Sommaire numéro 6

La contre-culture marrane, culture de la méconnaissance
son apport aux questions contemporaines
Claude Corman et Paule Pérez

Morale; éthique; raison d’Etat
Hommage à Oumar Israïlov
Noëlle Combet

L’année 1800
L’invention des experts
(ou : Bonaparte était-il sarkoziste?)
Paule Pérez

Révocation de l’éthique
Hommage à Jean-Luc Marion
Yves Rocher

Poème
De cinq à six fenêtres
Nadine Meyran

De la dimension orientale des ordinateurs
Jean-Louis Mousset

Hommage
Jacques Lévine (1923 – 2008)
Pédagogie et psychanalyse,
mariage en vue
Jacques Lévine

La contre-culture marrane

Culture de la méconnaissance
son apport aux questions contemporaines

par Claude Corman et Paule Pérez

« L’humour, comme disait Wladimir Jankélévitch, exige de l’homme autre chose encore : qu’il se moque de lui-même, pour qu’à l’idole renversée, démasquée, exorcisée, ne soit pas immédiatement substituée une autre idole. »
Il existe une injure initialement raciale qui avec le temps s’est transformée en un substantif culturel ou anthropologique endossable, c’est-à-dire qui ne provoque pas les réactions habituelles de fuite ou de colère. Et cette injure, c’est celle de « marrane ». Marrano, en vieux castillan signifiait porc.

« Marrano », porc, fourbe, traître, ce qui n’est pas le moindre des opprobres…C’est de ce terme qu’on traitait ainsi dans les royaumes espagnols et portugais les juifs convertis de force au christianisme, qui étaient suspects de mener une vie spirituelle double : c’est-à-dire de pratiquer la religion catholique à l’extérieur et de judaïser en secret à la maison, dans l’univers fanatique de l’Inquisition. Celle-ci, créée par la papauté dans le projet de faire du catholicisme la religion unique, a sévi, on l’oublie trop souvent, dans de nombreux pays, et pas seulement en Espagne et au Portugal, où elle fut il est vrai, la plus intraitable. La terreur qu’elle inspira a laissé également ses traces en France et en Italie. Ainsi d’ailleurs que dans le Nouveau-Monde où elle eut ses émissaires. En Péninsule ibérique, elle fut plus spécialement l’instrument de pouvoir de prédilection de la monarchie ultra-catholique, de ses épigones et ses successeurs. Quelles qu’en soient ses modalités et où qu’elle fut, l’Inquisition développa ses œuvres pendant une longue période, allant du XVe au XVIIe siècles.

Bien qu’il ne fasse aujourd’hui que quelques lignes succinctes dans les manuels scolaires, il faudrait être obtus pour ne pas voir que ce fanatisme préfigura d’autres barbaries plus récentes. S’instaurant en « acte de foi » l’Inquisition ne se contenta pas d’enquêter sur des milliers de personnes dans un large territoire, d’instruire d’innombrables procès sur la foi, de brûler les livres. Elle fit preuve d’un talent inouï à extorquer l’aveu, l’aveu d’hérésie à ceux de qui elle exigeait d’être hérétiques à la foi de leurs ancêtres, instaurant ainsi le mensonge comme masque à la fidélité et à l’insoumission tout à la fois ; elle employa les flammes des bûchers pour détruire par le feu des êtres humains de tous âges en place publique et radicalisa sa posture jusqu’à cet ultime état que fut le concept de « propreté de sang[1] ». Ce qui aboutit au départ contraint et précipité des « juifs » et des « marranes » (quelle pouvait être alors la différence ?) d’Espagne et du Portugal, bannis du territoire par un décret qui de surcroît les spoliait de leurs biens[2].

Mais si les aspects violents de cette histoire une fois remémorée sont reconnus par tous, les répercussions qui s’ensuivirent, de par leur caractère diffus, confus, sont moins visibles. Et, à ce titre, ils ont été moins repérés par les historiens, y compris par les spécialistes des mentalités et des déplacements de populations.

En effet, la suite de l’histoire marrane donna lieu à des pérégrinations tragiques, à des évasions clandestines, à des naufrages, à des migrations aux quatre points cardinaux, à des attaques en mer, des éclatements familiaux, à des controverses religieuses profondes, à des doutes, à de l’incroyance, à des suicides, à d’innombrables installations précaires et qui mirent des décennies à se stabiliser, à de nouveaux départs de pays d’accueil peu stables dans leur politiques d’hospitalité, au  désespoir à se voir assignés au statut de paria et à l’espérance d’acquérir enfin une citoyenneté, voire une position de « sujet » de quelque prince régnant…Ces faits et gestes pour survivre, font souvent partie du patrimoine de récits des familles, mais n’ont que récemment fait l’objet d’études spécifiques.

Dès lors que cette situation a existé, s’étendant sur tant de pays et pendant une aussi longue durée, comment peut-on aujourd’hui penser qu’elle ne toucha que les familles frappées directement par le bannissement ou la persécution ? Connaissant les agissements de l’Inquisition, animées par la terreur de tomber dans ses filets, toutes les populations de l’Europe étaient informées du sort des mauvais convertis, des réfractaires, de ces pêcheurs désignés aux pires avilissements. Est-il concevable que les pays qui voyaient arriver ces nouveaux habitants en nombre aient pu les ignorer et ne pas en être touchés d’une manière ou d’une autre?

Pour notre part nous sommes convaincus qu’on n’a pas encore mesuré la déflagration que fut l’ère inquisitoriale bien au-delà de la fraction séfarade[3] du peuple juif, et du trauma qu’elle a constitué, et que celle-ci est forcément encore à l’oeuvre aujourd’hui.

Cette période a charrié de profonds bouleversements pour tout le monde européen et jusqu’aux rives orientales de la Méditerranée et de la Mer Noire. Et cependant elle reste non étudiée en tant que telle, au point que nous nous demandons si l’événement marrane ne joue pas comme un refoulé de l’histoire et des historiens du monde occidental.

Ce refoulement est renforcé et s’expliquerait par le fait que les marranes se sont de fait « intégrés » : qui penserait aujourd’hui que Cervantès fut « le » romancier marrane par excellence, que Michel de Montaigne, premier magistrat de Bordeaux, était petit-fils de marrane[4], ainsi que Spinoza dont l’œuvre philosophique inaugure la liberté de penser de chacun face à tout pouvoir théologico-politique ? Mais par ailleurs, aux antipodes, on se souvient aussi de l’épisode d’un autre descendant de marranes, le faux messie Sabbataï Zvi, qui finit par se convertir à l’Islam en Turquie…En peu de générations, l’hybridation judéo-chrétienne si particulière de la marranité semble s’être fondue dans les sociétés européennes par imprégnation réciproque (et en Amérique latine) jusqu’à en devenir interstitielle, et de ce fait invisible. Mais, pour aussi déroutante qu’elle puisse être, il ne fait pas de doute qu’elle a laissé des traces, comme un reste qui refuserait à se laisser oublier et qui témoigne encore de ces événements.

De ces troubles, ces exils et ces dangers, c’est une mentalité inédite, hybride et ironiquement déroutante qui naquit : pour le Juif véritablement ou non « converti », une fréquentation inévitable de ce qui lui était jusque là étranger et ennemi ; et pour le Chrétien dominant, une marge d’incertitude à cerner son voisin proche. Les deux places sociales auparavant bien limitées, apparemment fiables et reproductibles, de l’insulteur et de l’injurié, perdent leur netteté, leur évidence, rendant par là inopérante l’alternative fuite-combat qui marque ordinairement le territoire des réactions à ce qu’on nomme aujourd’hui l’interpellation raciste. Nous appelons cela la culture marrane, et dans une terminologie contemporaine nous l’appelons culture de résistance et de survie. C’est exactement une contre-culture. Et c’est un phénomène de culture quasi-oublié.

La marranité a profondément remis en cause la question des conversions et des communautés humaines, celle du statut de la personne et des groupes, relativisant les notions d’appartenance et de soumission. Au fil des siècles, marqués par le déclassement et le mépris, personnes et groupes ont eu à s’aménager, pour survivre, une identité floue, composite, multiple et divisée, leur permettant justement de survivre, et même de vivre en ces temps troublés. Même si c’est là le comble de l’ambiguïté, on peut penser justement que « c’est parce que la marranité a réussi », qu’on n’a plus vu les marranes, qui s’en sont trouvés absorbés comme les mouvements marginaux dans un processus qu’on appellerait aujourd’hui « récupération ». Mais, tout comme certains mécanismes de l’Inquisition sont encore à l’œuvre, la marranité n’y a pas forcément pour autant perdu ses caractères opératoires, par-delà l’arrière-fond historique-religieux.

 

La « piste marrane », pour penser notre temps

Dans un précédent ouvrage, nous avons tenté de porter l’accent sur quatre éléments constitutifs de ce qu’est pour nous la figure marrane : la double perte d’identité religieuse (ou, ce qui revient un peu au même : son double gain), l’expérience du déclassement, la stratégie du secret et la pratique de la méconnaissance[5].

A partir d’une double défaillance, celle qui porta atteinte à leur fondement spirituel, puis celle qui invalida leur espoir de citoyenneté, les marranes ont créé un spectre formé de nombreuses réponses, très diverses, aux questions auxquelles les confrontait leur difficile condition.

Ainsi : la marranité a confirmé la nécessité de distinction entre sphère privée et sphère publique, générant ainsi la culture du secret et développant le champ de l’intime ; elle a figuré à plusieurs titres la marque de ce qu’on nomme aujourd’hui « interculturel » ; au fil des générations elle a été un vecteur de subvertissement des adhésions sans nuance à toute posture figée, tant les marranes furent malgré eux conduits à une compétence à l’esquive et au brouillage d’identité.

La multiplicité même de ces réponses suffirait à démanteler la construction d’un modèle en tant que tel. Et c’est cette multiplicité même qui nous amène pourtant à proposer, comme une posture d’hypothèse, celle d’une marranité contemporaine comme un modèle fondateur et fécond !

Au fil de notre collaboration déjà longue, et depuis la fondation de notre revue, la nécessité s’est confirmée en effet pour nous de re-confronter cette aventure étrange qui marqua les tout débuts de la modernité européenne, à ses corrélats moraux, sociaux et politiques. Explorer « la piste des marranes », chercher les traces qu’ils auraient laissées derrière eux, comme une « manière d’être » qui s’avéra éminemment opératoire, nous a conduits notamment à une réflexion sur les identités pré-occupantes, capables de s’ouvrir à une transversalité, au lieu de se refermer sur des « assurances communautaires » – ou sur la conception illusoire d’une intégration réussie à force de volontarisme.

Enfin, à nos yeux, l’échappée marrane, contre-culture, culture de résistance et de survie, a permis de constituer de nouveaux objets de pensée à partir du caché, du « méconnaissable », de l’« in-su », de ce qui se placerait, pour ainsi dire, juste en contiguïté avec le principe de l’identité : se rappeler l’urgence à toujours interroger de l’intérieur ses propres sources, la part obscure ou refoulée, voire déniée, de sa pré-destination, sa généalogie. Ainsi tout en rappelant des faits historiques ou culturels, mais à mille lieux d’un retour à l’origine ou d’une inconsolable nostalgie, nous voudrions en dégager des indicateurs pour aujourd’hui. Qu’en est-il des questions cruciales de la citoyenneté, l’appartenance, l’universalité, la singularité, la laïcité, si on les examine au prisme de l’incertitude, de l’indéfini, du paradoxe marrane, comme alternative aux dogmes, à l’intolérance patente ou masquée, et par-delà, comme soutien au désir du vivre ensemble ?

Nous vivons en des temps marranes, c’est-à-dire des temps troublés, des temps de rupture, de déclassements, d’exils, de déracinement, de confusion des langues et des croyances, voire des sexes et des genres ; des temps qui, de par leurs trouées, leurs manques, font surgir ce qu’ils ont d’émancipateur, de subversif, de facteurs d’espérance. Des temps qui confrontent ainsi les êtres à des contradictions intimes, à des convertibilités inattendues, à des paroles désajustées et inquiétantes, dans un  ensemble dialectique, en suspension, qui est aussi créateur de possibles.

Il n’était certes pas facile d’exposer les grandes lignes d’un tel phénomène de culture, et cependant c’est parce que l’utilité, voire la nécessité nous en est apparue, que voici trois ans, nous avons lancé sur la toile le premier numéro de notre revue. L’écho rencontré par notre initiative auprès de quelques autres, nous a conduits à publier le numéro un de Temps Marranes sur papier en ce début 2009.

Entre temps, de nouveaux auteurs nous ont adressé leurs contributions. Celles-ci témoignent de leur intérêt pour l’acception élargie du nom marrane, que nous tentons d’élaborer, au-delà de l’ancrage historico-religieux.

Ces dernières semaines, et notamment après le numéro cinq, une augmentation des consultations de temps-marranes.info, s’est accompagnée d’une nette extension territoriale. Dans toute l’Europe, mais aussi aux USA, au Canada, au Mexique, à la Réunion. Aussi, nous faisons savoir à nos lecteurs de toutes ces outre-mers, que nous sommes prêts à prendre connaissance de leurs écrits, en anglais, espagnol, allemand, italien, arabe, hébreux, langues que les rédacteurs de temps marranes peuvent lire et traduire.

Claude Corman et Paule Pérez

 

[1] La fameuse Institucion de limpieza de sangre

[2] En 1492 pour l’Espagne et en 1497 pour le Portugal

[3] Celle issue de la péninsule ibérique (en hébreu, Séfarad = Espagne)

[4] Son grand-père maternel Lopez qui acheta le domaine de Montaigne

[5] Voir l’essai Sur la piste des marranes, de Claude Corman , Ed. du Passant, 2000 (N.D.A.).

Morale; éthique; raison d’Etat

Hommage à Oumar Israïlov

par Noëlle Combet

Alors que, m’appuyant sur Gilles Deleuze[1], lecteur de Spinoza, je m’interrogeais une fois encore sur ce qui relève de la morale et la distingue de l’éthique (différence qui n’est pas toujours d’une évidence palpable), j’ai appris par « Le Monde » du 23 janvier 2009 l’assassinat à Vienne, par un émissaire russophile, du réfugié tchétchène Oumar Israïlov, ce qui a orienté ma question vers le champ politique et la raison d’Etat.

Notre civilisation a d’abord été gouvernée par la morale classique, platonicienne, selon laquelle il y a de l’Etre, donc des essences. Au dessus de l’Etre et des essences, règne l’Un (dont un autre nom est le Bien). Le  sage, celui qui a la connaissance des essences et du Bien  a une compétence : enseigner aux hommes à se bien  gouverner et, en politique, à gouverner les autres  selon les lois de l’Un. La morale apparaît donc comme hiérarchique, implique la transcendance (de l’Un) et l’on voit bien comment la religion a pu, par la suite, se couler dans ces concepts.

La chose fonctionne, en tant que règle de conduite humaine jusqu’à ce que Hobbes[2], avec son « Léviathan » définisse le droit naturel, (jusque là plus ou moins confondu avec le devoir moral), en tant que puissance ; cette reconnaissance d’une puissance individuelle  oriente la pensée vers un cadre éthique : chacun possède, selon Hobbes un droit  naturel d’exercer sa puissance, qui peut aller jusqu’à celle de tuer. Cette prise en compte des singularités est l’indice d’un écart par rapport à la morale, régie par le devoir universel de rechercher le Bien. Mais Hobbes en déduit une conséquence politique : comme l’homme est un loup pour l’homme, alors, il faut bien une médiation souveraine consentie (on voit poindre la démocratie), instaurant un droit juridique  générateur de paix sociale : ce devrait être le rôle de l’Etat, de son pouvoir autoritaire, métaphorisé par le Léviathan, une sorte de monstre marin biblique dont la fonction est d’inspirer une crainte afin de dissuader les citoyens d’enfreindre les lois.

La pensée de Spinoza, qui empruntera à Hobbes son concept de puissance, se démarque encore plus de la morale et définit clairement  une éthique : il n’y a pas de Un supérieur à l’Etre, et Spinoza parlera plutôt de modes de la Substance, donc d’étants, d’existants mus par leur puissance d’agir, et leur persévérance dans leur être (traduction du  mot conatus, souvent répété dans l’« Ethique). Ce sont les affects, qui, selon Spinoza, contribuent à la puissance d’agir et deux d’entre eux sont essentiels : la joie (et donc  tout ce qui y contribue), parce qu’elle augmente la puissance d’agir), la tristesse qui, elle, l’amoindrit. Nos pensées seront adéquates si elles nous dirigent vers la joie, inadéquates si elles engendrent la tristesse. Ainsi, Spinoza considère les esclaves, les tyrans et les prêtres comme im-puissants en ce qu’ils cultivent la tristesse (souffrance des esclaves, obéissance des sujets, remords des fidèles). Guidé par cette idée, il oppose le sarcasme, la dérision, au rire de réjouissance. L’éthique de Spinoza met au premier plan, non pas la transcendance, mais l’immanence, chaque existant étant cause de soi à l’image de la Substance, de la Nature dont il est l’un des modes.

Sa conception de l’Etat en découle : celui-ci n’a pas, comme pour Hobbes, fonction de frein du droit naturel ; il en provient en tant que combinaison des puissances individuelles dont la puissance souveraine est la canalisation. Son ressort n’est donc pas la peur (conception de Hobbes). A un correspondant qui l’interrogeait sur la différence entre sa vision politique et celle de Hobbes, il répond que pour Hobbes, la cité représente une sortie de l’état de nature, alors que, pour lui, elle en est la continuation. Pour autant, cette immanence se démarque-t-elle d’options morales ? Certes, ce n’est plus La morale d’origine platonicienne, l’hégémonie du Un, mais quand Spinoza théorise ce qui est bon, un désir dont découlera la joie, c’est à dire une adéquation à soi et, en conséquence aux autres, sa pensée n’introduit-elle pas un aspect moral de l’éthique ? Le Mal devient alors ce qui est mauvais, c’est à dire l’erreur de discernement et d’orientation. Donc l’éthique ne se différencierait pas absolument d’une morale mais la complexifierait et, ce faisant, elle quitterait la verticalité, se ramifierait, se diversifierait.

Et l’Etat moderne ? Et Oumar Israïlov dans tout ça ?

Si l’on pense avec Hobbes qu’un Etat autoritaire permettrait de tempérer le droit naturel et d’empêcher que l’homme soit un loup pour l’homme, que dire d’un tel Etat, la Russie, qui envoie un killer pour assassiner, dans un autre Etat, un réfugié parce qu’il ne veut pas retirer une plainte déposée auprès de la Cour européenne des droits de l’homme contre Ramzan Kadyrov, président de la Tchétchénie (Fédération de la Russie) ?

Dans ce cas de figure, le Léviathan devient la meute des loups. Que dire d’un autre Etat, l’Autriche, qui refuse la demande de protection d’un réfugié menacé ? Et que va faire l’Autriche à qui le tueur demande, à son tour, l’asile, révélant une liste de 300 Tchétchènes qui doivent mourir, dont 50 se trouvent en Autriche ? Que valent nos idées et nos idéaux démocratiques face aux assassinats politiques, aux crimes de guerre et autres exactions ? Et l’idéologie de l’ «homme économique » que, dans notre modernité, ces supposées démocraties nous proposent, n’est-elle pas une autre forme de négation très perverse de la vie et de l’humain ? Oumar Israïlov a vécu conformément à une éthique : il en est mort.

L’éthique serait-elle du côté de la personne, singulière ou associée à d’autres ? Faut-il conclure que les Etats nations ne peuvent adhérer ni à une morale, ni à une éthique en raison d’un paradoxe qui leur est consubstantiel : conçus pour protéger leurs citoyens de la terreur, ils l’exercent à leur tour car elle les fonde ? Ce serait donner tristement raison à Hobbes tout en le démentant : ce ne serait plus l’homme qui serait un loup pour l’homme, mais, en de nombreuses occurrences, le représentant d’un Etat.

Revenons, pour ne pas désespérer à la vision spinozienne de l’Etat, plus nuancée que celle de Hobbes et vers laquelle il serait prudent de tendre : dans le « Traité théologico-politique», il propose une conception démocratique en laquelle une puissance d’agir de l’Etat prolongeant celle de chacun, instituerait une démocratie réelle. C’est la vision d’un homme pour qui la joie est fondatrice. La liberté serait structurée par les lois.

Relisons cet extrait du « Traité théologico-politique (chap. XX) : Des fondements de l’Etat tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’Etat est institué ; au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’Etat  n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celles de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté.

Nous voilà aux antipodes de Hobbes, mais encore bien loin d’une réalisation effective d’un tel projet, dont pourtant quelques uns témoignent mais à un prix intolérablement lourd, tel Oumar Israïlov.

Noëlle Combet

 

[1] 1925-1995. « La voix de Deleuze », sur Internet.

[2] 1588-1679

L’année 1800

L’invention des experts

(Ou : Sarkozy est-il bonapartiste ?)

par Paule Pérez

 

En m’intéressant à l’année 1800, je me proposais de travailler à l’établissement d’un catalogue d’événements ou de découvertes scientifiques. Mon investigation documentaire m’a apporté davantage, tant elle m’a fait croiser les mondes politique et scientifique, dans toute l’ambiguïté de leurs liens. J’ai centré ma recherche sur la manière dont s’illustrent ces liens, plus particulièrement au travers des activités de deux sociétés savantes : la Société des Observateurs de l’homme et – à un moindre degré – le courant des Idéologues.

 

Le 1er janvier 1800 est installé le Consulat, après le coup d’Etat réussi du 18 Brumaire An VIII (9 novembre 1799), avec pour Premier Consul Napoléon Bonaparte. Ceci met fin aux quatre années du Directoire (1795-99), où le Général Bonaparte avait posé l’empreinte de son pouvoir sur la France, avec ses campagnes brillantes ou conquérantes.

 

Et de fait l’époque dont 1800 consomme un virage symbolique se signale par des nouages étroits et énigmatiques entre Science et Pouvoir, qui semblent inaugurer des tactiques de gouvernement, dont la post-modernité contemporaine ne se prive pas.[1]

 

 

Création par le « politique » d’un creuset ambigu

 

Sous le prétexte d’éviter le « vandalisme » que le pays avait récemment connu, et soucieux du risque de retour des extrêmes des aristocrates comme des ultra-jacobins), dans un climat « de promesse », créant les débuts d’une politique et d’une mentalité de « méritocratie », le Directoire de Bonaparte s’était appuyé sur les savants. Ce qui avait été perçu comme un souffle nouveau : certains parmi eux, gardaient le souvenir cuisant de la parole de Robespierre sous la Terreur : « la République n’a pas besoin de savants » et la plupart étaient ruinés, en particulier ceux qui, de près ou de loin, tiraient leurs moyens d’existence des structures de l’Ancien Régime, ou travaillaient pour des familles de la vieille noblesse (P.C.).

 

Si, en 1793, le jeune Cuvier avait déploré « l’état des sciences », celui-ci était devenu « méconnaissable » selon le mot de Delamétherie (de la Métherie) à la fin du Directoire : un renversement a eu lieu et les publications se sont multipliées, dans un milieu scientifique où explosaient les théories sur l’origine de la terre et de la vie. Courant neptunien qui la situe dans le milieu aquatique, les océans, courant plutonien qui la situe du côté minéral des montagnes, des volcans, des comètes : ces recherches portaient l’empreinte des Lumières, par des conceptions lucrécienne, épicurienne ou démocritienne, dont le matérialisme plus ou moins affirmé venait, au nom de la Raison[2], selon l’intensité de son affirmation, faire entame au dogme créationniste[3] de l’Eglise.

 

Napoléon Bonaparte lance l’élaboration d’une nouvelle constitution, qui, si elle reste imprégnée des idées de Siéyès[4], sera rédigée fin décembre 1799 par Daunou (qui appartient au groupes des Idéologues dont il sera question plus moin). Renforçant l’Exécutif, celle-ci établit les conditions d’un régime politique autoritaire et hautement centralisé : la Constitution de l’An VIII marque une rupture avec les constitutions précédentes, on n’y trouve pas de référence aux Droits de l’Homme ou à la défense des libertés. Elle est de surcroît beaucoup plus technique : elle définit les pouvoirs, notamment ceux de l’homme fort du régime.

 

En 1800, de nombreuses institutions sont créées en moins d’un trimestre. Ainsi : le Conseil d’État, pour préparer et rédiger les projets de loi et le Sénat, chargé de maintenir la Constitution. L’administration locale avec la création du corps d’Etat de la « Préfectorale » et ses préfets, qui s’accompagne de changements dans le découpage administratif. Une réforme judiciaire suit, faisant désormais reposer la Justice sur des magistrats professionnels, en principe inamovibles. On réserve le suffrage aux seuls juges de paix (causes mineures, ressort limité au canton).

 

Dès janvier 1800, la Banque de France est créée. C’est une banque privée avec le soutien du gouvernement. 1800 est aussi l’année des pacifications : à l’intérieur, celle de l’Ouest de la France, en particulier de la Vendée et ses Chouans; à l’extérieur, après la victoire de Marengo, Bonaparte entame avec les pays voisins un processus qui se concrétisera quelques mois plus tard par des traités de paix (Lunéville, Amiens). Il invite le clergé à rentrer en France et lui accorde la liberté de culte le 28 décembre 1799. Dès le début de 1800, il engage avec Pie VII des négociations qui déboucheront sur le concordat en 1801 et sur la restructuration de l’Eglise en diocèses l’année suivante. Concernant les immigrés, aristocrates et hommes d’église, qui avaient quitté la France, il leur permet le retour et supprime la loi des otages.

 

Cependant, Bonaparte s’attache rapidement au contrôle des libertés. Il n’ignore pas que la liberté de la presse est une conquête de la Révolution, et la presse se présente comme un foyer d’opposition, notamment cléricale. Ce qui l’incite à éliminer rapidement un grand nombre de publications, parmi eux le Journal des hommes libres. Une soixantaine de journaux sont supprimés. En janvier 1800 ne paraissent plus que 13 journaux à Paris. Il favorise une presse qui lui sera dévouée, dont l’exemple le plus connu est le Moniteur universel, qui sera plus tard le journal officiel de « La grande armée ». Cependant il épargne La décade philosophique, où publient notamment les Idéologues, journal classé plutôt parmi les tenants de la pensée révolutionnaire, et qui, créé en 1794, expirera en 1807. Pour contrôler certains opposants, il fait procéder à des arrestations préventives, comme celle du marquis de Sade. La liberté d’expression et de réunion sont ainsi limitées. Il en va de même de la liberté de circulation : la Police reste entre les mains de cet « homme à poigne » qu’est Fouché.

 

Donnant des gages et des avertissements indirects à ses opposants potentiels – côté traditionnel , l’Eglise, ce qu’il reste de l’aristocratie ;   et coté révolutionnaire, les jacobins, les « régicides » – il s’agit pour Bonaparte de faire sa synthèse, à son propre gré, entre les droits de l’Ancien régime et des droits révolutionnaires, pour « unifier le pays ». Même s’il se présente comme l’héritier des principes de la Révolution, ses textes sont empreints de laïcité, mais il redonne une place à la religion, et à l’Eglise. Ce discours politique ambigu mis en actes atteindra toutes les instances sociales et celles de la science ne sont pas épargnées. Dès février 1800, Napoléon s’est installé aux Tuileries et commence à s’entourer d’une Cour[5]. Le « couronnement » de l’ambiguïté de son discours politique ne sera-t-il pas, d’ailleurs, de se faire nommer « empereur de la République française » (P.C.)?

 

 

Une personne, Lamarck, une pratique, l’usage du grec

 

L’ambition de repousser les limites de la connaissance est intense. L’humilité n’est pas de mise pour les savants. Ainsi de Jean-Baptiste Lamarck. « Autour de l’année 1800 (P.C.L.), il s’était convaincu que la dichotomie nature-vie pouvait trouver une composition tout à fait originale. »…et à la même période, « faisant fi de toute prudence ou de toute modestie, Lamarck se laisse aller à la satisfaction et à l’orgueil. Dans le manuscrit que l’on peut supposer écrit en 1800 «Biologie, ou considérations sur la nature, les facultés, les développements et l’origine des corps vivans », Lamarck « n’hésite pas à se comparer à Newton » (P.C.).

 

Lamarck, qui avait déjà travaillé sur la flore, développera aussi des recherches en hydrogéologie, en météorologie, sur les invertébrés.

 

Ce « passage » qu’est l’année 1800 illustre la mentalité du temps, qui déploie une- multiplicité de champs pour le savoir, dans la conviction quasi toute-puissante qu’aucun secret ne resterait impénétré et inélucidé. Depuis les années 90 du siècle précédent, on avait essayé de changer les noms d’un nombre incroyable de choses (les jours de la semaine et les mois, les poids et les mesures…), de transformer en profondeur le langage des métiers, des artisans et finalement du peuple. Quasiment quotidiennement, on proposait de nouveaux termes pour indiquer la naissance de nouvelles disciplines, naissance censée marquer la rupture radicale avec le passé (source web). On cherche à établir des méthodes de nosographies, nomenclatures, signalétiques.

 

Le grec était devenu à la mode : les politiciens attribuaient une importance considérable au rôle des mots dans la formation de la pensée politique et le grec est la langue d’Athènes, berceau de la démocratie. La 5ème édition du Dictionnaire de l’Académie, publiée en 1798, a été considérée comme un document de transition entre le langage de l’Ancien Régime et celui de la nouvelle République, et constituera, comme le dit son préfacier, « la ligne ineffaçable qui tracera et constatera, dans la même Langue, les limites de la Langue Monarchique et de la Langue Républicaine » (p. x)[6].  Ainsi y apparaissent les termes : technologie et biotechnologie, cristallographie et cristallotechnique, pasigraphie, phrénologie ou organologie[7].

 

Mais si le virage reste à peine perceptible dans les intentions dirigeantes, on comprendra vite que l’emprunt helléniste déplaît au Premier Consul et à une réaction renaissante, dans ses rangs, ceux qui « aux côtés de Chateaubriand, considèrent que ces pratiques linguistiques étaient un indice fort de propensions jacobines »(P.C.)[8].

 

Certains personnages sentent le vent tourner. Georges Cuvier, à partir de la préface au premier volume des Leçons d’anatomie comparée, qui paraît précisément en 1800, laisse entendre que la question des néologismes ne l’intéresse tout bonnement pas : les nouveaux termes savants – pour la plupart d’origine grecque – utilisés dans l’ouvrage en question ne sont pas de son fait, mais sont dus au travail de son collègue (et co-auteur ), André-Marie-Constant Duméril. Le même Cuvier qui avait proposé des dizaines de nouveaux termes pour désigner des parties anatomiques venant d’être décrites, des classes et des genres d’animaux en passe d’être établis, qui avait même théorisé la supériorité des racines grecques sur le latin, dans le sillage de la nomenclature chimique proposée par Lavoisier et ses collaborateurs. En dépit de cette distanciation de 1800, on lui reprochera quand même, dès 1802, d’avoir « porté atteinte à la langue française en y introduisant des néologismes aussi désagréables et barbares que, par exemple, le mot gastéropode! (P.C.L.) »

 

Réalisme, nécessité, opportunisme, d’autres « collaboreront » à des degrés divers pour pouvoir continuer à travailler, obtenir des postes et faire avancer leurs recherches. Ce sont ceux que plus tard, dans la préface à son livre Henri Brulard, Stendhal traitera de « lâches ».

 

 

Deux groupes « témoins », aux débuts de « l’anthropologie » :

Observateurs de l’homme et Idéologues

 

Les cinq années du Consulat constituent un virage profond dans la société française, virage qui s’appuie sur des orientations législatives et politiques. Le monde de la science, qui présente une activité intense, y participe. Chacun cherche notamment à trouver les conditions de travailler de se faire connaître. Bonaparte instrumentalise « ses » savants pour asseoir son pouvoir et sa conception de l’Etat. Si de nombreux historiens s’accordent pour voir globalement, dans la période 1795-1802, une « embellie », 1800 en est probablement « le début de la fin ».

Les sociétés savantes et les groupes de réflexion sont très actifs. « On peut même dire que ces formes de sociabilité sont un phénomène caractéristique de la société française autour de 1800 » (J.-L.C.). Bonaparte (plus tard, Napoléon), saura jouer avec ces forces auxquelles il donnera une place et y distribuera prébendes ou réprimandes, à travers les institutions, les pouvoirs et les moyens qu’il y alloue : « …les sociétés savantes apparaissent comme des objets incontournables lorsqu’il s’agit d’étudier les logiques sociales qui traversent les milieux savants du Consulat, et les dynamiques de renouvellement des savoirs qui caractérisent les années 1800 ». (J-L.C.). Parmi ceux qui marquent l’époque de leur empreinte, rassemblant en leur sein des hommes de science à la carrière ou « carrure » prépondérante, on connaît en effet le courant des Idéologues. C’est Destutt de Tracy, qui forgea le terme Idéologie, comme la « science des idées ». On connaît moins, et avec des imprécisions dont certaines demeurent irréductibles[9], celui de la Société des Observateurs de l’Homme.

 

L’activité de la Société des Observateurs de l’Homme ne s’étend que sur une période de quatre ans, de 1800 à 1804, très exactement la période du Consulat. Elle a laissé peu de traces et apparemment presque pas ou peu d’archives: « cette société savante n’a jamais publié ni la liste de son personnel, de ses membres, ni la liste de ses travaux » ( J.-L.C.).

 

« Observer l’homme », tel est le programme ambitieux de ce groupe qui voit le jour en janvier 1800 et organise sa première réunion publique en août suivant. On peut lire en mai 1800 dans le Journal des Débats : La Société qui tient ses séances dans l’ancien hôtel de La Rochefoucauld, rue de Seine, […] a pour but d’étendre et de perfectionner la science de l’homme. Ses travaux se divisent en observations sur l’homme physique, sur l’homme intellectuel et l’homme moral. Quelques semaines plus tard, son secrétaire perpétuel, Louis-François Jauffret, définit, sous le titre d’anthropologie, cette science multidirectionnelle, incluant le moral et le physique, diverse et à vocation rassembleuse, dont se réclameront désormais les Observa­teurs de l’homme (J.-L.C.). Le premier président en est Joseph de Maimieux, personnage « besogneux », « second couteau » (J.-L.C.), auteur d’un projet de langue univer­selle, la Pasigraphie.

 

Le personnage central de l’entreprise est René-Ambroise Cucurron, l’abbé Sicard, déjà célèbre instituteur des sourds et muets de naissance. Religieux d’origine toulousaine ayant commencé son canonicat à Bordeaux, monté à Paris, il était parvenu à obtenir la succession de l’Abbé de l’Epée à l’Institution fondée à Paris par ce dernier[10]. En 1795 il fréquente les milieux du clergé réfractaire. Il est notamment lié un certain François-Augustin Leclère, imprimeur libraire d’ouvrages catholiques, et du Journal de la Religion, dont son ami Dominique Ricard, prêtre réfractaire est un rédacteur. Il s’est ainsi introduit dans les milieux de la presse qui sont pour une bonne part, sous le Consulat, des supports « réactionnaires ». Il se rend utile à ces publications par l’embauche de nombreux jeunes sourds-muets : ainsi paradoxalement il y pourvoit une main-d’œuvre docile en faisant œuvre sociale. On peut voir tout le parcours de l’abbé Sicard sous cette métaphore de son ambivalence et de son sens « tactique ».

 

Les Observateurs se montrent particulière­ment actifs à partir du printemps 1800. Les membres sont invités à participer à la première expédition maritime du 19e siècle, l’expédition du capitaine Baudin vers l’Australie. A l’occasion de la préparation théorique de l’expédition, Joseph-Marie Degérando[11] rédige en guise d’instructions de voyage « les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages ». Car, « on ne peut se dissimuler », selon Jauffret, dans un texte exhumé plus de cinquante ans plus tard, que ; « Il est digne du siècle qui commence … d’étudier non seulement les moeurs et les usages des divers peuples, même des hordes les plus sauvages, mais de constater, par des observations exactes, les formes extérieures des différentes races, l’influence du climat sur la couleur des habitants… »

 

Entre 1800 et 1802, c’est au sein de la Société des Observa­teurs de l’homme que se produit l’effervescence autour de Victor, le fameux enfant sauvage découvert dans les forêts de l’Aveyron par le jeune docteur Jean Itard. Ces activités sont concomitantes d’une multiplicité d’objets d’études et d’activités qui caractérisent leurs travaux : de l’intérêt accordé au Chinois Tchong-A-Sam, capturé par des corsaires, à l’observation des aliénés, des sourds-muets de l’Abbé Sicard, aux «promenades pédagogiques»[12], les voies suivies par les Observateurs sont foisonnantes et justifient le succès de leurs différentes séances publiques.

 

Dès 1800, les Observateurs ont cherché, « à travers leur projet d’unité encyclopédique des savoirs et des pratiques, à mettre en place une science géné­rale de l’homme physique, moral et intellectuel, dont on aurait peine à trouver aujourd’hui la trace dans les découpages institutionnels de nos différents champs disciplinaires, non seulement parce qu’elle renvoie à une autre organisation sociale et cognitive des savoirs, mais surtout parce que l’anthropologie des Observateurs ne relève pas seulement de logiques intellectuelles, scientifiques ou scientistes. Si le groupe des Observateurs et leur projet anthropologique sont les signes d’une « transition », terme souvent employé par les spécialistes de l’his­toire de la Révolution française, ce n’est pas parce qu’ils se situent à une période charnière de transformations des « paradigmes » et des principes d’intelligibilité. C’est aussi parce qu’ils participent – et reflètent – des transformations profondes qui renvoient à l’histoire politique et sociale de l’époque directoriale, consulaire et impériale, respirations d’un groupe complexe et d’une anthropologie difficile à cerner ». (J.- L.C.).

 

Il semble que les Observateurs de l’Homme se soient attachés à diffuser et représenter certains « principes » : par exemple en refusant « de réduire l’étude de l’Homme à un domaine de savoir particulier, et en affirmant… l’irréductibilité entre le physique et le moral qui compose la nature humaine » (J.-L.C.). En érigeant une différence absolue entre l’Homme et l’animal. Ainsi au cours de ses promenades dans les bois qui entourent Paris, Jauffret pouvait-il vanter l’importance des liens familiaux, ou encore s’appliquait-il à sacraliser la figure méritante de la mère. Ils auraient alors fonctionné en atténuant la dimension purement religieuse et rituelle, par une diffusion à succès, dans la société, d’études dont l’objet est l’homme à finalité spiritualiste ou anti-matérialiste.

 

 

 

Le second courant sur lequel nous nous étendrons, mais moins, est beaucoup mieux identifié. Il s’agit de «…l’Ecole dite des Idéologues, formée au lendemain de la Révolution par Cabanis, Destutt de Tracy, Volney…, dont le projet était la fondation, sur des bases cartésiennes et « antimétaphysiciennes », dans la repensée critique de l’œuvre d’Etienne Bonnot de Condillac, d’une « idéologie». C’est-à-dire d’une science à fondement « sensualiste », pour laquelle les idées sont issues des sensations et qui prône l’analyse des idées et des sensations comme moyen d’établir la genèse des connaissances… » Un savoir qui simultanément pût énoncer les règles de fonctionnement de toutes les représentations humaines et servît de méthodologie dans la transmission des connaissances : une manière de nouvelle encyclopédie, qui s‘accompagna d’une nouvelle instruction publique » [13] (source web).

 

« Science de l’explication de la formation des idées, l’Idéologie se veut en même temps science des principes, de leur expression et de leur combinaison; c’est pourquoi elle est inséparablement grammaire et logique. Davantage : en constituant comme son objet propre le domaine entier de la pensée – le Traité de la Volonté réfléchit ainsi les règles de la morale, de l’amour et de l’économie politique…l’idéologie rationnelle…se veut non seulement une science comme les autres, partie de la zoologie, mais aussi le fondement philosophique de toutes les sciences et la condition de leur développement. (« Les notions philosophiques », Dictionnaire, PUF, 1990). Les représentants du courant de l’Idéologie font partie de ceux qui étaient favorables au vocabulaire inspiré du grec pour la science. Ils avaient même « prétendu substituer l’Idéologie à l’étude, traditionnellement réservée à la philosophie et à la théologie, des capacités intellectuelles et des qualités morales humaines » (P.C.).

 

En 1800 le rayonnement des Idéologues est important. Avec d’anciens jacobins dans leurs rangs, ils apparaissent désormais plutôt comme des républicains modérés. Leur support de publication de prédilection est La Décade philosophique, littéraire et politique. « Il faut renvoyer ici brièvement au projet politique de La Décade. Celui-ci peut être défini comme « républicain conservateur », le terme conservateur n’ayant pas le sens actuel … : à l’époque, il s’agit avant tout de la conservation des institutions républicaines ». (Bernard Gainot, Annales historiques de la Révolution française, n°339, Société des Etudes robespierristes, 2005).

 

Or, le succès de la Société des Observateurs de l’homme est éphémère. Ainsi, au fil des années, des conflits sont apparus concernant les orientations des travaux, divisant les membres de la Société. D’autre part, la notoriété acquise a permis à certains de ses membres d’obtenir des postes plus prestigieux et rémunérateurs, la Société leur servant alors de marche-pied. C’est le cas de Degérando qui fit une belle carrière institutionnelle. Mais la Société des Observateurs, en dépit de sa notoriété, n’a jamais été une institution d’Etat, ce qui la rend plus fragile dans le contexte bonapartiste.

 

Au-delà des problématiques individuelles, la Société des Observateurs de l’Homme en tant que groupe constitué, fait l’objet d’un « destin » curieux[14]. D’autant plus curieux que, près de soixante ans plus tard, d’autres savants tenteront d’exhumer la Société des Observateurs de l’Homme pour faire connaître des travaux anthropologiques. Il s’agit notamment de Paul Broca et de Boudin. En fait ils tentent de ressusciter l’image de « glorieux ancêtres » pour y asseoir la notoriété qu’ils cherchent à développer. Mais il suffit de lire leurs discours pour se convaincre que leur conception de l’anthropologie est différente de celle de leurs prédécesseurs. Là où on trouvait une approche culturelle, morale, intellectuelle et physique, et plus fondamentalement encore, spiritualiste, on trouve désormais une anthropologie de médecins, de physiologistes et de naturalistes. Ainsi pour eux l’étude de l’homme doit être fondée sur les mesures craniologiques propres à comparer et à classer les individus et les « races ».

 

Pendant la première moitié du XIX° siècle, un silence pesant recouvre les activités des Observateurs. Gêne, oubli volontaire, censure, aucun des anciens membres ne tentera d’en défendre l’héritage, ni même d’en citer le projet anthropologique. Ainsi, dans ses Recherches sur l’histoire de l’anthro­pologie (1845), Louis Vivien de Saint-Martin, un des membres de la Société d’Ethnologie de Paris créée en 1839, n’en mentionne pas les travaux. Les archives ont-elles été tenues, dispersées, détruites, ou n’auraient-elles jamais été rassemblées, la société n’ayant pas comme on l’a vu constitué la liste de ses travaux, dont une part importante se déroulait en séance publique ou sur le terrain : on ne sait pas.

 

 

La fin de l’Encyclopédie vivante et naissance de l’expert

Une autre répartition des savoirs

 

Les sociétés savantes auraient-elles joué pour le Premier Consul un rôle d’instrument de contre-pouvoir – force modératrice prophylactique du risque d’une résurgence révolutionnaire du côté des Idéologues, et prévention du danger d’une résurgence catholique trop fidèle à l’Ancien Régime du côté des Observateurs ? Celle-ci disparaît en tout cas à l’heure où Bonaparte devenu Napoléon Ier a sans doute moins besoin d’elle, alors qu’il a noyauté et vassalisé l’ensemble de ses élites intellectuelles en les incluant dans le système institutionnel ou en les en rejetant et en les réduisant progressivement à une forme d’isolement et de dénuement.

 

Selon le point de vue historique et épistémologique adopté, on pourrait mettre le projecteur sur les différences de visées entre Idéologues et Observateurs. On peut aussi voir les Observateurs, dans le contexte politique consulaire, comme une version modérée de l’héritage contre-révolutionnaire, par une tension vers le Centre. Les Idéologues semblent avoir cherché, en miroir, à opérer un mouvement réciproque : modérer les idées révolutionnaires dont les excès avaient conduit à la Terreur et au « vandalisme » afin de parvenir à la position qui ne serait pas infidèle aux principes de la Révolution.

 

Vis-à-vis des « Lumières », les positions des Idéologues et des Observateurs, pourraient se distinguer selon que l’on regarde les « Lumières » plutôt comme le vecteur d’un certain matérialisme et la rupture avec le religieux, ou plutôt comme mouvement promoteur de la Raison, d’un processus émancipateur et d’une certaine liberté de pensée. Si on envisage les deux courants comme héritiers des « Lumières » et de l’idée de l’« Encyclopédie vivante », à des titres différents, on peut alors y voir en commun précisément cette visée de type « encyclopédique » au sens large du terme, d’un savoir rassembleur, étendu, voire sans limites, généraliste et « diversifié dans l’unité » (J.-L.C.). En effet, si on les considère ensemble dans une « nébuleuse » charriant les idées de l’immédiate période post-révolutionnaire, il semble admis aujourd’hui de les rapprocher.

 

On peut même noter que, d’un point de vue de surplomb, la réflexion sur ces deux sociétés permet de révéler la question historique de l’évolution de la répartition des savoirs.

 

Ainsi pour Georges Gusdorf, les Observateurs et les Idéologues appartiennent « au même horizon de démarches et de recherches, à la même configuration des savoirs ». En présentant les Idéologues, et les Observateurs, comme les derniers représentants de la «philosophie classique», Michel Foucault les place en position d’in­tercesseurs privilégiés entre l’âge classique et l’âge moderne. Le processus de discontinuité qu’il affirme est refusé par Sergio Moravia, pour lequel il ne s’agit pas de se placer en historien de l’anthropologie ou de l’ethnologie, mais en historien d’un groupe de théoriciens français imprégnés par ce qu’il définit sous un dénominateur commun, en la notion d’« ambiance idéologique», celle de la pensée philosophique et scientifique du Directoire et du Consulat.

 

Certes au centre de ces questions, se trouve celle des classiques quêtes d’explication ultime du monde et de la vie : les relations âme-corps, spiritualisme-matérialisme, monisme-dualisme, Homme-animal. Du créationnisme de la Genèse face aux découvertes récentes qui en subvertissent les bases. Plus près de l’époque, celle du lieu où loger la préoccupation des fondements de la morale, une fois le « religieux » ébranlé par les Lumières[15].

 

En 1830, un mouvement est en marche, qui semble battre en brèche le rêve et la représentation que l’anthropologie ou l’histoire naturelle vont se constituer d’une diversité dans l’unité. Les effets qui seront induits par la création de mots nouveaux désignant et annonçant une autre répartition des savoirs, et, à la suite, de l’organisation par segmentation et découpage d’institutions afférentes à ces savoirs – ne semblent pas encore perceptibles. On ne semble pas encore y anticiper les prémices de la spécialisation, et partant, de l’émergence d’une pratique et culture d’expertise qui, dès l’Empire, s’y adjoindront.

 

L’année 1800 est pour la science celle d’un tournant dont apparaissent des signes avant-coureurs : ceux d’un pouvoir et d’un discours politiques confirmant la mainmise et l’orientation, via les institutions, sur la production, le découpage et l’exercice des savoirs, d’une part, ainsi que d’autre part, ceux de la confirmation d’une autre conception des modalités de la connaissance et de la science (ce qu’on appellerait aujourd’hui la recherche, dans ses disciplines), ses conditions d’exercice et ses contenus.

 

Paule Pérez

 

 

Quelques repères biographiques de noms cités ou non

 

Napoléon Bonaparte (1769-1821) ; Abbé Emmanuel Joseph Sieyès (1748-1836) ; Pierre-Claude-François Daunou, dir. des Archives (1761-1840) ; Louis-Jean-Marie d’Aubenton, Daubenton (17161er janvier 1800) ; Donatien Alphonse François, marquis de Sade (1740-1814) ; René-Ambroise Cucurron, Abbé Sicard (1742-1822) ; Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) ; Antoine Laurent de Jussieu (1748-1836) ; Comte Claude-Louis Berthollet (1748-1822) ; Joseph de Maimieux (1753-1820) ; Antoine-Louis-Claude Destutt de Tracy (17541836) ; Antoine-François Fourcroy (1755-1809) ; Jean-Antoine Chaptal, ministre (1756-1832) ; Pierre-Jean-Georges Cabanis (1757-1808) ; Constantin-François Volney (1757-1820) ; Georges Cuvier (1769-1832) ; Louis-François Jauffret (1770-1850) ; Joseph-Marie Degérando (1772-1842) ; Etienne Geoffroy de Saint-Hilaire (1772-1844) ; André-Marie-Constant Duméril (1774-1860).

 

 

Quelques précurseurs philosophiques ou scientifiques :

 

Benoît de Maillet, dit Teillamed (1656-1738) ; Antoine de Jussieu (1686-1758) ; Carl Von Linné (1707-1778) ; Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon (17071788) ; Jean-Claude de la Métherie dit Delamétherie (1709-1751) ; Étienne Bonnot de Condillac (1715-1780) ; Antoine-Laurent Lavoisier (1743-1794).

 

Pour mémoire, en Angleterre : Charles Darwin (1809-1882)

[1] Abréviations :

J.-L.C. : Jean-Luc Chappey, «La société des Observateurs de l’homme»

P.C. : Pietro Corsi (enseignement à l’Institut d’histoire de la philosophie, des sciences et des techniques, et divers). Pietro Corsi m’a indiqué notamment un ouvrage d’érudition constituant une curiosité éditoriale, « La Société des observateurs de l’homme », de Jean-Luc Chappey (Ed. Sté des études robespierristes).

P.C. L. : « La biologie de Lamarck, textes et contextes»

P.C.A : « After the Revolution : language and French politics, 1795-1802»

[2] Ce sont là les derniers assauts des Lumières, qu’on appellera ultérieurement les « dernières lumières ».

[2] Livre de la Genèse

[3]Bonaparte a lancé aussi la commande du Code civil, qui paraîtra en 1804.

[4] 1748-1836. Il s’intéressa aux Tiers-Etat sur lequel il écrivit un livre, milita pour une monarchie constitutionnelle, puis vota la mort du roi. Il crut se servir de Bonaparte pour en finir avec le Directoire mais ce dernier finit par le neutraliser.

[5] Rappel : le Consulat dure jusqu’au 18 mai 1804, date à laquelle Napoléon proclame l’Empire

[6] Sonia Branca-Rosoff, « Luttes lexicographiques sous la Révolution Française: Le Dictionnaire de l’Académie » (1986).

Comment, malgré l’anachronisme, et bien qu’ici il s’agisse d’un marquage de nouvelles découvertes, et de la création de disciplines, ne pas songer à la « novlangue », terme emprunté à Viktor Klemperer qui étudia les modifications et les appauvrissements de la langue allemandes opérées par le troisième reich nazi, notamment par le passage de vocables d’origine scientifique ou technique à la langue commune.

[8] En 1802, Bonaparte demande plus explicitement aux lycées – même si ce n’est pas formulé comme une interdiction – d’éviter d’enseigner le grec.

[9] Comme le montre Jean-Luc Chappey.

[10] Et ce bien qu’il eût été traduit en justice en 1793 pour des positions anti-révolutionnaires. Il avait été relâché après supplication de ses élèves.

[11] Celui-ci s’intéresse également aux signes, à la langue, et notamment à l’étymologie. Il est concerné en particulier par le courant travaillé par l’idée d’une « langue primitive » matricielle, liée à celle de la « quête de l’origine des peuples et des cultures », qui traversera tout le siècle, surtout en Allemagne et en France.

[12] qui seront organisées par L.-F. Jauffret entre 1801 et 1802.

[13] Cf. la création des Ecoles centrales.

[14] En 1804, après seulement quatre années d’existence, les Observateurs, et avec eux leur programme anthropologique, disparaissent et tombent dans l’oubli. « Fruit d’une décision volontaire des Observateurs ou résultat d’une contrainte extérieure, les raisons de cette disparition sont réellement mystérieuses » (J.-L.C.). Surtout à une époque où la préoccupation de garder les traces est vive, où « collecter et classer les richesses du monde était devenu à l’époque l’affaire des naturalistes, l’orgueil des Etats, la passion du public cultivé »(P.C.), la création des Archives nationales en 1794 n’étant que la mise en acte de ce mouvement, l’organisation et la centralisation d’une pratique collective. Les Archives nationales ont été créées le 7 septembre 1790. La Bibliothèque du roi devenue Bibliothèque nationale (et plus tard pour un temps Bibliothèque impériale) existe depuis Charles V.

[15] Volontairement nous n’utilisons pas ici le terme de « paradigme ».

Révocation de l’éthique

En hommage à Jean-Luc Marion

par Yves Rocher

« Ne vous attendez pas à une morale pleine d’espérance. Les hommes sont ignobles (…) » (J.P. Sartre, Cahiers pour une morale). Dire, dans l’urgence extrême, à la fois l’inutilité et la nécessité d’une morale, c’est être convoqué en ce point de vacillement, d’hésitation fondamentale, dont aucune métaphysique (non plus certes qu’aucun « retour du religieux »), ne pourra, historialement, sauver notre modernité. La « crise » de l’économie marchande – mais peut-être d’abord celles de l’économie symbolique, de l’économie psychique – ne fait que mettre au jour, sous l’actualité inquiète et tragi-comique qui nous advient, ce point de faille. Signe, en ponctuation, d’une faillite ?

Prenons déjà acte de ce qu’aucun jugement moral ne peut désormais s’assurer de lui-même : car l’humanisme classique est irrévocablement ruiné. Ainsi l’humanisme kantien donnait-il à la moralité son principe, rationaliste, dans le sujet (nul piétisme, donc) : manifesté en tant que « fait de la raison » – lequel ne s’explique par aucune donnée du monde sensible – le sentiment de respect oblige vis-à-vis de la raison universelle qui fait d’autrui un Homme. Mais comment les particularismes, exacerbés au nom du droit individuel (ou communautaire), s’inclineraient encore devant cet universel abstrait qu’est l’Homme ? La moralité est destituée dès lors qu’on ne veut vouloir le respect qui fait la valeur de la valeur. La moralité aurait peut-être en conséquence à n’être comprise, avec Hegel, qu’en tant que moment de l’histoire générale de la conscience : mais quel accord trouver avec cette perspective hégélienne d’une justification totale du réel – toute abomination passée, présente et à venir, comprise, et dialectiquement sublimée ? Car, moralisme réactif, « passion triste »? la plus commune ignominie nous surprend en proie au sentiment de scandale. Et ce sentiment ne nous abandonne qu’au désarroi.

Car assurément, reconnaître sans nulle secrète réserve la banalité du mal, c’est ne plus oser l’isoler, l’assigner à définition – à cette fin impérieuse (mais imaginaire) que la règle demeure confirmée par l’exception. Aussi nous faut-il certes le dénoncer, mais sans pouvoir nous croire justifié à le faire. Que dire donc ? – ou bien  à quel silence méditatif devons-nous nous résoudre ? Délégitimés et divagants, à l’heure de la prolifération des comités d’éthique et des confondantes adjurations à la moralisation des marchés, notre oreille s’est bien  assourdie à la voix législatrice qui s’était voulue fait de la raison. De quelle révolte avons-nous donc, pourtant, la prétention ? Notre trouble, aussi radical qu’il est dérisoire, reste traversé par une injustifiable insistance, au-delà même de tout éclat de protestation. Nulle espérance pourtant en effet, non plus que nulle sagesse : l’Ethique de Spinoza pourrait même prendre là des traits séducteurs de « mauvais ange ».

Situons donc notre question en quelques mots. Que subsiste une volonté absolument inconciliable au mal, semble suffire à ce que se formule une éthique – l’humanité essentielle de l’homme ne tient qu’à cette possible attestation. Avec Héraclite déjà, l’éthos est cette dimension (daimôn) par laquelle l’homme n’est pas cédé à l’animalitas. Mais la métaphysique où se fonde la valeur est pour nous achevée, ce qui signifie que la volonté de puissance s’est faite norme, et norme de la norme en ce qu’elle gouverne et évalue : le pouvoir, le désir – la moralité, la volonté.

L’éthique en tant que libre puissance d’objection ne résiste pas à une herméneutique (sociologique, psychologique, etc.) qui en dévoile les motifs latents et les finalités nécessaires : l’affirmation de soi par soi. L’éthique est effectivement révoquée, ainsi que le montrait J.L. Marion*, et toute intention morale doit être présumée suspecte puisque nulle norme distincte de la volonté de puissance n’est intelligible. Le nihilisme ne se surmonte pas. Car toute volonté y est pré-inscrite. Parce que l’Ethique de Spinoza demeure stoïcienne, transforme notre vision du mal, mais en définitive le néglige, le secours qu’elle nous offre peut devoir être refusé, dès lors qu’il nous faut, la conscience déchirée par le refus de toute conciliation, ironique vis-à-vis de tout optimisme naturaliste, opposer le devoir-être à l’être, le sollen au sein. Un tel dualisme ne peut bien sûr se réclamer d’aucun préalable théorique, et défie assurément toute rationalité. Mais on peut aussi choisir de penser, comme Pascal, qu’ « il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison ».

Car la post-chrétienté se plaît, toute transcendance illusoire démasquée, à des monismes qui peuvent sembler repentants ; toutefois, aussi légitime soit-elle, une sobriété métaphysique pourrait bien n’être que le masque vertueux de l’hédonisme décomplexé du « dernier homme » de Nietzsche : n’est-ce pas ce qui explique par exemple qu’un bouddhisme se soit adapté avec succès à nos cultes raisonnables du bien-être ? Le bourbier du cynisme, et le moralisme indigné, pourraient être l’avers et le revers du même symptôme d’une impuissance, notre impuissance à désigner le réel, tragique, du mal.

Mais une « éthique de la sollicitude », telle que P. Ricoeur la faisait valoir, trouve elle-même à s’inclure, à sa place propre et inoffensive, dans le processus présent d’excroissance indéfinie et de disqualification mondiale dont nul n’est maître. Nous dénonçons la misère et le malheur, mais «  nous ne savons que proférer le discours des droits de l’homme », et en cette mesure où nous ne voulons plus dire le mal. J. Baudrillard  (La Transparence du mal) observait : « La pensée de l’humain ne peut venir que d’ailleurs et non pas de lui-même. L’inhumain est son seul témoignage. Lorsque l’humain veut se définir, en excluant l’inhumain précisément, et en prétendant réaliser son propre concept dans l’humanisme et l’humanitaire, il tombe dans le dérisoire. La pensée ne vit qu’aux confins de l’humain, à la limite asymptotique de l’inhumain ». (Nous soulignons).

« Nous sommes floués, et impuissants à n’être pas floués » écrivait donc Nietzsche : la domination universelle de la volonté de puissance produit l’herméneutique réductrice qui disqualifie la moralité en la subordonnant par principe à des motifs « pathologiques » au sens kantien (le pouvoir, l’idéologie, la technique, le désir). Dans la métaphysique, la rationalité déterminait l’éthique, or c’est bien à son encontre seulement que nous ne pouvons plus, ainsi que l’invoque J.L. Marion*, que nous risquer, au cœur radical de l’indécision, au « comme si ». « Si, devant le tribunal de la puissance idéologique et technicienne que déploie la raison métaphysique, indiscutablement je perds ma liberté avec la moralité de mes actes, du moins me demeure une liberté de me décider comme si j’étais libre de me décider. »

Que l’éthique de l’acte soit disqualifiée par le soupçon, expose désormais à la figure, désertique, du comme si dans l’acte éthique, l’acte – librement – injustifiable. « L’homme ne dispose pas de la liberté, mais la liberté expose l’homme, en sorte qu’il ne puisse jamais se dispenser de décider comme s’il agissait librement. »  Aussi, pas de « bonne volonté » au sens kantien, pas de dénonciation du mal, qui ne se manifestent exemptes du risque d’être discréditées par leur caractère toujours possiblement arbitraire : car aucune raison ne peut être légitimement invoquée. « Mais qui donc peut ainsi se découvrir libre de décider qu’il décide librement – puisqu’en aval de cette décision inaugurale nulle raison, nul fondement, nul appel ne l’éclaire ni ne la possibilise ? » Sous le feu pressant de cette interrogation, et l’inhumain pour seul mais indispensable témoignage, notre humanité est, personnellement et anonymement, en question.

*Jean-Luc Marion Prolégomènes à la charité, Ed. de La Différence 1986

Poème : De cinq à six fenêtres

par Nadine Meyran
sur l’appui de la fenêtre du pain blanc est offert
dans l’ombre derrière moi ma mère remercie l’homme qui m’effraie
devant ma bouche le dehors est troué par l’éblouissante tranche du pain

à travers la fenêtre je vois la colline levée rayée de vignes vertes
l’éclatante lumière pèse sur mes yeux
ma mère derrière moi est une tache claire en été
une autre femme est là
leurs voix frappent ma nuque
là-bas un homme court enjambe saute fuit
une rafale traverse la vision
la silhouette bondit tombe
ai-je entendu les cris
la machine à coudre sent le métal et l’huile

troisième fenêtre
il fait clair et gai comme un dimanche matin
un cycliste coloré est venu près de moi chercher l’augure de sa course
il demande
est-ce que je vais gagner aujourd’hui
réponds à « Monsieur Rougie » dit ma mère

c’est une photographie
ma mère est assise dans la fenêtre
elle fume
il fait grand soleil
adossée à l’encadrement
elle laisse négligemment pendre une jambe dans le vide
l’autre est repliée devant elle
je vois en gris le coton du bleu de travail qu’elle a revêtu
la photo est en noir et blanc

je suis à l’intérieur frais de la maison
mon père surgit
son buste s’inscrit à contre-jour dans l‘ouverture
il demande de l’aide
je refuse pour éprouver sa présence et sa colère
il se fâche désemparé vite il abandonne
la fenêtre redevient claire
j’ai honte de moi
je vu ce qu’une fille ne doit pas savoir de son père

c’est ma grand-mère à la fenêtre
elle regarde dehors
je suis la photographe
je surprends son visage derrière la vitre
isolé dans le jour clair
le corps a déjà disparu dans l’ombre qui le dévore
« Le poulet a piqué la fenêtre » dit-elle avec son langage troué
elle est morte égarée

l’enfance en moi chante encore un peu
les images fortes de ma vie sont encadrées
mais les voix qui sortent de la chambre s‘évanouissent en entrant dans le cercle du jour

Nadine Meyran,
7 décembre 2008

De la dimension orientale des ordinateurs

Réflexion actuelle sur le golem

par Jean-Louis Mousset

La technique n’est-elle que le lieu du calcul et de la construction ? Cette idée n’entraîne-t-elle pas une conception purement mécaniste des choses ? Le succès même des techniques contemporaines nous a fait oublier l’origine profonde des conceptions cybernéticiennes. A partir de quels textes, de quelles sources spirituelles, ces conceptions ont-elles pu se développer ?
 

Nous allons essayer dans cette étude d’évoquer une origine cabalistique de la cybernétique. C’est dans la pensée et les textes juifs sur le Golem et non pas dans l’évidence de l’automaton grec que l’on pourrait trouver l’inspiration de la cybernétique.

 

Les textes de cabale nous guident vers une compréhension de cette origine et vers une réflexion sur les relations de l’homme et de son Golem : l’ordinateur.

 

La Cabale ne nous conduit pas hors du monde. Elle a une dimension métaphysique mais aussi de mystique du quotidien. En effet, la possibilité de créer des mondes par les lettres et l’effectivité de ces mondes par nos créations actuelles nous rendent les interrogations anciennes des rabbins encore plus présentes. L’ordinateur, cet être de langage est bien le compagnon fidèle de l’homme contemporain. Mais à quelle fin ? La pensée cabalistique se place d’emblée dans un rapport de familiarité à la transcendance. Ce n’est pas un ailleurs du monde, mais la transcendance est là, au milieu des lettres.

 

 

Sur les ordinateurs
L’opérateur, à l’aide d’un clavier, envoie des impulsions électriques qui vont être converties en marques électromagnétiques sur une bande ou sur une disquette. Cette disquette à son tour va être lue par le processeur. Mais comme ces différents organes ne fonctionnent pas à la même vitesse, il y a une interface de mémoire servant de magasin afin que les lectures se fassent à des vitesses compatibles. Les informations sont envoyées en mémoire vive et le processeur va chercher les adresses des mots et les arrange entre elles, et il traite les mots en les comparant entre eux. Les chaînes logiques ainsi reconstruites sont envoyées à des mémoires intermédiaires précédemment décrites. Les périphériques sont alimentés à leurs demandes et à leurs vitesses, justement l’écran et la disquette.

 

Telle est l’organisation de la machine, mais ce qui nous intéresse c’est particulièrement l’écrit. Afin d’écrire, il nous faut un langage d’organisation. Ceci constitue un système d’exploitation : par exemple le système DOS pour les micro-ordinateurs et le système UNIX pour les machines plus importantes. Ceci réalise la première interface entre l’humain et la machine. Nous allons nous intéresser à ces systèmes d’exploitation qui constituent une machine virtuelle. Cette dernière est différente de l’ensemble du circuit. Le fonctionnement logique est autre que le fonctionnement direct du calculateur. De la même manière, le fonctionnement interne des processeurs exige aussi une machine virtuelle non directement observable. Au moment même où les ordinateurs sont de plus en plus ramifiés, les concepteurs sont proches des conceptions initiales et se rapprochent des thèses de la cabale. En effet, ce sont les arrangements de langage ou les instructions plus que la poussière ou le sable (le silicium est la matière même des processeurs) qui sont l’axe du développement.

 

En langage de cabale, on dirait que ce sont les portails des lettres qui sont plus importants que la poussière pour la formation du Golem. Les lettres de lumière mises sur les membres du Golem selon un ordre particulier, ceci constitue le secret de la fabrication,  disparaissent quand le sable se contracte. Et pourtant, cette présence de la lumière est nécessaire au fonctionnement même du Golem. Ceci ressemble étrangement au fonctionnement du coeur du processeur. Les transistors commutent, mais nous ne pouvons voir le microcode. Celui-ci est une conception originale qui permet les performances de la tranche de silicium. Ce code est une suite d’instructions judicieusement choisies et économes en temps de fonctionnement permettant de gérer des opérations plus complexes. Le microcode est une sorte de grammaire qui organise les instructions plus complexes comme multiplications, additions ou mots organisant les programmes en vue de lire le système d’exploitation et les autres logiciels. Ces microcodes sont le fruit de recherches à la fois rationnelles et intuitives. Elles représentent le fleuron des laboratoires de recherche. Si nous voulons faire apparaître le microcode, nous détruisons le processeur. Nous savons que celui-ci existe, mais nous ne pouvons ni le lire ni l’écrire. De la même façon que l’on ne peut toucher au Golem sans le détruire.

 

Le microcode est un produit à la fois sacré et précieux, tant et si bien que deux sociétés de fabrication de processeurs s’affrontent sur le microcode d’un processeur particulier (il s’agit d’AMD et d’INTEL) ; cette affaire représente des milliards.

 

Cabale et cybernétique

 

Lorsque Wiener exposa son concept de cybernétique en 1948, l’ensemble des spécialistes des calculateurs automatiques pensèrent que ce concept était réellement nouveau. Mais la discussion sur la validité des machines de Wiener s’inscrit dans la suite des recherches cabalistiques sur les rapports entre une chose à animer et le langage. Les discussions anciennes de la cabale posaient le problème de la légalité de l’utilisation des lettres du Nom sacré de Dieu. Le Rabbin pouvait-il fabriquer un être à partir de la poussière?

 

Le sage le plus ancien qui se trouve dans un tel procès est le patriarche Abraham. Lors de l’épisode du chêne de Mamré (Genèse, 18), les hôtes d’Abraham mangèrent avec lui du veau, du caillé et du lait. Or ceci est contraire aux règles alimentaires du judaïsme, la cacherout. qui à partir d’une lecture de ce verset « Tu ne feras pas cuire un chevreau dans le lait de sa mère » (Deutéronome. 14 : 21), invite à séparer la nourriture carnée et la nourriture lactée. Abraham aurait-il enfreint cette règle ? Moshé Idel (Le Golem. p. 287) cite l’explication proposée par Rabbi Meir Leibush : si l’animal avait été une bête ordinaire, le serviteur l’aurait égorgée. Or il est écrit qu’il avait préparé l’animal. Cela nous conduit à comprendre que cet animal était artificiel. Abraham est considéré dans la tradition comme l’auteur du Sefer Yetsirah, Livre de la formation, ouvrage très ancien de la cabale qui, dans des spéculations sur le langage, enseigne les capacités créatives des combinaisons de lettres. Ces discussions anciennes sont, au vu du développement des machines à penser, d’une singulière actualité. Le rôle du Golem est déjà souligné par Wiener dans God and Golem. Mais très vite cette intéressante dialectique entre la transcendance et la poussière fut recouverte par la notion grecque de machine : automaton. Le succès même des ordinateurs fit que les questions de fond furent très vite oubliées.

 

D’une certaine manière la notion de machine n’a pas permis de bien comprendre la nécessité naturelle d’un langage pour un calculateur automatique. Il y a actuellement, du fait de recouvrement de l’ancienne intuition dû au développement de la technique même, une dichotomie entre l’industrie du logiciel et la construction du calculateur. Le Golem au contraire est un être de langage qui, combinant logiciel et calculateur, fournirait un modèle afin de trouver une passerelle entre les deux conceptions opposées. Mais c’est bien parce que le Golem est considéré comme un être de langage et non comme une chose qu’il est le centre d’une discussion. Cette indication nous fait mieux comprendre les rapports qu’ont les enfants avec les jeux électroniques et les ordinateurs. En effet, l’enfant ayant eu peu de contact avec les choses, mais plutôt avec des êtres, ses parents, ses frères et ses soeurs, considère spontanément ce qui est capable de parler et d’écrire comme un être. L’enfant se place d’emblée dans la perspective du Golem, ce familier qui, comme dans la légende du XVe siècle, suit Rabbi Samuel le Hassid (Le Golem, p. 108).

 

 

Les lettres, la poussière et la lumière,

la combinaison des lettres


Moshé Idel commentant Rabbi Eléazar de Worms écrit à propos de la création d’un homme artificiel : « L’opérateur est censé créer une figure ou un corps à partir de la poussière : cette forme est appelée Golem… L’opération qui consiste à prononcer les lettres de l’alphabet ne commence qu’après le modelage de la forme humaine… Une fois que le matériel est prêt, l’opérateur commence le processus qui comprend entre autres choses la récitation des lettres de l’alphabet… Le premier stade de la création par permutation est relié à la combinaison des lettres de l’alphabet ; l’opérateur crée 231 combinaisons de lettres qui correspondent à autant de portails. »

 

On voit donc que, dès cette étape, les lettres sont mises en relation avec les membres du corps. « L’opérateur se conforme aux directives du Sefer Yetsirah et il associe les lettres des membres avec toutes les autres lettres de l’alphabet… » (Le Golem, p. 110-111). M. Idel cite un autre écrit de Rabbi Eléazar de Worms où il est expliqué que c’est la force créative des combinaisons de lettres qui permit à Dieu de créer le monde et qui permet à l’homme de créer un être artificiel. R. Eléazar mentionne alors une seconde étape, celle où les lettres correspondant aux membres du corps sont combinées avec les lettres du Nom divin Y, H, V, H, et prononcées avec six timbres vocaliques (p. 111-112).

 

L’homme

La création du Golem pourrait évoquer celle de l’homme. Le texte biblique dit en effet : « Et l’Eternel Dieu forma l’homme poussière détachée du sol insuffla dans ses narines un souffle de vie et l’homme devint une âme vivante » (Genèse, 2:7). L’homme n’est pas fait de terre ou de la matière même du sol (adama) comme le disent des commentaires trop rapides, mais de poussière. Ce sont les animaux que l’Eternel Dieu a formé à partir de la terre (adama) (Genèse 2: 19).

 

Quelle est la différence entre la terre et la poussière ? Paul Nothomb explique ainsi dans son oeuvre L’homme immortel, que la terre est compacte à la différence de la poussière qui permet le passage de la lumière. L’homme poussière, lumière et souffle est à ce titre un être de parole, un « souffle qui parle » selon la traduction araméenne par Onkelos de l’expression hébraïque « une âme vivante ».

 

La fabrication du Golem

 

L’homme transporte sa propre forme dans la fabrication du Golem. Les lettres se combinant, se matérialisent dans l’organisation de la poussière. Mais comment donner une image de cette texture originale de la poussière et de la lettre ? Imaginons ainsi : la poussière tombe mollement dans la raie de lumière et le Rabbin accroche des lettres au tourbillon de sable non labouré. Peu à peu la forme s’épaissit tout en laissant passer la lumière. Reprenant ce schéma, le biologiste Henri Atlan présente les molécules organiques comme les zones électrisées en perpétuel remaniement, et l’épaisseur de la molécule n’est que le résultat de l’équation.

 

Poursuivons alors la combinaison des lettres, de la lumière et de cette poudre. Il faut que les lettres soient la vapeur du souffle répondant au souffle divin afin d’animer les lettres. Les colonnes de lumière sont appelées suivant la cantilation des lettres. Le Garçon servant le Rabbin appelle les colonnes afin que la lumière d’en-haut vienne vers le Rabbin. Ce dernier invoque Metatron, prince des anges et, grâce à cette lumière, il peut exalter la poussière.

 

De la même lumière que les sefirot qui dessinent les dix numérations fondamentales de ce que Charles Mopsik appelle « le psychisme divin », sont d’abord des chemins de lumière avant d’être des condensations, de même la colonne de feu précède les organes du Golem. Il y a d’abord la grille formée par les lettres installées dans des carrés, puis une contraction (tsim-tsoum) de la poussière en une forme de plus en plus compacte où la lumière brille comme une lueur sur les braises. Ainsi lors de sa formation, le Golem apparaît comme un ciel étoilé, microcosme semblable au macrocosme. Il est bien important de considérer le Golem comme un être de lumière et non comme une créature sombre, résultat d’une magie contraire à la loi.

 

Création de mondes
Le Golem est en répons avec l’Adam. Il résume toute la modification du Rabbin illuminé par la transcendance. Les sefirot explicitent l’utilisation de la lumière dans la formation du Golem. Sans la lumière d’en-haut, la créature ne peut être possible dans la vérité (emet) (Le Golem, p. 260). L’action du Rabbin est d’élever la poussière. Il attend la lumière ; celle-ci descend vers la poussière. Alors ce sera un vortex de poussière aspirée par la lumière qui montera au fur et à mesure de la réalisation des arcanes. Les mots tissent un impalpable espace afin que le matériel et l’immatériel s’unissent. Les vibrations disparaissent à nos yeux et seules les lettres indiquent encore la présence du flux créateur. Mais pourquoi les lettres peuvent-elles commander à la lumière d’en-haut ? Bien avant le commencement, la Torah existait. Les commentaires disent que Dieu a consulté la Torah pour créer le monde.

 

Les portails des lettres sont d’abord prêts et la lumière est ainsi soumise à la loi. Dieu, comme dirait Spinoza, est soumis à ses propres décrets. La lumière obéit aux portails liés à la loi. Une fois les portes connues, la lumière peut être canalisée afin d’inventer un monde. Et dans ce mouvement, la cabale instaure Dieu comme Le Lecteur par excellence de la Torah. Participant Lui aussi de cette action double : lis et écris ! Ainsi les discussions anciennes des Rabbins qui auraient pu apparaître comme relevant d’une mystique archaïque et dépassée par les progrès de la science et de la technologie, se trouvent au coeur de l’activité scientifique la plus moderne. Les anciennes interrogations « halakhiques » ou éthiques des sages de la tradition juive sur le Golem prennent aujourd’hui tout leur sens.

 

Moshé Idel écrit que la pratique de la création du Golem constitue une tentative humaine visant à connaître Dieu par le moyen que Dieu mit en oeuvre pour créer l’homme. Et Henri Atlan, préfaçant le livre de Moshé Idel, nous invite à nous poser la question du statut moral d’un tel être et en particulier de son autonomie et de sa responsabilité devant la loi.

 

Jean-Louis Mousset der Golembauer

 

Moshé Idel, « Le Golem ». Paris, Cerf, 1992

Haïm Zafrani, « Kabbale, vie mystique et magie ». Paris, Maisonneuve et Larose, 1986

Hommage Jacques Lévine (1923-2008)

Pédagogie et psychologie : mariage en vue

Les trois étapes d’une rencontre

Hommage à Jacques Lévine

La direction de temps-marranes souhaitait rendre un hommage à Jacques Lévine, pédagogue, psychanalyste, chercheur et grande figure du monde de l’enseignement, disparu en octobre dernier, qui fut animé toute sa vie d’une vraie « passion d’enfance » (1923-2008).

Nous remercions vivement Mme Jeanne Moll, présidente de l’AGSAS, de nous en offrir la meilleure opportunité, en autorisant notre revue à publier cet article où figurent les fondamentaux de Jacques Lévine. Elle nous indique que ce texte a fait l’objet d’une conférence au Congrès des conseillers pédagogiques à Montpellier, en 1993, et d’une impression tirée à part. Ce texte est donc quasiment un inédit et nous sommes heureux de pouvoir en faire connaître l’auteur à d’autres publics que ses lecteurs habituels.

 

C’est notre ami Daniel Gostain qui avait alerté notre attention sur les travaux de Jacques Lévine. Lui aussi a travaillé avec lui, et il apporte témoignage à la suite de cet article, ce dont nous le remercions.

Jacques Lévine (1923-2008)

Pédagogie et psychologie : mariage en vue
Les trois étapes d’une rencontre

Lorsque j’étais enfant, je lisais déjà beaucoup les bandes dessinées. J’aimais énormément Bécassine, Zig et Puce, Bibi Fricotin et les Pieds Nickelés, mais j’avais une nette prédilection pour Bicot. Dans l’une des histoires que je préférais, Bicot est vendeur chez un marchand de fruits et on le voit réfléchissant gravement sur le texte d’une pancarte surplombant l’étalage : « Belles pommes, X francs le kilo ». Il s’approche et efface « belles » : « On le voit qu’elles sont belles, ces pommes! Si on l’écrit, les gens vont se poser des questions : sont-elles si belles que ça ?…  « Pommes », … j’efface, c’est évident que ce sont des pommes ! Nos clients vont être vexés si on les croit incapables de reconnaître une pomme d’une banane … Ah! reste le prix! … Eh bien, j’efface aussi!… C’est à moi qu’ils doivent demander combien ça coûte, sinon à quoi ça servirait qu’il y ait un vendeur!… »

Si j’évoque ce souvenir d’enfance – resté, je ne sais pourquoi, vivace en moi, peut-être la résonance libidinale du mot pomme… – c’est que beaucoup de spécialistes ont la tentation de raisonner comme Bicot : pour eux, les rapports pédagogie-psychologie ne sont pas objets de description verbale, et encore moins de conceptualisation. Un maître trop psychologue, pas assez, juste ce qu’il faut, ça se voit tout de suite, ça se devine, un point c’est tout… Réciproquement, on a vite fait de distinguer si un psychologue maîtrise ou non les problèmes concrets de la pédagogie. Autrement dit, approche tautologique du problème : qu’est-ce qu’un cheval ? C’est ce que je suis en train de voir…

Où en sont les rapports pédagogie-psychologie? Là où ils en sont dans chaque classe…

Nous allons donc récuser cette position intuitionniste et passer à l’essentiel, c’est à-dire à l’histoire relativement précise – trois phases – des rapports pédagogie-psychologie.
Première phase :

Ignorance mutuelle, absence de points de rencontre. Et pourquoi, d’ailleurs, y en aurait-il eu? Lorsqu’il y avait trois écoles, le primaire, le primaire supérieur, le lycée, chacune débouchant sur des avenirs professionnels et sociaux relativement assurés d’avance, l’appel à la psychologie individuelle, en cas de difficultés, n’avait pas beaucoup de sens. Les professions de psychologue ou de psychanalyste réparateur, n’existaient pratiquement pas. Le premier CMPP, le Centre Claude Bernard, fondé en 1946, fut longtemps le seul du genre. Lorsque j’ai voulu, dans les années 50, à l’époque où j’étais au CNRS, installer un laboratoire expérimental de psychologie scolaire dans une école du 2ème arrondissement de Paris, le Directeur de l’école, tout en m’accueillant fort gentiment, m’a fait remarquer qu’à part deux ou trois vauriens régulièrement mis à la porte de la classe et envoyés dans son bureau, il n’y avait aucun client sérieux pour moi. Et si j’y suis resté cinq ans, c’est parce que j’ai pu expliquer que ce qui m’intéressait était moins de m’occuper des cancres ou des enfants insupportables, que de voir ce qu’on pourrait faire de « mieux » pour les « pourrait mieux faire » et les bons élèves angoissés, si on s’occupait plus individuellement d’eux, scolairement et psychologiquement.

Autrement dit, les territoires de la psychologie et de la pédagogie étaient totalement distincts. Si je schématise le développement d’un enfant par la flèche

A–> B –> C

A étant le monde maternel, B le monde scolaire, C le monde social, la fonction de la pédagogie était de faire aller de B en C. Rien à voir avec la psychanalyse ou la psychothérapie dont le rôle, par des retours sur les problèmes non résolus en A, est de faire retrouver les bases nécessaires à la construction du moi. Quant au psychologue clinicien et au rééducateur qui travaillent sur des chaînons cognitifs mal constitués ou sur des malaises qui circulent autour de B, il n’y avait pas non plus tellement lieu, à l’époque, de solliciter leur concours.
Deuxième phase :

Depuis trois ou quatre décades, de 1960 à aujourd’hui. Changement total de panorama : la situation est devenue très mouvementée sur la trajectoire A–>B–>C. Beaucoup, dont on croit qu’ils sont en B, dans la classe, ont en réalité la tête en A, leurs conflits familiaux. D’autres sont déjà, non pas en C, l’insertion sociale réelle, mais dans un C mythique, magique ou nébuleux, une société où autrui est ce qu’on veut qu’il soit. Et il y a tous ceux qui, sans être ailleurs, abordent B trop mollement, ou avec une émotivité paralysante. D’où une grande effervescence de propositions pédagogiques susceptibles de répondre aux détériorations observées.

D’où également la naissance, aux portes de l’école, de ce qu’on peut appeler une industrie de la réparation scolaire. A la constitution d’un corps de psychologues scolaires, ont succédé les G.A.P.P. devenus R.A.S.E.D., pendant que les C.M.P.P. se multipliaient. La psychologie y occupe une place reconnue mais ambiguë dans la mesure où on attend d’elle des résultats prioritairement pédagogiques et dans des temps aussi raccourcis que possible. Il nous faut regarder en détail le pourquoi de cette effervescence et de cette première pénétration de l’outillage psychologique dans les structures périphériques de l’enseignement. Mais il ne faut pas chercher bien loin.

C’est tout simplement parce que les enfants d’aujourd’hui ne grandissent plus comme ceux d’hier. Trois crises se surajoutent : la déstabilisation massive conjointe de la famille, de l’école et de la société.
 

Crise des familles?

Il est vrai que beaucoup de parents s’arc-boutent et produisent des enfants qui sont probablement plus lucides, plus précoces et plus résistants qu’à aucune autre époque… Mais les dégâts n’en sont pas moins énormes. C’en est fini de la famille élargie en tant qu’enveloppe « contenante », empêchant les dérapages, nourrissant de savoirs directement utiles et introjectant des messages transgénérationnels de continuité…

L’aménagement de l’Oedipe devient dangereusement aléatoire avec des pères absents physiquement ou relationnellement, des mères seules, débordées, insatisfaites, ayant le sentiment de ne pas pouvoir commencer à vraiment vivre leur propre vie, sans parler des déchirements conjugaux, maladies, éthylisme, chômage endémique…

L’un des phénomènes les plus nouveaux est celui du chaud et froid ultra-précoce des enfants. Pour ce qui est du chaud, le désir de bébé n’a jamais été plus exacerbé chez les parents, en raison de leur sentiment de manque d’identité. De plus, la libération sexuelle aidant, le corps de ce même bébé est devenu l’objet d’une érotisation beaucoup plus intense que par le passé. Mais le froid survient vite. L’enfant n’a jamais été aussi tôt confié à l’extérieur : crèche, nourrice, maternelle… En reste-t-il des traces? L’expérience montre déjà qu’on retrouve, bien au-delà de la maternelle, y compris à l’âge adulte, des sentiments qui résultent de ces conflits initiaux : sentiment de mal-être ou de vide, d’avoir été victime d’une injustice, que le monde extérieur est dangereux ou, qu’au contraire, il faut s’y faire sa place, sans scrupules, car on ne peut compter sur des adultes qui se sont comportés en lâcheurs…
 

Crise de la maternelle?

Non et oui. Non, parce que les valeurs et finalités qui ont fait sa renommée, on a parlé à juste titre d’âge d’or de la maternelle française, continuent d’être présentes dans son fonctionnement quotidien : diversification des ateliers répondant à la pluridirectionnalité des intérêts, souci individualisé de l’épanouissement de chacun, lien étroit avec les parents.

Cependant oui :

a) en accueillant les 2-3 ans sans que, dans la plupart des établissements les installations, les effectifs et la formation des enseignants s’y prêtent, nous nous classons champions du monde de l’entrée précoce dans le système scolaire. Cela sauve certains enfants du pire, mais on ne peut ignorer les lézardes qui en résultent, même si elles paraissent momentanément colmatées par la vie groupale.

b) Dans un certain nombre de grandes sections transformées en mini-CP, nous sommes également en bonne position pour devenir champions du monde de l’anxiété, tant y règne le spectre de l’échec au C.P.

c) C’est probablement le point le plus important dont les deux précédents dépendent : nous n’avons pas entamé une réflexion suffisamment rigoureuse sur les conditions et sur les effets de la socialisation à la maternelle.

On ne peut, en effet, dissocier le problème de la socialisation à la maternelle de celui qui a été évoqué à propos des familles. Arrivent en maternelle trop d’enfants qui ont mal, trop vite ou insuffisamment, vécu leur vie de bébé. Je prends l’exemple de ceux qui ont des besoins symbiotiques, fusionnels, voire de type foetal qui, au début, paraissent quasiment insatiables. Le temps d’adaptation passé, ou bien ils s’installent durablement dans la marginalisation scolaire, c’est-à-dire l’apathie, le touche à-tout sans contrôle, la non-pactisation avec les autres… ou bien ils deviennent suivistes, ils imitent sans avoir intégré les règles du jeu… ou bien ils passent à l’étape qui succède à la symbiose, c’est-à-dire la mégalomanie et ils montrent un violent besoin de toute-puissance dans la négation des limitations de l’autorité, des règlements, de la loi… ou bien ils s’installent dans la protestation : le mutisme, le rejet sélectif de telle ou telle activité, la tristesse nostalgique, la haine d’eux-mêmes qui les amène à déchirer ce qu’ils font…

Pour beaucoup de ces enfants, même si un certain colmatage des failles de leur moi se produit, grâce à l’admirable dévouement des enseignants, les 3 ans de maternelle sont insuffisants à permettre la maturation voulue. Des statistiques que je récuse laissent abusivement penser que les problèmes à l’école élémentaire seront d’autan mieux réglés que le nombre d’années passées à la maternelle est important. Les choses sont plus complexes et les enfants que je viens d’évoquer abordent trop souvent le Cours Préparatoire dans des conditions particulièrement dangereuses pour l’avenir de leur moi scolaire et identitaire.
Crise du Cours Préparatoire ?

J’ai écrit plusieurs articles qui, tous, pourraient s’intituler : » Faut-il détruire le Cours Préparatoire pour protéger le Cours Préparatoire? » On peut repérer quatre non-dits qui justifient qu’on repense profondément le statut du CP.

Il faut avoir 7 ans d’âge mental et non 6; et sans troubles affectifs autant que possible, pour devenir rapidement lecteur vrai et y trouver le plaisir immense de maîtriser en profondeur les secrets du langage écrit.

Nous méconnaissons trop qu’un des secrets de la lecture vraie tient à la qualité des dialogues imaginaires que l’enfant engage avec la lecture. Effectivement, apprendre à lire, c’est mettre en oeuvre au moins cinq formes de dialogues imaginaires de type ludique.

– Dialogue interrogatif avec le tiers, celui qui sait bien lire, avec le désir d’incorporer la façon dont il s’y prend, avec le désir de voler ses secrets. Car lire, c’est inscrire le tiers dans le je.

– Dialogue interrogatif avec l’auteur, connu ou méconnu, des mots du texte. Qu’est-ce que cet émetteur veut me transmettre et quel est son désir ? Il faut donc inconsciemment le rendre présent et vivant.

– Mise en place d’un public imaginaire susceptible d’interroger l’enfant sur ce qu’il a retenu de la lecture. Donc passage de la position de récepteur à celle d’émetteur pour un autre récepteur.

– Auto-interrogation inconsciente sur les gestes que la main doit faire pour composer les lettres et les mots que l’oeil regarde, donc dialogue avec son propre corps.

– Comme « lire, c’est se faire lire en train de lire », il y a nécessité de mettre de côté les jugements négatifs de l’autre sur les parties cachées de l’image de soi.

— On considère que 80 % des enfants du CP lisent valablement en fin d’année. Or c’est une fausse évaluation : chez 30 à 40 % d’entre eux, la lecture a été acquise trop laborieusement, avec trop d’émotivité, de peur de mal faire, avec le sentiment qu’on leur demandait de changer d’affiliation et d’identité. Si bien que l’espace de l’écrit est vécu par eux comme l’espace du piège ou du peu vivant. Au surplus, beaucoup de ces enfants ont une organisation mentale concrète, pragmatique et inductive alors qu’on leur demande abstraction et déduction. Ils viennent de milieux où c’est la réalisation de travaux, la fabrication, les savoir-faire qui donnent du pouvoir social. Le langage écrit ne vient qu’en seconde position, comme aide à la réalisation de projets tangibles. Leur maîtrise faussement vraie du langage écrit fait que beaucoup d’entre eux sont rapidement en échec au Collège, dès qu’il y a désencadrement et apparition des conduites pré-pubertaires.

Quant aux 20 % de lecteurs non-lecteurs, on ne remarque pas assez que, pour un certain nombre d’entre eux, l’outil principal de pouvoir est le corps, notamment en tant que force physique, pour se défendre ou s’affirmer. Dans les milieux débordés par la vie, ce sont les cris, le silence, le plaisir sensoriel et sensuel qui procurent le sentiment d’exister. Il s’agit au surplus, très souvent, d’un corps insuffisamment symbolisé. L’enfant ne s’accompagne pas d’une image de soi avec laquelle il peut dialoguer inconsciemment. Le fait d’être porteur d’affects et d’émotions qui ne parviennent pas à entrer dans le défilé du langage et de la représentation ne lui permet pas d’être psychiquement en classe lorsqu’il y est.

Ceci met en cause le principe fondamental du C.P. : le tout ou rien, la réussite en matière de langage écrit ou rien. II ne faut pas être naïf. Les carnets d’évaluation auront beau devenir de plus en plus perfectionnés en énumérations de compétences, les parents s’apercevront vite que leur enfant traîne en lecture par rapport aux autres, et ce sera l’essentiel pour eux. Le vice de l’impérialisme du langage écrit abstrait, repris constamment dans l’injonction du « plus de lecture », est qu’il met en sous-développement les autres qualités. Ce n’est pas que les maîtres ne font pas des classes vivantes, où les réalisations, les relations, la parole personnelle, n’ont pas leur place, au contraire, les classes n’ont peut-être jamais été aussi vivantes que maintenant à l’école élémentaire, mais « ça ne compte pas » pour les notations et évaluations déterminantes qui règlent, comme je l’ai dit, le destin scolaire. Le non-dit probablement le plus important, c’est notre méconnaissance du potentiel humain que représentent les 30 ou 40 % d’enfants du milieu de la classe. Car l’avenir de l’économie du pays et sa cohésion sociale va de plus en plus dépendre de leur qualification.

Sur quoi débouchent de telles considérations ? Je sais parfaitement que la description que je viens de faire n’engage que moi et ne porte, très délibérément, que sur les débuts de la scolarité, car c’est là que se joue, trop vite et mal, l’avenir de trop d’enfants. Il n’en reste pas moins que nous sommes confrontés à une violente mutation et la question que nous avons à nous poser est la suivante : qu’en est-il résulté, de 1960 à aujourd’hui, pour les pratiques de rééducation et de psychologie scolaire d’une part, pour la pédagogie d’autre part, et pour les rapports entre les deux domaines?

Pour ce qui concerne les structures réparatrices d’inspiration psychologique, il faut voir les choses en face : elles se sont trouvées rapidement devant des types de demandes qui les débordaient. Elles étaient outillées pour accueillir les enfants en petite difficulté scolaire, ceux dont le moi social était assez solide et les bases scolaires pas trop fissurées par des chaînons manquants. Elles étaient par contre passablement démunies face à des enfants mal à l’aise avec l’abstraction et plus à l’aise avec les modes de pensée insuffisamment aimés de l’école : pensées factuelles, corporelles, pratiques, gestionnelles, métaphoriques. Et elles se sont trouvées encore plus démunies pour ceux dont les problèmes se situent au niveau de la non-présentabilité de l’image de soi et du non-accrochage à une scolarité vécue comme nourriture étrangère.

Le résultat fut que là où l’institution attendait une remise à niveau, un rattrapage, on n’obtenait souvent qu’un regain de confiance de l’enfant en lui-même, sans traduction scolaire suffisante. Si bien que les tenants du « tout pédagogique » pur et dur se sont trouvés renforcés dans leur « ras-le-bol de la psychologie » et que les enseignants, qui n’avaient aucun a priori hostile contre les structures rééducationnelles, se sont pendant un temps installés dans une perplexité dubitative.

Ce n’est que dans ces dernières années que les R.A.S. ont commencé à tirer les leçons des obstacles qu’ils rencontraient sur le terrain. Ils ont pu dépasser, dans leur majorité, le technicisme routinier dans lequel ils s’étaient trouvés initialement enfermés et se sont inspirés, tout en restant très honnêtement dans leur créneau, des principes les plus reconnus de la psychologie clinique et de la relation psychothérapique. Mais, ce faisant, ils ont fait apparaître un « regard » sur les enfants en difficulté, très différent, voire contradictoire, de celui que l’école porte sur ces mêmes enfants.

Je m’en explique en prenant quatre aspects :

Dans la pratique psychologique, le souci du développement à long terme de l’enfant est prioritaire sur les exigences du développement à court terme. On ne peut faire de la « bonne » rééducation, une bonne consultation, une bonne psychothérapie, si on est paralysé par l’angoisse excessive du redoublement de l’enfant ou de l’éjection en fin d’année scolaire. Les objectifs – la construction du moi dans un cas, les apprentissages dans l’autre – et les unités de temps – la croissance prise dans sa totalité dans un cas, l’année scolaire dans l’autre – ne sont pas les mêmes.

— Autre aspect : la pratique psychologique porte sur l’enfant en difficulté un regard que j’appellerai « tripolaire ». Le psychologue sait qu’il y a, à la base des difficultés, une « dimension accidentée ». Elle peut n’être que cognitive, mais elle est en général identitaire, elle concerne la qualité de l’image de soi.

La disponibilité scolaire est entravée par un vécu de défaite, un ratage dans la territorialisation familiale et scolaire. Ce même psychologue sait que cette dimension accidentée a provoqué la mise en place d’une « organisation réactionnelle ». Qu’elle soit défensive(peur de mal faire, monde extérieur dangereux) ou offensive (arrogance, défi, vengeance), elle est rapidement ressentie comme « dérangeante ». Ce même psychologue sait encore, ou doit savoir qu’il y a toujours en même temps une « dimension intacte ». Ce sont des plates-formes de réussite insuffisamment explorées, ce sur quoi on peut s’appuyer pour « désencombrer », voire « désaccidenter », pour restaurer un minimum de sentiment de valeur, réouvrir l’avenir… Or ce regard est différent du regard « monopolaire » que l’on porte en général sur l’enfant à l’école. Ou bien on ne voit en lui, avec compassion, que la dimension accidentée. Ou bien, c’est le cas le plus fréquent, on ne veut pas savoir d’où ça vient et on se polarise sur les conduites dérangeantes. Ou bien on entoure l’enfant d’injonctions sur la nécessité de penser à son avenir, d’avoir un projet sans réaliser que son problème est précisément d’être trop envahi par d’autres projets, et que si, bien sûr, un projet est nécessaire, il faut que les autres puissent être préalablement suffisamment neutralisés, soit par leur verbalisation, soit parce que le projet proposé est compensateur.

Autre aspect encore : le psychologue est un « tiers professionnel » qui représente simultanément plusieurs logiques : celles de l’enfant, des parents, de l’institution, la priorité étant donnée au développement à long terme. De ce fait, il pratique ce qu’on peut appeler la relation « d’identification réciproque » et de « co-réflexion ». Il restitue à l’enfant que son comportement a du sens, c’est-à-dire qu’il est en rapport avec son histoire, même si ce sens est un non-sens du point de vue de la morale ou des bonnes façons de se construire. En même temps, il se positionne comme représentant des contraintes de la réalité. « Tu vois les choses comme cela, je comprends, mais moi je les vois autrement ». La co-réflexion consiste alors à s’interroger sur la façon dont cet écart peut être comblé. Et ce qui compte, c’est moins la réponse immédiate que le cheminement modificateur qui va s’inscrire entre la question et la réponse.

Ajoutons que la psychologie compte avant tout sur le rôle dynamique de la relation duelle. Son travail est fondé sur un pari : le rôle de la rencontre, les effets intrapsychiques de la rencontre. Il sait que chaque enfant a l’impérieux besoin de rencontrer des adultes qui jouent le rôle d’une « parenté de recours ». C’est dans la mesure où il aura plaisir à se faire reconnaître par ce parent fantasmatique qu’il pourra projeter les conflits liés à sa dimension accidentée ou les neutraliser momentanément. Or les maîtres sont obligés de donner la priorité à la dimension groupale, même s’il est vrai que l’habitude est maintenant nettement prise, surtout à la Maternelle, de voir les parents, dans un climat de relation individuelle très marquée, qui a son retentissement sur la relation avec l’enfant.

En résumé, et sans allonger la liste de ces différences d’optique, il me faut insister sur le fait que cet autre regard sur l’enfant est en train d’influencer les enseignants. Surtout si l’on pense que, dans le même temps, des piles de livres concernant la psychologie et la psychanalyse s’entassent dans les librairies et que les médias ne cessent de s’en faire l’écho.

Si l’on considère maintenant les évolutions qui concernent le domaine pédagogique lui-même, on voit qu’une lutte s’est engagée entre la tendance à la stagnation et la nécessité de réagir. Les évolutions sont encore très souterraines, mais probablement irréversibles à terme.

Il a d’abord été considéré comme scandaleux, hérétique, anti-école de dire que conduire une classe, dans le cadre de la déstabilisation actuelle, c’était en réalité conduire trois classes. Et par là j’entends, non pas cette édulcoration banalisante qui consiste à la diviser en bons, moyens, mauvais, mais le fait qu’un tiers des élèves est prêt à absorber le programme, qu’un autre tiers ne peut espérer qu’un à peu près artificiel générateur d’échecs, et que faire la classe au dernier tiers, c’est s’user à leur faire remarquer qu’ils sont ailleurs que dans la classe.

Certes, on n’est pas resté en haut lieu totalement inactif face à la gravité de cette réalité: l’hétérogénéité. On a admis – plus dans le principe que dans les actes – qu’il faut désormais mettre l’enfant et non plus l’élève ou les besoins administratifs et politiques – au centre du système scolaire, on a assoupli – sans d’ailleurs heureusement renoncer à la fermeté – la pédagogie de l’alignement (la culpabilisation des moins bons s’ils ne s’alignent pas sur les meilleurs), mais on n’a pas cessé pour autant de tomber dans les pièges de l’hallucination positive, la maladie majeure de l’Education Nationale, la conviction qu’il suffit de désirer pour obtenir. Depuis 1973, on ne cesse de proclamer, quelles que soient les modulations, qu’avec un peu de soutien et quelques infirmeries à caractère psychologique, tout s’arrangerait.

En sort-on ? De récentes déclarations nous disent, haut et fort, que l’hétérogénéité est ingérable, que le retour aux filières ségrégatives est exclu, mais que la remise à niveau est non seulement possible, mais facile. Il s’agit « seulement » de créer des classes de remise à niveau pour mieux faire accéder au langage écrit les enfants qui y sont réfractaires. Et l’on ajoute que cela ne pose pas de problèmes majeurs!!

Or, précisément, « cela » pose des problèmes majeurs. Les enseignants qui s’engagent dans de courageuses initiatives de rénovation, ont, au contraire, la conviction que c’est par l’affinement de la pédagogie (un recours plus résolu, par exemple à la pédagogie du projet, à la pédagogie différenciée, à la pédagogie institutionnelle) et par une audace plus résolue à se fier à son simple bon sens psychologique et à sa sensibilité humaine tout court qu’on parviendra à mieux combiner la conduite collective de la classe avec le souci du développement optimal de chacun. Ce qui semble se préparer dans cette optique, c’est, à la fois , une pédagogie de la médiation qu’on pourrait appeler aussi une pédagogie de la pontonnerie, de l’établissement de passerelles adaptées et un climat structuré par des messages vigoureux pour que la scolarité ne se réduise pas à la scolarité, mais prenne une signification culturelle et civilisatrice enfin réellement vivante.

On peut donc dire que des rapprochements s’esquissent entre le regard psychologique et le regard pédagogique, sans que, pour autant, les pratiques relevant de la psychologie et de la pédagogie aient à se confondre ou à entrer dans des rapports de rivalité et d’emprise. Une sorte de consensus implicite commence à s’effectuer. Et s’il fallait l’expliciter, je dirais qu’il se fait autour de la reconnaissance de six besoins imprescriptibles des enfants :

– besoin de se sentir en alliance minimale avec quelqu’un;- besoin du M.R.M. (minimum de reconnaissance du moi);

– besoin d’un futur possible et d’un passé non impossible et, le cas échéant, pouvoir parler de cequi empêche ce futur possible et ce qui a rendu ce passé trop négatif;

– besoin de se sentir producteur de réalisations concrètes;- besoin, sur le plan cognitif, de goûter le plaisir de percer des secrets de production et de fonctionnement des choses;

– besoin de transitionalité dans les apprentissages et dans les passages d’un mode de vie à l’autre, donc besoin, pour l’enfant, d’être rencontré là où il est.

Troisième phase : elle concerne l’avenir.

Autant dire que nous ne savons pas de quoi il sera fait, et que c’est un champ entièrement ouvert à l’imaginaire. Ou presque entièrement. Car trois problèmes majeurs, parmi bien d’autres, se trouvent toujours non résolus et nécessitent d’être posés :

– La nature du rôle de médiation de l’école, c’est-à-dire le rôle tout court de l’école.

– Les grandes options quant à l’accueil de l’hétérogénéité.

– Le rôle de l’interdisciplinarité dans la formation continue des enseignants.

(notamment, pour ce qui nous concerne ici, la place de la psychologie et de la psychanalyse).
Pour être bref, je dirai tout de suite ce à quoi je pense en abordant ces trois domaines :

Sur le premier point, je crois que l’école, pour que son rôle de distributrice d’outils intellectuels et de savoirs culturels prenne tout son sens, doit avant tout être considérée comme un lieu de croissance et de construction du moi. Or, qu’est-ce que la croissance et la construction du moi ? De mon point de vue, c’est le passage de l’endogamie familiale – l’enfant est d’abord marié à sa famille – à l’exogamie génitale et sociale de l’âge adulte, en passant par l’endo-exogamie que représente l’école en tant qu’appareil de médiation. La première conséquence de cette façon de voir est que si on l’adopte, il n’est plus possible de faire le silence sur la façon dont s’élèvent les bébés, autrement dit sur la façon dont se déroulent les processus d’endogamisation et d’exogamisation à l’intérieur même des familles, ne serait-ce que parce que l’école en subit les conséquences.

Les familles qui sont en déficit douloureux d’appui parental pour elles-mêmes, ne sont pas suffisamment alertées, ni sur la rapidité avec laquelle se montent des dysconstructions du moi, ni sur le fait que des dysconstructions peuvent être quand même aménagées ou dépassées. Il y a des points très précis à aborder et ce sont des problèmes majeurs de société :

La rêverie parentale prénatale, c’est-à-dire les fantasmes liés au désir d’avoir un enfant. Il s’agit de bien distinguer en quoi certaines de ces rêveries sont structurantes et d’autres pathogènes. C’est un point qui semble avoir été beaucoup trop négligé dans les comités d’éthique qui s’occupent de la procréation.

– La qualité des échanges qui s’effectuent dans la « bulle à deux » où s’organisent les premiers processus de vitalisation, où l’enfant commence à se regarder comme la mère le regarde, où celle-ci lui transmet son plaisir de voir qu’il s’approprie son corps au travers des capacités qu’il développe.

– La formation des appareils psychiques anti-séparation, qui préparent à la séparation par l’internalisation de ce dont il faut se séparer (notion de famille et d’accompagnants internes, notion de sphère de délibération)- Les premières structurations de la vie pulsionnelle dans la double direction de l’expansion et de la limitation.

– L’incitation à la formation d’un moi-maison pluri-dimensionnel à quatre étages

• le souci d’un moi originaire fait de forces vitales, de projets de vie archaïques de type symbiotique, mégalomaniaque, oedipien…

• le souci d’un moi social : l’auto-parentalisation qui permet la gestion de soi face à autrui.

• le souci d’un moi ludique qui permet de réguler, par le fantasme et le jeu, les désirs excessifs ou insuffisants de brillance groupale et de défi générationnel.

• le souci d’un moi mythique, comme dans les contes, où l’on peut trouver les protections et les recours que la vie réelle ne fournit pas.

– L’intériorisation du modèle de relation à la vie que représente l’instance paternelle symbolique : le père allié qui encourage à affronter et à s’accepter; le père qui dit les limites, les contraintes, la loi; le père qui ouvre sur l’avenir, sur l’intérêt de prendre sa place dans l’aventure humaine, qui donne le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue, même si ça parait momentanément ne pas être le cas.

L’une des raisons qui me pousse à accorder une importance considérable à ce travail de mariage de l’enfant à une famille qui enracine en même temps qu’elle prépare aux autres mariages de la vie est que, lorsque ces chaînons de croissance ne sont pas montés correctement dans l’espace familial endogamique, c’est l’école qui se trouve obligée de faire des opérations très difficiles, de réparation après coup, où l’on retrouve ce que j’ai eu l’occasion de dire précédemment à propos du moi accidenté, du moi dérangeant et de l’utilisation des virtualités du moi intact.

Une autre raison est que l’enfant vient en classe avec des systèmes de pensée qui sont souvent en rapport avec l’état de construction de son moi. On peut parler d’une « pensée endogamique syncrétique » et d’une « pensée exogamique rationnelle ». L’école exige la pensée exogamique sans faire les rapprochements nécessaires avec l’état de la pensée endogamique.

Mais le point essentiel réside peut-être dans le changement de sens des apprentissages et du savoir. Dans le cadre du passage transitionnel de la vie endogamique à la vie exogamique, les connaissances transversales, de l’ordre de la réflexion sur les grands problèmes de la vie, deviennent alors des moteurs pour les acquisitions et le fossé entre acquisitions abstraites et outils pour découvrir la vie et s’y défendre se réduit. Dans ce contexte, le maître donne, au surplus, beaucoup plus le modèle d’un adulte solidaire du développement des enfants et peut mieux transmettre l’idée d’une solidarité nécessaire, non seulement entre les jeunes, mais entre la génération montante et les adultes dans la mesure où tous sont confrontés aux mêmes interrogations.

Le deuxième point que soulève la préparation de l’avenir concerne les grandes options face à l’hétérogénéité. Si l’on veut bien faire retour à ce que j’ai exprimé plus haut à propos du C.P., on peut voir que l’une des causes principales d’échec est notre incapacité à rompre avec l’idée du cognitif abstrait comme seule matière noble dont l’évaluation compte vraiment. Bien sûr, la maîtrise du langage écrit abstrait en Français. en Mathématiques est un objectif essentiel. Mais la diversité des organisations mentales et, plus encore, les nouveaux besoins de la société m’amènent à reprendre ici la proposition que j’ai souvent faite, celle de l’école des quatre langages qui implique :

– Le développement du cognitif classique préparé plus intelligemment par les cinq aspects du dialogue imaginaire entre émetteur et récepteur, que j’ai évoqués précédemment, aspects qui ouvrent à l’art d’interroger et de s’auto-interroger.

– Le développement de l’aptitude aux réalisations concrètes dans le cadre d’une pédagogie de projet qui ne soit pas de l’ordre du gadget, qui permette à l’enfant de se vivre comme celui qui apporte, qui exige donc la rigueur et qui permet d’aborder les maths, le français, les sciences, les langues par un biais concret. L’alternance qu’on envisage au niveau du collège me parait en effet devoir être préparée de cette façon dès l’école élémentaire, sinon elle risque d’être plaquée sur trop d’échecs antérieurs.

– Le développement de l’aptitude à la négociation des relations. Il n’est pas normal que la violence, à l’école et ailleurs, l’individualisme forcené, le spectacle des injustices et de la misère, de même que les petits et grands exploits, ne fassent pas l’objet d’échanges en profondeur, reliés, d’ailleurs, aux réflexions des grands auteurs sur les mêmes sujets. La place de la civilisation et de la barbarie est en jeu dans de tels échanges.

– Le quatrième langage que je souhaite voir développé et être pris comme critère à valeur égale pour les examens, concerne les curiosités culturelles spécifiques de chacun, de même que les talents personnels, physiques, scientifiques, esthétiques, domestiques, etc…

L’école des quatre langages n’est probablement pas une panacée, mais elle peut, jointe à une conception plus adaptée du parcours scolaire, permettre qu’il y ait moins de suivistes et de marginalisés dans nos classes.

Le troisième point concerne la nécessité de nouveaux modes de formation et de fonctionnement des enseignants et. je le précise bien, à tous les niveaux de la hiérarchie. L’expérience que je mène depuis vingt ans, sous l’appellation de « soutien au soutien », avec des enseignants, des conseillers d’orientations, des rééducateurs, des psychologues, des psychanalystes, des I.E.N., des chefs d’établissement, me montre :

a)  que les enseignants, pour vaincre le vécu de solitude et d’impuissance qu’ils ont trop souvent, face à des classes difficiles, ont besoin d’un groupe de réflexion;

b) que ces groupes doivent être interdisciplinaires. La présence d’un. psychanalyste, à condition qu’il ne pratique pas la frustration systématique, qu’il se mette à égalité face aux problèmes et qu’il connaisse vraiment les problèmes de l’enseignement, me parait indispensable pour permettre aux participants de rendre intelligibles certaines difficultés sur lesquelles ils butent et d’évaluer, ensemble, les moyens dont ils disposent pour les surmonter.

c)   que la réflexion sur ce qui satisfait ou insatisfait, car c’est là le point de départ de chaque séance. doit être organisé de façon rigoureuse. Je renvoie, pour ceux que cela intéresse. à la description des quatre temps de la méthode,

d) que ceux qui ont des responsabilités hiérarchiques importantes ont au moins autant besoin de tels groupes que l’enseignant de base.

Et si j’insiste sur ce type de pratique, c’est que c’est le cadre où peut le mieux s’organiser un rapport constructif entre la pédagogie et la psychologie. A l’époque de Freud, des psychanalystes avaient nourri l’espoir de « former » les enseignants. Ils leur proposaient trois choses : le divan, des cours de psychanalyse dans les instituts de psychanalyse, et la présence, dans chaque groupe scolaire, d’un conseiller pédagogique (sic) formé à la psychanalyse. Nous n’en sommes plus là.

Aux questions de préséance : psychanalyse et pédagogie ou pédagogie et psychanalyse, il faut substituer la question de savoir comment des enseignants, des psychologues et des psychanalystes peuvent se confronter à des problèmes communs à partir des problèmes concrets du terrain. Il me semble d’ailleurs indispensable de généraliser cette attitude de concertation et de solidarité de nos deux disciplines. C’est la gravité des enjeux sociaux actuels et l’ampleur des chantiers auxquels nous devons nous affronter qui l’exige.

Jacques Lévine

Jacques Lévine (1923-2008), docteur en psychologie et psychanalyste, décédé en octobre dernier, a nourri le travail et la réflexion de nombre d’enseignants et éducateurs. Passionné par l’enfant et par tous les signes de troubles, de refus, et de mal-être qu’il peut émettre, il a mis en place des groupes de « soutien au soutien » pour les professionnels de l’éducation, dans le cadre de l’association Agsas. Ces espaces de parole, portés par une interaction entre pédagogie et psychanalyse, permettent de porter un autre regard sur l’enfant en difficulté et d’envisager un autre rapport avec lui.

J’ai moi-même, en tant que professeur des écoles, eu la chance de connaître Jacques Lévine grâce à la création des « ateliers de philosophie pour enfants », ateliers grâce auxquels des enfants, dès le plus jeune âge, peuvent collectivement penser ensemble aux grandes questions de la condition humaine.

Je lui dois beaucoup, car il m’a amené à considérer autrement mon travail d’enseignant et ma classe, avec une parole de lui qui résonne constamment : « Il ne devrait y avoir qu’une seule matière à l’école : les secrets de la vie ».

Décédé en octobre 2008, il faut absolument lire de lui ses ouvrages, passionnants, comme le dernier, sorti juste avant sa mort, L’enfant philosophie, avenir de l’humanité ?, mais aussi Pour une anthropologie des savoirs scolaires  ou Je est un autre (tous édités chez ESF Editeur). Daniel Gostain

Daniel Gostain est lui-même auteur d’ouvrages particulièrement originaux, qui mettent au service du développement de la pensée de l’enfant un imaginaire riche d’humour, de générosité et de culture. Verbes, Sujets et compagnie, Mat et Ma Tic et compagnie, Phrases, langue et fantaisies, tous trois chez Bayard jeunesse. TM

Blog : http://pedagost.over-blog.com/

 

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