Le cœur est le seul organe rythmique du corps humain, le seul que l’on sente battre d’une vie propre, comme indépendante. Alors que l’on ressent le moindre de ses faux pas, la plus infime de ses accélérations incongrues, on ne peut rien dire de la vie propre de l’hépatocyte, du néphron ou même du neurone. On sait que quand on calcule, quand on lit, quand on parle, des milliers de neurones échangent au niveau de leurs synapses des médiateurs chimiques, mais on ne perçoit jamais cette activité neuronale. Les opérations de l’esprit sont en quelque sorte déconnectées de leur substrat organique et chimique. On a pu prêter au cœur des fonctions imaginaires depuis la nuit des temps car chacun a fait l’expérience simple de la liaison directe entre l’émotion, le sentiment, l’inquiétude et les battements cardiaques. Avant de parler en public, ce n’est pas l’embouteillage synaptique qui nous submerge, mais la perception bizarre, parfois ravageuse de la vitesse des battements cardiaques. L’âme dont on ne sait rien mais que l’on se figure comme une chose essentielle de la singularité de tout être vivant ne s’entend pas, ne se ressent pas.
Toutes les cellules que nous avons citées, du foie, du rein ou du cerveau ne sont pas moins indispensables à la vie que les cellules cardiaques (qui a dévoré par mégarde un plat d’amanites phalloïdes ou fait une méningo-encéphalite foudroyante ne le sait que trop) mais aucun de ces organes ne possède une rythmicité accessible à la conscience. Leur travail nécessaire reste dans l’ombre.
C’est évidemment tout le contraire avec le cœur. La plus bénigne des extrasystoles peut perturber le bien être d’un individu comme si un alien avait pénétré son cœur. Quand le phénomène se répète ou s’amplifie, le cerveau se tourne obsessionnellement vers le cœur comme l’œil du Mordor vers le porteur de l’anneau. Quand on a un malaise, un stress, une angoisse, la perception immédiate des variations du rythme cardiaque s’impose au devant de la scène sensorielle. La moiteur des mains, la colique passagère sont des phénomènes tout aussi fréquents mais moins perturbants.
Il n’en est pas moins vrai que le caché, le non perceptible, peut avoir infiniment plus d’impacts sur l’organisme que le trouble rythmique mineur qui sidère l’individu et fait mine de suspendre sa vie à un fil. Ainsi ne ressent-on jamais la conversation intime de cette poignée de cellules scélérates qui se coalisent dans un clone tumoral minuscule et se mettent à l’abri des défenses immunitaires avant de proliférer pour leur compte et de ravager le corps humain aussi affreusement que la famine ou la peste des anciens temps. De sorte qu’il n’est pas faux de dire que l’insu, le dissimulé dans la vie organique est souvent bien plus important que le manifeste, tout comme l’inconscient dans la complexion personnelle. Et cela nous perturbe en profondeur, car il nous faut avancer dans l’existence avec une écrasante incertitude. Nous ne maîtrisons pas les choses les plus graves, les plus décisives qui se passent dans nos corps, pire, nous les ignorons, alors que nous hissons des drapeaux d’alerte pour des tracasseries mineures. Cette déconcertante incertitude, dans la perception consciente de ce qui importe vraiment, déconstruit au moins en partie la morale satisfaite des hygiénistes qui veut tant nous convaincre que l’on tient à distance le mal par quelques énergiques mesures d’évitement des tentations ou des conduites à risques. L’article de Bert Volgenstein dans « Science » qui conclut à la part irréductible du hasard ( la mutation génétique aléatoire de certaines cellules- souche) dans la formation des tumeurs, concédant aux facteurs oncogènes environnementaux seulement trente pour cent de responsabilité directe n’aura pas contribué au confort intellectuel des préventionnistes. Cela les aura même choqués. Car quand on se figure la santé comme un bien patrimonial impeccable, qu’un peu de bonne gestion, économe et prudente, préserverait de la banqueroute, l’incertitude dans la connaissance du mal est tout simplement scandaleuse. Or, cette incertitude, je me répète, est majeure et pour l’instant invincible parce que la reconnaissance précoce des dérèglements cellulaires initiaux qui aboutissent à la formation d’un cancer nous fait défaut. Le cancer ne bat pas ! Le « nous dansons sur des volcans » de Malcom Lowry est exactement la traduction littéraire de ce que nous vivons dans nos corps humains : une insondable ignorance du mal réel, une perception accablante, anxiogène des minimes perturbations de l’organisme. Et nous revenons à nos affaires de cœur !
Les palpitations, les extrasystoles, les ralentissements du cœur sont les éléments les plus accessibles à la conscience et probablement leurs plus évidentes sources de confusion. Le cerveau est pris dans les mailles du cœur, de ce qui bouge, remue, crée du rythme, de la discontinuité, de la variation et qui atteste tout simplement de la vie.
L’algue alors serait-elle moins vivante que le primate supérieur qui a un cœur ? Non, évidemment ! Si l’Evolution a favorisé l’apparition d’un système cardio-vasculaire, c’est qu’il y avait sans doute un substantiel avantage sélectif dans l’histoire, pour parler comme Darwin. Mais cet avantage aurait été nul si le cœur était animé d’une vie monotone et d’une régularité bornée. Un cœur qui taperait en permanence à soixante dix satisferait notre goût de l’ordre, mais pas nos capacités de vie. C’est bien parce que le spectre des fréquences cardiaques s’étend de 30 à 200 que l’on peut tour à tour se prendre pour Booz endormi dans son champ et un chasseur d’antilopes au Kenya. Et ce qui vaut pour le cœur l’est tout autant pour la tension artérielle (qui dépend du débit cardiaque) alors que la moindre de ses variations à la hausse ou à la baisse nous plonge dans l’expectative et la crainte d’une syncope ou d’un accident vasculaire.
Le cœur est un organe rythmique et en cela même un organe troublant, car on ne va pas tout de même s’imaginer qu’un cœur, si subtiles soient ses adaptations à nos siestes et à nos chasses, à nos méditations et à nos fureurs, affiche en toutes circonstances la perfection musicale d’un orchestre symphonique qui pour parvenir au sublime s’est farci une tonne de répétitions et de corrections. Car le cœur n’a pas droit à la répétition. Aussi nous faut-il souffrir ses inexactitudes, ses ratés, ses perturbations. Les nombreuses influences chimiques, métaboliques, thermiques, vago-sympathiques, neurologiques qui modulent continûment l’activité électrique du cœur nous font comprendre que la rayonnante harmonie d’un sonate de Mozart n’est pas son objectif. Le rythme cardiaque est naturellement désordonné, chaotique, irrégulier, au point que la parfaite homogénéité de ses cycles diastoliques, c’est-à-dire la perte de sa variabilité sinusale signe non pas l’entrée dans la béatitude du bien-être, mais dans le vestibule de l’agonie. Le cœur du nouveau né qui a toute une vie devant lui bat en rafales.
Encore pourrait-on se réjouir de sentir notre cœur battre avec ses inconfortables arythmies, si nous pouvions pressentir et donc anticiper la survenue d’une fibrillation ventriculaire qui en l’absence de ressuscitation immédiate, nous fait périr. Hélas, nous devons là aussi déchanter et en revenir au principe d’incertitude. Car la mort subite ne s’annonce pas, sauf dans le contexte d’une maladie cardiaque déjà connue et où elle n’est donc pas si inattendue que cela. La plupart du temps, la fibrillation ventriculaire arrive à l’improviste et clôt l’histoire d’une maladie qui n’a pas eu le temps de débuter! « La belle mort, il n’a rien senti ! » disait-on autrefois…
Il y a aussi du caché dans le battant.
C.C.