porte, une autre porte, l’autre cour. Il monte, remonte et remonte encore. Il accumule là-haut au septième étage et demi voire au huitième,  sous le toit, dans le vieux Judenloch de la grand-mère,  la cache de la cache, derrière des lits, des armoires,  des chaises cassées. Puis il descend le bric- à-brac, le mish mach sur la rue. Des centaines de boîtes de fer ont pris la place. Des vieilles yddishe Ursachen. Dans le mouvement la menorah et les megilha sont sur le trottoir.

Le coiffeur les voit, il court pour crier sur le shnorer.  « Nicht klauen, du Lausbub, du Rauber. Ich will putzen, nur putzen und dann wieder ins Prades. »

Dans cette pièce froide les objets, les objets de la grand-mère avaient  repris toutes leurs places tels les rouleaux de Simon Pierre. C’était ici qu’il faisait ses ablutions et nouait ses tefilim. Puis par une mauvaise trappe il allait vers le grenier. Bruits de quincaille, odeur âcre de résine, certainement le fer à souder,  les ventilateurs ronronnaient. Le camion bleu d’EDF remontait la rue. Le coiffeur sortit sur le pas de la porte. Le chauffeur l’apostropha :

« U.S.E.L.D.I.N.G.E.R » uselledingeai

– Au fond et en haut,  tout en haut »

L’agent EDF :

« Voici le transfo !

Le shnorer :

– Ici près de la porte

– Impossible !

– En haut,  tout en haut sur le toit

– Où?

– Venez ! »
Le toit était un endroit limite. Mais le grand-père, un homme ingénieux avait une potence afin de monter du bois, puis un bâti pour une antenne de radio amateur et enfin une sorte de chaise en fer pour y attacher un râteau de TV monumental. Le transfo fut monté à l’aide de la potence et boulonné sur la chaise. L’agent s’étonna que Hans eût besoin de tant de courant.

Hans demanda un bouton d’arrêt d’urgence, une ligne rapide en cas de panne, d’un tarif industriel. L’agent fut surpris, Hans excédé, le conduisit dans une partie du bouge, là où il y avait déjà 7 murs d’ordinateurs qui ronronnaient. L’agent comprit qu’il avait à faire à ces clients originaux à l’allure bizarre qui consommaient 1000 fois plus que certaines personnes très aisées des beaux quartiers.

Hans sortit son chéquier afin de donner une somme arbitraire sur la consommation de la ligne, plus un RIB pour le prélèvement automatique. Mais l’agent dut d’abord déplier le chèque, identifier celui-ci  comme étant, oh surprise!, de la très sérieuse Golden Sachs, car  ce signe monétaire ressemblait plus à un ticket de métro usagé.

Cette arrivée du schnorer fut propagée, déformée par la rumeur et comme l’homme paraissait pauvre, les braves gens du quartier mandèrent une assistante sociale. Elle frappa à la porte, malheureusement Hans récitait le Shema. La pauvre attendit dans le froid une bonne heure. Elle heurta souvent l’huis. Hans ouvrit en disant qu’il n’était pas sourd,  que ce n’était pas la peine de heurter le bois, comme un agent stalinien du KGB, des RG ou des policiers israéliens en train de rechercher des colons hassidim. Dans le stibl le givre couvrait les carreaux et la jeune femme crut voir sur la vitre des oiseaux s’envolant dans l’azur. Elle s’enquit de la chambre, elle passa par la mauvaise trappe et émergea dans l’allée 1 éclairée par mille diodes du mur d’ordinateurs. Il faisait évidemment chaud. Avançant maladroitement dans la relative obscurité sur quelque chose de doux qui n’était autre que le grand lit de la grand-mère. Un grand lit d’Alsace, sur lequel, on le devinait à peine,  étaient jetés pêle-mêle des livres de mathématiques, de physique, de philosophie, de la kabbale et autres yddishe Ursache.

Plus loin, tout au fond près du bouton d’arrêt d’urgence, plusieurs paquets de flocons d’avoine et de lait en poudre, un grand bol, les flocons gonflaient en attendant l’heure du repas. Elle sortit sans bruit,  laissant Hans dans le bruissement de l’imprimante A3.

Le coiffeur s’approcha de l’assistante ; que faisait donc le bonhomme avec toutes ces boîtes en fer. Elle répondit qu’elle n’avait jamais vu autant d’ordinateurs d’un coup et évidemment il faisait même chaud là-haut. De gros câbles électriques passaient partout mais dans des guides en fer. Le rangement de la pièce aux ordinateurs tranchait avec le capharnaüm des autres pièces; on eût dit deux mondes.

Le magasin situé sur la rue ferma.

Quelques semaines plus tard, un gros camion se rangea et le shnorer sortit. Les vitrines furent démontées soigneusement et de grands cubes blancs glissèrent à l’intérieur.

Les installateurs étaient vifs et muets. Les vitres furent remises en place. L’ancien monte-charge reprit du service. Du magasin sortit un long tube blanc, haut comme un homme allant jusqu’à cette espèce d’ascenseur. Celui-ci était devenu inaccessible pour qui n’était pas dans le magasin ou tout en haut près du transformateur.

Une mauvaise lumière faisait la navette entre le haut et le bas,  le bas et le haut,  mais parfois de haut en haut en arc-de-cercle. Le magasin en façade  s’illuminait d’une façon très vive très peu de temps.

Il payait tout en argent liquide dans le quartier. On disait qu’il allait dans une banque loin de la rue. Un riche fourreur l’aurait croisé place Vendôme, il l’aurait aussi aperçu à Anvers.

Les hassidim l’aimaient bien, mais avaient peur de lui, ils le surnommaient « RAVA ». D’après les rumeurs des êtres artificiels travaillaient avec lui,  certains pigeons chez lui semblaient des anges de givre, d’aucuns pensaient ou avaient vu des violonistes danser sur le toit aux sons d’accords étranges, enfin parfois au matin à la limite de la nuit et du brouillard, des ombres en habits rayés l’aidaient à pousser sa charrette.

Ceci était surtout dit parce qu’il lisait le ZOHAR, le SEFER YETSIRA, et surtout les écrits très particuliers du SHERUBIM. Hans pensait que Rachi connaissait les textes égyptiens et que d’étranges machines avaient été construites dans ces temps reculés et surtout celles de RAVA. Lorsque RAVA dit au Golem : « Retourne chez les saints rabbins », la plupart des commentateurs y virent une manière de désaveu. Mais, pensa Hans, c’était plutôt la surprise d’une expérience trop réussie.

L’automate s’était rendu lui-même chez RAVA aussi fort que les tables magiques d’Hephaïistos. Il savait que les tableaux de lettres étaient des calculs. Hans  grâce aux indications de RAVA, avait pu enfin trouver une des clefs du YETSIRA. Surtout que dans une mauvaise gargotte du DRAA, il avait lu sur un mauvais morceau de journal qu’une trirème avait été retrouvée dans le port de NEW YORK. Le plus intéressant était que celle-ci transportait du vin kasher. Une communauté vivait là et de plus ces vestiges étaient enfouis dans la vase de Brooklyn.

Hans sourit en pensant aux prétentieux Roumis et à leur 1492. De la même manière que les Hébreux et les Phéniciens savaient calculer les longitudes, le robot des rabbins avait trouvé la maison de RAVA.

Aux hassidim qui s’étonnaient de ne pas le voir à la shule, Hans répondit qu’il avait son klaus, stibl et ses golim. Par une nuit sans lune, le coiffeur et d’autres, par l’étage, s’introduisirent dans le magasin. Ils virent les chambres blanches, blocs hermétiquement clos. Klaxons d’alerte ! La pièce rétrécit, et au fond le shnorer ouvre la porte :
« Raus, raus, Spion, Seerauber, Pirate Oben, shalom, shalom Laskarim »…

Penauds, ils repassent par l’étage et s’enfuient.

Deux  nuits plus tard,  une camionnette s’arrête, une ombre ouvre la porte du magasin,  prend un paquet dans une sorte de distributeur à billets. Puis silencieusement, le véhicule repart comme il est venu. Puis, deux jours plus tard, les camions reviennent avec les mêmes ouvriers vifs et discrets. Le magasin reste vide une semaine durant. Il redevient une coquette vitrine  de  vêtements. Le shnorer passe devant la boutique, saluant respectueusement la patronne. D’autres jours, il passait avec sa charrette à bras portant des ordinateurs, puis repassait avec des ordinateurs semblant aussi usagés.

La vendeuse fut surprise quand un homme bien vêtu, sortant d’un véhicule silencieux, demanda des nouvelles d’un homme un peu étrange. Et elle indiqua, dans la cour, le mauvais monte-charge. Un énorme bouton rouge brillait. L’homme pressa. Le grand cylindre blanc se déploya. Un klaxon retentit Une lumière verte clignotait dans la gaine blanche. Hésitant il regardait.

« Herein, kerl, schnell, nicht traumen! Herein! »

L’homme monta. Les machines baissèrent en régime, les lumières faiblirent, quel ogre avide d’énergie fonctionnait dans le quartier ?

Puis l’homme redescendit, salua la vendeuse et esquissa un étrange sourire. Des pigeons, aux vols saccadés et mécaniques, tournaient autour du véhicule. L’engin  glissa plutôt qu’il ne roula dans la rue.

Quant au shnorer, on ne le revit plus, tout au moins dans l’avenue. Là-haut, tout en haut, d’étranges lueurs scintillaient et les pigeons chantaient comme des rossignols ou en fait comme des siporim. J.-L.M.

De la dimension orientale des ordinateurs

Réflexion actuelle sur le golem

par Jean-Louis Mousset

La technique n’est-elle que le lieu du calcul et de la construction ? Cette idée n’entraîne-t-elle pas une conception purement mécaniste des choses ? Le succès même des techniques contemporaines nous a fait oublier l’origine profonde des conceptions cybernéticiennes. A partir de quels textes, de quelles sources spirituelles, ces conceptions ont-elles pu se développer ?
 

Nous allons essayer dans cette étude d’évoquer une origine cabalistique de la cybernétique. C’est dans la pensée et les textes juifs sur le Golem et non pas dans l’évidence de l’automaton grec que l’on pourrait trouver l’inspiration de la cybernétique.

 

Les textes de cabale nous guident vers une compréhension de cette origine et vers une réflexion sur les relations de l’homme et de son Golem : l’ordinateur.

 

La Cabale ne nous conduit pas hors du monde. Elle a une dimension métaphysique mais aussi de mystique du quotidien. En effet, la possibilité de créer des mondes par les lettres et l’effectivité de ces mondes par nos créations actuelles nous rendent les interrogations anciennes des rabbins encore plus présentes. L’ordinateur, cet être de langage est bien le compagnon fidèle de l’homme contemporain. Mais à quelle fin ? La pensée cabalistique se place d’emblée dans un rapport de familiarité à la transcendance. Ce n’est pas un ailleurs du monde, mais la transcendance est là, au milieu des lettres.

 

 

Sur les ordinateurs
L’opérateur, à l’aide d’un clavier, envoie des impulsions électriques qui vont être converties en marques électromagnétiques sur une bande ou sur une disquette. Cette disquette à son tour va être lue par le processeur. Mais comme ces différents organes ne fonctionnent pas à la même vitesse, il y a une interface de mémoire servant de magasin afin que les lectures se fassent à des vitesses compatibles. Les informations sont envoyées en mémoire vive et le processeur va chercher les adresses des mots et les arrange entre elles, et il traite les mots en les comparant entre eux. Les chaînes logiques ainsi reconstruites sont envoyées à des mémoires intermédiaires précédemment décrites. Les périphériques sont alimentés à leurs demandes et à leurs vitesses, justement l’écran et la disquette.

 

Telle est l’organisation de la machine, mais ce qui nous intéresse c’est particulièrement l’écrit. Afin d’écrire, il nous faut un langage d’organisation. Ceci constitue un système d’exploitation : par exemple le système DOS pour les micro-ordinateurs et le système UNIX pour les machines plus importantes. Ceci réalise la première interface entre l’humain et la machine. Nous allons nous intéresser à ces systèmes d’exploitation qui constituent une machine virtuelle. Cette dernière est différente de l’ensemble du circuit. Le fonctionnement logique est autre que le fonctionnement direct du calculateur. De la même manière, le fonctionnement interne des processeurs exige aussi une machine virtuelle non directement observable. Au moment même où les ordinateurs sont de plus en plus ramifiés, les concepteurs sont proches des conceptions initiales et se rapprochent des thèses de la cabale. En effet, ce sont les arrangements de langage ou les instructions plus que la poussière ou le sable (le silicium est la matière même des processeurs) qui sont l’axe du développement.

 

En langage de cabale, on dirait que ce sont les portails des lettres qui sont plus importants que la poussière pour la formation du Golem. Les lettres de lumière mises sur les membres du Golem selon un ordre particulier, ceci constitue le secret de la fabrication,  disparaissent quand le sable se contracte. Et pourtant, cette présence de la lumière est nécessaire au fonctionnement même du Golem. Ceci ressemble étrangement au fonctionnement du coeur du processeur. Les transistors commutent, mais nous ne pouvons voir le microcode. Celui-ci est une conception originale qui permet les performances de la tranche de silicium. Ce code est une suite d’instructions judicieusement choisies et économes en temps de fonctionnement permettant de gérer des opérations plus complexes. Le microcode est une sorte de grammaire qui organise les instructions plus complexes comme multiplications, additions ou mots organisant les programmes en vue de lire le système d’exploitation et les autres logiciels. Ces microcodes sont le fruit de recherches à la fois rationnelles et intuitives. Elles représentent le fleuron des laboratoires de recherche. Si nous voulons faire apparaître le microcode, nous détruisons le processeur. Nous savons que celui-ci existe, mais nous ne pouvons ni le lire ni l’écrire. De la même façon que l’on ne peut toucher au Golem sans le détruire.

 

Le microcode est un produit à la fois sacré et précieux, tant et si bien que deux sociétés de fabrication de processeurs s’affrontent sur le microcode d’un processeur particulier (il s’agit d’AMD et d’INTEL) ; cette affaire représente des milliards.

 

Cabale et cybernétique

 

Lorsque Wiener exposa son concept de cybernétique en 1948, l’ensemble des spécialistes des calculateurs automatiques pensèrent que ce concept était réellement nouveau. Mais la discussion sur la validité des machines de Wiener s’inscrit dans la suite des recherches cabalistiques sur les rapports entre une chose à animer et le langage. Les discussions anciennes de la cabale posaient le problème de la légalité de l’utilisation des lettres du Nom sacré de Dieu. Le Rabbin pouvait-il fabriquer un être à partir de la poussière?

 

Le sage le plus ancien qui se trouve dans un tel procès est le patriarche Abraham. Lors de l’épisode du chêne de Mamré (Genèse, 18), les hôtes d’Abraham mangèrent avec lui du veau, du caillé et du lait. Or ceci est contraire aux règles alimentaires du judaïsme, la cacherout. qui à partir d’une lecture de ce verset « Tu ne feras pas cuire un chevreau dans le lait de sa mère » (Deutéronome. 14 : 21), invite à séparer la nourriture carnée et la nourriture lactée. Abraham aurait-il enfreint cette règle ? Moshé Idel (Le Golem. p. 287) cite l’explication proposée par Rabbi Meir Leibush : si l’animal avait été une bête ordinaire, le serviteur l’aurait égorgée. Or il est écrit qu’il avait préparé l’animal. Cela nous conduit à comprendre que cet animal était artificiel. Abraham est considéré dans la tradition comme l’auteur du Sefer Yetsirah, Livre de la formation, ouvrage très ancien de la cabale qui, dans des spéculations sur le langage, enseigne les capacités créatives des combinaisons de lettres. Ces discussions anciennes sont, au vu du développement des machines à penser, d’une singulière actualité. Le rôle du Golem est déjà souligné par Wiener dans God and Golem. Mais très vite cette intéressante dialectique entre la transcendance et la poussière fut recouverte par la notion grecque de machine : automaton. Le succès même des ordinateurs fit que les questions de fond furent très vite oubliées.

 

D’une certaine manière la notion de machine n’a pas permis de bien comprendre la nécessité naturelle d’un langage pour un calculateur automatique. Il y a actuellement, du fait de recouvrement de l’ancienne intuition dû au développement de la technique même, une dichotomie entre l’industrie du logiciel et la construction du calculateur. Le Golem au contraire est un être de langage qui, combinant logiciel et calculateur, fournirait un modèle afin de trouver une passerelle entre les deux conceptions opposées. Mais c’est bien parce que le Golem est considéré comme un être de langage et non comme une chose qu’il est le centre d’une discussion. Cette indication nous fait mieux comprendre les rapports qu’ont les enfants avec les jeux électroniques et les ordinateurs. En effet, l’enfant ayant eu peu de contact avec les choses, mais plutôt avec des êtres, ses parents, ses frères et ses soeurs, considère spontanément ce qui est capable de parler et d’écrire comme un être. L’enfant se place d’emblée dans la perspective du Golem, ce familier qui, comme dans la légende du XVe siècle, suit Rabbi Samuel le Hassid (Le Golem, p. 108).

 

 

Les lettres, la poussière et la lumière,

la combinaison des lettres


Moshé Idel commentant Rabbi Eléazar de Worms écrit à propos de la création d’un homme artificiel : « L’opérateur est censé créer une figure ou un corps à partir de la poussière : cette forme est appelée Golem… L’opération qui consiste à prononcer les lettres de l’alphabet ne commence qu’après le modelage de la forme humaine… Une fois que le matériel est prêt, l’opérateur commence le processus qui comprend entre autres choses la récitation des lettres de l’alphabet… Le premier stade de la création par permutation est relié à la combinaison des lettres de l’alphabet ; l’opérateur crée 231 combinaisons de lettres qui correspondent à autant de portails. »

 

On voit donc que, dès cette étape, les lettres sont mises en relation avec les membres du corps. « L’opérateur se conforme aux directives du Sefer Yetsirah et il associe les lettres des membres avec toutes les autres lettres de l’alphabet… » (Le Golem, p. 110-111). M. Idel cite un autre écrit de Rabbi Eléazar de Worms où il est expliqué que c’est la force créative des combinaisons de lettres qui permit à Dieu de créer le monde et qui permet à l’homme de créer un être artificiel. R. Eléazar mentionne alors une seconde étape, celle où les lettres correspondant aux membres du corps sont combinées avec les lettres du Nom divin Y, H, V, H, et prononcées avec six timbres vocaliques (p. 111-112).

 

L’homme

La création du Golem pourrait évoquer celle de l’homme. Le texte biblique dit en effet : « Et l’Eternel Dieu forma l’homme poussière détachée du sol insuffla dans ses narines un souffle de vie et l’homme devint une âme vivante » (Genèse, 2:7). L’homme n’est pas fait de terre ou de la matière même du sol (adama) comme le disent des commentaires trop rapides, mais de poussière. Ce sont les animaux que l’Eternel Dieu a formé à partir de la terre (adama) (Genèse 2: 19).

 

Quelle est la différence entre la terre et la poussière ? Paul Nothomb explique ainsi dans son oeuvre L’homme immortel, que la terre est compacte à la différence de la poussière qui permet le passage de la lumière. L’homme poussière, lumière et souffle est à ce titre un être de parole, un « souffle qui parle » selon la traduction araméenne par Onkelos de l’expression hébraïque « une âme vivante ».

 

La fabrication du Golem

 

L’homme transporte sa propre forme dans la fabrication du Golem. Les lettres se combinant, se matérialisent dans l’organisation de la poussière. Mais comment donner une image de cette texture originale de la poussière et de la lettre ? Imaginons ainsi : la poussière tombe mollement dans la raie de lumière et le Rabbin accroche des lettres au tourbillon de sable non labouré. Peu à peu la forme s’épaissit tout en laissant passer la lumière. Reprenant ce schéma, le biologiste Henri Atlan présente les molécules organiques comme les zones électrisées en perpétuel remaniement, et l’épaisseur de la molécule n’est que le résultat de l’équation.

 

Poursuivons alors la combinaison des lettres, de la lumière et de cette poudre. Il faut que les lettres soient la vapeur du souffle répondant au souffle divin afin d’animer les lettres. Les colonnes de lumière sont appelées suivant la cantilation des lettres. Le Garçon servant le Rabbin appelle les colonnes afin que la lumière d’en-haut vienne vers le Rabbin. Ce dernier invoque Metatron, prince des anges et, grâce à cette lumière, il peut exalter la poussière.

 

De la même lumière que les sefirot qui dessinent les dix numérations fondamentales de ce que Charles Mopsik appelle « le psychisme divin », sont d’abord des chemins de lumière avant d’être des condensations, de même la colonne de feu précède les organes du Golem. Il y a d’abord la grille formée par les lettres installées dans des carrés, puis une contraction (tsim-tsoum) de la poussière en une forme de plus en plus compacte où la lumière brille comme une lueur sur les braises. Ainsi lors de sa formation, le Golem apparaît comme un ciel étoilé, microcosme semblable au macrocosme. Il est bien important de considérer le Golem comme un être de lumière et non comme une créature sombre, résultat d’une magie contraire à la loi.

 

Création de mondes
Le Golem est en répons avec l’Adam. Il résume toute la modification du Rabbin illuminé par la transcendance. Les sefirot explicitent l’utilisation de la lumière dans la formation du Golem. Sans la lumière d’en-haut, la créature ne peut être possible dans la vérité (emet) (Le Golem, p. 260). L’action du Rabbin est d’élever la poussière. Il attend la lumière ; celle-ci descend vers la poussière. Alors ce sera un vortex de poussière aspirée par la lumière qui montera au fur et à mesure de la réalisation des arcanes. Les mots tissent un impalpable espace afin que le matériel et l’immatériel s’unissent. Les vibrations disparaissent à nos yeux et seules les lettres indiquent encore la présence du flux créateur. Mais pourquoi les lettres peuvent-elles commander à la lumière d’en-haut ? Bien avant le commencement, la Torah existait. Les commentaires disent que Dieu a consulté la Torah pour créer le monde.

 

Les portails des lettres sont d’abord prêts et la lumière est ainsi soumise à la loi. Dieu, comme dirait Spinoza, est soumis à ses propres décrets. La lumière obéit aux portails liés à la loi. Une fois les portes connues, la lumière peut être canalisée afin d’inventer un monde. Et dans ce mouvement, la cabale instaure Dieu comme Le Lecteur par excellence de la Torah. Participant Lui aussi de cette action double : lis et écris ! Ainsi les discussions anciennes des Rabbins qui auraient pu apparaître comme relevant d’une mystique archaïque et dépassée par les progrès de la science et de la technologie, se trouvent au coeur de l’activité scientifique la plus moderne. Les anciennes interrogations « halakhiques » ou éthiques des sages de la tradition juive sur le Golem prennent aujourd’hui tout leur sens.

 

Moshé Idel écrit que la pratique de la création du Golem constitue une tentative humaine visant à connaître Dieu par le moyen que Dieu mit en oeuvre pour créer l’homme. Et Henri Atlan, préfaçant le livre de Moshé Idel, nous invite à nous poser la question du statut moral d’un tel être et en particulier de son autonomie et de sa responsabilité devant la loi.

 

Jean-Louis Mousset der Golembauer

 

Moshé Idel, « Le Golem ». Paris, Cerf, 1992

Haïm Zafrani, « Kabbale, vie mystique et magie ». Paris, Maisonneuve et Larose, 1986