Le charme

par Alain Laraby

Le charme opère à la dérobée. On en sent les effets, mais on en devine guère la cause. En un tour de main, en une seconde, me voilà pris pour le meilleur et pour le pire. Je suis ensorcelé, envoûté par je en sais quel breuvage. Ah ! comment se soustraire à ce délicieux naufrage ?


Un effet en plus

On a beaucoup écrit autour du charme, peu sur lui. Davantage sur la flatterie, sa voisine. L’amour-propre est le plus grand des flatteurs. On connaît ce mot de La Rochefoucauld. La flatterie, comme le charme, fait dire oui à qui hésite. On flatte, on charme, pour obtenir.

Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau,
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !

Pour montrer sa belle voix, le Corbeau ouvre son bec et laisse tomber sa proie. Il y a dans le Corbeau un côté Cigale qui se laisse porter par les ovations. La fourmi est peu prêteuse, mais, qui sait ? avec du carmen, la cigale peut retourner la situation (carmen signifie chant en latin).

La Carmen de Bizet est le symbole de la femme qui envoûte. Sa beauté, sa liberté, font des ravages. Son enchantement tient de la formule incantatoire, mêlant rythme, couleur et mélodie. On n’imagine pas Carmen sans ajout de rouge (du carmin sur la joue ou les lèvres).

Négocier sans charme ? Vous n’y pensez pas. Ou plutôt si, il faut y songer. Sans être doucereux, il faut envelopper les choses. Lisez le Dire de Mazarin, expert auprès du Pape et des Rois. N’espérez rien, suggère le cardinal, si vous vous entendez jouer à Socrate :

En aucun cas, tu ne relèveras ses vices. Ne lui dis rien non plus de ceux qu’on lui attribue, quel que soit le ton sur lequel il te le demande. S’il se montre insistant, feins de ne pouvoir concevoir qu’il puisse en avoir, hormis de très anodins. Cite seulement ceux que lui-même s’est reconnus devant toi lors d’une entrevue précédente. La vérité laisse toujours un goût amer.[1]

Un discours peu arrondi choque la fierté des gouvernements. Ne vous emportez pas, conseillait Graçiàn,  jésuite en l’âme. Si vous êtes rude, votre vis-à-vis vous tournera le dos !

Il faut savoir se taire et écouter. La prudence empêche que son interlocuteur n’ait le poil hérissé, mais le charme ne saurait s’en tenir à cet art élémentaire. Allez, penchez-vous, inclinez-vous, souriez ! La courtoisie attire les cœurs.[2] Enchanté de faire votre connaissance ! Ravi de vous rencontrer ! Je suis charmé de vous voir. Que puis-je pour vous ? Vous dites que vous êtes charmé pour charmer. Les jeux de jambe aident à gagner la faveur.


L’art du courtisan

Les manières s’attachent à plaire, mais la route est glissante. La politesse se convertit vite en obséquiosité. Il faut enlever son chapeau, mais le traîner jusqu’à terre a son revers. Votre couvre-chef risque de perdre des plumes, rapporte le baron d’Holbach dans son art de ramper:

L’homme de cour est la production la plus curieuse que montre l’espèce humaine. Les hommes ordinaires n’ont qu’une âme au lieu que l’homme de cour paraît insensiblement en avoir plusieurs. Un courtisan est tantôt insolent tantôt bas ; tantôt de l’avarice la plus sordide tantôt de la plus extrême prodigalité, tantôt de l’audace la plus décidée, tantôt de la plus honteuse lâcheté.[3]

Ne soyons pas injustes. Les courtisans savent augmenter leur crédit. Personne ne fait mieux dans la captation des places, des richesses et de la gloire. Une capitulation sans coup férir :

Ce n’est que pour leur intérêt qu’un monarque doit lever des impôts, faire la paix ou la guerre, imaginer mille inventions ingénieuses pour tourmenter et soupirer ses peuples. En échange de ses soins, les courtisans reconnaissants paient le monarque en complaisances et en assiduités. [4]

De l’intrigue + de la prestidigitation ! Ces charmeurs de serpent savent jouer de la flûte de Pan. Ils n’ont pas la faiblesse des mortels qui ont de la raideur dans l’esprit, un défaut de souplesse dans l’échine, un manque de flexibilité dans la nuque. Le corps tourne dans toutes les directions. Le courtisan est affable envers tous ceux qui peuvent l’aider et lui nuire.

Il y a des courtisans de tout genre. – Des désintéressés ou  presque, comme ces envoûteurs qui font la cour pour le plaisir de conquérir. Ce sont des libertins qui assument leur destin fatal (Don Juan, séducteur en diable, et Carmen qui ne cèdera en rien.) – Des savants qui étudient l’âme en moraliste pour l’abuser. Ils sont aux aguets comme des domestiques au fait des passions et des vices de leur maître. Ils ont la clef de leur cœur, en dirigent les faiblesses[5]

Le charme frise l’enjôlement car le courtisan occupe un rang inférieur. Voilà sa stratégie. Le recours au philtre répond à une nécessité. Le mérite ? Quelle horreur ! L’honneur ? Demandez à Falstaff, qui préfère le vin et les femmes : L’honneur répare-t-il une jambe? non. Un bras ? non. Soulage-t-il la douleur d’une blessure ? non. L’honneur n’entend rien à la chirurgie! Qu’est-ce que l’honneur ? Bah, un mot, du vent. Un écusson sur un pourpoint.[6]

Sous la République, la société de cour perdure. La position subalterne exige de se mettre sous la protection du Chef de l’Etat, d’un ministre, d’un secrétaire d’Etat, d’un parti, d’un chef de service, d’un représentant syndical, d’un chef de laboratoire, d’un patron ou d’un sous-patron.

Dans la société fondée sur le commerce, la négociation s’accommode mal de l’inégalité statutaire. On peut rétablir l’équilibre sans trop se prêter à l’adulation, mais la relation compte autant que le fond. Il n’y a guère de win-win sans que le charme fasse le trait d’union. Le don de plaire passe par l’attention à l’intérêt de l’autre. Une fois accrédité, un ambassadeur

se dépouille de ses propres sentiments pour [s’identifier au] prince avec qui il traite. Il se transforme en lui. Il entre dans ses opinions et dans ses inclinations. Il doit se dire : si j’étais en la place de ce prince avec le même pouvoir, les mêmes passions et les mêmes préjugés, quels effets produiraient en moi les choses que j’ai à lui représenter ? [7]

Les affaires publiques ne diffèrent guère des commerciales. On paye, dans les livres de compte, l’absence de charme, mais il y a un art d’en user sans tomber dans l’infâme.


Le charme de la vérité

Dans Le livre du courtisan, Castiglione évoque le médecin qui emmielle une potion amère. En se servant du voile du plaisir, le courtisan guide le Prince sur le chemin de la vertu en lui faisant prendre celui du vice.[8] Il n’y a plus lieu d’être vil, mais d’être soi-même parfait.

Comment rendre au Prince l’exercice de la vertu agréable ? Machiavel voulait libérer l’Italie de l’oppression étrangère. Il souffla à Laurent de Médicis d’agir en lion ou en renard. La fin était légitime, mais les procédés en souillèrent la pureté. Rien de très nouveau, mais auparavant on se flattait d’un discours contraire. Louis XI, en France, devança l’appel.

Avec Machiavel, nous sommes à Florence. Avec Castiglione, à Urbino, auprès du duc de Montefeltro. La visite du château restitue l’ambiance. Le charme des lieux tient au site, âpre et difficile, mais l’accueil sourit à ceux qui y accèdent. L’architecture est élégante, l’ornementation légère et raffinée. Pour beaucoup, c’est le palais le plus beau d’Italie. C’est peu dire. C’est plutôt une ville en forme de palais.[9] Au centre figure une grande bibliothèque. Des bancs extérieurs invitent à la lecture. Le courtisan évolue dans ce milieu sans faire injure. Il gagne la bienveillance du Prince afin de lui dire la vérité sans crainte de lui déplaire. Il dévie le choc en retour. La fleur de la courtisanerie ne verse pas dans la contre-vérité. Elle encourage l’autorité à agir bien et se garder du mal. Son encens embaume sans enivrer.

Musique ! messieurs, que l’on festoie, non pour célébrer le pouvoir absolu, mais pour donner au prince le goût de se conduire en monarque éclairé. Au cœur des réjouissances, glissons-lui des bons conseils pour gouverner. (Entrée et figure de ballet.) On entend déjà la musique nouvelle, la seconda prattica, qui s’exprimera à merveille à Venise au XVIIe siècle :

C’est une grande faute que de faire deux consonances l’une après l’autre. Le sentiment de notre ouïe l’abhorre et préfère souvent une seconde ou une septième qui est une dissonance rude et intolérable. Les consonances parfaites engendrent la satiété et démontrent une harmonie affectée. Cette impression est évitée en mêlant les imparfaites. Nos oreilles restent mieux suspendues, attendent plus avidement et goûtent les parfaites tout en se délectant de la dissonance extrême.[10]

Monteverdi affranchira la musique des contraintes du contrepoint qui refoulaient la dissonance. La prima prattica, celle de Palestrina, flattait l’oreille du Pape qui croyait au Paradis. Le parfait courtisan fait entendre le vrai et non l’incroyable. S’il n’agit pas comme un musicien, il doit comme un peintre lever le pinceau pour éviter trop d’application. L’ostentation recouvre au lieu de montrer. Velasquez est courtisan, mais il ne concède rien dans son portrait du roi et de sa famille. Nulle allégorie (anges, dieux, trompettes de la renommée). Point de symbolique (sceptre, glaive, costume d’apparat, dais de majesté). Aucun embellissement des corps et des visages (comme chez Rubens, qui idéalisait sa clientèle). La dignité des personnages est respectée, mais un miroir figure dans les tableaux (les Ménines, Vénus). Velasquez peint avec vérité sans choquer. Le commanditaire parut en être charmé.

Le portrait de Castiglione par Raphaël est de même facture. Originaire d’Urbino, Raphaël est un ami proche de l’auteur qui fut aussi ambassadeur. Ingres écrira au XIXe siècle : Raphaël ne voit le beau que dans le vrai.[11] Ni enjolivure ni versement dans le vulgaire. On dénaturerait le modèle. Rien de forcé. Le portrait en sera-t-il moins attrayant ? Les aperçus sans profondeur ? Non, le caractère en ressort mieux. Pose simple et digne. Nous le regardons, il nous regarde. Sur fond de couleur sable, l’élégance du personnage se détache. Le béret est sombre mais original. L’habit est de velours noir, la sobriété délicate. Une fourrure enveloppe les épaules.

(Question de la salle.) – Nous fera-t-on croire que la mauvaise foi est toujours de mauvais aloi ? Il n’est pas prouvé qu’un diplomate affable soit fiable. Le bon ton peut être insidieux. (Réponse.) Sans doute, mais l’ambassadeur parfait ne se reconnaîtrait pas dans ce portrait :

Un bon négociateur ne doit jamais fonder le succès de ses négociations sur de fausses promesses et des manquements de foi. C’est une erreur de croire qu’il faut qu’un habile ministre soit un grand maître en fourberie. Un tel art est un effet de la petitesse d’esprit. S’il réussit, il laisse la haine et le désir de vengeance dans le cœur de ceux qu’il a trompés.[12]

(Réaction.) – Quoi ! s’interdire de mentir quand l’intérêt de l’Etat est en jeu? N’est-il pas vital de tromper les mauvais gouvernements ? Comment prévenir leur désir de conquête ? (Suggestion.) Oui, l’atermoiement entraîne la perte de souveraineté, mais on peut être adroit sans être furbissimo. Il importe moins de travestir la vérité que de viser à l’endroit qu’il faut :

C’est l’art d’un habile courtisan que de savoir louer à propos. Le meilleur moyen d’y réussir est de ne jamais donner de fausses louanges, de ne pas attribuer à un prince des qualités qu’il n’a point, de relever celles qu’il a. Il est à souhaiter qu’on ne s’amusât point à louer, du moins que légèrement, les princes sur leurs richesses et la beauté de leurs maisons, de leurs meubles, de leurs bijoux, de leurs habits et autres choses vaines qui leur sont étrangères. [Il faut valoriser celles qui leur sont propres et qui méritent d’être appréciées] : les marques qu’ils donnent de grandeur, de courage, de justice, de modération, de clémence, de libéralité, de douceur (sic).

A l’instar du parfait courtisan, le parfait ambassadeur loue dans le pays hôte la bonté et les actions vertueuses du Prince. Trahit-il celui qu’il représente ? Nullement. Son attitude lui ouvre la confiance de qui l’accueille à la cour. [13] Ses propos touchent et instruisent à la fois. A.L.

(A suivre)

 

[1] Mazarin, Bréviaire des politiciens [éd. posth., 1684], Arléa, Paris, 1996, p.32.

 

[2] Baltasar Graciàn, L’Art de la prudence [1647], Payot, Paris, 1994, p.63 et 205.

[3] Holbach, Facétie philosophique, in Correspondance de Grimm (1790), p.1.

[4] Ibid., p.2.

[5] Ibid., pp.4-6.

[6] Shakespeare, Henri IV [1598], Première partie, V, 1.

[7] François de Caillières, L’art de négocier sous Louis XIV [1716], édit. Nouveau monde, Paris, 2006, p.97.

[8] Baldassar Castiglione, Le livre du courtisan [1528], Flammarion, Paris, 1991, Liv. 4, X, p.333.

[9] Ibid., Liv. 1, II, p.21.

[10] Ibid., Liv.4, V, p.328 ; Liv.1, XXVIII, p.57.

[11] Ingres, Ecrits sur l’art, La Bibliothèque des arts, Paris, 1994, p.9.

[12] F. de Caillières, L’art de négocier …, p.30.

[13] Ibid., pp.98-99 et 24.

 

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