Les bifurcations à l’Âge pré-moderne et moderne

par Claude Corman

L’humanité européenne et le peuple juif

Dans sa conférence viennoise sur la crise de l’humanité européenne, en 1935, Husserl dépeint une Europe minée par un mal étrange et redoutable, la lassitude. Et face à ce mal insidieux, rampant qui annihile et ronge les plus petites et grandes ardeurs, Husserl oppose l’héroïsme de la raison. Cet héroïsme de la raison est toujours fécondé, selon lui, par la Tâche philosophique initiée par les Grecs. La fonction rectrice de la philosophie est le contrepoint nécessaire à l’envol des sciences vers un naturalisme sauvage et un scientisme borné, le frein nécessaire à leur assujettissement à de futures machines nihilistes et totalitaires. L’esprit de l’Europe n’est pas celui des Dieux, mais cette sommation renouvelée depuis l’antiquité grecque à penser lucidement et avec allégresse l’univers et l’humanité, l’humanité dans l’univers. Et cette tâche héroïque incombe à l’Europe.

De nos jours, en pleine crise de la construction européenne, ces mots de Husserl semblent presque naïfs, en tout cas démodés. Et pourtant, qui ne ressent pas intimement cet appel de Husserl à lutter contre la lassitude en Europe risque de se méprendre sur l’atmosphère des temps. Des vents contraires soufflent sur notre vieux continent et les Européens dans leur ensemble sont impuissants à faire naviguer leur barque au milieu des bourrasques. Ils se déchirent entre deux grands camps, celui de ceux qui prônent l’adaptation à un monde multipolaire et excentrique, et celui de ceux qui se cramponnent aux patries et aux frontières.

Mais qu’entendent-ils, les uns et les autres par civilisation ou humanité européenne ? Silence !  La conférence de Vienne n’a pas eu de postérité et Heidegger a aisément triomphé de Husserl, malgré ses notoires sympathies pour le régime national-socialiste.

Ou plutôt, si, l’Europe a été pensée, mais pas à partir du modèle philosophique grec. Elle l’a été, dans les années euphoriques de sa construction technocratique et politique, qui culmine lors de la destruction du mur de Berlin, par des penseurs et hommes d’Etat comme Bronislaw Geremek.

Geremek fondait l’unité européenne sur deux sources principales, la source chrétienne, qui s’est plus ou moins identifiée à la racine monothéiste judéo-chrétienne, et la source humaniste, lettrée qui s’affirme pendant et après la Renaissance.

Ces piliers de l’Europe ont une double mission universelle :

par la propagation de la foi chrétienne, il s’agit d’élargir l’Eglise de Rome à la taille du monde après la découverte de nouvelles terres et continents.

Et par l’élaboration d’une connaissance encyclopédique du monde, les savants et les lettrés de l’humanisme de la Renaissance complètent la foi chrétienne par les mille aventures d’une Connaissance qui se forme loin des couvents et monastères.

On sait que foi et connaissance, croyance et expérimentation ne font pas naturellement bon ménage et assez vite les accusations d’obscurantisme et d’hérésie vont fuser de part et d’autre, jusqu’au divorce des années pré-révolutionnaires entre l’esprit réformateur et entreprenant des intellectuels et le raidissement craintif des hommes d’Eglise. Les intellectuels du 18e sont alors des législateurs, ils n’ont pas rétrogradé au statut actuel d’interprètes, comme l’a fait remarquer Zygmunt Bauman. La Révolution française qui germe sur ces disputes dissociera l’Europe moderne des idéaux républicains de leur ancrage chrétien et pendant près de deux siècles, les sources jumelles de l’Europe avancées par Geremek furent souvent violemment étrangères ou ennemies l’une à l’autre.

Mais comme il s’agit de penser l’aujourd’hui de l’Europe, sa nature, sa sève, son unité, l’Europe chrétienne rejoint dans la vision panoramique de l’historien polonais l’Europe des Rabelais, des Montaigne, des Erasme et un peu plus tard celle des Diderot et des Rousseau. D’une certaine manière, Geremek sans le formuler ainsi, illustre ce que nous avons appelé la christo-laïcité[1], cette synthèse de la créativité artistique chrétienne et de la pensée moderne non religieuse qui fit la grandeur passée de l’Europe.

De son côté, le peuple juif des ghettos et des juderias du Moyen Âge, cantonné à l’étude approfondie des livres sacrés ou se livrant parfois à des spéculations mystiques hardies, reste un peuple solitaire et marginal. Si certains de ses sages percent les murs spirituels du ghetto et trouvent chez quelques érudits et kabalistes chrétiens des complices insolites, la dimension publique, politique du judaïsme est notoirement infirme et vulnérable jusqu’à la fin du 17e siècle. Mais cette solitude suffit à nourrir les pires fantasmes sur les pratiques et rites des  petites communautés  juives disséminées en Europe et parfois à déclencher les massacres et les pogroms. Le judaïsme européen est alors presque totalement méconnu et réduit dans l’imaginaire chrétien à une théologie du reste, du famélique, du juif errant, témoin de son irrémédiable déchéance divine. Seule la croissance rapide des Savoirs profanes sur l’ensemble des territoires européens bousculera cet état d’ignorance et de mépris et de même que les Indiens du Nouveau Monde trouvèrent leurs avocats dans les Cours espagnoles pour défendre leur dignité humaine,  d’honnêtes et convaincants défenseurs des droits civiques plaidèrent l’ouverture de la société aux Juifs et leur accès à d’autres activités que celles tenues pour infâmantes et cupides de l’usure et du prêt.

Les Réformateurs de la condition juive ghettoïque, sentant le vent tourner, vont nourrir leur propres Lumières et orchestrer leur propre sortie de l’univers rabbinique quelque peu bouché. A la suite de Mendelssohn, les Juifs allemands s’engouffrent dans la Haskala, ce mouvement ambigu d’assimilation et de conversion à l’Europe chrétienne mais aussi de dissémination du génie juif qui trépignait d’apporter sa contribution au façonnement de l’Europe moderne.

Les partisans des lumières juives ( qui ne sont pas loin de penser que la tradition rabbinique partage avec la foi chrétienne une forme d’aveuglement et de fermeture de l’esprit) rejoignent les idéaux émancipateurs de la nouvelle Europe. Fuyant la condition de parias pour celle de citoyens respectables et égaux, les Juifs d’après la Révolution française et la Haskala allemande n’imaginent plus leur destinée comme une solitude éternellement recommencée. Le peuple juif, cet étonnant survivant d’une longue histoire auquel Spinoza a consacré une longue méditation dans son TTP, est prêt à renoncer à sa singularité archétypique, à sa destinée unique de peuple séparé, à l’origine dans la bénédiction de l’Alliance, puis dans la malédiction des autres Nations. Israël est à alors à deux doigts de se fondre dans l’histoire mouvementée de l’Europe, cornaquée par les princes d’un christianisme réfutant l’Inquisition et d’une élite culturelle qui s’est débarrassée de la commode préséance de la fortune, du rang, de la naissance.

Toutefois, ce mouvement d’assimilation partagée et qui s’étoffe de part et d’autre des anciennes frontières religieuses concerne avant tout les savants et les franges instruites et aisées des peuples, et pas du tout le peuple juif des shtetls, des bourgades misérables de l’Europe centrale, considéré alors avec un mépris voisin de celui qui nous fait regarder de nos jours les communautés misérables et archaïques de tziganes.

La combinatoire impériale du christianisme romain et de la nouvelle puissance encyclopédique et militaire de l’Europe moderne produit un sentiment général de supériorité de l’Europe sur le reste du monde. Ce mélange mal défini, toujours trouble et contradictoire de foi et de savoir gouverne les entreprises coloniales européennes et plante la domination des étrangers sous la tente de la civilisation européenne, rassurante par l’image du Christ frère des hommes, explosive par la dynamique de ses découvertes scientifiques et techniques.

Toutefois, à l’aube du 20e siècle, quand les forces sociales prolétarisées par la concentration industrielle s’organisent derrière des avant-gardes politiques qui reprennent le flambeau encyclopédique et scientifique des Lumières, mais désormais sous l’égide de la laïcité, l’Europe chrétienne se disloque et se déchire entre deux camps politiques ennemis, les partis bourgeois et les partis socialistes.

L’Eglise catholique et l’humanisme européen avaient creusé leur dissension, leur étrangeté jusqu’à la rupture. Balivernes, supercheries et impostures des prêtres, cela suffisait ! Certes l’humanité redescendait sur terre, mais avec le ciel des idées en tête. Toutes sortes de projets, d’utopies, d’expériences, de recherches devaient rendre le séjour des humains sur terre bien plus prometteur et excitant que les exercices de contention morale et spirituelle des prêtres.

La dynamique de la connaissance s’éloigna de plus en plus des cercles chrétiens éclairés. La compétition avec l’idéologie socialiste qui lâche la rédemption et le salut de l’âme pour la révolution et la vie ici bas s’enrichit d’une lutte au sein de la classe des intellectuels entre les hommes de progrès tournés vers la défense du peuple et les nostalgiques de l’ancien Ordre qui flairent à l’instar de Chateaubriand la naissance d’un nouveau despotisme dans les alléchantes promesses de l’égalité.

Qu’importe alors la réserve de l’auteur du génie du christianisme ! Le modèle universel, expansif, missionnaire de la science européenne est dorénavant associé à l’idéal socialiste. Qui n’ a pas lu l’apologie que fait Engels des sciences de la nature dans l’anti-Dühring ne mesure pas à quel point le prestige du matérialisme dialectique dans le mouvement socialiste est en grande partie lié à cette heureuse proximité…

 

De sorte que c’est en sens inverse qu’ont avancé les aiguilles du temps chrétien et juif dans la longue période qui va de la Renaissance à la fin de la modernité.

Les Juifs des Lumières voulaient entrer dans une Europe où la puissance des savoirs tiendrait en laisse la religion dominante. Le christianisme des Empires jusqu’à la première guerre mondiale et la victoire du parti bolchevique en Russie entendait faire rentrer le monde dans une Europe guidée par l’ordre moral chrétien.

La suite fut catastrophique.

Le cosmopolitisme bourgeois des juifs viennois, de Freud à Zweig ou à Schnitzler, entra en collision avec la bouffée nationaliste des élites allemandes après l’humiliation du traité de Versailles. Et les mouvements ouvriers insurrectionnels en Allemagne et dans les pays slaves comptèrent rapidement un grand nombre de militants et de leaders d’origine juive dans leurs rangs. La fusion du cosmopolitisme bourgeois juif et de l’ardeur révolutionnaire socialiste dopa l’antisémitisme européen après les désastres de la grande guerre. Et ce qui pouvait encore passer lors de l’affaire Dreyfus pour un reliquaire de l’antijudaïsme médiéval ou un fruit pourri tombant de l’arbre de l’aigreur patriotique, prit un visage autrement plus menaçant avec la victoire des partis fascistes antisémites. Après la prise de pouvoir de Hitler en Allemagne, les Juifs, globalement, dans leur ensemble, sous une forme indiscriminée ( et c’est ce qu’ils tardèrent à comprendre tant était grande l’hétérogénéité de leurs situations matérielles ou sociales) redevinrent malgré eux un peuple séparé, solitaire, retranché, suspect.

Le peuple juif fut renvoyé par la haine antisémite moderne à la solitude des anciens temps. Le sionisme, comme idéologie politique de la solitude juive, consomma sa rupture avec les illusions mais aussi avec les élans féconds de l’humanisme européen, et n’eut plus comme seul objectif que de renforcer la jeune patrie juive ressuscitée en Palestine.

Le silence de l’Eglise[2] sur la période noire de l’antisémitisme européen de l’entre deux guerres prit fin après la découverte des horreurs nazies. Mais le Yiddishland bundiste et cultivé de l’Europe centrale avait été presque complètement rayé des cartes, autant que cette forme non nationale de culture juive et européenne qu’avaient portée si haut les penseurs viennois.

De sorte que la bifurcation moderne du judaïsme et du christianisme se creusa à nouveau, malgré la réforme de Vatican II et la reconnaissance de la dette spirituelle des Chrétiens envers leurs aînés juifs. Le dialogue œcuménique interreligieux se consolidait certes, en éliminant les plus anciens malentendus de l’enseignement du mépris, mais plus que jamais était escamotée et impensée l’histoire du judaïsme européen. Israël est à nouveau situé à l’Orient, enfermé dans sa solitude proche-orientale, et la Communauté européenne bafoue les unes après les autres les grandes espérances méta-nationales de l’après-guerre.

Car la culture européenne contemporaine que soutient Geremek avec sa double matrice chrétienne et humaniste certes prestigieuse, mais un peu décrépite et vieillissante, est-elle vraiment capable de penser une civilisation de masse démocratique et de questionner encore comme le fit Husserl en 1935 l’originalité, la singularité, la fonction de l’esprit européen ? Rien n’est moins sûr !

Et nous voudrions ici pour conclure ce prologue en donner deux exemples.

 

Le nouvel alliage de la post-modernité.

Dans le christianisme contemporain, chacun de nous est invité à rencontrer directement Jésus-Christ, comme si notre provenance, nos origines, notre passé, nos anciennes familles avaient au fond très peu d’importance. C’est un phénomène inverse à celui que connut le catholicisme ibérique médiéval dans lequel l’ancienneté du baptême tenait lieu d’authentique brevet de foi. De nos jours, plus récente est la conversion à l’enseignement de Jésus, et plus sincère, plus vraie, plus brute en sera pour les nouveaux catéchumènes la lumière intérieure. Le renouvellement de la foi chrétienne emprunte à l’idéologie communiste du siècle passé ses accents prophétiques de rupture radicale avec le passé. Mais à la différence de cette dernière qui effaçait le je derrière le nous révolutionnaire, l’individu du néo-christianisme n’est pas brouillé, ou du moins pas initialement brouillé par la conscience commune d’une communauté. Chacun, répétons-le, est invité à se faire intimement et sans contrainte trop lourde, une expérience de la foi. Un tel appel peut paraître étrange, d’abord parce que l’Institution catholique  a pendant des siècles bétonné et encadré les rituels, la pratique, et jusqu’à l’imaginaire des croyants (grâce à l’iconographie et à la statuaire religieuses, ou par l’architecture des temples), mais surtout parce qu’une telle proposition ( les prêtres ont repris ce terme à la mode dans les milieux qui s’occupent d’art et de théâtre) brutalise le sens commun. Car que veut dire rencontrer Dieu ou Jésus, à l’écart des sanctuaires et des lieux de prière traditionnels, quand bien même ces derniers ont depuis longtemps été profanés par la raison et les dures déconvenues de l’Histoire ? La foi simple, roborative, authentique n’a-t-elle pas été terriblement rudoyée par les anéantissements répétés de la Providence et à moins de se refermer dans sa coquille de piété afin de se mettre à l’abri de toutes les bonnes et mauvaises nouvelles de la connaissance humaine, n’a-t-elle pas une fois pour toutes été terrassée par la dissémination, fût-elle fragmentaire et confuse, de notre viatique intellectuel commun ? Comment recréer aujourd’hui le bain de jouvence d’un néo-christianisme frais et presque virginal, sauf à multiplier les sectes et les tensions entre ces dernières,  brevetant de la sorte, par les conflits d’interprétation de la vie et de la parole de Jésus, la valeur unique de chacune d’entre elles ?

L’expansion  des petites communautés de croyants s’agrégeant autour de prêtres capables d’adapter la foi aux attentes de leurs audiences semble se faire à contre sens de l’Institution romaine, coupable d’avoir vieilli, et d’avoir décoloré et blanchi les pages exaltantes et juvéniles du christianisme des origines. Engoncée dans ses habits hiérarchiques, étrangère aux évolutions sexuelles et sociologiques des temps modernes, Rome semble laisser filer les dernières pépites chrétiennes dans ces mille ruisseaux que sondent avec énergie les nouveaux aventuriers spirituels. Toutefois, si le Vatican n’est ni le dernier Bunker d’un Reich religieux ni le Moscou de la foi catholique d’avant l’effondrement du Mur, il reste tout de même le dernier gardien des lois religieuses édifiées pendant des siècles par l’entreprise chrétienne. Quand, à côté de lui et presque à sa place, prolifèrent dans la foulée des résurrections protestantes du message évangélique, toutes sortes d’appels à la rencontre non médiatisée de Jésus, on pourrait croire la messe dite et conjecturer la fin du christianisme européen. La démission du pape n’en sonne-t-elle pas l’hallali ?

Or, il n’en est rien !

La piété sans objectifs, sans relais savants ou institutionnels, et privée de vénérables sanctuaires peut, en perdant ses attaches historiques, retourner modestement dans la grande plaine des humains déboussolés et y installer ses tentes nomades. Et c’est ce qu’elle fait. Nul projet de sainteté ou de transformation mystique de l’être n’anime ces courants anarchiques du christianisme tardif. Il suffit que l’on parte en quête d’une parole thérapeutique nous délivrant des fins triviales et sèches, véhiculées par l’humanité consumériste post-moderne.

On se réchauffe le cœur dans les Evangiles, on prend sa part du profus et infini amour divin qui s’épanche par la grâce du Fils. Et cet amour possède la plus séduisante propriété : Il n’est ni sélectif ni compétitif. Les laids, les idiots, les assoiffés de vengeance, les malades et les vaincus ne sont pas assis sur des strapontins ni sur les places d’angles aux banquets de la « nouvelle » Foi. Et comme nous sommes presque toujours, à un moment ou à un autre de notre vie, en état de laideur ou d’idiotie, ou d’infirmité ou de faiblesse, ce néo-christianisme qui devait se briser comme une pauvre et chancelante vague sur les récifs armés de la Connaissance a trouvé un nouvel emploi dans la société : regagner par la marge, et peu à peu, le terrain des esprits et des cœurs populaires  qu’avait ravi à l’Eglise, dès la seconde moitié du 19e siècle, le fertile levain de l’espérance socialiste.

Et ce n’est pas un paradoxe, mais une suite logique si les prêtres de l’Eglise romaine se sont faits à leur tour sociologues. Un de ces prêtres sociologues, interviewé sur France Inter, se montra d’accord avec le journaliste sur le déclin de la foi catholique statistiquement établi par la fréquentation en baisse des grandes messes dominicales, mais pour ajouter aussitôt, sans être saisi par l’incongruité de sa démonstration hérétique, que le vrai message évangélique circulait désormais dans les rencontres et les évènements. Des individus ou des familles vivent leur spiritualité chrétienne grâce à des évènements « off », chargés de plaisirs et de tendresses humbles. Il donna l’exemple de l’organisation festive et entraînante d’une Marche des rameaux, comme si les participants à cette marche avaient retrouvé la ferveur spirituelle des disciples de Jésus accueillant leur messie à Jérusalem aux cris de Hosannah, Ben David !

Mais alors, qu’est-ce qui sépare l’Eglise de la prolifération confuse des sectes néo-chrétiennes, qu’il est absurde d’appeler protestantes, en porteraient-elles les noms d’emprunt, tant elles sont aussi éloignées du protestantisme européen généré par la Réforme que de l’Institution vaticane ? Pas grand chose, semble-t-il, car la renaissance du christianisme, ici ou là, est très largement tributaire de l’épuisement de l’énergie technico-marchande, de la croissance des effectifs des exclus et du déclin des alternatives laïques socialement bénéfiques au grand nombre. C’est réactivement que le christianisme moderne survit et non pas sous la forme d’une Renaissance spirituelle. Mais cette réactivité chrétienne, celle de l’Eglise ou celle des sectes ( c’est aujourd’hui très proche) est effectivement dopée par la pullulation des désespoirs individuels et des déclassements sociaux que la logique prévalente et sans pitié du Marché sème à tous vents. Concurrente comme autrefois de l’idéologie communiste qui lui vola longtemps sa vocation universaliste à installer un Temps nouveau de l’humanité, la nouvelle foi chrétienne s’est profondément rapprochée de celle ci, au point d’en devenir sa principale alliée.

Des fragments dépareillés de foi chrétienne et d’idéologie communiste, ont fusionné dans le creuset d’un mutuel désenchantement. Certes dans ce creuset, aucun vigoureux et précieux alliage n’a vu le jour, mais un racoleur et agressif esprit de fronde contre l’Occident capitaliste s’en est échappé. Curieusement, cet esprit du creuset ne s’intéresse pas ou très peu au vaste monde capitaliste oriental qui, de l’Indonésie à la Chine, de la Corée du Sud à l’Inde nous plonge de plus en plus violemment dans l’Océan de l’économie planétarisée, comme si les limites d’influence politique et culturelle du Christianisme en restreignaient en coulisses, mais de facto, l’ambition critique.

Qui plus est, loin de concentrer ses tirs sur un système  économique à court d’imagination, contraint à produire sans cesse du neuf et du toc, sans originalité ni style, système épuisant de productivité et d’adaptation, et dont l’âme agitée ne permet plus les longues et riches maturations de la pensée, l’esprit du creuset a permis et parfois encouragé des rapprochements idéologiques et des sympathies vénéneuses pour la pensée laïque, républicaine, héritière du socialisme. Convaincu de la vénalité abjecte et générale des entrepreneurs, obsédé par la conspiration des fortunés contre l’humanité ordinaire, cet esprit a tout simplement oublié de penser ! Il a cru qu’il lui suffisait de postures morales, de coléreuses compassions, d’appels honnêtes à l’indignation pour mener une insurrection gagnante contre les banquiers et les multinationales. Et alors que l’autre grand monothéisme prosélyte, l’Islam, vivait une double crise majeure, par ses dérives fanatiques et criminelles d’un côté et les aspirations démocratiques et extra religieuses des peuples musulmans de l’autre, la nouvelle foi hybride a davantage transigé avec l’obscurantisme islamiste comme ennemi radical de l’Occident que fertilisé une ébauche de laïcité musulmane proche de celle que nous connaissons en Europe.

Le fossé semble ici gigantesque avec l’évolution du judaïsme. Non pas qu’il n’y ait pas eu de juifs communistes ! Au contraire ! Est-il besoin de rappeler les noms de Moses Hess, de Rosa Luxemburg, de Trotsky, de Zinoviev et de tant d’autres ? Et nombreux sont les auteurs qui ont commenté la dimension messianique et non étroitement matérialiste du communisme. L’eschatologie communiste : la société sans classes, sans frontières de la phase ultime du communisme, ce que l’on pourrait appeler la commune humanité, réconciliée et juste, n’est pas sans rappeler la perspective futuriste des temps messianiques, du moins dans l’approche apocalyptique de certains mystiques juifs. Mais là s’arrête le processus d’hybridation. Quand les régimes communistes se sont révélés sans exception des régimes bureaucratiques et répressifs, minés par le mensonge, truffés de paranoïa (la Corée du Nord) ou ménageant des formes économiques ultra-capitalistiques (la Chine), le judéo-communisme, si fertile et prometteur d’autrefois, s’est de lui-même dissous, sans forme visible de postérité. La rupture de Benny Lévy avec l’Europe, après son passage de la Gauche prolétarienne à l’étude talmudique en Israël en est un exemple certes extrême, mais l’extrême ou l’excessif sont bien plus symptomatiques d’une époque que ne le juge le proverbe. Car, comment aurait-il pu en être autrement ? Si le chrétien peut au prix de minces ajustements, transférer tout ou partie de sa foi dans le champ attrape-tout de l’indignation, en s’appuyant sur l’amour du prochain et la condamnation des richesses matérielles et des désirs aliénants, le juif n’a pas de telles ressources.

Imagine-t-on rencontrer le judaïsme comme on rencontre Jésus-Christ ?

Fait-on l’expérience directe et salvatrice d’une foi juive en lisant le Deutéronome, les Proverbes ou le Zohar ? Le judaïsme est un océan de questions, plus propice à la noyade qu’à une tranquille partie de pêche, quand on ose s’y aventurer sur de fragiles barques[3]. Et que dire des acrobaties intellectuelles et des contorsions éthiques dont fait usage chaque juif, pieux ou non, sioniste ou non, quand il s’efforce de défendre Israël, tout en critiquant la politique de ses dirigeants ?

Après avoir douloureusement connu l’ostracisme antisémite européen et son apocalypse hitlérienne, le soupçon de traîtrise et de dissidence en URSS, les juifs[4] de la diaspora (mais aussi une grande part de ceux qui résident en Israël) font depuis la guerre des six jours et l’occupation des territoires palestiniens l’expérience d’une condition politique symboliquement renversée : Les Juifs exercent une souveraineté humiliante et génératrice de haine sur une population étrangère mais qui est tout aussi bien une fraction de la population de leur Etat. L’enfermement sécuritaire et psychologique du peuple israélien qui n’a pas cessé de croître après la mort de Rabin et qui a pulvérisé le rêve sioniste induit des effets de paranoïa, ou à tout le moins un sentiment de solitude et d’incompréhension chez la plupart des juifs.

Or, si le juif peut de mille manières tourner le dos au judaïsme, à la synagogue, aux fêtes juives, au mariage juif, s’il peut s’assimiler à la culture du pays où il vit en oubliant tous les rituels et toutes les traditions, il ne peut pas se couper radicalement de la vie de son peuple. Inventerait-on comme aujourd’hui différents noms pour souligner et creuser la distance, juifs non-Juifs, judéo-gentils, marranes, spinozants, etc, que la voie d’accès à la fraternité immédiate, cette fraternité idéale et supérieure qui gomme les singularités, efface les discriminations, abolit le statut bancal des minorités n’en serait en rien facilitée. La dimension ethnique du judaïsme n’est jamais supprimée ou abolie, fût-ce au prix du reniement, de l’oubli, de la conversion. Aucun transfert aisé et naturel vers la vaste Communauté des Frères indignés ne s’accomplit tel quel. C’est toujours par le biais de la pensée, d’une pensée mesurée et complexe, que le juif émancipé du judaïsme rabbinique, se met en route vers les autres.  Le raccourci chaleureux et sommaire de l’anonymat lui est barré…

 

La confusion des différences
et  la voie de la singularité ouvrante.

Un des phénomènes les plus spectaculaires et distinctifs de notre époque, au moins dans la partie occidentale que nous habitons, est que se conjuguent sur un mode absolument inédit l’exhibition des différences et leur contemporaine neutralisation.

Plus se rendent visibles sur la place publique les singularités de tous ordres des individus, plus s’affirment les droits des minorités ethniques, sexuelles, religieuses à vivre au grand jour ce qui précisément leur confère un statut de minorité, et plus la raison politico-juridique dominante rejoint la volonté des minorités d’entrer désormais dans l’Age de l’in-discrimination. Ce qui hier encore relevait de la lutte contre les discriminations ( contre le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, le mépris des pratiques cultuelles non chrétiennes, etc) s’est mué en un programme ambitieux et claironnant d’in-distinction. Le droit égal pour tous recouvre et périme le droit à vivre une « identité » non exposée à l’hostilité et au rejet. Cela semble presque la même chose et pourtant tout est différent.

Cette ascension vertigineuse des revendications égalitaires des minorités dont les plus visibles et commentées sont de nos jours celles qui traitent du mariage pour tous, de l’adoption, de la procréation médicalement assistée a pour effet secondaire d’induire une perte de profondeur et d’originalité de ces minorités[5]. D’une certaine manière, le droit n’abolit pas les différences mais les banalise au point d’en faire de simples variables de la citoyenneté présupposée indivise.

Une telle volonté d’égaliser la condition de toutes les minorités ne provient cependant pas, selon nous, d’une extension du principe de l’égalité républicaine à des sous-populations marginales ou forcément ignorées des débuts de la République. Elle renvoie bien davantage à la conception paulinienne de la sublimation des différences dans la voie tracée par Jésus-Christ : ni juifs, ni grecs, ni hommes ni femmes, ni maîtres, ni esclaves….

Cioran disait que l’air du temps était irrespirable parce qu’il était chargé de victoires. Aujourd’hui, il est chargé d’une obsédante volonté d’égaliser et de confondre ! Non qu’il ne faille pas rendre justice à des fragments de populations qui avaient été tenus jusque là dans l’ombre ou l’opprobre ! De cela, les combats féministes, gays, antiracistes des années 70 s’en étaient correctement acquittés. Mais ce qui s’annonce maintenant dans les nouvelles lois familiales est une recherche pathétique  et stupide de conservatisme pour tous, de béate unanimité. Ce que nous avons perdu en humanité partagée quand le grand ciel étoilé des idées communistes s’est couvert des sombres brumes staliniennes, nous essayons d’en récupérer le lointain écho universaliste par la transformation juridique et symbolique du statut des minorités. Les minorités assemblées, incorporées à une citoyenneté nécessairement floue dans ses fondements politiques tentent de constituer une majorité virtuelle.

Et la souffrance « passée » des minorités, accablées par les regards et les actes hostiles ou méprisants de ce qui formait encore hier l’organon majoritaire du peuple en Europe, est à point nommé chargée de forcer le respect et vaincre les réserves du crépusculaire esprit républicain.

On s’égarerait toutefois en pensant que c’est le modèle multiculturel, qui fait retour en Europe après avoir démontré sa relative efficacité outre-Atlantique.  Le multiculturalisme est inscrit dans le code génétique de l’économie libérale,  de ce que Marx nommait la reproduction élargie du Capital, et ne solde en aucune manière la logique ancienne, compétitive et territoriale des identités.

Ce qui est ici en jeu est bien plus bouleversant : il s’agit du progressif effacement de la marginalité, de la clandestinité, du secret, du déclassement de certains groupes humains, autrefois considérés comme suspects, anormaux ou inférieurs. Bouleversant, car à ce prix,  par l’accession de la minorité au rang de majorité virtuelle (par l’équivalence officielle des statuts) s’opère la disparition totale de la condition marrane qui avait largement contribué à façonner le monde moderne.

D’une certaine manière, cette volonté de transparence totale qui est revendiquée comme une forme d’ultime arrachement aux ténèbres de la vie marginale ou inférieure, en vidant de sens la séparation de l’intime et du public, est une victoire tardive et inattendue de la confession publique des fautes à laquelle étaient autrefois soumis les dissidents des régimes totalitaires. En se défaussant de la complexité de la personne par l’exhibition d’une variable ou d’une dimension certes importante mais nullement suffisante, le non-marrane moderne remplace son intégrale d’être par au mieux quelques segments de droites. C’est faire, à peu de comptes, le travail de classement de la police ! Car il ne suffit pas qu’une confession soit spontanée et libre, et non pas arrachée sous la menace et l’intimidation, pour qu’elle perde toute  forme de liaison avec la logique de la culpabilité inscrite dans tous les confessionnaux de l’Histoire.

Sans doute,  ce passage de l’ancienne discrimination créatrice jusque dans ses douleurs et ses exclusions à la confortable reconnaissance générale,  sans entraves, sans infirmité juridique ou sociale, est pensé de nos jours comme étant le nec plus ultra de la démocratisation. Mais n’est-ce pas une très éphémère et dangereuse illusion ? L’organon majoritaire ébranlé ou assoupi des peuples européens ne se réveille-t-il pas partout en Europe, à la faveur de l’actuelle crise économique, dure et cruelle,  et ne pose-t-il pas des gages de loyauté nationale ou culturelle à ces minorités qui tout en goûtant aux joies d’une pleine émancipation sont désormais mal à l’abri derrière leur paravent de « majorité virtuelle ».

Et réciproquement ces minorités, ayant troqué une part de leur liberté, de leur puissance marginale, contre l’idée séduisante d’obtenir leur entière part de reconnaissance publique sont-elles encore en état de pénétrer et de modifier l’esprit public de la société, autrement dit la dynamique interne, vivante, révolutionnaire de la République sans laquelle précisément il n’est pas de République ?

Dans le judaïsme, mais aussi par longue survie du peuple juif qui en témoigne, la conception fusionnelle et catholique des minorités apparaît impertinente sinon insensée. La séparation, le retranchement, le manque, la coupure, la distinction sont au cœur de la sagesse juive. Rien n’est plus étranger au judaïsme que la confusion destructrice de la génération babélienne ou le nihilisme fusionnel et amorphe de la Cité de Sodome. L’esprit juif formule  toutes les séparations : Dieu créateur- homme créature, Adam masculin-Eve féminine, Caïn-Abel, Isaac-Esaü, Hébreux-Egyptiens- Temps ordinaire-Temps sacré, travail-shabbat,  Israël-Nations, sans parler des dualités et des tensions à l’œuvre au sein de la métaphysique juive : hessed-guevourah (bonté-rigueur) binah-kokmah (intelligence-sagesse) pureté-impureté, bien-mal qui se fractalisent à l’infini.

Est-ce à dire que les minorités sont vouées, dès qu’elles tentent de s’agréger dans un espace politique pacificateur, à perdre ou à ruiner les éléments créateurs qu’elles possédaient au temps de leur marginalité, tout comme la singularité juive serait condamnée, comme semble l’indiquer l’Histoire, à redevenir sans cesse une solitude ?

Afin de s’extirper d’une telle impasse propre à notre temps, ne faut-il pas penser différemment la singularité ? La penser comme ouvrante et non pas comme égale  ou isolée ? Mais ouvrante vers quoi ou vers qui ?

Nous avons déjà exploré une partie des chemins qui mène vers cette singularité ouvrante : La marranité moderne dérivée du marranisme ibérique médiéval, l’expérience européenne d’une assimilation incomplète et en tension, la créativité propre du yiddish, comme langue judéo-allemande.

Mais peut-être faut-il essayer de mieux comprendre et mesurer toutes les bifurcations du judaïsme et du christianisme, en saisir les matrices logiques compatibles et incompatibles, pour avancer plus loin dans cette voie originale …

C’est sans nul doute un lourd chantier pour Temps Marranes !
C.C.

[1] La contre-culture marrane

[2] Nous restons volontairement schématiques. Il y eut de fameuses et notables exceptions.

[3] Shmuel Trigano, dans son livre «  le Judaïsme et l’esprit du monde « , somme considérable de réflexions sur l’éthique, l’ethos, l’ethnikos du judaïsme rappelle que Dieu s’est reposé après sa Création, qu’Il a fait shabbat et qu’après ce retrait, ce retranchement, plus rien ne sera connu de Lui sinon par le truchement de ses créatures. Cette limitation implique, presque par nécessité, une théologie très développée. Ce Dieu dont si peu de sa vie intrinsèque, en deçà de l’acte de  la création et de sa personne créatrice, nous est dit, reste une énigme qui s’étend nécessairement aussi à la créature, « à son image ». Le discours à son propos est par conséquent très complexe puisque Dieu ne peut être connu que dans le prisme de sa créature ( « à son image ») alors qu’il relève de l’irreprésentable (et donc de l’absence d’image).

[4] Nous n’usons pas ici d’une définition restrictive et pointilleuse du juif. Dans notre esprit, est juif celui qui se sent tel, qui prend pour soi une part de la généalogie, de l’histoire et de la culture disparate du peuple juif

[5] Harold Rosenberg , dans «  La tradition du Nouveau » publiée en 1962 par les Editions de Minuit, soulignait déjà cet apparent paradoxe : Si l’on veut mesurer ce qu’il y a de comédie dans ce prétendu conservatisme, destiné à consterner la galerie, il suffit de voir la participation enthousiaste des homosexuels au mouvement de Reconstruction de la Famille ; il est de fait que ce furent les folles, ou les presque folles, qui se placèrent à l’avant-garde de ce nouveau domesticisme – voir l’épidémie de mariages chez les homosexuels.

Claude Corman: L'insurrection de Varsovie (2012)
Claude Corman: L’insurrection de Varsovie (2012)