La vie, telle un chuintement

Schibboleth, être l’autre chez l’autre, une affaire marrane

 

Enigme marrane sur la question d’existence : Comment s’entend-on et qu’entend-on : car les sentinelles veillent si dans la chair des mots, on ne sait pas, ou plus, interpréter le passage des frontières et des gués. Et les langues sources peuvent s’avérer de redoutables langues étrangères, des langues tueuses.

«Jephté rassembla tous les hommes de Galaad, et livra bataille à Ephraïm ; et les hommes de Galaad défirent ceux d’Ephraïm, car ils disaient : « vous êtes des fuyards, des Ephraïmites », Galaad étant partagé entre Ephraïm et Manassé. Galaad occupa les gués du Jourdain pour couper la retraite à Ephraïm ; et lorsqu’un fuyard d’Ephraïm disait : « Laissez-moi passer », les gens de Galaad lui demandaient : « Es-tu d’Ephraïm ? », que s’il disait « Non », on lui disait : « prononce donc Schibboleth ! », il prononçait « sibbolet », ne pouvant l’articuler correctement ; sur quoi on le saisissait et on le tuait près des gués du Jourdain. Il périt, en cette occurrence, 42000 hommes d’Ephraïm.»  La Bible – Les Juges, 11 – 12
Les Ephraïmites étaient connus pour leur incapacité à prononcer correctement le schi de schibboleth, qui devenait dès lors pour eux un nom imprononçable. Ils disaient sibboleth et sur cette frontière invisible entre schi et si, ils se dénonçaient à la sentinelle au risque de leur vie. Ils dénonçaient leur différence en se rendant indifférents à la « différence diacritique » entre schi et si ; «  ils se marquaient de ne pas pouvoir re-marquer une marque ainsi codée .[1] .

Le schibboleth est un viatique transmis aux tribus et reçu comme une parole protectrice, pour franchir le seuil, il suscite en retour l’hospitalité. Entre le bannissement et l’intégration cela se joue donc dans le récit biblique dans un chuintement entre les lettres Schin et Samekh, la distinction tient dans un souffle. Le soldat devant le gué doit contrôler l’entrée, en invitant les demandeurs de passage à poser un acte d’identité. L’énonciation du mot de passe donne droit d’entrer dans la communauté. Chacun devra le redonner, redemandant son admission à chaque passage.

Si le mot Schibboleth partage les peuples de la région des Ephraïmites, au passage du gué du Jourdain, il renferme et évoque par rejet le mot banni sibbolet, ainsi les peuples ont en quelque sorte ces deux mots en partage. Le mot de « partage » est donc lui-même partagé entre deux sens : il désigne indifféremment  « partage de communauté ou partage de discrimination » (Derrida). Dans le cas du partage de discrimination cela donne l’apartheid,  la mort au gué du Jourdain.

Altération de l’identité et passage critique

Les Ephraïmites ont une prononciation qui divise la langue en les distinguant des autres, et qui du même coup les rassemble par ce trait commun de langage.

Le « bon » mot, le mot « correct », ne peut être prononcé par celui qui n’est pas dans l’alliance. Car si celui-ci sait comment il faudrait le dire, il ne peut ou veut mais ne peut le prononcer. En ne le prononçant pas, il conserve sa singularité et son identité à son propre groupe, précisément. En le prononçant il la perd ou croit la perdre. On pense aux « Vêpres siciliennes » où tant de soldats français perdirent la vie en Italie au XIIIème siècle « pour un pois-chiche »,  n’ayant pas prononcé comme il le fallait le mot de passe «cicceri». C’est le « s » prononcé « che » du temps ou les Parisiens se moquaient des bougnats de la capitale. En Afrique du Nord, facile de reconnaître un interlocuteur juif lorsqu’il parle arabe : les Juifs chuintent le « z » et le « s », qui deviennent « ch » et « j ». L’accent si particulier des Pïeds-Noirs a valu des déboires à ces  immigrés francophones, qui ont connu la discrimination en Métropole.

Quelle est la fonction du mot de passe : il révèle l’appartenance et permet que chacun se réclame ou ressortisse d’une même loi, mais ceci ne se borne pas à cela. Schibboleth révèle mais condamne à la fois. Il y a  un effet de potentialisation, qui transforme le jugement de la sentinelle à savoir qui peut passer, l’aggrave en condamnation. Schibboleth est exactement au point de rupture, de déchirement entre vie et mort. Ce qui discrimine extermine.

Dans le chuintement réside toute la différence convoquée dans ce souffle, dans ce communiqué de « bouche à bouche ». L’homme chuintera donc sa parole en une autre étrange circoncision, à manifestation sonore, pour se rappeler cela, et ce faisant non seulement il parviendra à se faire admettre mais il protègera ses semblables. Schibboleth garde la loi et tient lieu de chemin d’accès. C’est un crible et un tamis d’espace et de temps : celui qui passe le gué passe l’instant décisif, s’il ne le passe pas, cela signifie aussi qu’il est condamné.

Est-il ici question du risque qu’il y a à utiliser la parole dénotée de toute pensée, ou de toute conscience, une parole non élaborée, « incirconcise », sans en connaître les effets et les conséquences ? Si la parole du postulant au passage du gué doit être bien constituée, celui qui la recueille doit faire preuve de discernement et en prendre la mesure. Le mot est presque le même, mais un détail change, la prononciation d’une lettre. Un détail qui fait arrêt de mort, c’est un inquiet « qui es-tu », « qui tue », « qui est tué »…

Un homme, à la lettre

Certains travaux rabbiniques montrent que dans schi il y a l’anagramme d’ich, « homme ». Schibboleth est un mot qu’on trouve dans de nombreuses langues sémitiques ; l’hébreu, le phénicien, le judéo-araméen, le syriaque. Il peut signifier : « fleuve, rivière, épi de blé, ramille d’olivier » (Derrida). L’épi de blé, comme la rivière ou le rameau d’olivier sont des représentations du lien et du passage, l’épi de blé représentant, lui, le chemin vertical entre la terre et le ciel. Une sorte de représentation de l’homme « debout ».

Par ailleurs, la lettre Schin signifie « dent ». Le samekh de « sibboleth » n’a pas de signification propre, à part que c’est une lettre, alors que la majorité des lettres hébraïques sont aussi des substantifs, ainsi aleph signifie bœuf, beitmaison, etc. Dans sa forme le schin est représenté par trois traits verticaux qui selon une tradition, représentent les trois patriarches (Abraham, Isaac, Jacob). A ce titre, la lettre schin représenterait alors un lien entre les hommes et le divin. Dès lors qu’ils prononcent « si » au lieu de schi, les Ephraïmites font disparaître le « ich », c’est-à-dire l’homme. Pire encore, ils évacuent la lettre qui rappelle la mémoire des fondateurs du monothéisme, c’est-à-dire qu’ils en extirpent aussi le divin. Double erreur, par faute de chuintement !

Or, « Ephraïm » a pour origine un mot qui signifie fertilité, productivité. Comment donc une tribu portant en son nom l’idée de fécondité peut-elle l’avoir oublié? Un peuple qui gomme la signification de son propre nom, qui raie son histoire de sa mémoire, en oubliant les générations, oublie de donner une place à l’homme dans le mot qui doit lui assurer la vie sauve, n’est-il pas déjà symboliquement mort. Ils se sont donc coupés de la société de leurs voisins, mais ils se sont également éloignés d’eux-mêmes. Pire que d’ « agacer les dents de leurs enfants », « Ils en ont eu de lourdes pertes ».

Ainsi, la prononciation imparfaite trahit-elle la non-conformité qui rend impossible la relation. A ce titre le schibboleth peut devenir un terrible « lieu » de danger, de tension entre le singulier et le collectif ou l’universel, la vie et la mort, une inépuisable jonction-disjonction verbale.

Est-ce à dire que l’homme dans une minorité doive se cacher pour être accepté, ou alors s’en aller ailleurs ? Ou encore, renoncer à une parcelle de son identité pour être reçu dans un autre groupe humain ? D’autres, à travers les peuples et les contrées, l’ont compris au fil de l’histoire, qui composèrent avec la réalité des solutions d’existence négociées, pour justement que leur descendance soit assurée de se poursuivre, et que d’autres puissent en témoigner. Ils ne se rendirent pas coupables de trahison aux origines ni à leurs transmissions pour autant. Entre l’attente d’égalité, et d’autre part l’injonction de fidélité inhérente à toute appartenance, qu’elle soit mémoire, généalogie, exils, il y a en effet un double tranchant dans schibboleth, qui est à la fois comme le dit Paul Celan, un « barbelé » et une « circoncision ».

Lorsque son devenir est au prix d’un chuintement, s’il l’accepte, il pourra espérer faire avec l’autre un « nous » plus riche, en deçà et au-delà des frontières de l’énonciation en particulier, et du langage en général. Une circoncision symbolique, une alliance par la parole.

Paule Pérez

[1] Jacques Derrida, Schibboleth, pour Paul Celan, Galilée, 1986.