par Claude Corman
Dans la vétuste maison de Saint-Martory qui abrite les soirées de notre Peña, on peut lire sur les murs toutes sortes de citations. C’est à Madrid, dans un bar fréquenté par les poètes et les artistes du temps du franquisme « Las cuevas de Sesamo » que j’ai vu pour la première fois des murs transformés en livres ouverts. Ô, bien sûr, pas une seule des lignes écrites sur les murs de la cave madrilène ne provoquait directement le pouvoir du Caudillo ni les ombrageux états d’âme de sa Guardia civil. Seuls les grands écrivains espagnols ou européens dont il était impossible d’étouffer l’existence (Cervantès, Quevedo, Gracian, Shakespeare ou Montaigne) avaient droit de séjour sur les cloisons et le toit de la cave. Mais de la constellation des phrases murales qui se touchaient et parlaient en silence, naissait l’idée subversive de la diversité et de l’irréductibilité de la pensée humaine. La dictature n’aurait pas osé mettre à l’index des écrivains d’une telle renommée sans attenter au génie de l’Espagne dont elle se réclamait.
De retour en France, je décidai de faire à la Peña ce que j’avais trouvé à las « Cuevas de Sesamo » : écrire sur les murs, faire dialoguer des hommes d’époques, de cultures, de sangs différents, graver dans la chair du plâtre un petit recueil d’humanité.
Or, de toutes les citations forcément arbitraires de la Peña, aucune ne m’a valu autant de commentaires et d’apartés intimes que la phrase de Paul Eluard : « Tout homme satisfait est une brute ! ». Certes, on peut prendre cet énoncé à l’envers et s’interroger sur l’élégance morale de l’insatisfaction. Ne sommes-nous pas alors forcés d’avouer que bien des gens ennuyeux croisés dans nos vies et qui promènent une quotidienne et morose mine d’insatisfaits ne sont pas des spécimens louables et exemplaires d’humanité ? Pourtant la phrase d’Eluard paraît claire, juste, inspirée. Le dernier réduit de l’humain, ou ce qui revient au même, le paravent nécessaire contre une inhumanité vulgaire et brutale prend corps dans notre rejet de la satisfaction. Dans son livre d’entretiens « Parlons travail », Philip Roth dialogue avec Milan Kundera. Ils parlent de la littérature tchèque clandestine sous le régime de censure et d’intimidation imposé par les Soviétiques après la chute de Dubcek. Et soudain, Milan Kundera se met à parler de Paul Eluard. Il le dépeint comme le grand poète lyrique de la fraternité et de la justice, celui dont les idéaux taillés dans le diamant des utopies socialistes rayonnent le Bien, la cause des peuples, la foi dans un monde libre. Et tout à coup, Kundera nous livre cette information sèche : le grand poète dont on ne finira jamais de célébrer la grandeur d’âme a consenti publiquement à la pendaison de son ami surréaliste, Zavis Kalandra, à Prague, en 1950.
Du coup je vais accoler à la citation d’Eluard sur le mur de la Peña l’aphorisme de Kafka : « Les chaînes de l’humanité torturée sont en papier de bureau », afin qu’elle ne s’endorme plus jamais satisfaite…
Au fait, que veut nous dire Kafka ? Que les potences, les garrots, les chaînes de fer se forgent d’abord dans les circulaires, les décrets, les avis des commissions, les paperasses administratives, les minutes des procès ? La barbarie sanguinaire et maladive des monstres n’est-elle qu’un effet secondaire, une sorte de déviation incontrôlée et outrancière du zèle obstiné et imperturbable des scribouilleurs et des bureaucrates du Château ? Ou bien Kafka, malgré son pressentiment prophétique de la tragédie des Juifs européens, n’est pas parvenu à imaginer la sauvagerie du boucher ukrainien Demandjuk, (on le surnommait Ivan le terrible dans les camps nazis) qui sabrait les déportées enceintes et se régalait à la vue des tripes éviscérées et des crânes fendus des fœtus. Ce fou d’Ivan qui aimait les cris, la détresse, la douleur portée à l’incandescence de la folie, qui ajoutait sa touche d’enfer personnel à l’enfer commun des chambres à gaz et des crématoires, était-il simplement l’auxiliaire « folklorique » et détraqué des froids planificateurs de l’extermination ?
Au cours de nos conversations sur le monde gitan, je demandai à Bruno Lavardez :
– Pour toi, Niño, Le Mal existe-t-il ? Il me fit la réponse suivante :
« Le Mal prédomine de plus en plus dans le Monde. Heureusement qu’il y a encore des gens qui dialoguent ou qui écrivent !… D’où vient la haine ? Le Mal est là. Dans tout, il y a le Mal.
Le Mal existe parce que l’être humain trouve le bonheur dans la complaisance du mal infligé. Demandjuk n’est qu’un être forcé. En se croyant heureux de faire le mal, il est lui-même un non-être poussé par des forces ennemies. Il vit dans les ténèbres du mal pour le mal. Pour le plaisir du mal, pour satisfaire l’être malfaisant du Diable, du Malin. Le Diable n’existe pas, mais Demandjuk ou d’autres le font exister. »
On sait qu’Hannah Arendt a parlé à propos du génocide juif par les nazis de banalité du Mal. Seule une civilisation impersonnelle, froide, technique, de masse, pouvait codifier, mettre en route, minuter et réussir la solution finale. Des milliers de bureaucrates ponctuels, d’exécutants dévoués, de techniciens obéissants, ont fait la Shoah, et non quelques monstres impensables et sataniques.
Dans « La planète de M. Sammler » de Saül Bellow, le rescapé d’Auschwitz Sammler s’insurge contre cette idée : « L’idée de rendre terne le plus grand crime du siècle n’est pas banale. La banalité n’était que du camouflage. Quel meilleur moyen de vider le malheur de son sens, que de le rendre ordinaire, ennuyeux ou banal? »
Il me semble qu’Hannah Arendt a pensé la banalité du mal à la manière de Kafka et de ses chaînes de l’humanité torturée en papier de bureau et que l’oncle Sammler de Bellow est plus proche de l’opinion de Bruno Lavardez : Le Malin n’existe pas, le Diable n’existe pas, mais des hommes le font vivre, le ressuscitent à chaque occasion où la haine se donne libre cours, à chaque fois qu’un pogrom se dessine, que la violence terrible se rassemble en une énergie de destruction aveugle et indifférente à la singularité humaine, à chaque fois qu’une volonté de mise à mort se concentre en une attaque frontale contre des généralités, des hommes-généralités, des hommes-race. La banalité du mal n’existe pas. Elle est la couverture de l’indicible, son manteau de sortie…
Depuis l’assassinat de Daniel Pearl au Pakistan, filmé par ses bourreaux après la confession d’une identité trois fois coupable : « Je suis juif, américain, journaliste… » de nombreux otages ont été égorgés par des activistes islamistes devant des caméras. Sans l’image diffusée sur des sites Internet ou la télévision du Qatar, sans retransmission audio-visuelle, le supplice reste abstrait et la mort un drame désincarné et anonyme. Vous saviez que Daniel Pearl a été décapité ? Qui ça, ah oui, le journaliste du Wall Street Journal … Un haussement d’épaule compatissant ou résigné, et puis on passe à autre chose, on évoque la relativité de la condition humaine avec une simple tornade tropicale qui fait 1200 morts à Haïti en une nuit. L’opinion publique pense tout bas, modestement, honteusement, mais avec réalisme : « C’est triste, mais qu’est-ce qu’il est allé faire dans cette galère, au milieu de ces enragés de l’Islam, apprendre quoi ? Nous n’avons rien de commun avec ces illuminés. » Pourtant grâce à l’exhibition du crime programmé, l’opinion se retourne, s’indigne, frissonne. Chacun prend la mesure de l’angoisse, de la peur, de la terrifiante fraction de temps qui s’écoule entre les derniers mots du condamné et sa décapitation.
La mise en scène de la mort d’un otage est de nature sacrificielle et aux yeux des bourreaux, Dieu sollicite lui-même ces sacrifices contre les infidèles et les profanateurs qui envahissent ou salissent les terres de « bonne croyance ».
Dans notre « peau » de spectateurs occidentaux, le dégoût que créent ces exécutions théâtrales et odieuses fait instinctivement resurgir le sentiment de la barbarie et du Mal. Qui d’autre que le Mal, cette sorte de possession diabolique et obscène de certains humains sous l’effet du fanatisme, de la guerre ou du chaos peut-il exécuter avec sérénité et méthode et surtoutpubliquement ces sentences abjectes. Les fous d’Allah, en manipulant sans intermédiaire la mort, en trempant leurs mains dans le sang des otages décapités, sont des créatures du Mal, comme les Ivan Demandjuk embauchés par les nazis dans leur punition indivise des Juifs. Aux yeux des idéologues de la croisade occidentale contre les Etats voyous et les forces du Mal, les actes immondes et exhibitionnistes des égorgeurs islamistes s’accordent à leur propre partage du Monde en zones du Bien et du Mal. Toutefois, le damier est symétriquement noir et blanc ou blanc et noir. Comme l’avait si bien formulé Guy Debord : Dans le monde réellement inversé (de la société du spectacle), le vrai est un moment du faux. Car du côté des djihadistes radicaux, la vision du monde est pareillement zonale et ségrégative, mais en sens opposé : Les infidèles, les croisés, les Juifs sont soumis à l’empire de l’argent, de la marchandise, de la vanité scientifique, ils pataugent dans l’impureté et le cloaque sexuel. Nous autres, animateurs de la Guerre Sainte, ne sommes soumis qu’à Dieu. C’est Lui qui dicte les verdicts que nous exécutons par nos sabres. D’ailleurs, l’internationale des spectateurs l’atteste : Loin de nous mépriser, de nous tenir pour de la menue monnaie égarée là par une époque pressée qui a oublié de faire le ménage, nous semons la crainte et la terreur. Nous devenons les géographes du possible et de l’impossible et fixons les lieux de visite interdits. Nous sommes les maîtres du frisson, du thrill, du suspense, nos films sont plus percutants, plus achevés que ceux de vos Hitchcock ! Les seigneurs de l’Occident ne s’y trompent pas. Nous sommes leur seul ennemi, nous sommes l’ennemi. Et par cela-même, nous avons gagné la bataille sur nos challengers, les miséreux, les communistes, les éternels déplacés, les malades d’Afrique, les réformateurs éclairés, les universalistes alternatifs…
Amos Oz : En tant que conteur et activiste politique, je garde constamment présente à l’esprit l’idée qu’il est assez facile de distinguer le bien du mal. Le véritable défi consiste à identifier différentes nuances de gris ; à calibrer le mal et à s’efforcer d’en définir les grandes lignes ; à différencier le mal du pire.
Le mal du pire ! Calibrer le mal, définir des nuances, des zones de gris, des choses avec lesquelles on peut composer, négocier, et des choses qui anéantissent toute idée de partage, tout sentiment trivial mais évident d’espèce commune…
Prenons le crash des avions sur les twin towers le 11 septembre 2001. Pour vous et moi, l’identification avec n’importe lequel des passagers des Boeing détournés est aisée, immédiate. Être transformé en projectile percutant et inflammable sans aucun consentement de la raison, ni durable pulsion suicidaire, produit sans doute un spectacle à couper le souffle, mais n’excite pas la vocation de figurant. Les tours de verre ne sont pas nos ennemies, même aux yeux du plus puritain et orthodoxe des communistes qui imagine NYC comme une Babylone du fric. Imaginons : J’ai pris la place de n’importe quel futur mort occidental, peu de minutes avant le crash, et je regarde Mohamed Atta, je suis même assis à ses côtés. Imaginons encore qu’un formidable don psychologique me permette de pénétrer sa personnalité. Je devine un homme empli de sa mission divine, écrasé par la responsabilité du djihad, totalement absorbé par le sérieux de sa tâche, de sa mission. Mais comment un tel don psychologique pourrait-il me révéler la demande exorbitante d’Allah ? Atta doit mourir, a prévenu Allah, il va mourir. Ce qui n’est pas très original, mais tout de suite, là, incessamment, a confirmé Allah et ça, ça l’est déjà beaucoup plus ! Cet homme assis, à côté de moi, est mon égal, bien sûr, mon semblable, si l’on en croit la Bible ou les précis d’anatomie. Ce n’est pas un Lucifer travesti en être humain, ni un monstre à quatre pattes ou cinq testicules. Je suis tellement soulagé d’arriver enfin à New York (je déteste les avions, une des ultimes phobies dont je parviens difficilement à guérir) que j’ai presque envie de plaisanter avec mon voisin, de le chambrer un peu sur cette affaire de paradis des martyrs. « Dites-moi, Atta, vous y croyez vraiment à cette histoire de vierges à la beauté parfaite qui guident les premiers pas du martyr au Ciel ? C’est vraiment très enfantin, non ? » Je n’ai pas eu le temps de formuler la question ni de vérifier si ma phobie des avions tenait de l’anticipation visionnaire de ma destinée ou d’une plus banale couche de névrose inexplorée. Car j’ai été sur le champ volatilisé en événement historique.
Différencier le mal du pire. Bien sûr ! Hélas, les nuances de gris n’existent pas dans les cimetières…
Revenons à Ivan. Sa cruauté démente est un supplément de jeu dans un univers où la destruction minutée, massive, répétitive est la Loi. Les coups de sabre d’Ivan, les cris, les hurlements des femmes éventrées sont un scandale furtif dans un univers d’abomination où la bonne marche de l’extermination doit rester la règle.
Pour les nazis, l’œuvre d’effacement de la race juive est une œuvre de longue haleine qui doit être correctement accomplie, avec une certaine forme de discrétion, de confidentialité, presque de honte, sans menacer les principes et les valeurs de la civilisation allemande. La propagande nazie traite certes les Juifs de cancrelats, de vers de terre, de parasites, mais elle ne partage pas la Shoah, elle ne fabrique pas un audimat mondial pour son meurtre colossal. Les transferts des Juifs hongrois à Auschwitz s’effectuent à la fin 44, sans perturbation, sans qu’aucune des armées alliées ne songe à bombarder les voies ferrées. La Shoah, parce qu’elle n’est pas filmée et diffusée sur les écrans du Reich est une barbarie « escamotée » où la part de civilisé qui demeure chez les hitlériens trouve refuge dans la méthode et l’efficacité et dissimule ainsi sa propre monstruosité.
Ivan Demandjuk est le révélateur du crime, le bouffon exécrable et sanguinaire qui fait craquer les contrats de bonne conscience des bourreaux avec la Nation de Goethe et de Wagner. Et en cela, son immonde labeur reste une rareté, un scandale excentrique, une impureté aléatoire du système.
À Beslan, en Ossétie du Nord, un preneur d’otages encagoulé tapote nonchalamment le détonateur pédestre qui une fois activé, envoie l’école entière en apocalypse. Cet homme sans yeux, sans visage, a une main qui fait signe vers la pédale explosive. Regardez-la bien, cette pédale ridicule, inoffensive, quand on lui fout la paix ! Et bien, si je l’écrase du pied, je vous explose tous. Vous ne serez que fumée et désolation. Je suis aujourd’hui, pour vous tous, l’ange exterminateur.
Les bourreaux de Beslan se sont filmés, et par leur chef d’œuvre de terreur cinématographique (les centaines d’enfants confinés dans une chaleur insupportable, l’homme à la pédale apocalyptique, les cordons d’explosifs qui pendent comme les guirlandes ridicules et fatiguées d’une après-fête, les jeunes femmes en noir, moitié fantômes, moitié humains qui s’activent mystérieusement dans la pénombre d’une pièce lointaine) ils ont mis en scène les décors de la tuerie qui couve, ils ont cadré et dirigé les jeunes figurants enrôlés dans leur scénario d’épouvante. La boucherie de Beslan est sans doute liée à l’occupation terrifiante de la Tchétchénie par la soldatesque russe. Mais ce lien revendiqué et « logique » ne suffit pas à éclairer la face infernale de la tragédie. Une page d’histoire inédite dans l’abondante anthropologie du Mal s’y est écrite. Des pédophiles infanticides qui après avoir abusé sexuellement de jeunes corps innocents, les tuent d’un coup de pelle ou de couteau, on dit communément que ce sont des monstres. Leur crime nous répugne tant qu’ils sont retranchés de l’espèce humaine. Ce ne sont plus des hommes puisque leur odieuse barbarie les qualifie entièrement, déboutant les sciences humaines et leur effort de réflexion sur la genèse et les frontières du normal et de l’anormal. Un monstre est par hypothèse quelqu’un dont l’abomination résume absolument l’identité, la personnalité, et qui soumet la raison humaine à l’instinctive reconnaissance d’une extériorité humaine possible, d’un point de tangence avec le diabolique. Le cinéma divertissant se délecte d’ailleurs de ces hommes-frontière qui n’ont aucun espoir d’échapper à leur nature de criminels en série. Il aime les histoires de cannibale allemand qui fait manger son pénis à un type docile et instruit, dont le plus grand désir est d’être découpé en quartiers, puis mangé sous l’œil objectif et clinique d’une caméra.
On se dispute Anthony Hopkins dans le rôle de l’internaute friand de viande humaine.
À Beslan, cependant, le Mal n’est pas venu d’un groupe de psychopathes et de pervers méta-humains, mais d’hommes et de femmes de bonne foi, fanatiquement dévoués à la cause d’un peuple, tenus en grande estime par leur Dieu, absolument étrangers aux lubricités exécrables des ogres pédophiles.
À Beslan, le Mal est le produit d’une foi, d’une cause, d’une conviction d’avoir raison (qu’importent du reste qu’elles soient bonnes ou mauvaises) qui s’exhibent, se filment, se diffusent comme n’importe quel film de propagande. Le cinéma a désormais trouvé dans son alliance à la terreur un marché illimité qui nous laisse sans voix.
Un célèbre midrash raconte que les anges demandèrent un jour à Dieu pourquoi Il avait créé Adam, un être organique et corruptible avec des fonctions vitales aussi stupides que la digestion et la respiration. Adam leur semblait un être de trop, incapable de rivaliser avec leur apesanteur et leur fluidité cosmique. Mais Dieu avait donné à Adam la parole et Adam nomma les animaux, les arbres et les astres. Il habilla le monde de mots. Bien plus tard, lors de la génération de Babel, Dieu mit fin à la langue unique. Il dispersa les peuples et les mots, afin que chaque peuple ait sur terre sa voix propre. Cette dispersion obligea les hommes à former des traducteurs. Malgré l’extrême diversité des voix humaines, les hommes, tous les hommes appartenaient de plein droit à l’espèce unique des êtres parlants.
Bien sûr, des langues dominantes ou majoritaires soumettaient les hommes, les obligeaient à parler dans la langue des maîtres successifs de la Terre. Mais en dépit de ces hiérarchies et de ces arrogances, les hommes gardaient la nostalgie du premier homme, d’Adam nommant les choses à l’état natif, primordial.
Aujourd’hui, comme au temps de la génération de Babel, nous ne parlons plus une langue commune. Non pas tant que des civilisations de nature foncièrement différente s’affrontent. Les portables, les paraboles, l’Internet, les mille objets du capitalisme avancé ont plutôt unifié l’humanité d’un point de vue technique. Mais nous n’avons plus de définition commune des notions simples, élémentaires comme le bien et le mal. Au contraire, les simplificateurs de tous les horizons, fantassins d’un Occident « démocrati-phore » et brigadistes d’un ordre islamique nouveau en ont miné les approximations et repères sémantiques.
De sorte qu’il est devenu impossible dans ce paysage enténébré et glauque où terreur et contre-terreur prennent l’humanité en otage, d’universaliser des mots simples comme le Mal, ou plus modestement de les traduire en plusieurs langues. D’une certaine manière, les attaques contre les enfants s’en prennent au symbole de l’homme primordial, à Adam, le faiseur de mots, celui qui savait mieux que les anges nommer les choses et qui tel un enfant s’émerveillait de ce que le mot cheval, sans se mettre à courir, fasse aussitôt surgir l’image mentale du cheval.
Aujourd’hui, l’humanité n’a plus d’enfance…
C.C.