Sommaire numéro 0

L’entaille du commencement
Pourquoi créer une revue ?
Claude Corman et Paule Pérez

Sidération préliminaire sur un traité
Entre l’aveu et l’inquiétude, une position intenable
Claude Corman

La vie, telle un chuintement
Schibboleth, être l’autre chez l’autre, une affaire marrane
Paule Pérez

Benny Lévy et l’idée de l’Europe
Claude Corman

L’entaille du commencement

Pourquoi créer une revue ?

Ils mangent du porc pour faire croire qu’ils sont de bons nouveaux chrétiens, mais pour l’Inquisition, ce sont eux-mêmes les porcs : des marranes. La plupart d’entre eux sont issus de la conversion forcée au catholicisme, des juifs hispano-portugais, tout au long du XV ème siècle. Ceux-là naissent donc davantage dans le bruit et la fureur que dans la tiédeur studieuse d’une méditation sur la vérité relative des dogmes, ou encore la ferveur saisissante d’une nouvelle foi.

Le marrane est contraint à renoncer à la religion juive, premier abandon qu’on peut définir en négatif, et qui résulte de l’intolérance ou de la haine de l’autre. Choix difficile, que la conversion ou la mort : s’il ne périt pas en martyr de sa foi pour la sanctification du Nom, il se retrouve dans la peau du converso, catholique convaincu, ou crypto juif. Dans les deux cas où que se loge sa sincérité, il demeure un suspect et une cible : suspect pour le Saint-Office, et cible pour l’Institution de la limpieza de sangre. Porteur d’un opprobre constitutif, combien lui faudra-t-il de générations pour diluer le sang juif et accéder à cette pureté sans laquelle ne saurait advenir le rêve d’Isabelle, celui d’un royaume intégralement catholique? Les marranes sont d’abord des créations négatives, des sous identités ou des contre identités.

Fin du XV ème, en 1492 en Espagne et un peu plus tard au Portugal, un autre choix tout aussi cruel apparaît : se convertir ou quitter la Péninsule ibérique en y laissant tout. Certains partent vers la Méditerranée, errent quelques décennies entre Salonique et Livourne, à la recherche d’une citoyenneté, tandis que d’autres s’installent dans le Sud de la France, dans les territoires d’Afrique du Nord de l’Empire ottoman…Lorsque les provinces du Nord du Royaume d’Espagne sous Philippe II se libèrent, d’autres encore s’en vont vers les Flandres, Anvers et Amsterdam, où les gouvernants leur permettent de pratiquer leur culte.

Retour impossible à l’état antérieur

Tandis qu’ils peuvent de nouveau sans danger revenir à la foi de leurs pères, c’est intérieurement qu’ils ne le peuvent plus. La première entaille faite à l’origine a laissé une trace indélébile. Entre-temps, on a découvert le Nouveau Monde, la Réforme s’est étendue, l’horizon s’est ouvert, et la pensée avec. A l’époque de Galilée, de Spinoza, la mise en lumière de l’illusion, du mensonge ou de l’imposture, dans la dogmatique chrétienne et les autres religions, était le fait d’une pensée désormais scientifique et déjà philosophique, d’une quête d’intelligibilité.

C’est bien dans le second processus d’abandon de son identité, cette fois-ci en positif, c’est-à-dire en refusant la tutelle d’un judaïsme rabbinique sourcilleux et rigide, qui s’est recréé sur les rives libérales de l’Amstel, ou ailleurs, que le marrane naît vraiment à sa singularité radicale.

Et se constitue l’étrange aventure de ces « doublement » marranes, interdits d’être des juifs en Espagne ou au Portugal, naguère convertis dans une foi étrangère et imposée, puis refusant maintenant de couler des jours paisibles dans la foi retrouvée des aïeux : « car vous seuls avez pu être faussement chrétiens, et vraiment juifs là où l’on ne pouvait être juif et faussement juif, là où vous eussiez pu l’être vraiment » (Balthasar Isaac Orobio de Castro).

Nouveau chrétien pourchassé, puis nouveau juif insatisfait, le marrane inaugure une crise sans précédent de la question de l’identité, en brouillant les signes de la filiation, en changeant de nom, en prenant des « alias », en interrompant le cours si ancien des lignages.

Au seuil d’une reconversion enfin possible, malgré l’écrasant héritage d’une histoire emplie de drames, d’injustices, de crimes, de déclassement, de servitude, d’étoiles jaunes (on portait déjà la « rota », un morceau de flanelle cousu sur la pelisse dans certaines judérias d’Aragon), le marrane se dérobe, ratant volontairement ou maladroitement ses retrouvailles avec l’origine et l’appartenance : l’identité ne se forge pas mécaniquement sur la reconnaissance des siens. Avec ce fait capital que la culture matricielle n’est plus disputée exclusivement par des interdits extérieurs, des persécutions ou des reproches étrangers et qu’elle est devenue elle-même aussi, motif d’objections intimes, le marrane ne retrouve pas la paix dans le judaïsme renaissant. Il est désormais arrimé à des instances qui se contrarient et conversent néanmoins entre elles, l’intranquillité de la conscience a creusé son lit dans les esprits.

Ainsi la marranité va, au fil des générations, des migrations plus à l’Est ou bien encore vers le Nouveau Monde…comme une identité « pré » occupée préoccupante.

L’identité n’est pas non plus définissable en creux, en négatif, comme la mémoire oubliée mais en activité, d’une enfance, d’un trauma, ou d’un meurtre. Cela ne veut pas dire qu’on n’en garde pas la trace, ni la douleur. Car il y a eu entaille et que cette entaille poursuit son travail. Mais de quelle nature est donc cette trace, celle d’un désarroi permanent, récurrent, d’une cascade d’ombres revenantes, d’une effigie de soi, ou encore celle d’un « petit reste qui refuserait à se laisser oublier »? Comment se joue-t-elle du conscient et de l’inconscient ? De l’individu et du collectif ? Quelle transmission pourrait y être saisie et comment? Temps, lieux et pensées sont devenus inajustables, pris dans cette conversation intime, contradictoire et contrariante.

Les marranes n’ont pas de lieu de culte ou de rassemblement, aucun lieu ne dit cette histoire-là des marranes, aucun lieu-dit. L’identité, ce terme- même conserve-t-il alors un sens, ne sera plus jamais formulée, établie de la même manière, privée qu’elle est d’une stabilité radicale.

Lui-même, l’autre

Le double processus d’abandon, d’abord forcé puis choisi, est tout aussi bien une double stratégie de contournement de l’altérité. Le mouvement du marrane n’est pas simplement de tourmenter sa double appartenance. Qui l’a mieux fait que Spinoza? C’est aussi d’envoyer à l’autre : si je ne suis pas là où tu me crois, es-tu vraiment si sûr alors, d’être là où tu es? La mise en question en deviendrait une seconde nature.

En tension entre des pôles qui coexistent et se conjuguent ensemble, se déclinant dans toutes les nuances de leurs combinatoires  – à un pôle, le rationalisme spinozien et à l’opposé le messianisme héritier de la Cabbale lourianique de Sabbataï  Tsévi – l’identité  marrane peut donc être conçue comme une fonction d’onde de l’identité, qui présenterait tous les états intermédiaires entre ces deux pôles, cette spectralité du marranisme permettant de s’opposer à la réduction du phénomène marrane à des états stables et confortables.

Tandis que certains sont dérangés dès que s’installe un doute, ou alors tenaillés entre la nécessité de l’intégrité et l’embrasement pour des idéologies nouvelles « faisant table rase » de leur passé, ou de la tradition, le marrane découvre le plaisir de l’incertitude.

 

L’idée marrane

A rappeler l’urgence qu’il y a à toujours ré-interroger de l’intérieur ses propres sources, la part obscure ou refoulée de sa pré-destination, sa généalogie historique, et à re-visiter en acceptant la tension nécessaire, les textes fondamentaux auxquels une identité fait écho, ce que nous aimerions appelerl’idée marrane n’abrite pas de nostalgie de l’origine ou de l’authenticité.

Aussi, passant de l’intime au registre public, viendrait-elle alors proposer une citoyenneté questionnante, désajustée peut-être, elle-même aussi en tension?

Nous souhaitons nous appuyer sur le fait marrane comme sur un rapport vivant au monde, une perspective, ou encore une ligne de fuite, pour la pensée de ces temps heurtés.

Il ne s’agit pas pour nous de garder jalousement les portes d’une marranité issue du tronc du judaïsme mais au contraire de la disperser et de l’étendre comme possible parmi des modèles anthropologiques d’une condition humaine déracinée dans un monde de plus en plus incertain. Ainsi nous pensons à la « théorie de l’archipel » chez Edouard Glissant, l’ « hybridité » de Sherry Simon, les « identités composites » d’Amin Maalouf, tout ce qui a trait au « multiculturalisme », aux « identités croisées »…La marranité ne s’oppose pas à l’explosion de la « multi appartenance », mais ferait plutôt irruption dans le champ politique du « métissage ».

Pourquoi Temps marranes, une intention…

Nous avons le souci de peser les écrits et les réflexions de chacun, non pas de les classer ou de les stigmatiser. S’en remettre à l’hypothétique apaisement des désaccords, par le seul fait d’un dialogue contradictoire des multiples identités, et en cela penser qu’il y a là débat constructif, nous est insuffisant. Nous irons jusqu’à mettre en question à la racine les identités fortes, primaires, sans craindre de déconstruire. Mais les peser, c’est évaluer leur force, leur puissance d’interpellation, leurs leçons, et dans cette pesée, il est rare que l’on rejette en bloc une oeuvre ou que l’on décrie un auteur.

Parce que nous tenant nous mêmes sur une ligne de crête, comme un Sisyphe débarrassé de sa pierre qui roule, mais qui contemple depuis les hauteurs les innombrables cadavres de l’Histoire, nous fuyons, les hommes du procès, les inquisiteurs du ressentiment, de la mise à l’écart, de la vindicte.

Le marrane serait alors celui qui toucherait du doigt la maladie du sérieux et de la suffisance, qui crisperait toute croyance ou corps de paroles, exposée aux bruits et faits de son environnement, autant que la maladie du nihilisme qui, ayant fait main basse sur une époque, se paie désormais avec les agios du cynisme, du consumérisme fébrile et agité et d’un athéisme grossier. Nous n’avons aucune envie d’augmenter liste et nombre de ceux qui gisent au fond. Seules comptent en définitive les paroles qui nous font encore avancer sur la ligne de crête.

Temps marranes, cela veut dire que nous vivons des (ou dans des) temps marranes, c’est-à-dire des temps de rupture, d’exil, de déracinement, de confusion des langues, des croyances, des sexes, mais qui néanmoins font surgir ce qu’ont d’émancipateur, de subversif, de facteur d’espoir, des temps qui confrontent ainsi les êtres, tous les êtres à des contradictions intimes, à des convertibilités inattendues, à des paroles désajustées et inquiétantes, dans un ensemble dialectique et en suspension.

Temps marranes, qui sont donc à considérer autant du point de vue de l’histoire de chacun, comme un temps naissant de la singularité, et non de l’individualisme, que dans une perspective géopolitique plus vaste et plus aléatoire : où l’humanité oscille entre les mille tentations de la haine et de la destruction qui sommeillent dans l’intégrité ou dans un imaginaire de l’intégrité, et la recherche plus modeste et en définitive plus exigeante, d’un avenir habitable et donc négocié.

Temps marranes, parce qu’on y entend aussi le mot marrant!

Claude Corman et Paule Pérez
Co-directeurs

Sidération préliminaire sur un traité

Entre l’aveu et l’inquiétude, une position intenable

Entre confusion et perplexité, la méthode dispersée et nationale de consultation des citoyens européens fait plonger les électeurs français dans un état de sidération tel qu’elle pourrait priver le traité de son objet d’acte de naissance symbolique de la Constitution européenne.

La sidération, c’est cela, la sidération de la pensée politique en France à l’approche du référendum, est-ce cela qui nous fait réagir ou la honte ? « Oui ou non » ! La question paraît éminemment simple, profondément démocratique. Les bébés ne disent-ils pas « oui » ou « non » tout juste après « papa » et « maman » ? N’importe qui sait dire oui ou non, il est plus difficile de choisir des camps, des partis, des idéologies, des représentations voisines de ce que l’on pense ou souhaite, le PS exhibe bien cette difficulté jusqu’au reniement de son propre vote interne. Mais dans le oui et le non se ramasse une sorte de conscience personnelle du choix qui peut emprunter aussi bien au passé tragique de l’Europe qu’aux dernières lumières blanches de la chapelle Sixtine ou encore à la défense du service public national son ultime raison d’être.

Les arguments, on le sait, se croisent et s’enchevêtrent dans une confusion grandissante, de sorte que toute prise de position dans un référendum de cette sorte est un aveu[1]. Et dans ce type de procès qui instruit à charge « l’Europe » ou « le peuple » selon le cas, ce n’est pas la résurrection du politique qui se révèle comme le croient certains, ni le débat démocratique français, enlisé, verrouillé, qui se trouverait réveillé enfin, à l’occasion de ce référendum, mais la vanité et la naïveté nationales.

Nous pensons que ratifier un traité, qui va organiser la vie de la communauté des 25 nations européennes, dans un cadre étroitement national, est sans doute la cause de ce malaise. On peut préférer, par crainte des réactions irrationnelles des peuples ou par la simple connaissance des ressentiments de toute nature que les citoyens de chaque pays nourrissent envers leurs pouvoirs respectifs, on peut préférer le vote entre élus de condition voisine aux vertigineuses inconnues des choix populaires. Mais là n’est pas l’unique problème. La confusion, croyons-nous est liée au cadre national de la pensée politique qui est absolument inadapté à des questions dont la nature est la construction de l’Europe comme puissance, culture, et perplexité. Car il ne saurait y avoir de culture ou de puissance européenne que marquées, affectées par la perplexité et l’inquiétude. L’exact opposé de l’aveu qui loge dans le oui et le non. N’avons-nous pas été, chacun dans nos nations et à tour de rôle des monstres ?

Ce traité qui doit en principe marquer la naissance symbolique de la Constitution européenne (il est évident que cela évoluera et que rien n’est gravé dans le marbre des Ecritures, Giscard d’Estaing n’étant pas, quoique immortel, l’égal de Moïse ou de Jésus) manque son but, moins par l’opacité de ses articles (ou les reproches qu’on lui intente sur l’oubli du social ou de la laïcité) que par sa ratification dispersée et nationale.

Comment ébaucher une idée européenne responsable et vivante sans une délibération politique synchrone des vingt cinq pays qui composent l’Europe (les vieux ennemis réconciliés, tout comme les petites nations arrachées au joug imbécile des bureaucraties staliniennes).

Comment forger cette conscience politique engageante, généreuse, solidaire, dont les hommes politiques nourrissent nos oreilles distraites et mornes depuis trente ans, sans créer des alliances ou des représentations transnationales (les verts, les libéraux, les sociaux-démocrates, les nationalistes…) ?

Et comment parler d’Europe démocratique si l’on balbutie déjà sur les échelons de la souveraineté : y aurait-il d’un côté l’Europe des experts, des commissions, des « savants » qui fabriquent des circulaires et des lois, sorte de parti autonome et coupé des « masses » tout occupé à se reproduire et de l’autre, la vraie vie politique, qui sent, renifle, éructe, crie, s’enthousiasme ou se dépite, celle-là , cette vie politique en sang, en chair, en langue, qui serait celle de chaque peuple , de chaque nation ?

Par ce qui semble une question simple, « voulez-vous ratifier le traité constitutionnel », on attend une réponse simple : oui ou non.

Mais il faut bien reconnaître que l’immense majorité des citoyens, pour des raisons variées, ont dans la tête une mosaïque composée de oui et de non. Une mosaïque de doutes comme : oui, si les articles du traité, livrés à une multitude de mentalités et d’intérêts respectifs, sont lus et appliqués de la manière qui serait celle dont chacun les pense, les ressent et se les approprie.

En cas de vraie discorde, quelle lecture, quelle application prévaudra, dans les divisions entre pays et internes aux pays, dans la multitude de gouvernants et d’opposants, de politiques et d’experts, d’élus et de fonctionnaires ? Le traité est un cadre ouvert, et nul ne s’en plaint, mais cette ouverture même est génératrice d’inquiétude, de perplexité. Même si le citoyen ne cherche pas l’extrême confort, habitué qu’il est de l’incertitude et des surprises post-électorales, comment, alors qu’il lui est demandé un aveu, c’est-à-dire un acte simple, lui demander du même coup de l’entériner de la sorte tout en lui présentant une multitude d’hypothèses marquées par l’aléatoire?

Le non ne surgit donc pas – contrairement à ce qu’en imaginent ses plus ardents et inconditionnels laudateurs – comme la ré-animation d’un peuple rebelle et d’avant-garde prêt à incendier l’Europe comme autrefois, face au conclave frileux des monarchies. Au mieux surgit-il comme le produit commun d’une peur, d’une lassitude, d’un sentiment de dépossession, au pire comme le résultat du long et patient travail de l’extrême droite de re-nationaliser le champ idéologique hexagonal, afin de pouvoir éliminer tout à la fois les libéraux et les étrangers.

Le non de gauche n’existe tout bonnement pas. C’est ainsi. Le non est souverainiste et nationaliste. Il n’est populaire que parce que la nation et le peuple ont trouvé pendant deux siècles la voie d’une complicité et d’un arrangement profitables. On peut avoir la nostalgie de ce temps et de cette souveraineté, car tous les crimes politiques n’ont pas été commis par et pour la nation. Les souverainistes québécois ne sont pas moins respectables que les fédéralistes canadiens, mais ici, en Europe, nous n’avons pas la même histoire ! « Le non est nationaliste ! » N’est-ce pas un peu court ? Et la défense d’une Europe sociale, d’un autre modèle de développement économique faisant écho à des préoccupations citoyennes, sociales et écologiques, que le traité ignore, est-ce une affaire nationaliste ?

Hélas, le référendum, on l’a vu, gomme la noblesse et la sincérité des argumentations et des inquiétudes. Il enferme la réponse dans le prétoire de l’aveu. Et ce n’est pas le peuple ni le social qui est aujourd’hui dans le box des accusés. C’est la construction européenne elle-même : plaidez-vous coupable ou non coupable, demande-t-on à l’Europe. Le non affirme la culpabilité, il est son aveu.

« Un peuple est toujours le maître de changer ses lois, même les meilleures, car s’il lui plaît de se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a le droit de l’en empêcher ? » a dit Rousseau. Sans doute. Mais il est temps d’élargir cette question au delà de l’hexagone ! Qu’est-ce qui peut empêcher l’Allemagne, l’Angleterre ou la Hollande de penser la même chose, de se faire mal ou de changer les lois, même les meilleures ?

Claude Corman

[1] Une allégeance, pour obtenir protection. A contrario, un homme « sans aveu » est un homme sans suzerain pour le protéger et lui donner une appartenance.

La vie, telle un chuintement

Schibboleth, être l’autre chez l’autre, une affaire marrane

 

Enigme marrane sur la question d’existence : Comment s’entend-on et qu’entend-on : car les sentinelles veillent si dans la chair des mots, on ne sait pas, ou plus, interpréter le passage des frontières et des gués. Et les langues sources peuvent s’avérer de redoutables langues étrangères, des langues tueuses.

«Jephté rassembla tous les hommes de Galaad, et livra bataille à Ephraïm ; et les hommes de Galaad défirent ceux d’Ephraïm, car ils disaient : « vous êtes des fuyards, des Ephraïmites », Galaad étant partagé entre Ephraïm et Manassé. Galaad occupa les gués du Jourdain pour couper la retraite à Ephraïm ; et lorsqu’un fuyard d’Ephraïm disait : « Laissez-moi passer », les gens de Galaad lui demandaient : « Es-tu d’Ephraïm ? », que s’il disait « Non », on lui disait : « prononce donc Schibboleth ! », il prononçait « sibbolet », ne pouvant l’articuler correctement ; sur quoi on le saisissait et on le tuait près des gués du Jourdain. Il périt, en cette occurrence, 42000 hommes d’Ephraïm.»  La Bible – Les Juges, 11 – 12
Les Ephraïmites étaient connus pour leur incapacité à prononcer correctement le schi de schibboleth, qui devenait dès lors pour eux un nom imprononçable. Ils disaient sibboleth et sur cette frontière invisible entre schi et si, ils se dénonçaient à la sentinelle au risque de leur vie. Ils dénonçaient leur différence en se rendant indifférents à la « différence diacritique » entre schi et si ; «  ils se marquaient de ne pas pouvoir re-marquer une marque ainsi codée .[1] .

Le schibboleth est un viatique transmis aux tribus et reçu comme une parole protectrice, pour franchir le seuil, il suscite en retour l’hospitalité. Entre le bannissement et l’intégration cela se joue donc dans le récit biblique dans un chuintement entre les lettres Schin et Samekh, la distinction tient dans un souffle. Le soldat devant le gué doit contrôler l’entrée, en invitant les demandeurs de passage à poser un acte d’identité. L’énonciation du mot de passe donne droit d’entrer dans la communauté. Chacun devra le redonner, redemandant son admission à chaque passage.

Si le mot Schibboleth partage les peuples de la région des Ephraïmites, au passage du gué du Jourdain, il renferme et évoque par rejet le mot banni sibbolet, ainsi les peuples ont en quelque sorte ces deux mots en partage. Le mot de « partage » est donc lui-même partagé entre deux sens : il désigne indifféremment  « partage de communauté ou partage de discrimination » (Derrida). Dans le cas du partage de discrimination cela donne l’apartheid,  la mort au gué du Jourdain.

Altération de l’identité et passage critique

Les Ephraïmites ont une prononciation qui divise la langue en les distinguant des autres, et qui du même coup les rassemble par ce trait commun de langage.

Le « bon » mot, le mot « correct », ne peut être prononcé par celui qui n’est pas dans l’alliance. Car si celui-ci sait comment il faudrait le dire, il ne peut ou veut mais ne peut le prononcer. En ne le prononçant pas, il conserve sa singularité et son identité à son propre groupe, précisément. En le prononçant il la perd ou croit la perdre. On pense aux « Vêpres siciliennes » où tant de soldats français perdirent la vie en Italie au XIIIème siècle « pour un pois-chiche »,  n’ayant pas prononcé comme il le fallait le mot de passe «cicceri». C’est le « s » prononcé « che » du temps ou les Parisiens se moquaient des bougnats de la capitale. En Afrique du Nord, facile de reconnaître un interlocuteur juif lorsqu’il parle arabe : les Juifs chuintent le « z » et le « s », qui deviennent « ch » et « j ». L’accent si particulier des Pïeds-Noirs a valu des déboires à ces  immigrés francophones, qui ont connu la discrimination en Métropole.

Quelle est la fonction du mot de passe : il révèle l’appartenance et permet que chacun se réclame ou ressortisse d’une même loi, mais ceci ne se borne pas à cela. Schibboleth révèle mais condamne à la fois. Il y a  un effet de potentialisation, qui transforme le jugement de la sentinelle à savoir qui peut passer, l’aggrave en condamnation. Schibboleth est exactement au point de rupture, de déchirement entre vie et mort. Ce qui discrimine extermine.

Dans le chuintement réside toute la différence convoquée dans ce souffle, dans ce communiqué de « bouche à bouche ». L’homme chuintera donc sa parole en une autre étrange circoncision, à manifestation sonore, pour se rappeler cela, et ce faisant non seulement il parviendra à se faire admettre mais il protègera ses semblables. Schibboleth garde la loi et tient lieu de chemin d’accès. C’est un crible et un tamis d’espace et de temps : celui qui passe le gué passe l’instant décisif, s’il ne le passe pas, cela signifie aussi qu’il est condamné.

Est-il ici question du risque qu’il y a à utiliser la parole dénotée de toute pensée, ou de toute conscience, une parole non élaborée, « incirconcise », sans en connaître les effets et les conséquences ? Si la parole du postulant au passage du gué doit être bien constituée, celui qui la recueille doit faire preuve de discernement et en prendre la mesure. Le mot est presque le même, mais un détail change, la prononciation d’une lettre. Un détail qui fait arrêt de mort, c’est un inquiet « qui es-tu », « qui tue », « qui est tué »…

Un homme, à la lettre

Certains travaux rabbiniques montrent que dans schi il y a l’anagramme d’ich, « homme ». Schibboleth est un mot qu’on trouve dans de nombreuses langues sémitiques ; l’hébreu, le phénicien, le judéo-araméen, le syriaque. Il peut signifier : « fleuve, rivière, épi de blé, ramille d’olivier » (Derrida). L’épi de blé, comme la rivière ou le rameau d’olivier sont des représentations du lien et du passage, l’épi de blé représentant, lui, le chemin vertical entre la terre et le ciel. Une sorte de représentation de l’homme « debout ».

Par ailleurs, la lettre Schin signifie « dent ». Le samekh de « sibboleth » n’a pas de signification propre, à part que c’est une lettre, alors que la majorité des lettres hébraïques sont aussi des substantifs, ainsi aleph signifie bœuf, beitmaison, etc. Dans sa forme le schin est représenté par trois traits verticaux qui selon une tradition, représentent les trois patriarches (Abraham, Isaac, Jacob). A ce titre, la lettre schin représenterait alors un lien entre les hommes et le divin. Dès lors qu’ils prononcent « si » au lieu de schi, les Ephraïmites font disparaître le « ich », c’est-à-dire l’homme. Pire encore, ils évacuent la lettre qui rappelle la mémoire des fondateurs du monothéisme, c’est-à-dire qu’ils en extirpent aussi le divin. Double erreur, par faute de chuintement !

Or, « Ephraïm » a pour origine un mot qui signifie fertilité, productivité. Comment donc une tribu portant en son nom l’idée de fécondité peut-elle l’avoir oublié? Un peuple qui gomme la signification de son propre nom, qui raie son histoire de sa mémoire, en oubliant les générations, oublie de donner une place à l’homme dans le mot qui doit lui assurer la vie sauve, n’est-il pas déjà symboliquement mort. Ils se sont donc coupés de la société de leurs voisins, mais ils se sont également éloignés d’eux-mêmes. Pire que d’ « agacer les dents de leurs enfants », « Ils en ont eu de lourdes pertes ».

Ainsi, la prononciation imparfaite trahit-elle la non-conformité qui rend impossible la relation. A ce titre le schibboleth peut devenir un terrible « lieu » de danger, de tension entre le singulier et le collectif ou l’universel, la vie et la mort, une inépuisable jonction-disjonction verbale.

Est-ce à dire que l’homme dans une minorité doive se cacher pour être accepté, ou alors s’en aller ailleurs ? Ou encore, renoncer à une parcelle de son identité pour être reçu dans un autre groupe humain ? D’autres, à travers les peuples et les contrées, l’ont compris au fil de l’histoire, qui composèrent avec la réalité des solutions d’existence négociées, pour justement que leur descendance soit assurée de se poursuivre, et que d’autres puissent en témoigner. Ils ne se rendirent pas coupables de trahison aux origines ni à leurs transmissions pour autant. Entre l’attente d’égalité, et d’autre part l’injonction de fidélité inhérente à toute appartenance, qu’elle soit mémoire, généalogie, exils, il y a en effet un double tranchant dans schibboleth, qui est à la fois comme le dit Paul Celan, un « barbelé » et une « circoncision ».

Lorsque son devenir est au prix d’un chuintement, s’il l’accepte, il pourra espérer faire avec l’autre un « nous » plus riche, en deçà et au-delà des frontières de l’énonciation en particulier, et du langage en général. Une circoncision symbolique, une alliance par la parole.

Paule Pérez

[1] Jacques Derrida, Schibboleth, pour Paul Celan, Galilée, 1986.

Benny Lévy et l’idée de l’Europe

Dans la Confusion des temps, Benny Lévy fait une proposition radicale : sortir de l’Europe, littéralement : se déprendre, se défier, mais aussi se désintoxiquer de l’Europe, de l’idée européenne. « Il faut vraiment se mé-fier, c’est-à-dire enlever toute fiance, toute confiance, toute adhérence, toute adhésion à tout imaginaire européen ; même si l’on reste en Europe, pour quelque temps- un temps qui, je pense, ne sera pas très long.[i]».

Cela peut sembler une vue bien téméraire et volontairement désajustée, à une époque qui célèbre autour de l’idée européenne, le métissage, la « batardisation » des nations  (au sens où le bâtard a la santé plus vigoureuse que l’animal de race) et l’élaboration d’une charte desapaisements, ce qu’en politique on nomme le multiculturalisme ou le multilatéralisme.

Se déprendre de l’Europe, qu’est-ce que cela peut bien signifier ou peser, alors que peu ou prou tous les intellectuels européens se mesurent à cette aventure politique et culturelle formidable qui met fin au conflit des nations ennemies, mais entend également damer le pion au concurrent américain, accusé d’imposer de manière impériale son modèle de civilisation, ses intérêts, sa puissance technique et hollywoodienne ?
Comment bouder ce qui semble une idée nouvelle et exemplaire, cette idée européenne que des philosophes comme Yirmayahu Yovel voudraient au contraire ramener vers Israël. Car le judaïsme et l’Europe ont une longue histoire commune que ne périme pas la naissance d’Israël. Bien sûr, l’élimination par les nazis et les staliniens du yiddishland, quatre siècles après l’exil ou la conversion des Juifs hispano-portugais porte un rude coup aux espoirs d’émancipation et d’assimilation des Juifs européens. Et il n’est pas moins vrai qu’aujourd’hui, prenant prétexte de l’Intifada et des violences de Tsahal dans les territoires palestiniens, la gauche européenne (ou du moins sa frange la plus remuante et la plus internationaliste) remet en question la notion même d’Etat juif ou d’Etat pour les Juifs en s’appuyant malhonnêtement sur une critique juive du sionisme formulée avant la Shoah. On a même vu certains courants altermondialistes exalter un antisionisme virulent et hystérique proche des thèses islamistes.

En ce  sens là, bien sûr,  l’Europe avance sur un déni de la destinée et de la singularité juives. Benny Lévy pourrait simplement en prendre acte et nous inviter à une méfiance justifiée. Shmuel Trigano, dans un autre registre, se débat sur tous les fronts avec son observatoire du monde juif, comme Taguieff, Redeker ou d’autres le font contre la nouvelle judéophobie islamo-progressiste. On pourrait donc en rester là, à ce simple constat : L’Europe n’est pas guérie de ses préjugés antisémites. Mais Benny Lévy est un penseur trop radical, trop entier pour conditionner sa rupture avec l’Europe sur les inépuisables ressentiments contre les Juifs d’une opinion publique minoritaire et rejetée par les dirigeants européens.

Benny Lévy nous incite d’abord à nous déprendre de l’Europe en raison de la parenté inavouée, secrète, cachée mais décisive à bien des égards de la laïcité et du christianisme.[ii] Or cette parenté semble un pur effet de style car l’Europe laïque occidentale nous est habituellement présentée comme la seule région du monde déshabitée par l’esprit religieux, le seul coin de l’Univers qui boude Dieu. Partout ailleurs comme le révèle une enquête récente du New York Times[iii], le sentiment religieux croît. Au point qu’on peut se demander si la laïcité est encore utile dans l’exception européenne où Dieu est le grand absent. Or, Benny Lévy réfute cette vision. A ses yeux, la laïcité occidentale n’est qu’un christianisme déguisé. « La laïcité- c’est ce que j’ai voulu démontrer dans ce livre (BL parle du « Meurtre du Pasteur » c’est cette intrication entre le politique et le religieux chrétien[iv]»

Geremek dans un article du Monde daté du 7 Décembre le rejoint sans malice en évoquant « l’avancement de l’esprit européen, dans la continuation de deux expériences communautaires du passé européen, de la chrétienté médiévale et de la république moderne des lettres ».

La laïcité européenne est un mouvement de repli, de déguisement du christianisme, probablement lié à l’offensive temporaire des idées nationalistes et socialistes. C’est parce que l’Europe est chrétienne, massivement chrétienne, au delà de ses divisions catholique et protestante que le principe de laïcité régit si adéquatement les affaires publiques. Au fond, le re-ligieux fait simplement retraite dans la sphère privée. Citoyen sans marque, à la spiritualité indistincte au cœur de l’agora républicaine, et fidèle ou non d’une Eglise dans l’intimité du privé : la partition du sujet est fixée. Or, cette laïcité (et j’ai eu l’occasion d’en souligner les limites dans mes réflexions sur la marranité) suppose la dissolution du religieux comme lien social (la religion qui re-lie) et la neutralité des croyances (ou des usages des Ecritures) sur le sujet politique. Une telle puissance de la laïcité n’est concevable, à la limite (et avec beaucoup de réserves…) que sur un socle religieux relativement uniforme, en tout cas, commun à la majorité des citoyens. Dès lors que les mouvements de populations migrantes affectent la démographie religieuse de l’Europe, la laïcité est à nouveau bancale et contestable. Au seul titre d’exemple, dans la croyance musulmane, la partition public-privé est symétriquement inverse de celle du christianisme moderne et la contrainte religieuse s’exerce prioritairement sur le sujet public, exposé au regard et au jugement des autres. On voit aussi, à un niveau macro-politique, tout l’embarras suscité par la question de l’admission de la Turquie ! Il n’est pas nécessaire d’y insister.

Donc, première proposition de B Lévy : Il faut se libérer de l’Europe, « il faut que l’Europe, comme étant cette conscience- là, imaginaire, nous déserte, qu’elle s’en aille de notre tête[v]».

Deuxième proposition énoncée un peu plus loin, dans ces entretiens : Le Juif est l’être qui est dans l’impossibilité d’échapper à Dieu. Benny Lévy reprend ici la définition lévinassiennne de l’être juif (et du sujet) comme l’impossibilité d’échapper à Dieu.

Ces deux propositions, se libérer de l’Europe et l’impossibilité d’échapper à Dieu sont-elles liées de toute nécessité, inconditionnellement ? Si l’Europe est un Occident radical qui a étouffé la voix de la transcendance, qui se délecte de sa rationalité gréco-romaine et se satisfait à bon compte de son christianisme laïque, que pourrait encore y faire la sujet qui n’a pas renoncé à questionner Dieu, qui est dans l’impossibilité d’échapper à ce questionnement ?

Voilà sans doute le fond du dilemme posé par Benny Lévy. L’Europe et le judaïsme sont désormais étrangers, en rupture de ban. Celui qui reste en Europe devient forcément un marrane…On peut à son tour interpeller Benny Lévy : En quoi l’impossibilité d’échapper à Dieu et l’abandon de la conscience européenne sont-elles des attitudes proprement juives, en tant qu’attitudes congruentes, solidaires, insécables ? Benny Lévy a tout à fait le droit de choisir le retour au Talmud, à la leçon des vieux textes juifs qui, par leur épaisseur, leur densité, leurs arborescences, forment comme a dit Levinas un océan … C’est sans doute la voie la plus directe et radicale vers le judaïsme. Mais la question est la suivante : Pourquoi, en quoi, cette voie tourne nécessairement le dos à l’histoire européenne et plus largement occidentale[vi] ?

On voit bien que d’autres minorités culturelles européennes, comme les musulmans, ayant des liens historiques complexes et souvent hostiles avec l’Europe et n’ayant pas moins que les Juifs un « noyau dur » religieux peuvent être tentés par le même largage des amarres européennes. De sorte que si l’on suit à la lettre le programme politique de Benny Lévy, l’idée européenne d’une confluence des cultures et des peuples est une imposture promise à l’échec. L’universalisme européen est un piège, une tentation des consciences endormies. Il faut penser la lecture de la tradition juive sur un mode intensif, débarrassé des objections philosophiques et alors peut-être, si Dieu le veut, la paix des nations sous la lumière de Sion viendra un jour par surcroît. Contrairement à tout le courant juif européen messianiste dont la figure clé est Walter Benjamin, Benny Lévy prêche le retour modeste mais exigeant du Juif dans sa maison d’études.

Par sa densité, sa polysémie, son foisonnement exégétique, la Bible semble répondre par elle-même. Nul besoin de se confronter à d’autres paroles, d’autres histoires, d’autres raisons. La Tora est suffisamment riche pour nourrir indéfiniment ses lecteurs. Le risque de l’orthodoxie n’est pas la bêtise ou l’ignorance, de cela nous pouvons tous convenir. Néanmoins, la Tora est une création désertique et non pas une création insulaire. Le papou ou l’habitant des îles Salomon, avant l’arrivée des bateaux peut douter qu’il existe quelque chose d’autre. L’Hébreu, lui, ne peut pas rester dans le désert, éternellement, car même sous la tente de la shekinah, il meurt de soif. L’Hébreu doit toujours traverser, (et donc être traversé), entre lumière solaire et lunaire, c’est-à-dire entre Egypte et Babylone, entre mer et désert, il n’est jamais seul, et c’est ce premier et fondamental aspect qui rompt avec l’unité génétique et insulaire du mythe. Le Talmud, le Midrash, la Kabbale, tout cela est déjà présent dans les premières lignes de la Tora, car c’est un Livre en marche.

Sous cet angle, le Juif est tout à la fois le sujet qui est fondamentalement dans « l’impossibilité d’échapper à Dieu » et celui qui, précisément en raison de cette impossibilité, se met en marche vers les autres, à sa manière unique, sans conquête, sans mission, sans prosélytisme (Dieu sait si on lui tiendra grief de cette distance).

Si l’on suit Maimonide  dans sa conception du temps messianique comme le Temps où les Juifs peuvent étudier en paix sur leur terre, on voit bien le travail accompli et le travail qui reste à faire. Car le Monde ne paraît pas disposé à laisser étudier les Juifs en paix, pas même à les laisser vivre en paix. L’étude rejoint donc involontairement – car elle est située dans un autre temps, une autre pulsation d’être- les contraintes et les adversités du politique. Le beit ha-midrash ne peut parvenir tout seul à la paix.

Dans la traversée de l’Histoire, il y eut toujours des savants et des sages (citons ici Philon, Mendelssohn ou Hermann Cohen), qui éprouvèrent la nécessité d’ouvrir l’univers juif sur un monde plus vaste au risque d’exposer la Tradition à la contrariété d’une philosophie étrangère. La circoncision marquait l’alliance, l’esprit des générations, dans la chair et la découverte de la philosophie grecque instituait l’espace de l’objection infinie, de ce qui peut précisément et pour tous les humains fonder la possibilité d’échapper à Dieu. Mais c’est au prix de cette objection infinie, de cette confrontation âpre et tendue avec une rationalité qui lui est a priori hostile, que le judaïsme échappe aussi (pas seulement, bien sûr) à la clôture religieuse, à l’esprit de répétition et de mimétisme ou à la raideur théologique, toutes dispositions qui font mourir lentement mais sûrement latranscendance.

Et nous retrouvons par ce détour la question initiale :  Si la laïcité chrétienne féconde l’esprit européen et donc un certain type d’universel (on peut suivre ici Benny Lévy exécutant le concept de guerre des civilisations, puisqu’à ses yeux n’existe qu’une seule civilisation, l’Occident) qu’en est-il du lien entre le judaïsme et l’universel, dès lors que le judaïsme ne peut pas , ne peut absolument pas être laïque sans s’éteindre (sans devenir sous une forme ou une autre chrétien) et qu’on reconnaît le Juif à l’impossibilité d’échapper à Dieu ?

On sait comment Benny Lévy a tranché la question. Le résultat est d’une certaine manière et cette expression paraîtra surprenante ou inadaptée, profondément voltairien. Il faut cultiver son jardin et pour le Juif, le jardin, le Pardes, c’est l’étude de la Tora et l’accomplissement des mitsvot. Et c’est encore mieux, si cette voie de retour vers le beit ha-midrash est vécue et éprouvée à Jérusalem. C’est en tout cas ce qui ressort des dernières adresses de Benny Lévy : se libérer de l’Europe, de la conscience européenne du Juif imaginaire et consacrer ses forces ou ce qu’il en reste au travail sérieux du pharisien, l’étude talmudique.

Mais alors qu’en est-il des autres, de tous les autres qui, malgré une période de réveil planétaire de la religiosité ne vivent pas leur judéité, leurs nombreuses attaches au judaïsme avec le sérieux et la constance des étudiants de yeshiva et traînent à des degrés divers une bonne dose de marranisme ? « Qu’ils aillent au diable ! Ou tant pis pour eux ! » Est une réponse courte et blessante, car le judaïsme est depuis longtemps un spectre d’attitudes spirituelles, intellectuelles, historiques diverses, sans être pour autant une auberge espagnole ou un foyer de confusions. Quelle est donc la part qui est dévolue par Benny Lévy à tous ces autres ? Œuvrer sans états d’âme en faveur d’Israël, soutenir le droit des Juifs de l’intérieur (du texte et de la maison), de l’intériorité exigeante de la Tradition, à étudier en paix, espérant que Sion soit à nouveau une source de lumière pour les Nations. « Je comprends très bien qu’un Juif qui peut avoir la berakha d’une très grande richesse  et qui peut, grâce à cette richesse, aider énormément et le yichuv d’éretz Israël et les institutions, puisse rester là[vii] (En Europe)

Ici Benny Lévy fait un pas, un pas que n’ont pas accompli de nombreux Juifs religieux, orthodoxes ou hassidiques, dans le vaste monde de la diaspora, qui est de lier la terre d’Israël à la volonté de Dieu et non plus au sionisme politique et nationaliste des pères fondateurs . Et ce pas, on le sait, déplace infiniment de choses.

Triade de Benny Lévy : sortir de l’Europe, parce que l’être juif est dans l’impossibilité d’échapper à Dieu, contrairement à ce qui semble désormais être la vocation de l’Europe et se consacrer à l’étude des vieux textes sur la terre sainte donnée par le Bon Dieu.

Ici se fait jour une grande réserve sur la voie « exemplaire » de Benny Lévy qui nous fait regarder la voie « mutilée », marrane de tous les autres avec plus de sympathie. Réserve sur son intransigeance, son refus de pactiser, de compromettre la parole juive avec les bibliothèques de l’universel occidental, avec le labyrinthe, comme aurait dit Borges.

Car, au bout de ce retour orthodoxe à la tradition, de ce retour qui est une forme de rupture avec les bibliothèques illusoires, qui sont à ses yeux des empilements de livre inutiles et interchangeables, le Juif reste seul, aussi seul que le papou ou le cannibale des Iles Salomon avant l’arrivée des bateaux. D’autre part, on ne peut taire le fait que c’est un juif orthodoxe, un juif nourri par les commentaires rabbiniques, un juif inspiré par les vieux textes, qui a assassiné un premier ministre israélien qui tentait de mener son peuple vers cet incroyable temps messianique «  où les juifs peuvent enfin étudier en paix sur leur terre », ni tenir pour anecdotique et mineur le massacre du caveau des Patriarches par le fanatique Goldstein.

Aussi bien , la guerre sans répit ni apaisement ou résolution dialectique entre la philosophie grecque (disons pour faire vite, tout le champ de la rationalité que Husserl a rassemblé dans ses conférences) et la pensée (ou le sensé) biblique, guerre que Benny Lévy fait remonter à la lutte des Hasmonéens contre les profanateurs hellénisés du Temple, est-elle à penser sous cette perspective : qu’en est-il de l’étude, de la paix, de la terre, quand on essaie de les conjoindre, de les lier ? Et si personne ne peut se soustraire à cette question, on voit bien que les réponses ne sont pas univoques. L’étude, la terre, la paix, tout est là, dans ces trois termes qui ont leurs propres forces, leurs propres énergies, et qui sont loin, très loin, de se fagoter harmonieusement. On peut même mesurer à quel point ces trois forces sont « ennemies », tirant le centre de gravité de l’ensemble dans tous les sens, au gré des provisoires victoires de l’une ou de l’autre. Ces trois forces requièrent les Juifs et les non-Juifs, leurs jointures et leurs frictions parfois terribles interpellent l’humanité entière. C’est une équation difficile pour l’humanité entière !

On peut en tout cas savoir gré à Benny Lévy de nous inviter à la méfiance envers une idée européenne extensive qui a troqué les vieilles icônes de la nation et de la race contre celles, plus séduisantes et « universalistes » de métissage, de multiculturalisme, de communauté des nations, et qui prétend avoir mis fin politiquement à l’antagonisme intense de l’étude, de la paix et de la terre. L’Europe en est si fièrement convaincue qu’elle reproche aux autres peuples durablement empêtrés dans le conflit leur antiquité ou leur arrogance juvénile.Benny Lévy ne se faisait guère d’illusions sur cette conviction. L’oubli de l’intensité, de la singularité ne mène pas au shalom. Il ne sert à rien de courir derrière des chimères d’apaisement, alors que les manifestations pacifiques contre la guerre en Irak ont à nouveau mis hors-jeu de tout butin moral les Juifs. Et l’on voit bien, aussi, que le recul relatif des haines nationales au fur et à mesure que le puzzle géoéconomique de l’Europe élargit ses frontières extérieures n’interdit pas et par certains côtés exalte les haines, les ressentiments et les inimitiés entre les citoyens de l’intérieur.

L’Europe est encore, de ce point de vue, une bibliothèque d’illusions …Toutefois, elle commence à s’interroger de son côté sur son identité sans juifs, sans judaïsme, sans littérature yiddish et hébraïque. Elle le fait désormais autrement qu’en célébrant l’événement d’Auschwitz, autrement qu’en se donnant une bonne morale par la repentance. Il n’est pas étonnant que cet intérêt positif envers les nombreuses dimensions du judaïsme ressuscite dans les parties orientales de l’Europe (La Tchéquie, la Hongrie, la Pologne) qui ont connu les affres du bolchevisme après avoir vu disparaître dans les camps nazis l’essentiel de leur population juive.

Dans une certaine mesure, l’être « marrane » européen, à la différence de l’être juif israélien de Benny Lévy, est celui qui continue d’alimenter sa conscience en arguments glanés sur le champ des contrariétés, des objections, des disputes de la trame historique et philosophique de l’Occident. Et il persévère dans cette voie, en refusant le caractère commode et factice d’une innocente partition du sujet croyant et du sujet politique, clé de voûte de la laïcité chrétienne européenne et en s’obstinant à interroger la triade étude-terre-paix, sans dissocier le point de vue des Juifs de celui de l’humanité entière.

Claude Corman

 

[i] Benny Lévy, La confusion des temps, Editions Verdier P37

[ii] Ibid. P 56 : Benny Lévy : «  (…Cette idée m’a conduit…) à soupçonner derrière toutes les propositions laïques les clochers des églises. Alors imaginez que j’arrive à Jérusalem,et que j’apprends que le consul de Jérusalem, représentant de la France à Jérusalem, est responsable, au titre de fils aîné de l’Eglise, de tout le patrimoine chrétien et qu’il est tenu de faire une messe solennelle avec des habits spéciaux ! Autrement dit, si l’on veut avoir la vérité ouverte de ce qu’est l’Etat laïque, il faut aller au bout du territoire…

[iii] « Rise in religious fervor » par Laurie Goodstein (15 Janvier 2005)

 

[iv] « La confusion des temps » P 69

[v] Ibid P36

[vi] Les Juifs hassidiques de Montréal et du Québec (je ne parle pas de tous les autres juifs québécois qui ont un rapport singulier et personnel à l’identité juive) n’envisagent pas leur retour en Israël comme une obligation spirituelle.

[vii] Ibid P 36

 

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