Morale; éthique; raison d’Etat

Hommage à Oumar Israïlov

par Noëlle Combet

Alors que, m’appuyant sur Gilles Deleuze[1], lecteur de Spinoza, je m’interrogeais une fois encore sur ce qui relève de la morale et la distingue de l’éthique (différence qui n’est pas toujours d’une évidence palpable), j’ai appris par « Le Monde » du 23 janvier 2009 l’assassinat à Vienne, par un émissaire russophile, du réfugié tchétchène Oumar Israïlov, ce qui a orienté ma question vers le champ politique et la raison d’Etat.

Notre civilisation a d’abord été gouvernée par la morale classique, platonicienne, selon laquelle il y a de l’Etre, donc des essences. Au dessus de l’Etre et des essences, règne l’Un (dont un autre nom est le Bien). Le  sage, celui qui a la connaissance des essences et du Bien  a une compétence : enseigner aux hommes à se bien  gouverner et, en politique, à gouverner les autres  selon les lois de l’Un. La morale apparaît donc comme hiérarchique, implique la transcendance (de l’Un) et l’on voit bien comment la religion a pu, par la suite, se couler dans ces concepts.

La chose fonctionne, en tant que règle de conduite humaine jusqu’à ce que Hobbes[2], avec son « Léviathan » définisse le droit naturel, (jusque là plus ou moins confondu avec le devoir moral), en tant que puissance ; cette reconnaissance d’une puissance individuelle  oriente la pensée vers un cadre éthique : chacun possède, selon Hobbes un droit  naturel d’exercer sa puissance, qui peut aller jusqu’à celle de tuer. Cette prise en compte des singularités est l’indice d’un écart par rapport à la morale, régie par le devoir universel de rechercher le Bien. Mais Hobbes en déduit une conséquence politique : comme l’homme est un loup pour l’homme, alors, il faut bien une médiation souveraine consentie (on voit poindre la démocratie), instaurant un droit juridique  générateur de paix sociale : ce devrait être le rôle de l’Etat, de son pouvoir autoritaire, métaphorisé par le Léviathan, une sorte de monstre marin biblique dont la fonction est d’inspirer une crainte afin de dissuader les citoyens d’enfreindre les lois.

La pensée de Spinoza, qui empruntera à Hobbes son concept de puissance, se démarque encore plus de la morale et définit clairement  une éthique : il n’y a pas de Un supérieur à l’Etre, et Spinoza parlera plutôt de modes de la Substance, donc d’étants, d’existants mus par leur puissance d’agir, et leur persévérance dans leur être (traduction du  mot conatus, souvent répété dans l’« Ethique). Ce sont les affects, qui, selon Spinoza, contribuent à la puissance d’agir et deux d’entre eux sont essentiels : la joie (et donc  tout ce qui y contribue), parce qu’elle augmente la puissance d’agir), la tristesse qui, elle, l’amoindrit. Nos pensées seront adéquates si elles nous dirigent vers la joie, inadéquates si elles engendrent la tristesse. Ainsi, Spinoza considère les esclaves, les tyrans et les prêtres comme im-puissants en ce qu’ils cultivent la tristesse (souffrance des esclaves, obéissance des sujets, remords des fidèles). Guidé par cette idée, il oppose le sarcasme, la dérision, au rire de réjouissance. L’éthique de Spinoza met au premier plan, non pas la transcendance, mais l’immanence, chaque existant étant cause de soi à l’image de la Substance, de la Nature dont il est l’un des modes.

Sa conception de l’Etat en découle : celui-ci n’a pas, comme pour Hobbes, fonction de frein du droit naturel ; il en provient en tant que combinaison des puissances individuelles dont la puissance souveraine est la canalisation. Son ressort n’est donc pas la peur (conception de Hobbes). A un correspondant qui l’interrogeait sur la différence entre sa vision politique et celle de Hobbes, il répond que pour Hobbes, la cité représente une sortie de l’état de nature, alors que, pour lui, elle en est la continuation. Pour autant, cette immanence se démarque-t-elle d’options morales ? Certes, ce n’est plus La morale d’origine platonicienne, l’hégémonie du Un, mais quand Spinoza théorise ce qui est bon, un désir dont découlera la joie, c’est à dire une adéquation à soi et, en conséquence aux autres, sa pensée n’introduit-elle pas un aspect moral de l’éthique ? Le Mal devient alors ce qui est mauvais, c’est à dire l’erreur de discernement et d’orientation. Donc l’éthique ne se différencierait pas absolument d’une morale mais la complexifierait et, ce faisant, elle quitterait la verticalité, se ramifierait, se diversifierait.

Et l’Etat moderne ? Et Oumar Israïlov dans tout ça ?

Si l’on pense avec Hobbes qu’un Etat autoritaire permettrait de tempérer le droit naturel et d’empêcher que l’homme soit un loup pour l’homme, que dire d’un tel Etat, la Russie, qui envoie un killer pour assassiner, dans un autre Etat, un réfugié parce qu’il ne veut pas retirer une plainte déposée auprès de la Cour européenne des droits de l’homme contre Ramzan Kadyrov, président de la Tchétchénie (Fédération de la Russie) ?

Dans ce cas de figure, le Léviathan devient la meute des loups. Que dire d’un autre Etat, l’Autriche, qui refuse la demande de protection d’un réfugié menacé ? Et que va faire l’Autriche à qui le tueur demande, à son tour, l’asile, révélant une liste de 300 Tchétchènes qui doivent mourir, dont 50 se trouvent en Autriche ? Que valent nos idées et nos idéaux démocratiques face aux assassinats politiques, aux crimes de guerre et autres exactions ? Et l’idéologie de l’ «homme économique » que, dans notre modernité, ces supposées démocraties nous proposent, n’est-elle pas une autre forme de négation très perverse de la vie et de l’humain ? Oumar Israïlov a vécu conformément à une éthique : il en est mort.

L’éthique serait-elle du côté de la personne, singulière ou associée à d’autres ? Faut-il conclure que les Etats nations ne peuvent adhérer ni à une morale, ni à une éthique en raison d’un paradoxe qui leur est consubstantiel : conçus pour protéger leurs citoyens de la terreur, ils l’exercent à leur tour car elle les fonde ? Ce serait donner tristement raison à Hobbes tout en le démentant : ce ne serait plus l’homme qui serait un loup pour l’homme, mais, en de nombreuses occurrences, le représentant d’un Etat.

Revenons, pour ne pas désespérer à la vision spinozienne de l’Etat, plus nuancée que celle de Hobbes et vers laquelle il serait prudent de tendre : dans le « Traité théologico-politique», il propose une conception démocratique en laquelle une puissance d’agir de l’Etat prolongeant celle de chacun, instituerait une démocratie réelle. C’est la vision d’un homme pour qui la joie est fondatrice. La liberté serait structurée par les lois.

Relisons cet extrait du « Traité théologico-politique (chap. XX) : Des fondements de l’Etat tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’Etat est institué ; au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’Etat  n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celles de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté.

Nous voilà aux antipodes de Hobbes, mais encore bien loin d’une réalisation effective d’un tel projet, dont pourtant quelques uns témoignent mais à un prix intolérablement lourd, tel Oumar Israïlov.

Noëlle Combet

 

[1] 1925-1995. « La voix de Deleuze », sur Internet.

[2] 1588-1679