La psychanalyse est-elle une histoire juive ?

par Roland Meyer

Je voudrais commencer par une histoire[1]. Ce n’est pas une histoire drôle, mais c’est une histoire juive — par ce côté de « trait d’esprit », ce que Freud appellera Witz, où le tragique s’allie si intimement à l’humour.

Un de nos grands sages, un rav — comme Léon Ashkénazi l’aura été après la guerre pour le judaïsme français — un de nos grands sages donc demande un jour à ses élèves : « qu’est-ce qui est arrivé de plus tragique dans l’histoire du judaïsme ? ». Première réponse : la Shoah ? Humble, notre rav fait non de la tête ; alors l’Inquisition ? Non plus. La destruction du Temple ? Pas plus. Personne ne trouve ; il dit alors : la chose la plus terrible qui est arrivée au judaïsme c’est qu’on en ait fait une religion !

À Paule Pérez

 

« Le judaïsme est-il une religion ? »

Telle est une première déclinaison possible de notre question initiale. Mais au nom de quoi, pourquoi diable, si j’ose dire, un psychanalyste est-il légitimé pour intervenir sur un tel thème ?

Ne serait-ce pas, au contraire, la psychanalyse elle-même qui serait une histoire juive ? Et sa pratique, une façon laïque d’être juif ?

 

I. Les mathématiques

Mais alors, on pourrait croire que je vais parler de judaïsme ! Ou même de psychanalyse ! Eh bien, non ! Ou peut-être. Mais ce dont je vais parler, pour commencer, c’est de mathématiques ! Ou plus exactement je vais essayer de compter jusqu’à 3. Ce qui n’est pas si simple.

C’est même un minimum : celui de nos Patriarches — Abraham, Isaac et Jacob ; celui aussi de Freud — qui a décrit la psyché par deux triades successives, d’abord « le Conscient, le Préconscient et l’Inconscient », puis « le Moi, le Surmoi et le Ça ». Deux structures organisant l’espace psychique, deuxtopiques : souvenons-nous de cette formule, je tâcherai d’y revenir. Zakhor !

 

II. La paracha

 

Une Paracha (celle de la semaine où je m’essayais à ces réflexions, Nombres 22:2-25:9) met en scène un prophète, Bil’am, et son ânesse. Je ne me lancerai pas ici dans le commentaire de cette paracha, si étrange à première vue ; je vous renverrais plutôt à celui de Rivon Krygier paru sur Akadem ; je voudrais cependant souligner quelques points d’étrangeté susceptibles d’attirer l’attention d’un analyste.

Cette ânesse, en effet, peut très bien figurer l’inconscient, car elle voit, contre le prophète des nations lui-même, ce qu’il s’efforce d’ignorer depuis le départ (nombreux sont les humains comme lui). Elle ne sait dire que « non », comme sait si puissamment le faire l’inconscient (même s’il « ignore la négation ») dans les diverses conduites d’échec que nous connaissons bien, par exemple, ou dans ces rêves fréquents et répétitifs d’empêchement. Elle pourrait ainsi être du côté du « ça », ce réservoir pulsionnel freudien que le moi cherche à contenir ; mais en plus, elle parle : ce qui est la définition même de la vérité selon Jacques Lacan. Non seulement elle sait s’écarter du chemin, du « holech », pour la Loi, la « halacha » (même racine), mais encore elle fait subir au prophète un sort curieux : elle lui écrase le pied. Bil’am est boiteux ! Il claudique ! Certes un représentant de cet équidé (cet animal pourrait donc être considéré comme un « shiffter ») accompagnait déjà Abraham (ce père si multiple) au mont Moria, mais c’est plutôt à Jacob que l’on pense ici, Jacob le boiteux, tel Œdipe au pied enflé !

Voilà un point déterminant qui, commun au judaïsme et à l’hellénisme, se trouve aux deux sources de l’éthique freudienne : la boiterie. Ce point va nous retenir.

 

III. Le mythe : Oedipe

Nous avons déjà rencontré ce 3 ; ça commence évidemment par le fameux complexe d’Œdipe : maman, moi — et (disons) papa ! Ça coince vite, mais c’est quoi ? Voyons cela d’un peu plus près.

Pourquoi Freud a-t-il été dans la nécessité d’aller chercher dans ce mythe grec la mise en place de la structure de l’âme, de la nefesh ?

Revenons brièvement sur cette histoire à coucher dehors. Un oracle, Tirésias, lui qui s’y connaissait assez bien en matière de jouissance, puisqu’il avait connu tant la jouissance féminine que la jouissance masculine, ce qui est quand même un exploit qui devait se payer par la cécité, Tirésias, donc, prédit au roi de Thèbes — Laïus, on pourrait presque dire le premier fétichiste de la parole — que son fils l’assassinera ; pour ne point avoir à subir un tel sort Laïus se débarrasse de ce fils auprès d’un de ses pasteurs qui refilera l’enfant, non sans l’avoir blessé au pied, au pasteur du roi d’à côté qui, sans enfant, finira par l’adopter. Et c’est aussi sur un chemin, bien des années plus tard, qu’Œdipe fuyant son destin rencontre ce père ignoré et …le tue. Où ?

 

IV. Le juif, femme de l’histoire

Cet homme tue son père à la croisée des chemins, à une fourche qui écrit un Y inversé, telle le lieu (makom) même de l’invisible, celui du sexe de la femme entre les cuisses ; or, le mot lieu en hébreu — מקם — est non seulement l’un des noms de Dieu, mais il désigne aussi… le sexe de la femme ! Féminité de Dieu, donc : et génie du judaïsme — qui à mon avis est l’une des sources tant de l’antisémitisme que de l’interdit de la représentation sur laquelle nous aurons à revenir ; mais aussi féminité comme source commune de l’antisémitisme et de la misogynie ; ce qui me fait avancer cette idée devant vous : « le juif est la femme de l’histoire », ce devant quoi ne recule évidemment pas la Tora qui elle-même fait d’Israël la femme de Dieu.

Donc, être juif, c’est recevoir un nom en un lieu, mais un lieu vide (ce qui ne peut qu’évoquer la Cabale de Louria). Je dirai qu’il n’y a pas de nomination sans un lieu pour l’inscrire, pas de nomination sans l’espace pour la recevoir : nous revenons à notre topique ! Pas de nomination sans passage, tel Moïse et la Mer des Joncs, ou Jacob et le Yabok ; pas de passage sans Hivrit — ת‘עבר —, pas sans corps donc et pas sans meurtre.

C’est en tout cas là, la thèse de Freud lorsqu’il réduit, dans « L’Homme Moïse et la Religion Monothéiste »[2], « la religion à l’état de névrose de l’humanité »[3] et qu’il affirme que comme tout mythe celui-ci recèle « un noyau de vérité historique »[4] : ce qui désigne le meurtre de Moïse par les Hébreux eux-mêmes, ce peuple à « la nuque raide » ! Il ne faut pas prendre cette thèse à la légère, non seulement parce qu’il s’agit de celle de Freud, mais aussi parce que ce penseur génial consacrait encore ses dernières forces, à plus de 80 ans, à écrire cette thèse… pour lutter contre le nazisme.

C’est la nécessité structurale du meurtre dans la constitution de l’espace psychique qui nous ramène, « d’une main forte », aux points communs qui existent entre le mythe d’Œdipe et le récit biblique. Nous venons d’en dégager un, il y en a d’autres — sur lesquels je vais m’attarder.

 

V. Retour au mythe : Isaac

Œdipe, donc, sur le chemin de Thèbes, croise son vrai père, ou plutôt son géniteur, sans le reconnaître naturellement et, sans intervention tierce, sans paroles, le tue ; ce mythe du meurtre originaire reliant père et fils nous renvoie évidemment à un autre mythe originaire — car il n’y en n’a pas d’autres —, celui qu’on appelle tantôt « sacrifice d’Abraham », et tantôt « ligature d’Isaac », que pour ma part je préfère désigner par l’expression de « sacrifice d’Abraham », voici pourquoi. Abraham prend son unique avec lui, accompagné on l’a vu d’un âne et de deux jeunes gens, il monte au mont Moria après avoir ligoté Isaac, qui sur le chemin lui parle pourtant et lui demande : « où est l’agneau du sacrifice ? » (Gn. 22,7) Son père répond que Dieu pourvoira et, en effet, au moment où le meurtre, non pas du père comme dans l’hellénisme, mais du fils, manque de s’accomplir, un bélier se présente, un bélier qui se substitue non pas au fils, car cela aurait dû alors être un agneau, mais un bélier, soit le père de l’agneau.

 

Tout semble s’inverser entre les deux mythes, une analyse structurale serait à mener à la suite de celles de Lévi-Strauss, ce qui dépasserait très largement les limites de ces quelques notes ; un point cependant est clair : le lien entre père et fils est nécessairement fait d’une coupure, d’une césure, de ce « meurtre » que Freud a théorisé : nécessairement, terme à entendre ici avec Lacan, « ce qui ne cesse pas » ! Ce qui, pour un certain christianisme, et pendant longtemps, a débouché sur cette singulière « idée » du peuple juif comme du peuple déicide !

La psychanalyse est donc une histoire juive, je veux dire constituée d’un lien très particulier entre récit et structure, entre parole et Loi, entre haggadah et halacha…

 

VI. La coupure

De quoi est donc faite cette coupure ? Ou qu’est-ce que son effectuation crée comme surface ? Immanquablement, cela fait penser à la circoncision, cet acte de l’alliance. Evidemment ! Mais comme je suis dans la filiation freudienne, je ne peux m’empêcher de penser au courage de Freud qui, jeune médecin de la bourgeoisie viennoise du 19ème siècle, a su entendre l’injonction de ses jeunes femmes hystériques qui lui intimaient l’ordre de se taire afin qu’elles puissent, elles, parler ! Et il se tut, appliquant ainsi à la lettre ce verset biblique : « Tout ce dont parle Hashem, nous le ferons et nous l’entendrons. » (Ex. 24,7).

Circoncision donc, ou en termes analytiques : « castration symbolique » ; mais que dire alors de la circoncision des femmes, ou encore de leur castration ? Eh bien, là aussi, la psychanalyse est une sacrée histoire juive.

Que nous dit le texte biblique ? Saraï, l’épouse d’Abram, est stérile ; son nom se termine par un yod ‘ ; cette lettre qui est la 10è lettre de l’alphabet et qui, en guématria, a une valeur 10, deux fois cinq — jusque là, on suit — ; elle comporte donc un double ה, dont la valeur est 5, cette lettre ה qui est justement la marque du féminin dans la grammaire hébraïque. Saraï est donc à la fois une femme et l’autre femme : toute la femme ; celle dont justement chaque femme a à se départir sous le visage habituel de la mère ; Saraï, tant qu’elle est La femme, toute entière, reste stérile, elle cherchait à être « La Femme qui n’existe pas »[5], ainsi que s’exprime Lacan, avec tout l’enseignement de la psychanalyse.

Coupure donc ici aussi, mais du féminin, cette fois ; double effet de marque, d’ailleurs, du féminin, puisque ce ה perdu n’est pas si perdu que ça, car il n’aura de cesse que d’aller se loger jusqu’au cœur du nom d’Abram qui deviendra Abraham grâce à ce rajout ; rajout qui inscrit bien, contrairement à une solide tradition d’orthodoxie, la circoncision comme marque du corps de l’homme, du masculin, par son acceptation du féminin — en lui ; on peut peut-être dire que la cicatrice sur le pénis est ce ה qui passe et qui s’écrit… Naissance de l’écriture !

Ainsi, il n’y a pas de rapport au père qui ne soit marque sur le corps ; toute la question de la filiation est ici en jeu, ce que la psychanalyse nous apprend à reconnaître à la fois comme cette bisexualité universelle et comme étant fondée sur l’exception qu’est le Nom du Père ; « Nom-du-Père » qu’il ne faut surtout pas confondre avec le patronyme, mais qui est à comprendre avec Rabbi Nahman : « ne demande pas ton chemin à celui qui le connait, tu risquerais de ne pas pouvoir te perdre ! »

 

VII. Boîter n’est pas pécher : le corps

Ce n’est pas tout. La question du nom et du corps, cette question de la féminisation de la lettre, de la féminisation apportée par la lettre, est sans doute un des points cruciaux par où la psychanalyse est décidément une histoire juive.

Le texte biblique nous renseigne ici encore. Il n’y a pas qu’Abraham qui change de nom, il y a aussi Jacob, son petit fils. Ce Jacob, qu’on a appris à reconnaître comme le boiteux de service dans la Tora.

Ce Jacob, préféré de son père Isaac, encore lui, eh bien au moment de passer le Yabok, ce fleuve que je vous propose de lire comme la traversée que toute analyse menée assez loin permet de faire, à ce moment de traversée, il va être marqué, chacun le sait, dans son corps et dans son nom ; car il est blessé au nerf sciatique, il est touché au guid hanaché — הנשהגיד — expression hébreue que je vous propose de traduire à la lettre comme tendon de la féminité, et c’est cette féminisation qui donnera à Jacob son nouveau nom d’Israël. Tout comme Sigmund Freud, qui a choisi de ne plus se prénommer Sigismund, mais Sigmund, laissant ainsi dans les dessous le phonème isis comme Israël.

La psychanalyse est donc toujours une soumission à la loi de la coupure, de la séparation, de la nomination, de l’alliance avec l’Autre ; ce qui se trame nécessairement dans le vif du corps, un corps qui contrairement à ce que l’on a tendance à penser, croyant par là invalider la psychanalyse, mais critique allant de fait à l’encontre de toute son expérience, un corps qui, loin d’être délaissé, est marqué au vif de la lettre, ainsi que le judaïsme l’a toujours soutenu. C’est pourquoi l’amour du judaïsme est sa capacité à transmettre le Nom, et ce nom est un trou situant le corps.

La psychanalyse est une histoire juive ; mais on peut dire aussi que la psychanalyse est héritière du judaïsme — en donnant à cela un contenu plus précis.

 

VIII. L’histoire du sujet

L’hypothèse que je formule ici est celle-ci : si l’on peut dire que le judaïsme a transmis au monde une « histoire », cette histoire est celle du sujet. Notion qui semble naturelle, qui semble aller de soi : sujet du roi, sujet grammatical, sujet de l’histoire, sujet de rédaction ; mais ce qu’a apporté le judaïsme, et cela très tôt, c’est l’idée que la notion de sujet,loin d’être naturelle, est une conquête, une traversée du désert — מדבר —, cette sorte de désêtre qui définit chacun d’entre nous dans et par ses rapports aux mots : une sorte de conquête d’un Zuiderzee mental comme s’exprimait Freud,une naissance à la division ! Quels sont les premiers sujets de l’histoire juive ? Abraham dans sa singularité, et Moshé dans sa création collective, Moshé dont le nom en miroir signifie justement le Nom : השמ.

Je vais illustrer cette notion de « naissance à la division » par des remarques psychanalytiques, l’une que nous devons à Freud, et l’autre à Lacan.

 

IX. Le fort-da

La première concerne le petit Hans, non pas celui du célèbre cas de phobie infantile publié par Freud[6], mais de son petit-fils, prénommé lui aussi Hans, et qu’il a su observer alors que cet enfant n’avait qu’un an et demi. C’est l’histoire de la bobine, le fameux Fort-Da.

Que fait cet enfant ? Pendant l’absence de sa mère, première expérience de l’objet d’amour perdu, il entame son entrée dans le langage et joue à lancer une bobine en disant fort, terme qui en allemand veut dire parti comme sa mère, qui estpartie à ce moment-là, puis rappelant la bobine à lui, il criedavoilà ! Il crie pour dire : vayadavar lemor :  למר דבר‘ו! Bien sûr, il y va là de l’apparition d’une des premières oppositions phonématiques, et par la grâce de Freud[7], nous assistons à l’accès de cet enfant à la langue et au symbolique ; mais la plupart des commentateurs sont passés à-côté d’une autre remarque incidente de Freud, pourtant essentielle. Lorsque Hans joue en l’absence de sa mère, il se trouve à l’endroit où celle-ci se trouve, elle, lorsqu’elle le couche, lui, dans son berceau, et la bobine qu’il joue à faire disparaître et réapparaître est lancée non pas dans la pièce mais dans le berceau, c’est-à-dire à l’endroit où l’enfant se trouve lorsque sa mère est présente ! On ne peut ignorer l’importance de ce qui est en jeu là : l’enfant n’accède à la parole que lorsqu’il se trouve au lieu laissé vacant par sa mère absente — une sorte de shabbat maternel, cette mère suffisamment bonne dans les termes de Winnicott —, mais en lançant la bobine (qui le représente) dans son berceau, c’est-à-dire à l’endroit où il se trouve, lui, lorsque sa mère, présente, le borde !

L’enseignement de cette vignette clinique est crucial : l’enfant humain n’accède à la parole qu’avec la perte d’un objet, la perte de l’origine — cet א qui ne commencera pas la Tora, laissant la place au ב, au grand dam des autres lettres selon le Zohar — mais de plus à la condition qu’une organisation spatiale très particulière soit mise en place : là où je suis, elle n’est pas là ! Retenons cette formule : ce sera non seulement la formule que Lacan déploiera quant à la définition cartésienne du lieu du sujet, mais aussi la question que Moïse posera à Dieu au Mont Horeb (Ex..3, 14).

X. Le stade du miroir

Venons-en à la seconde notation clinique. Il s’agit du non moins fameux stade du miroir[8] de Jacques Lacan (inspiré par Henri Wallon).

Le petit humain, entre 6 mois et 18 mois, se montre très intéressé par cet étrange objet qu’est un miroir — et à ce qui s’y reflète. Contrairement aux animaux, y compris les mammifères supérieurs, il remarque son image, s’y arrête, suspendu, jubile même et, constatant qu’il n’y a rien derrière, se retourne vers l’adulte qui le porte ou l’accompagne ; ce moment est décisif, l’adulte attestera du lien fait d’étrangeté entre l’enfant et sa propre image, et cela en le nommant. Nous retrouvons donc ici le corps et le nom, mais avec deux autres points qu’il faut souligner. D’abord, premier point, il y a l’intervention d’un lieu extérieur au regard entre l’enfant et son image, cet Autre symbolique comme lieu nécessaire à l’humanité, cet autre qui est derrière lui, comme l’analyste dans la cure, et qui, comme le dit l’hébreu, est à la fois autre et derrière : רחא ; ensuite, second point, il y a ce moment bref mais fondamental de cécité où l’enfant, se retournant, ne peut plus voir ni son image ni son Autre. Ce moment d’impossible à voir est aussi ce que le judaïsme, à défaut de l’avoir dégagé comme impossible, l’a mis en place comme interdit avec la dernière des vigueurs — et c’est là une autre des sources de cet interdit de la représentation qui est, au fond, ce qui nous occupe depuis le début. Le judaïsme est presque une histoire psychanalytique…

 

IX. La topologie

Il n’y a donc de sujet possible qu’avec cette organisation par la parole de l’espace psychique, je dis espace, au sens le plus strict, car cet espace obéit à une logique des lieux. Nous retrouvons ce qui avait été posé au début de ces réflexions comme ne devant pas être oublié : une topique. Cette topiquemise en place par Freud et développée par Lacan sous le vocable plus barbare de topologie avec, entre autres, sa fameuse trilogie à lui, le Réel, l’Imaginaire et le Symbolique.

Cette science topologique, qui est une des branches de la mathématique, peut rendre compte de ce qui est exigible pour l’organisation de la psyché ; il faut savoir en effet compter jusqu’à trois : imaginons-nous avec un corps sans dos…, c’est-à-dire dans un espace à deux dimensions ! Cela fait froid …dans le dos.

Dans le judaïsme, ce savoir de l’espace est fondé sur l’interdit de la représentation ; à mon avis, si cet interdit est central, c’est parce qu’il vise à empêcher, ou au moins à limiter, le fétichisme du sujet, ce fameux moi avec lequel chacun d’entre nous entretient les rapports les plus passionnels, à le limiter et à le lier à l’autre.

Cela se vérifie jusque dans l’expérience concrète de l’espace en Israël où aucun centre ne vient ériger une référence : ni clocher, ni minaret ; comme aussi dans l’espace du cabinet où il est coutumier d’entendre qu’il n’y a personne ; comme ce vide qui a stupéfié Pompée lorsque, arrivant à Jérusalem, il a pénétré dans le saint des saints. Lui aussi aurait pu s‘écrier : « ce n’était que çà ! »[9]

XII. La perspective

Cheminant sur la crête entre Loi et espace, je voudrais terminer cette étape en prenant une autre perspective encore ; et traiter justement de la perspective, ou du moins de la perspective linéaire, que nous devons à la renaissance italienne et tout d’abord à Brunelleschi, artiste accompli, peintre et architecte, entre autres, du Dôme de Florence[10]. Science de l’espace donc, et l’un des moments de l’histoire du sujet que nous tentons d’écrire.

Une toile, un tableau, est fait pour capter le regard du spectateur ; en captant le regard du spectateur, la toile le situe dans un lieu très précis de l’espace, elle le situe en tant que regardé par, et de, ce point situé à l’infini où, dit-on, toutes les parallèles se rejoignent.

Ce point perspectif est le lieu de possibilité du sujet ; mais selon la façon dont est traité ce point à l’infini, il peut assigner le sujet à lui-même, le fixant hors du temps, sans devenir — et c’est cela qui tombe sous le coup de l’interdit de la représentation. Mais si l’on considère que ce point est de l’ordre de ce qui toujours est à venir, que ce point est fondamentalement celui de l’incomplétude radicale de l’Adam, alors nous nous situons au centre même de l’apport du judaïsme : celui justement d’ôter tout centre assignable. Hashem est autant un lieu qu’un nom.

 

XIII. Judaïsme est psychanalyse

Ce qui nous ramène à notre propos : la psychanalyse est-elle une histoire juive ?

Le sujet est donc toujours non pas ce qu’il est mais ce qu’il devient — et c’est, soulignons-le au passage, ce qui le rend responsable même de ce qu’il est amené à subir ; c’est cela la portée de l’extraordinaire adage freudien, adage qui résume tout le trajet d’une cure analytique : Wo Es war, soll Ich werdenlà où c’était que j’advienne. Mais comment, pour des oreilles juives, cet adage ne résonnerait-il pas avec cette réponse que Dieu fait à Moïse : éhyé asher éhyé — ה’ה אשרהיה (Ex. 3, 14) —, je serai ce que je serai, dit-il encore…

La psychanalyse est bien une thérapie par la parole, unetalking cure comme s’exprimait l’une des premières patientes de Freud, une téroupha תרופה, hapax (Gn. 31, 34) qui, dans la Bible, reprend le terme grec en l’hébraïsant : c’est par l’introduction de la lettre פ, symbolisant la parole, dans la Tora, loi du commentaire, que la psychanalyse est bien une histoire juive.

 

Conclusion

Pour conclure, je ne peux m’empêcher de reprendre deux « histoires », car les mots d’esprit sont au collectif ce que le rêve est au sujet, et si selon le mot même de Rabbi Hisda : « Un rêve qu’on n’a pas interprété est comme une lettre qu’on n’a pas lue », j’ajouterai qu’un mot d’esprit qui ne se transmet pas est comme une bouteille à la mer.

Il s’agit de Mr Katzman qui, las des propos antisémites que son patronyme entraîne, demande au bureau de l’état-civil de bien vouloir changer son nom ; l’employé, membre sans doute de la LICRA ou du MRAP, acquiesce sans difficulté et se propose alors de traduire son nom, katzchat; man, homme et lui annonce, tout heureux : « vous vous appellerez dorénavant Mr Shalom ! » Ins(is)tance de la lettre…

Pourtant une autre histoire me retient encore un instant. J’ai commencé par un laïus, je voudrais terminer par unechamaillerie.

Il était une fois, dans l’Israël antique, un homme plein de bonne volonté désirant apprendre le Talmud de manière déjà très moderne, c’est-à-dire rapidement ; il se présente à Shammaï et lui dit : « Rabbi pourrais-tu m’apprendre le Talmud en un mot ? » Révolté, Shammaï le chasse. Notre homme, persévérant, va alors consulter Hillel et lui fait la même demande ; celui-ci réfléchit longuement et lui répond : « étudie ».
R. M.

 

[1] Retranscription légèrement remaniée d’une communication orale faite au Séminaire (massorti) d’Études Juives, organisé par le Rabbin Yeshaya Dalsace, le 7 Juillet 2012.

[2] Sigmund Freud : L’Homme Moïse et la Religion Monothéiste, Gallimard 1986.

[3] Ibid. p.132.

[4] Ibid. p. 74.

[5] Jacques Lacan, par exemple : « La femme, ça n’ek-siste pas. » Séminaire. XXII, p. 64, leçon du 21 janvier 1975.

[6] Sigmund Freud, “Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le petit Hans), in Cinq Psychanalyses, PUF 1970.

[7] Sigmund Freud, Chapitre II d’ « Au-delà du Principe de Plaisir », in Essais de Psychanalyse, Payot 1981.

[8] Jacques Lacan, “Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je“, in Écrits, Le Seuil, 1966.

[9] Comme Marie Cardinal, in Les mots pour le dire, Grasset 1975.

[10] Hubert Damisch, L’Origine de la Perspective, Champs Flammarion 1993.