par Jean-Paul Karsenty
Mon propos sera articulé en 5 courts mouvements que j’aborde immédiatement sans autre procès et que je ferai suivre d’un épilogue.
1er mouvement.
Plus que d’autres sciences et plus que d’autres technologies, les sciences et les technologies dites de l’information et de la communication (STIC), nourries par les recherches nouvelles qui leur sont attachées, accompagnent les sociétés occidentales contemporaines et inspirent leur cours. Elles contribuent, en outre, à perfectionner et, parfois même, à « vampiriser » les sciences et les technologies, de toute nature, qui les ont chronologiquement précédées.
Je souhaite tout d’abord inviter le lecteur à prêter attention aux trois observations suivantes qui jalonnent « l’aventure contemporaine » de ces STIC :
– ces STIC elles-mêmes, on oublie trop souvent de le rappeler, constituent une partie importante des « nouveaux objets » que les recherches scientifiques contemporaines se sont donné à elles-mêmes depuis deux tiers de siècle environ ;
– ces nouveaux objets de recherches sont « massivement » abstraits, soit qu’ils relèvent des « macro-mondes » (les exo-planètes, les galaxies, les univers multiples ou multivers,…), soit qu’ils relèvent des « mondes des particules élémentaires » (tant de la physique que de la biologie, et de leur dimension « nano » aujourd’hui), et d’autres encore; dit autrement, ils relèvent de moins en moins des « mondes sensibles »,[1] des mondes perceptibles par les sens.
– enfin, last but not least, ces nouveaux objets de recherche, devenus pour beaucoup d’entre eux, puis restés objets de science aujourd’hui, ne sont pas représentables. Jusque-là, en effet, les objets de recherche et de science pouvaient être invisibles, insensibles même[2], et donc abstraits. Le « monde microscopique » nous a, bien entendu, accoutumés à cela depuis plus d’un siècle : pensons à l’électron, à la molécule, au microbe… Mais ils étaient, ils sont représentables. Or, beaucoup des nouveaux objets de recherche et de science ont cette caractéristique de ne pas être représentables, n’ayant pas de forme physique, en tout cas, pour ne choquer aucun physicien, pas de forme accessible à l’intuition (un « en soi » vs un « hors soi »)[3].
Et bien des objets, sans forme accessible à l’intuition au moins, sont des objets qui semblent ne pas donner prise au temps, qui semblent s’affranchir du temps[4]. Dit métaphoriquement : sans représentation possible – sensible ou mentale – de ces nouveaux objets, plus de « marquage » possible du temps « sur » ces objets, plus de temps universel objectif associé à ces…objets.
2ème mouvement.
Or, parmi les dynamiques qui ont engendré nos sociétés contemporaines, l’une d’elles est cruciale : la dynamique d’instrumentation/d’instrumentalisation du temps, au cœur même de la modernité.
Pour le dire en quelques mots, c’est en prenant appui sur les régularités physiques de la nature (le jour, la nuit; les saisons…) que les hommes ont pu mobiliser les sciences et les technologies pour bâtir l’architecture moderne de leurs cultures. Architecture sécularisée grâce à l’objectivation progressive des durées subjectives en temps, pour toute activité exigeant une transaction entre hommes ou entre hommes et sociétés.
Cette dynamique-là demanderait-elle aujourd’hui à être davantage maîtrisée dans le monde occidentalisé? Est-elle devenue exagérée, trop hégémonique ou bien trop rapide? Viole-t-elle des limites? Cette dynamique n’a-t-elle pas conduit d’abord à amplifier exagérément le phénomène de temporalisation de la durée attachée à chaque être humain, puis à préparer insensiblement la transformation des temporalisations communes, partagées en temporalisation unique (l’horloge mondiale).
Pour user d’une métaphore simple, n’a-t-on pas éprouvé excessivement l’élasticité du ressort des durées subjectives en les objectivant à l’excès? Aujourd’hui, les sciences et les technologies de l’information et de la communication inspireraient-elles, aspireraient-elles, trop l’avenir dans le sens d’une uniformisation du temps vers des expressions toujours plus rattachées à la symbolique de l’homme-monde? Contribueraient-elles à donner au monde cette tonalité d’automate qu’on a commencé à lui remarquer dès le 19 è siècle, qu’on lui remarque toujours davantage, et où la présence même de l’homme apparaît superflue? Un homme plus probable que singulier ou pluriel…
Bref, et pour le dire brutalement, les outils existants de notre monde contemporain, et spécifiquement les outils actuels de nos recherches scientifiques et techniques, menaceraient-ils l’équilibre moderne entre durées subjectives et temps objectifs, équilibre qui agit depuis quelques siècles en Occident comme une infrastructure immatérielle commune de base au service de notre modernité ? Déplaceraient-ils cet équilibre moderne entre sujet et objet vers un au-delà de l’objet, vers le projet ? Vers un espace monolithique d’ « approjettissement » ?
3ème mouvement.
Attention, c’est bien la médiation par les différentes expressions du temps dans une négociation vivante et permanente avec les innombrables durées subjectives qui, « en modernité », a réglé, pour l’essentiel, la possibilité de l’accès des hommes à leurs actions communes et aux sens qu’ils y ont projeté !
Car, toute immatérielle que soit « l’infrastructure » qui résulte de cette médiation, les effets opératoires n’en sont pas moins réels, et séculiers et réguliers! Et si nous devions renoncer à la richesse de cette médiation, si nous devions altérer profondément les conditions de cette médiation, alors, peut-être, la question de la condition humaine, celle qui concerne l’origine et la destinée de l’homme (et ses problématiques de la mortalité vs l’immortalité, de la succession des générations…), cette question, disais-je, qui a tant et tant nourri l’esprit de recherche en Occident, pourrait perdre radicalement de sa fécondité et s’effacer pour n’inspirer plus, peu à peu, qu’une réponse unique, « projective », celle de l’éternité, réponse fantasmatique et a priori stérile…
Certes, on pourrait s’évertuer à faire évoluer nos façons de voir, nos représentations, puisqu’au fond il s’agit bien de cela (y compris nos représentations de nous-mêmes, bien sûr), mais alors sur quelle base le faire? Sur la base de quelle autre question que celle de la condition humaine -mortelle – refonder nos propres représentations?
Et en aurions-nous vraiment la latitude? Car, à y réfléchir, « l’homme occidental(isé) » – c’est-à-dire aujourd’hui l’homme que l’on trouve un peu partout sur la planète – risque de rencontrer une difficulté majeure dans la représentation qu’il (se) fait de lui-même. Explicitation : il y a 500 000 ans, ni homo habilis ni homo erectus n’a dû, certes !, se (re)présenter à lui-même comme créé [5]! Il y a 50 000 ans, avec le jeune homo sapiens, cela devient à peine le cas[6]. En revanche, il y a 5000 ans, l’homme s’est bien, ici ou là, (re)présenté comme « créé » (créé par un principe supérieur). Puis, il y a 500 ans, comme « co-créateur » (dans une alliance, dans un rapport avec ce principe supérieur). Enfin, il y a 50 ans et depuis lors, il se présente comme « créateur » (c’est-à-dire émancipé de toute hétéronomie). L’homme peut-il se présenter, dans 5 minutes, comme radicalement « auto-créé », entre objet et projet de lui-même (c’est-à-dire « causa sui », sans lien génératif), « porté » par l’éternité ?! Et même porteur d’éternité sans mélange ?!
4ème mouvement.
A celles et à ceux que tenteraient le : « Et pourquoi pas ? », on fera écho ainsi :
1 – « L’auto-création radicale », cette forme très récente de présentation de l’homme par lui-même et pour lui-même dans nos sociétés occidentales hypermodernes n’équivaut-elle pas paradoxalement à nier la singularité possible de chaque homme en niant sa part inaliénable d’hétéronomie ?… En effet, si tout homme, « en modernité », emprunte bien un chemin qu’il est en son pouvoir de rendre singulier, sa marche restera pour autant préalablement dépendante de ses conditions initiales, irréductiblement originales : l’endroit, le moment de sa naissance, ses parents et ancêtres. Tout libre avenir d’homme reste issu d’une destinée de départ.
2 – Comment, en outre, peut-on être assurés que les hommes qui peuplent chacune des grandes aires culturelles composant notre monde d’aujourd’hui sont préparés à accepter volontairement les effets qu’une telle nouvelle présentation, de soi pour soi et de soi pour les autres, aurait sur leurs propres représentations? Dit autrement : ces nouvelles représentations occidentales, en métamorphose accélérée comme je viens de le montrer, sont-elles aisément et rapidement partageables, compatibles à tout le moins avec les autres grandes représentations collectives existantes ?…Et, le cas échéant, bien entendu, sans que n’émergent d’immenses violences au cours d’une « phase de transition-partage » ? L’enjeu est majeur, non ?
Ici et maintenant, et par prudence, ne serions-nous pas avisé-e-s de « ménager » ces trois catégories que sont la durée, le temps, et même l’éternité !, et de penser leur lien souhaitable au moins sous ces deux types de contraintes ? En nous attachant à cela, ne répondrions-nous pas à un souci autant raisonnable que rationnel ?…
Mais comment avancer ? Peut-être autour du guide que l’on pourrait confectionner autour des trois idées solidaires et successives suivantes :
1 – Envisager la diversité des impressions, sensibles, et des expressions, intelligibles, vécues à travers :
– la durée, vécue par soi avec soi, en compagnie de soi-même, seul, donc sur un mode strictement subjectif;
– le temps, vécu par soi, mais à deux, à plusieurs ou à beaucoup, dans une intersubjectivité ou une objectivité plus ou moins restreinte, au sein de groupes plus ou moins nombreux; autrement dit, le temps vécu au sein des différentes communautés d’appartenance spatialisées, réelles ou virtuelles, que se donnent les hommes : communautés plurisubjectives ou massives, locales, nationales, internationales, mondiale, donc dans une objectivité plus ou moins réificatrice (ou aux effets statistiques plus ou moins réificateurs)?
– l’éternité, vécue soit dans une subjectivité non réflexive de type romantique ou narcissique ou encore fatal, soit dans un «approjettissement » de type nihiliste, dans un au-delà de l’objet, fruit de la dynamique de globalisation/mondialisation massive des programmations et des trajectoires humaines.
2 – S’envisager soi-même comme « sujet politique singulier »[7], c’est-à-dire participer à la construction permanente de la Cité en lui apportant une contribution singulière; cette contribution ne serait rien d’autre que sa dynamique personnelle nourrie à la source d’un équilibre unique résultant d’une place substantielle réservée à ses propres occasions de vivre dans la durée, dans le temps et dans l’éternité, et donc de vivre la richesse de leurs différentes impressions et expressions sensibles et intelligibles…
3 – Envisager précisément les différentes manifestations de la durée, du temps et de l’éternité, selon des usages individuels propres à nourrir la « tension moderne » sujet-objet, laquelle s’est établie dans un rapport riche entre le réel et l’imaginaire plutôt que la « tension hypermoderne » objet-projet, laquelle, actuellement sur-investie, s’établit pourtant dans un rapport somme toute pauvre entre potentiel et simulation. Cela revient notamment à vivre le temps sur les « terrains de l’incalculabilité » (relativement délaissés dans le monde occidentalisé depuis 50 ans) davantage que sur ceux de la « calculabilité » (exploités intensivement dans ce même monde occidentalisé depuis 50 ans). On aura compris que l’enjeu, ici, est de freiner les effets de l’irruption récente des expressions du temps et de l’éternité parmi les plus réificatrices[8].
5ème et dernier mouvement.
Nos vies individuelles et collectives seraient ainsi réensemencées par de nouveaux usages offerts aux durées subjectives plus qu’aux temps objectifs et aux temps objectifs plus qu’aux éternités projectives.
Elles seraient plus équilibrées parce que plus « éco-diversifiées ». Elles auraient, en outre, la vertu de faire évoluer en retour le choix des objets de recherche dans le domaine des sciences et des technologies de l’information et de la communication qui, comme je le disais au début de mon propos, accompagnent et inspirent plus que d’autres nos sociétés contemporaines.
Ainsi ressourcées dans un sens plus « modernisant » « qu’hyper-modernisant », de telles STIC reconnaîtraient l’homme dans sa condition humaine.
Le développement de l’information s’accompagnerait de formes, y compris technologiques, et peut-être moins de formules, algorithmiquement closes; le développement de la communication s’accompagnerait de communions et de commerces, et peut-être moins de contacts sans partages ni même échanges.
Bref, la raison moderne pourrait alors tenir à distance les passions totalisantes du retour du sacrifice et les excès nihilisants des projections sans sujet ni objet.
Epilogue
Au fond, le « sujet politique singulier » devrait avant tout s’attacher à veiller au maintien et à la promotion de la diversité dans nos façons de vivre nos vies à travers la qualité de l’infrastructure immatérielle de base à accueillir des « tensions modernes » entre durées, temps et éternités.
A cette condition citoyenne, on devrait pouvoir trouver un chemin d’équilibre pacifique entre les trois « ordres » qui ont successivement tapissé, puis sédimenté l’histoire des hommes : le symbolique il y a 5 000 ans, le réel il y a 500 ans et le potentiel il y a 50 ans…un chemin pour un équilibre régulateur qui soit acceptable par les hommes et par leurs différentes civilisations actuelles, un chemin « bon pour » une quête commune et ouverte d’ « un vivre-ensemble » qui soit durable…
Un chemin qui sache donc se garder de l’excès des logiques vertigineuses et mortifères conduisant aux sables mouvants de l’éternité : logiques probabilistes en Occident, logiques déterministes en non-Occident, lesquelles se rejoignent pour menacer ou refuser la modernité en forçant les caractéristiques spécifiques qu’elle a forgées à travers sa dynamique la plus précieuse : la maîtrise de la tension entre durées subjectives et temps plus ou moins objectifs.
A défaut d’engager un tel effort, des déséquilibres, déjà fort avancés, risquent de s’installer, problématiques et non pacifiques. Et il faudrait nous attendre à des régressions psychiques et collectives. Alors nos sociétés ne seront pas vivables, nos sociétés occidentales pas plus que celles qui ne le sont pas encore !
(A)ménageons donc durées, temps et éternités en arts de vivre singuliers et pluriels qui cultivent la diversité de toutes leurs impressions et expressions vécues… pour que nos sociétés, demain, soient vivables !
Jean-Paul Karsenty
29 janvier 2009
Jean-Paul Karsenty est économiste par formation initiale. Tantôt il se présente comme un prospectiviste, tantôt comme un technocrate, tantôt encore comme un spécialiste des généralités ou des transversalités, c’est selon. C’est dire qu’il fréquente régulièrement plusieurs univers.
En fait, au sein de plusieurs institutions publiques françaises, et pendant 30 ans, il s’est attaché à analyser les enjeux d’intérêt général et à donner forme à des politiques publiques : tant dans leur dimension économique bien sûr, que technique ou stratégique; tant du point de vue de leur anticipation que de leur évaluation. C’est ainsi qu’il a eu à réfléchir aux questions de politique industrielle, d’aménagement du territoire, de transports et d’énergie, de défense et de sécurité, d’éducation et surtout de recherche scientifique et d’innovation.
Il est heureux d’avoir pu croiser les routes d’Yves Stourdzé au CESTA (Centre d’Etudes des Systèmes et des Technologies Avancées), de François Gros à l’Académie des Sciences ou encore de Ketty Schwartz au ministère de la recherche.
Il y a 3 ans, il a rejoint le Centre Alexandre Koyré de recherche en histoire des sciences et des techniques. Il participe, en outre, à la vie de nombreuses associations… d’intérêt général.
[1] Devrais-je parler de « mondes immédiatement sensibles » ?
[2] Insensibles, c’est-à-dire identifiables par aucun des 5 sens humains
[3] …autrement que sous la forme d’un algorithme de calcul, d’une formule.
[4] « s’affranchir de toute spatialisation temporelle », comme parler une langue d’inspiration bergsonienne.
[5] On peut douter, en effet, de la capacité réflexive de chacun d’entre eux deux.
[6] En effet, le langage, les modèles, les sépultures, et donc les religions sont alors en formation
[7] On parle ici de « sujet politique singulier » pour désigner l’individu conscient d’être devenu de fait, pour un certain nombre de questions intéressant la Cité, un « lieu souverain » nouveau d’inspiration, d’énoncé, d’affirmation, de décision, de régulation, d’évaluation….Un lieu concurrent et complémentaire des autres lieux politiques souverains existants et devant être flanqué, comme ceux-ci, d’une responsabilité spécifique.
[8] On veut parler ici des dynamiques humaines et sociales parmi les moins sensiblement partageables, qu’elles soient le fruit de l’expression d’un temps vécu par des communautés plus nombreuses, plus larges et plus évanescentes sur un mode de plus en plus objectivement unifié, voire « approjectif », ou bien qu’elles soient le fruit d’une sorte de magma fusionnel des toutes-puissances individuelles, excitées et « panurgisées » par beaucoup des « STIC contemporaines » et susceptibles de faire réagir et faire surréagir – quel danger de barbarie ! – les hommes ensemble, tous, alors interchangeables, dans un même mouvement… comme un seul homme !