Quatre ébauches autour de la question de l’expropriation

par Noëlle Combet

Le mot d’expropriation est ici utilisé en tant que terme générique recouvrant plusieurs situations de mise hors de. Il peut s’agir d’exil, d’expulsion, d’exclusion, de perte, de dépossession. Les modifications qui découlent de l’expropriation et mettent en jeu le désir  peuvent aller d’une sorte de cohabitation, (comme lorsque l’intersection de deux ensembles dessine une part commune, une sorte d’inclusion partielle), à une impossibilité pure et simple de mélange. Les deux mouvements peuvent parfois coexister, dans le cas d’une exclusion incluse, par exemple.

Ebauches? C’est le choix volontaire d’une approche : il y aurait bien plus à travailler encore sur des questions que j’ai envisagées en souhaitant les laisser ouvertes.

Le thème de l’expropriation sera d’abord envisagé dans une approche quasi- phénoménologique, à travers les pistes que trace un ressenti  sensoriel d’intrusion.

C’est dans la proximité avec ce thème que seront abordées l’expérience de Spinoza et celle de Lacan ainsi que leurs relations : mis tous les deux au ban d’une communauté, ils en ont conçu une théorie du désir. Lacan, pourtant, après s’être réclamé  de Spinoza, l’a subtilement écarté.

L’expropriation concerne aussi à plus d’un titre les marges queers qui mettent en jeu et tout autant hors jeu, d’une manière particulière, le corps et le sexe. Elles  sont, lorsqu’elles se rendent visibles rejetées par ceux qui se vivent comme représentant la norme, y compris, à quelques exceptions près, dans le champ de la psychanalyse au fondement de laquelle se trouve pourtant la sexualité. Il se produit là, le plus souvent, une sorte d’exclusion réciproque.

Enfin, l’écriture poétique en tant que marquage spécifique, indice d’un basculement hors de ce qui est communément symbolisable, implique un corps poinçonné  par des signes du désir qui ne seraient pas exclusivement linguistiques.

Le jour où j’ai dit : « Intrusion » !

Toi, l’intrus (e), l’autre, tu es rentré (e) dans mon champ, innocemment, sans crier gare. T’ex-truderai-je, pour cette impudence ?

Il me faut péniblement penser que l’intrusion est un indice fort de l’altérité, son  esprit rude.

Tu m’affoles, tu m’expropries de mon espace privé.

Y aurait-il échange sans cette ex-propriation ?

Y aurait-il sans l’intrusion, un lien de toi à moi ?

L’impact de cette irruption, me projetant hors de moi, provoque, à la lettre une ex-tase dont je me défie parce que, assurément, je la re-connais : en partie à mon insu, cette extase a toujours été « déjà là » depuis mes premiers temps, ceux en lesquels l’Autre me capturant dans un ravissement, je ne pouvais m’appartenir – si tant est que cela ait pu se produire par la suite; car tu empêchera(s) toujours cette auto- appropriation et je vivra (i) l’ex-tase, ou bien dans le hors lien de la solitude, ou bien dans le hors de soi de la colère quand celui du partage douloureux et/ou heureux ne peut se produire.

Force m’est de constater qu’entre je et tu, les histoires intimes, intellectuelles, sociales qui se dé-jouent pivotent souvent,- lorsque les mots ne sont plus que réflexes corporels, comme le jour où j’ai dit : intrusion ! – autour de cet axe d’une ex-tase duplice entre dévoration et excrétion.

Où  et comment cultiver une terre métisse  pour tempérer ce binarisme lorsqu’il survient ? Se pourrait-il que l’en-stase soit de nature à figurer un tel espace, une réserve, un suspens temporel, une vacuité ? L’intrusion y serait-elle transformée, trans-formulée en approche feutrée, à tout petits pas de colombe ?

 

Quand Lacan invite et évite Spinoza :

C’est clairement une mise hors de qui est à l’origine de l’intérêt porté par Lacan à Spinoza. Baruch Spinoza (1632-1677), d’origine marrane appartenait à la communauté juive portugaise d’Amsterdam.

Le 27 juillet 1656, est prononcé contre lui le herem, décision d’exclusion qui le maudit pour cause d’hérésie : c’est que déjà il élaborait de Dieu une conception très particulière qui ne pouvait être acceptée par aucune orthodoxie, ni juive ni chrétienne, de telle sorte qu’on le réprouva de toutes parts. Voici un extrait de ce herem : «Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit, qu’il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille. Qu’il soit maudit à son entrée et qu’il soit maudit à sa sortie. Que les fièvres et les purulences les plus malignes infestent son corps. Que son âme soit saisie de la plus vive angoisse au moment où elle quittera son corps, et qu’elle soit égarée dans les ténèbres et le néant.»

Les termes de la condamnation sont particulièrement violents. On peut penser pourtant que ce herem a offert à Spinoza une opportunité de liberté malgré les attaques qui s’acharnaient sur lui : en effet, son œuvre ne mentionne jamais quoi que ce soit d’un regret, d’une repentance ou d’un quelconque consentement à l’humiliation.

Jacques Lacan (1901-1981), pour sa part, se voit opposer de 1954 à 1964 une fin de non recevoir de la part de l’IPA (Association internationale de psychanalyse).  Celle-ci refuse en dépit de nombreuses démarches et tractations, de  sa part, de reconnaître la validité de sa pratique. Elle récuse également la légitimité de la SPP dont il est le fondateur (Société de psychanalyse de Paris), et par là-même, sa légitimité en tant que didacticien. Il considère cette exclusion comme une excommunication et la compare au herem qui a frappé Spinoza.

Mais on peut penser que l’analogie (dont on peut questionner la validité) s’arrête là ; de même, l’identification qu’il revendique avec Spinoza fait naître le doute : Spinoza, en effet, s’affranchissant de la condamnation, n’a cessé, jusqu’à nos jours de transmettre. Lacan, par contre, touché au plus vif, par un interdit de transmission, paraît être resté pris au piège et, bloqué, comme par une malédiction bloqué dans une im-passe, dont son enseignement portera la marque tant qu’il ne s’étendra pas davantage à des domaines extérieurs, tournant le plus souvent en rond dans le seul champ psychanalytique.

D’autre part, la réponse différente donnée à l’exclusion par l’un et l’autre annonce déjà des oppositions théoriques radicales car lorsque Lacan s’acharne à se faire reconnaître, Spinoza répond à l’exclusion par ce qui d’ailleurs a bien pu provoquer le herem : cette puissance d’agir (conatus), dont le pivot est le désir. Il ne cessera, au fil de son œuvre de travailler les concepts de désir, d’amour, de puissance d’agir, en les rassemblant dans une nouvelle définition de Dieu, que l’on a pu inclure dans  le champ du panthéisme et de la laïcité : Dieu ou la nature (Deus sive natura) et qui serait cause de soi (causa sui), donc à envisager non plus dans un contexte de transcendance mais dans celui d’une immanence.

Immanence, c’est dire que ce monde-ci fait l’horizon exclusif de ce qui nous entoure qu’on l’appelle Nature, substance ou Dieu (et l’on peut même se demander si le terme Dieu n’a pas été conservé là par pure stratégie). Toute normativité éthique, toute émancipation, ne peut, selon Spinoza, se réaliser que dans ce monde-ci. C’est en ce monde-ci que s’offrent les objets du désir.

Lacan exclu, fonde quant à lui sa propre société de psychanalyse et invente l’objet a dont les premières conceptualisations apparaissent dans les séminaires « L’Ethique », « Le Transfert ». Cet objet serait un objet-manque (dont il n’y a pas d’idée, ni d’être ni de représentation), objet-cause du désir qui aurait marqué notre corps dans les premières séparations.

On peut donc déjà voir, au-delà de la façon dont Lacan a voulu en appeler à Spinoza, que, si les deux penseurs accordent au désir une place essentielle, ce n’est pas du tout du même désir qu’il s’agit. Le désir, selon Spinoza, associé à la joie, augmente la puissance d’agir : « Le désir est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire un effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être. Un Désir qui naît de la Joie est donc secondé ou accru par cette affection même de Joie. »   (Ethique, troisième partie, prop. XV, démonstration.)

Pour Lacan aussi le désir est l’essence de l’homme; pour développer ce point, il se réclame de Platon au point de centrer son séminaire «Le Transfert» sur «Le Banquet » : l’amour, explique Socrate, est désir et le désir est manque. Nous voyons là l’ébauche de l’objet a, outil conceptuel auquel la théorie lacanienne reste fidèle jusqu’à aujourd’hui, et qui inscrit l’amour et le désir, puis la jouissance dans un registre tragique : on peut en déduire, en effet, que si nous ne manquions pas, nous ne désirerions plus et perdrions alors notre essence humaine.
Pour Spinoza par contre, selon une définition réitérée quatre fois dans l’« Ethique » : « l’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure » ; et l’on sait que Spinoza a emprunté aux  « Dialogues  d’amour » de Léon L’Hébreu la thèse de l’inclusion du désir dans l’amour. Le désir, pour Spinoza, est appétit, puissance d’agir, appel qui nous dirige vers des objets d’amour que nous ne choisissons pas parce qu’ils auraient une valeur intrinsèque mais qui acquièrent leur valeur du fait que nous les aimons. L’amour est donc, selon lui, une passion joyeuse et active. Lorsque l’objet n’est pas adéquat, c’est-à-dire lorsque notre désir se dirige vers ce qui amoindrirait notre puissance d’agir, alors survient la haine, « tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure », « passion triste ». Mais la haine même peut être productive : « La Haine qui est entièrement vaincue par l’Amour se change en Amour et l’Amour est pour cette raison plus grand que si la Haine ne l’eût pas précédé » (Ethique, troisième partie, prop.LXIV). Donc, Spinoza, quand il traite des passions, n’exclut pas les passions tristes mais indique comment le désir peut servir de levier à leur retournement en tant qu’il se dirige pour chacun vers ce qui lui est utile c’est-à-dire ce qui accroît, par l’intermédiaire de la joie, sa puissance d’agir.

Cette approche s’écarte d’une conception du manque dans la mesure où c’est l’idée d’une cause extérieure qui est concomitante à la joie. Elle se démarque par là même de celle de Descartes (« Traité des passions ») pour qui l’amour est une joie de posséder. Pour Spinoza,  l’objet peut  être ou n’être pas  là : c’est l’idée de son existence qui fait la joie d’amour, amour qui ne s’adresse pas exclusivement à des personnes et qui s’inscrit dans le corps dont l’âme est l’enveloppe : « Une idée qui exclut l’existence de notre Corps ne peut être donnée dans l’Ame mais lui est contraire » (Ethique, troisième partie, prop.X). Le manque de l’objet est donc envisagé  mais il n’assombrit pas l’amour puisque l’idée demeure. Et l’idée n’est pas exclusivement une représentation d’un objet  présent ou absent. Elle est aussi un concept, une connaissance intuitive (celle du troisième mode selon Spinoza) de la possibilité de l’objet. Il ne peut donc pas se produire, comme dans la théorie lacanienne, ce saut mélancolique de mouton en mouton (objet visé), structurellement provoqué par un manque (objet-cause) consubstantiel au destin de l’homme. Aller plus avant vers Spinoza aurait, pour Lacan, nécessité de renoncer à cette construction.

On peut donc comprendre que, ayant établi une analogie  entre le herem et sa propre exclusion par l’IPA, tenté par la pensée de Spinoza, qui, comme lui, fait du désir l’essence de l’homme, Lacan, après se l’être partiellement appropriée, l’écarte élégamment. Les dernières lignes des « Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » témoignent  de cet évincement sur lequel plane, semble-t-il, une ombre de regret. On peut remarquer que la pensée de Spinoza est, dans ce passage, évoquée mais non clairement explicitée. Que dit en effet Lacan ? Parlant du sacrifice au dieu obscur, il énonce que « nul ne peut y résister  sauf à être animé  d’une foi difficile à soutenir », celle que Spinoza a formulée avec l’Amor intellectualis Dei. Il n’éclaire pas le sens de cette formule, se bornant, de façon rapide, à en écarter une lecture allant dans le sens du panthéisme, alors qu’on ne peut en exclure radicalement la possibilité : Deleuze montre bien un aspect subversif d’une sorte de panthéisme spinozien dans le droit fil de celui de Giordano Bruno.

Ensuite, Lacan évoque une réduction (c’est bien le mot, hélas !) du champ de Dieu selon Spinoza à l’universalité du signifiant. Or, Dieu, selon Spinoza, c’est la Substance, la Nature, caractérisée par une infinité d’attributs et nous n’en connaissons que deux, la pensée et l’étendue (le corps). Lacan, donc, tire l’infinité vers l’universalité et les attributs vers le signifiant. Or dans l’Amor intellectualis Dei, on retrouve, simplement amplifiée, la définition de l’amour, joie accompagnée de l’idée d’une cause (intellectualis) extérieure (ici Dieu, c’est-à-dire la Nature, la Substance).

Donc Lacan, passant par-dessus l’inscription spinozienne du désir actif dans l’homme, c’est-à-dire traversant son corps et son esprit, parle à propos de Spinoza d’un « détachement serein, exceptionnel à l’égard du désir humain » qui « peut se confondre avec un amour transcendant.» Voici donc Spinoza  subtilement  mais illégitimement exilé dans l’inaccessibilité du firmament. C’est oublier que, pour Spinoza, Dieu, c’est la Nature, à la fois Nature naturante qui est cause de soi et de rien d’autre (Spinoza ne croit pas en une création) et la Nature naturée, c’est-à-dire, pour faire court, le monde, les manières d’être, corps-esprits qui ne sont autres qu’expressions de la Nature naturante. Il n’y a donc pas de transcendance, aucun autre monde. Peut-être juste un vide (bien que ce mot trahisse la pensée de Spinoza dans l’acception de ce mot à son époque) un vide dans un sens actuel du terme, c’est-à-dire une extériorité par rapport aux limites, puisque nous ne pouvons connaître que deux des attributs de la Nature naturante (à propos de laquelle Spinoza est resté un peu discret, voire embarrassé.) Mais l’infini spinozien, n’est pas, comme le voudrait Lacan, une transcendance; c’est simplement un inconnaissable.

Selon Lacan, la pensée de Spinoza étant qualifiée de « position pas tenable pour nous », il ne nous reste à envisager, pauvres humains, qu’une sorte de sacrifice de l’objet d’amour qui tombe sous le couperet de la loi morale kantienne ou du meurtre sadien. Lacan énonce : « cette position, (celle de Spinoza) n’est pas tenable pour nous. L’expérience nous montre que Kant est plus vrai, et j’ai prouvé que sa théorie de la conscience (…) ne se soutient que de donner une spécification de la loi morale qui, à l’examiner de près, n’est rien d’autre que le désir à l’état pur, celui-là même qui aboutit au sacrifice, à proprement parler, de tout ce qui est l’objet de l’amour dans sa tendresse humaine- je dis bien, non seulement au rejet de l’objet pathologique [donc kantien- c’est moi qui précise-] mais bien à son sacrifice et à son meurtre [allusion à l’univers sadien- c’est encore moi qui précise] C’est pourquoi j’ai écrit Kant avec Sade. » N’est-ce pas rabattre l’un sur l’autre le désir pur avec l’impératif catégorique kantien?

Plus loin, Lacan indique que l’amour doit renoncer à son objet : nous sommes aux antipodes de Spinoza. Lacan termine en précisant que l’assujettissement au signifiant est l’opération produisant ce renoncement. On peut pourtant lire l’expression finale comme une sorte de réminiscence des assertions spinoziennes  lorsque, à propos du désir de l’analys(t)e, Lacan évoque un amour sans limite. Si l’on entend sans limite dans le sens d’infini, l’accent redevient en effet spinozien, (l’infini ne représentant pour Spinoza que l’extension des attributs de la Substance).

Un adieu en forme de révérence?

 

L’étrangeté queer 
 
Queer signifie bizarre, tordu, étrange; étrange, étrangeté : on peut penser à Freud, à son heimliche Unheimlichkeit traduit par inquiétante  étrangeté; mais comme heimlich signifie familier, intime, qu’en est-il de cette étrangeté ?

Cette question se pose à propos de la pensée queer. A quelle étrangeté assistons-nous? Si cette mouvance sexuelle, théâtrale, artistique, philosophique et militante nous provoque, n’est-ce pas parce qu’elle s’adresse à ce qui, en nous, apparaît à la fois comme inquiétant et familier, une étrangeté incluse en quelque sorte et que l’on voudrait spontanément exclure : « je ne veux pas savoir », je ne veux pas connaître cette étrangère intimité.

Le 28 juin 1969, à New York, la police se met à poursuivre les clients d’un bar de travestis et de drags. Une résistance  s’organise. Il s’ensuit des violences de rue entre les clients et les policiers. On peut penser que cet évènement a favorisé la constitution d’une catégorie gay et lesbienne comme force politique. Dans les années quatre vingt, la résistance gay perdant sa force subversive, apparaît comme une nouvelle norme s’orientant vers des effets de mode et d’esthétisme. Elle est revendiquée par des hommes blancs, de la moyenne ou haute bourgeoisie, occupant des emplois stables. Leur mode de vie se stabilise et s’embourgeoise. Alors que leur mouvement de libération s’inscrivait à l’origine comme une contestation de la norme hétérosexiste, ils s’installent par la suite dans un nouveau conservatisme.

Le terme de queer qui auparavant leur avait été adressé comme une insulte est alors détourné, puis retourné, pied de nez adressé à la fois à l’ordre hétérosexuel et au nouvel ordre gay par des collectifs de femmes lesbiennes, chicanas, noires, latines, en butte à des problèmes de chômage et d’insertion sociale. Le terme prenait donc, au-delà de la pure acception sexuelle, une coloration ethnique et sociale désignant des minorités exclues[1].

Des pionnières de la pensée queer se détachent à l’intérieur du féminisme lesbien dans les années quatre vingts : Monique Wittig, Gayle Rubin, Adrienne Rich. Plus récemment, Teresa de Laurentis, Lynda Hart, Judith Butler, Eve Kosofsky Sedgwick, Beatriz Preciado, creusent les anciennes pistes et en explorent de nouvelles. Elles empruntent à Foucault la notion de biopouvoir, s’appuient sur l’«Anti-Œdipe» de Deleuze et Guattari, utilisent les concepts de déconstruction et de différance forgés par Derrida.

Judith Butler et Béatriz Preciado font aussi référence à Spinoza en ce qui concerne les affects ainsi que la puissance d’agir. Leurs luttes, orientées par une politique queer, contestent la mise au ban des minorités sexuelles, ouvrent des espaces de liberté et entraînent des modifications de la législation dans de nombreux pays. Leur critique vise les dispositifs hétérocentrés ainsi que la  binarité hétéro/homo. Pour elles, la différence ne concerne pas deux sexes ou deux pratiques sexuelles qui seraient opposés. Elle passe tout autant à l’intérieur d’un lien homosexuel comme de toute autre forme de sexualité. La notion de différence dépassant de simples oppositions binaires est donc à élargir : il y a de la différence, sexuelle ou autre d’ailleurs, dans toute forme de couple.

Quand la pensée queer questionne le binarisme sexe/genre dans lequel le sexe serait une donnée biologique tandis que le genre appartiendrait au champ culturel, la question de la différence est de nouveau posée. Le sexe, lui aussi, serait, dans le cadre de cette pensée, une construction issue des normes. Ceci nous conduit à aller encore au-delà de l’approche des queers, en faisant le constat que la différence ne concerne pas que la sexualité. Elle a une fonction logique de structuration de nos vies, nos sociétés, nos pensées, nos symboles et dépend du contexte temporel. La sexualité n’est qu’un champ particulier de sa fonction. Donc, la restriction de cette notion de différence  au sexe ou au genre, appliquée au champ social, semble bien avoir pour seul effet de fabriquer des distinctions catégorielles qui nourrissent les exclusions.

Les queers contestent fortement la normalisation qui pérennise des oppositions binaires; au nom de la respectabilité et des valeurs traditionnelles de mariage, stabilité, procréation etc., la pensée dominante exclut des pratiques marginales avec une extension de ce rejet vers d’autres domaines comme la race, le langage, la classe sociale…et préserve ainsi ses intérêts au prix d’un rejet des altérités. Bientôt, il faudra faire aussi avec la question du sida qui vient renforcer des conduites homophobes, ainsi qu’y engageait sa première désignation : GRID (Gay-relate Immuno deficiency). Avec l’apparition de cette maladie, une nouvelle forme d’exclusion venait s’ajouter aux autres.

En dépit d’un assouplissement apparent des opinions, on a pu voir tout récemment un exemple stupéfiant de ces conduites accrochées à la norme lorsqu’un député, Christian Vanneste, a déclaré dans la presse : L’homosexualité est inférieure à l’hétérosexualité, car, si on la poussait à l’universel, ce serait dangereux pour l’humanité. Il a ajouté : s’ils (les homosexuels) étaient représentants d’un syndicat, je les recevrais volontiers. Mais ils ne représentent rien, aucun intérêt social, et leur comportement est un comportement sectaire. Condamné à deux reprises par le tribunal correctionnel de Lille puis par la cour d’appel de Douai en 2006 et 2007, le voici blanchi (!) en 2008 par la cour de cassation (Voir Le Monde du 20.11.2008).

A l’opposé de cette rigidité et de cette étroitesse de pensée, les queers, ainsi que l’indique Javier Sàez dans « Théorie Queer et Psychanalyse », optant pour un nomadisme intellectuel, tentent de défaire par l’intermédiaire de leurs expérimentations et interventions diverses, les fixations identitaires en montrant que les identités sont malléables, transformables et dépendent de la temporalité, selon que le moment est stratégique, politique, artistique, ludique.

Dans leur condamnation d’une orthodoxie hétérosexuelle, les queers englobent la psychanalyse. Pourtant, on pourrait penser que Freud s’est montré un peu queer avant la lettre lorsqu’il écrit dans ses « Trois essais sur la théorie de la sexualité » :

« On peut dire que chez aucun individu normal ne manque un élément qu’on peut désigner comme pervers […] C’est précisément dans le domaine sexuel que l’on rencontre des difficultés toutes particulières et qui paraissent insolubles dès le moment où l’on établit des démarcations nettes entre les simples variations restant dans le domaine de la physiologie normale et les symptômes de la maladie. »

Et aussi : « C’est ainsi que, pour la psychanalyse, l’intérêt sexuel exclusif de l’homme pour la femme n’est pas une chose qui va de soi […] mais bien un problème. » Sans doute, Freud conserve-t-il les catégories étroites de normalité et maladie, mais il n’hésite pas à poser l’hétérosexualité comme aussi problématique que tout autre choix sexuel.

Lacan aussi peut paraître queer lorsqu’il invente le concept de Réel (autrement dit l’impossible), pour désigner ce qui, ne pouvant être saisi dans le filet des mots,  apparaît comme indicible. Sa définition de la femme pas toute évoque encore ce hors langage : sa jouissance serait double, phallique, donc appartenant à l’ordre symbolique d’une part, mais en même temps autre, quand elle se situe en-dehors de ce champ. On pourrait dire que la place de cette femme pas toute est ce seuil plus ou moins oscillant entre le langage et ce qui ne peut s’énoncer. Sa place s’indique  donc de la marque d’un vide. Alors pourquoi la psychanalyse a-t-elle mis le plus souvent les queers hors d’eux alors que les queers la mettaient en même temps hors d’elle ? C’est que Freud, comme Lacan ont défendu bec et ongles le Père comme garant de l’ordre phallique. La norme psychanalytique apparaît donc comme phallocentrée, même si Lacan, dans ses derniers séminaires, semblait nuancer ce point de vue en conceptualisant un hors-champ du symbolique qui aurait dû conduire à penser autrement la perversion alors que sa lecture des conduites perverses reste assez souvent conservatrice, même s’il définit toute sexualité comme d’essence perverse.

Opposons à une lecture normative de la sexualité ces lignes d’Eve Sedgwick Kosofsky : C’est une des choses à laquelle le queer peut se référer : la maille ouverte de possibilités, de creux, de chevauchements, de dissonances et de résonances, de lapsus et d’excès de sens où les éléments constituants du genre de chacun, de la sexualité de chacun, ne sont pas faits (ou ne peuvent être faits pour produire une signification monolithique. […]La sexualité en ce sens, peut-être, ne peut que signifier la sexualité queer. Nous sommes là très près d’une conceptualisation du Réel lacanien.

D’autre part, le but recherché dans certaines expériences queers semble bien proche de ce qui peut se vivre dans une cure. Voici ce qu’en écrit Lynda Hart dans « La performance sadomasochiste entre corps et chair » à propos des lesbiennes S/M (lesbiennes sadomasochistes, à distinguer des lesbiennes vanille). Après avoir longuement démontré que l’on ne peut considérer le fantasme comme un sans lieu social, alors qu’au contraire il est en jeu dans le social, elle indique que les lesbiennes S/M semblent être à la recherche du moment où quelque chose d’authentique peut arriver. […] Dans le sadomasochisme, le chiffrage qui marque la distinction entre représentation et figures de la vie et de la mort est, au sein du rituel, le « devenir rien ». Le corps de la « bottom » (passive) est le lieu où s’inscrit cette action de marquer. Les « tops » (dominantes) facilitent ce passage et sont garantes du retour. La dialectique se situe entre le corps – demeure du « soi » construit culturellement-et la « chair »-désir abstrait pour quelque chose qui n’est pas de la représentation, qui lui est préalable ou est au-delà d’elle. 

Bien des signifiants ont là des accents lacaniens. Tandis que la top veille – ce que subit la bottom ne doit pas excéder ses possibilités, cette dernière apporte la preuve de sa capacité à renoncer ponctuellement à la structure de son moi, ce qui a pu faire dire à Deleuze que les masochistes sont de grands éducateurs.

Pour comprendre ce qui sépare les performances queers de ce qui peut s’en rapprocher dans la littérature (que l’on pense en particulier au « Ravissement de Lol V. Stein » de M. Duras), dans  de multiples formes d’art ou dans l’expérience analytique, il faut revenir au concept de performativité. Est performatif le langage qui crée ce qu’il énonce (un coming out par exemple), à distinguer d’un langage purement descriptif.

Judith Butler a bien fait la différence dans « Trouble dans le genre » lorsqu’ elle veut montrer que les signes culturels sont performatifs puisqu’ils nous imposent les normes sexuelles essentiellement à l’aide d’une sélection et de répétitions constantes de signes empruntés au champ sémiotique. L’expérience queer pourrait jouer comme une performativité alternative, comme on dirait d’un courant qu’il est alternatif, créant et rendant visible une pluralité sexuelle. Qu’apporte, de surcroît, la performance, c’est-à-dire la représentation ou la théâtralisation, tantôt voilée par une esthétique, tantôt volontairement exhibitionniste de pratiques sexuelles marginales? C’est que, pour les lesbiennes S/M, l’on est toujours d’avance en représentation, même dans les moments les plus privés.

Ce qui questionne, c’est que lorsque la « performance » devient violence, c’est-à-dire lorsqu’elle veut susciter le malaise, le scandale ou l’horreur, elle contraint son public au voyeurisme ou au masochisme. En ce sens, on peut la considérer comme performative (elle nous rend acteur de l’expérimentation) et nous contraint à renoncer à notre moi; mais dans son aspect obscène, elle peut apparaître comme pornographique. Cela, il est vrai, n’est qu’une variante de la prolifération des images qui saturent notre monde jusqu’à en faire un vaste spectacle de pornographies diverses.

Toujours est-il que dans l’exhibition, ce n’est plus dans un vide que ce moi se dissout ponctuellement; c’est dans un espace surexposé et imposé de formes : impossible, là, semble-t-il, de devenir rien même si c’était le but visé. Nous comprenons maintenant sur quels seuils queer et psychanalyse s’affrontent réciproquement : dans la performance, l’image excède, troue et dépasse le symbolique dont les psychanalystes suiveurs de Freud et Lacan veulent se faire passeurs, souvent fanatiquement et au mépris des intuitions et avancées théoriques de leurs prédécesseurs en ce qui concerne le sexuel ainsi que le Réel qu’il implique pour chacun selon Lacan. Certes, il y a des passerelles. Ainsi Lynda Hart par exemple, écrit à propos de l’expérience S/M : C’est une rencontre sexuelle qui est aussi difficile à accomplir que la relation thérapeutique. Ni l’une ni l’autre ne donne de garantie mais l’une et l’autre sont des voyages qui sont performatifs – ils sont l’événement même, pas un moyen pour une fin.

Judith Butler, comme Lynda Hart et d’autres encore, reconnaissent, même si c’est de façon exceptionnelle, le bien-fondé de la psychanalyse, mais persistent à juste titre, peut-on penser, à contester sa complicité conservatrice avec la norme phallocentrée en vertu de laquelle des théoriciens de la psychanalyse, tournant le dos à une prise en compte réelle et non purement dogmatique des avancées de Freud et Lacan, ignorent la pensée queer ou la diabolisent en condamnant de possibles alternatives à l’hétérosexualité.

Quelques uns, pourtant, ont tenté une approche des expérimentations, performances et théorisations de ce mouvement. Ainsi Jean Allouch, a la suite de l’ouvrage d’Ines Rieder et Diana Voigt : « Sidonie Csillag, homosexuelle chez Freud, lesbienne dans le siècle »  a fait paraître en 2004 « Ombre de ton chien; discours psychanalytique et discours lesbien »; Javier Sàez a écrit en 2005 « Théorie queer et psychanalyse », ouvrage qui m’a été un appui utile en ce qui concerne une élucidation du contexte et de l’évolution du mouvement queer. Ces auteurs appartiennent à un même courant lacanien, celui de l’Ecole lacanienne de psychanalyse, dont une revue récente (2007) avait pour titre : « Hontologies queer ». Dans cette revue, Mayette Viltard consacre un article au livre de Catherine Lord « L’été de sa calvitie ». En voici les premières lignes : Quand  j’ai lu les premiers extraits du livre de Catherine Lord, […], l’émotion m’a sur le champ fait décider qu’il fallait que ce livre soit traduit et publié en France : un livre d’art sur un sujet inattendu, un cancer du sein qui improvise des situations  que le sujet doit sans cesse artistiquement performer sous peine d’être illico naturalisé en objet du discours médical ou autre. Rencontre d’une voix ironique, politique, aussi faible qu’impitoyable, et surprise, un effet de proximité avec une autre pratique, celle de la psychanalyse. Il se trouve que Catherine Lord est aussi drag queen ou drag  king. Indiquant plus loin, que dans des performances, Catherine Lord et sa compagne mettent en jeu leur couple, Mayette Viltard montre que, de ce fait même, l’articulation amour/désir peut se rendre visible, de telle sorte que le masochisme ne se déplace pas, pour Catherine Lord dans le champ médical au moment où elle doit affronter son cancer.

L’on ne peut faire abstraction, dans cette approche de la pensée queer, de l’expérimentation particulière de Béatriz Preciado, philosophe, qui, dans « Testo junkie » tente de montrer dans son propre corps, en ingérant quotidiennement de la testostérone, comment les progrès de la chimie et de la technique peuvent nous transformer en technocorps sous les effets de ce qu’elle nomme la pharmacopornographie. S’identifiant comme trans, elle tente de dévoiler le genre et le sexe en tant que prothèses. Elle écrivait en 2001 dans le « Manifeste contrasexuel » : Le genre n’est pas seulement performatif, […]. Le genre  est avant tout prothétique […]. Le genre ressemble au gode. Parce que les deux dépassent l’imitation. Sa plasticité charnelle déstabilise la distinction entre l’imité et l’imitateur, entre la vérité et la représentation de la vérité, entre la référence et le référent, entre la nature et l’artifice, entre les organes sexuels et les pratiques du sexe. Le genre pourrait devenir une technologie sophistiquée qui fabrique des corps sexuels.

Son dernier ouvrage, elle le définit comme un protocole d’intoxication volontaire à base de testostérone synthétique concernant le corps et les affects de B.P. […], une fiction auto politique ou une autothéorie. Certains liront ce texte comme un manuel du bioterrorisme du genre à l’échelle moléculaire. D’autres y verront un simple point dans une cartographie de l’extinction. Le lecteur ne trouvera pas ici de conclusion définitive sur la vérité de mon sexe, ni d’oracle sur le monde à venir. 

Dans ce texte, les réflexions philosophiques, les séances d’ingestions hormonales et les descriptions de pratiques sexuelles alternent. Pris dans une écriture, il reste de l’ordre du discursif performatif, de l’ordre du témoignage, mais particulièrement dérangeant. Ce technocorps qu’elle décrit et devient, ne pourrait s’imaginer que dans une altération de l’esprit, enveloppe du corps selon Spinoza, auquel elle recourt en plusieurs occurrences. Mais lorsqu’elle forge, s’appuyant sur  l’« Ethique », une  formulation telle que potentia gaudendi (pouvoir de ressentir de la joie), c’est en juxtaposant deux mots qui ne le sont pas dans l’énonciation de Spinoza. En effet si dans un scolie de la quatrième partie de l’ « Ethique », le philosophe parle de pouvoir, c’est de pouvoir d’agir selon la Raison toujours en lien avec le Désir dans l’« Ethique », ce qui fait naître la joie. Donc potentia et gaudendi n’y sont pas amalgamés. Il s’agit là d’une lecture très personnelle de la part de Beatriz Preciado : elle transforme la puissance d’agir en une sorte de surpuissance dont l’aspect artificiel, qu’elle assume du reste, laisse perplexe.

Comment ne pas se dire que, devenu à l’aide d’artifices, prothèse de chair à l’état pur, l’homme s’inscrirait dans la mort? L’homme prothétique ne serait plus qu’une sorte d’écorché cyborg dans une enveloppe de plastique translucide. Le texte porte la marque de la mort dès la dédicace : « A nos morts » qui sont désignés par une initiale donnant à penser que ce sont des victimes du sida et le préambule nous avertit que le livre est écrit après la mort d’un ami et qu’il en représente le deuil. Par un réflexe de vie, elle en appelle à la venue d’un temps postpharmacopornographique, une ère postporno, comme elle l’écrit. Elle justifie donc l’intoxication volontaire (elle emprunte la formule à Sloterdijk) en tant que résistance politique : Face à l’esprit de chapelle et à l’endoctrinement moral qui ont dominé les politiques féministes queer et de prévention du sida, il est nécessaire de développer des micropolitiques de genre, de sexe et de sexualité basées sur des pratiques d’auto-expérimentation (plus que de représentation) intentionnelles qui se définissent par leur capacité de résister à et de défaire la norme, de créer de nouveaux  plans d’action et de subjectivation.

Elle en appelle à Freud : L’autoanalyse telle que Freud la pratique, est avant tout une pratique d’expérimentation matérielle. La théorie de l’interprétation des rêves et la cure par la parole doivent se comprendre comme méthode d’intoxication par les images et le langage en tenant compte de leur caractère chimico-matériel. Elle ajoute que ce n’est qu’après avoir ingéré des substances chimiques à l’effet désastreux, que Freud est revenu à la parole dont elle compare l’impact dans la cure à l’effet de substances chimiques. Se faire auto-cobaye est, par conséquent, pour elle, une forme de résistance qui n’exclut pas la psychanalyse : La queeranalyse ne s’oppose pas à la psychanalyse. Elle la dépasse en la politisant. Elle serait une pratique qui, au lieu d’envisager la dissidence de genre sous le prisme de la pathologie psychologique, comprendrait la normalisation de ses effets comme des pathologies politiques. La queeranalyse ne rejette pas non plus l’utilisation des rêves, la cure par la parole, l’hypnose, ou autres méthodes issues de pratiques psychologiques, telles que la programmation neurolinguistique ou la psychomagie. Elle réclame la critique des rhétoriques de genre, de sexe, de race et de classe à l’œuvre dans ces techniques psychothérapeutiques ainsi que la libre réappropriation des biocodes (discursifs, endocrinologiques, visuels, etc.) de production de la subjectivité.

Beatriz Preciado aurait donc recours à l’utilisation de prothèses (godes, harnais, testostérone…), pour prouver que nous sommes, en ce siècle du contrôle, réduits à devenir des technocorps fabriqués par ce qu’elle nomme la pharmacopornographie.

Il serait sans doute plus approprié de dire qu’elle y a recours pour sa propre jouissance dont elle fait outil politique. Prise dans une forme singulière de la pulsion, elle en fait pensée singulière sans doute difficilement généralisable, mais dont certains aspects de vérité posent des questions essentielles. Il serait hypocrite, en effet, de prétendre que nous ne sommes pas, en quelque sorte, logés à la même enseigne : nos engagements politiques ne mettent-ils pas en jeu, pour chacun(e) d’entre nous, nos destins pulsionnels, que nous nous revendiquions dans ou hors de la norme? Force est de reconnaître que cette norme est une fabrique culturelle. Qui n’utilise pas la chimie, médicamenteuse ou hormonale? Qui n’a pas, au besoin, recours à des greffes, pour un mieux-être passant par une modification corporelle…sans parler des recours à la chirurgie esthétique? 

Nous interrogeant sur nous-mêmes et nous provoquant, parfois jusqu’à l’écœurement, mais aussi, nous donnant à penser grâce à des approfondissements conceptuels, Beatriz Preciado montre bien, par ailleurs comment nous sommes devenus objets de manipulations visant à fabriquer des cycles excitation/frustration, dans le but de nous rendre plus performants dans le champ de la production et de la consommation.

Ainsi que l’avait  déjà montré Foucault, notre sexe devient donc un outil à la portée de, et utilisé, par la société de consommation. On peut dire que Beatriz Preciado, poussant la pensée queer ainsi que la psychanalyse jusqu’à l’extrême, allant même au-delà, tente de les dépasser, de les achever dans ce miroir tendu à notre temps. Tentative vaine, semble-t-il. Que signifierait en effet achever, sinon une sorte de mise à mort? Qui dira où est l’extrême? Il ne peut apparaître, sauf à signifier un désir de fin du monde, que comme relatif à un contexte personnel dans son lien avec une époque. Et donc aller au-delà ne paraît légitime qu’en tant que traversée qui ne serait pas méconnaissance ou anéantissement du point de départ. Une telle éradication, on pourrait la redouter d’expériences d’« intoxications volontaires » en lesquelles se confondraient sujet et objet de l’expérience, en un auto-engendrement psychiquement et socialement coûteux.

Reste  à savoir si, rejetées par l’orthodoxie psychanalytique, les formes actuelles et variées des sexualités marginales ne deviendraient pas le symptôme, le Réel de la psychanalyse quand, complice de la norme bien pensante, elle se fait sourde à la pluralité des pratiques qui, à notre époque, veulent se faire reconnaître comme façons particulières d’exister mais aussi comme formes de contestation politique. Si  ces deux pensées à l’exception de quelques mouvements de l’une vers l’autre restaient en dehors l’une de l’autre, la psychanalyse passerait à côté d’une nécessaire mutation, se ferait prisonnière d’un trouble dans le genre, tandis que les performances pourraient rater une occasion de visibilité discursive.

Queer resterait alors le point aveugle de ceux qui, psychanalystes où pas, ex-portés d’eux-mêmes, et se condamnant à en être dé-portés, résistent à s’avancer vers leur propre étrangeté : ex-propriation. 

Un lieu sans lieu : la poésie. 

On façonne l’argile pour en faire des vases

mais c’est du vide interne

que dépend leur usage.

 

Une maison est percée de portes et fenêtres,

c’est encore du vide

qui permet l’habitat.

Lao Tseu.

 

Entre norme et marginalité; sens et non sens; profération et silence, ce sont les mots qui dessinent des espaces sous des formes aléatoires, diverses et mouvantes selon le contexte temporel; ces mots, le langage les organise; mais il  doit rencontrer sa limite sans quoi apparaîtrait la monstruosité d’un symbolique compact. La poésie est l’une de ces terres vides vers où peut être expulsée la signification émigrant dans l’énigme.

Le langage est fracture, entaille; en ce sens, il est séparateur et marque les différences, les distances; il creuse, entre la plénitude du monde et nous, un précipice qui ne sera pas comblé ni traversé. Il nous exproprie,  nous assignant à l’exil : nous ne connaîtrons pas la présence absolue dont les mots ne sont que le symbole : Ceci n’est pas une pipe, écrivait Magritte sous l’objet re-présenté.

Dans cet exil, traversant la région du silence indifférencié, nous tentons des passages vers les autres, à l’aide de nos mots qui invitent à l’échange de nos sensibilités et de nos théories, tout en restant les marqueurs de la scission. Désormais la division cerne nos espaces et permet à la  pensée de s’élancer plus avant à partir de points de vue éventuellement conflictuels. Ainsi naîtront d’autres liens, d’autres modes d’exister et de nouveaux concepts philosophiques, scientifiques, artistiques.

Mais ce qui nous précipite dans le verbe et dans les codes discursifs est cela même qui produit une déconsidération de la poésie car, pas toute symbolique, dans une seconde rupture, elle nous exile de la langue usuelle, elle en devient l’écart. Elle nous restitue une nature, sous une forme pressentie qui n’est pas le signe de la chose mais la chose elle-même, lorsque celle-ci se sublime en nous au point de nous rendre poète, exaltant notre désir quand nous la sentons si digne d’être approchée. Ce pressentiment ne produit aucun comblement car si le langage, avec ce second décrochage, se faisant  poétique,  réveille nos affects, oriente un autre accès au savoir, dégageant en nous une ouverture plus large que celle dont l’objet charnel est l’agent, c’est au prix de s’inscrire dans un vide qui est, plus qu’une absence, son enveloppe immatérielle. Cet entour, ne se laisserait envisager que comme un non-langage tout autant que comme un non-objet.

Ce rien, cet impalpable, nous nous emploierons en vain et non sans risque ni douleur, parfois, mais toujours avec ferveur, à la limite du sens, dans un hors sens, à le saisir. Risque, douleur, ferveur, spécifient un hors lieu, celui de  ce deuxième exil.

L’appel du vide, permet l’épiphanie de la chose sous la forme d’une décomposition/recomposition, une  déflagration de jouissance  enstatique  et, sous cet impact s’ouvrent d’autres sentiers, s’élargissent d’autres horizons, s’écoutent d’autres syntaxes. Nous déplaçant hors de nous, la poésie nous y ancre autrement en nous  : ce dehors est l’extrême de notre dedans, la dissolution la plus réjouissante de notre forme évidée.

 

Questions en guise de conclusion

Le survol de ces formes d’exclusion : phobie de l’intrusion, évitement de Spinoza par Lacan, stigmatisation des sexualités marginales par la norme ainsi que par le dogmatisme psychanalytique et réciproquement, mise au ban de la poésie par l’hégémonie du symbolique, ouvre la question de notre rapport au vide.

Quand nous nous mettons hors de nous, soit en expulsant  l’autre, soit en tentant d’effacer notre moi, ne sommes-nous pas en quête d’un vide que notre culture occidentale, fondée sur le religieux, la conscience, la pensée, l’intention, ne nous a pas permis de créer dans notre intimité; une sorte de mort consentie qui permettrait un éveil? N’est-ce pas ce que dit François Meyronnis dans « De l’extermination considérée comme un des beaux-arts? » : Souvent il (celui qui émet la phrase de réveil) est né avec un pied hors de la vie – et grâce à ce pied-là le vivre montre ce dont il est capable.

Car celui qui émet la phrase de réveil a un pied dans la tombe mais la tombe ne le contient pas. Au lieu de mourir, il acquiert le libre usage de sa naissance, employant le trésor renfermé en elle : une richesse qui flambe, qui brûle. Il meurt et naît sans cesse, le peleur de langue : on ne le fixe à aucune chaîne biologique. La vie, il ne la reçoit pas au départ. A chaque instant, il l’atteint. Il y arrive en traversant la mort avec son souffle. Quand cela a lieu, les démons pleurent.
Pensons aussi à Montaigne : C’est la condition de votre création, c’est une partie de vous que la mort ; vous vous fuyez vous-mesme. Cettuy votre estre que vous joüyssez est également party à la mort et à la vie. 

Mais c’est sans doute le « Tchouang-tseu » qui énonce le mieux la prépondérance du vide, sa supériorité sur le monde des formes. Il y a, selon cet ouvrage, deux régimes d’activité, celui de la terre et celui du ciel. L’activité terrestre, c’est ce que nous vivons quotidiennement, ce sont les champs en lesquels s’exercent nos affects, notre conscience, nos engagements, nos actes. Le ciel est le lieu des animaux, de nos rêveries, mais aussi celui de l’oubli et du vide, image de la mort. Le  «Tchouang-tseu » considère le «vivre» comme va et vient de l’un à l’autre, aller retour aisé pour une pensée qui, ne se fondant pas sur une transcendance, n’est pas tentée par le pathos accompagnant souvent, en Occident, ce qui est de l’ordre de l’effacement de soi-même ou de l’objet.

Les différentes formes du sacrifice, du sadomasochisme et leurs cortèges  de drames ou de situations pathétiques sont sans doute, dans nos cultures, le symptôme d’une difficulté d’accès au vide et représentent peut-être l’effort désespéré pour y parvenir. Pourrions-nous vivre à l’image de notre souffle : inspiration (création), expiration (mort) ? Et, après l’expiration, se produit, si l’on y prend garde, pendant une minuscule fraction de seconde, une pause infime (le rien, le vide) qui prélude à un nouveau cycle.

A l’image de cet instant-là, pourrait-on envisager un état de non pensée, une inconnaissance absolue, celle que le « Tchouang-tseu » nomme le jeûne de l’esprit? Il s’agirait de mettre la vie au-dehors, de se défaire, un temps, de soi et du monde. Aurait-on alors accès à ce qu’évoque Spinoza sans véritablement le conceptualiser,  peut être pace que c’est de l’ordre de ce qui échappe : cette nature naturante, vide qui favoriserait le changement, la transformation, fonte et re-fonte continuelle du vivant, et, à coup sûr du désir?

L’exercice du vide pourrait-il avoir, enfin, une fonction anthropologique, en ce qu’il ferait pièce aux excès de l’appropriation? On peut penser à la façon dont Paul de Tarse, expropriant l’Ancien Testament de sa singularité, par des manœuvres discursives, le réduit, ainsi que le montre Jean-Michel Rey dans « Paul ou les ambiguïtés », à n’être que la préfiguration du Nouveau, auquel, dès lors, se l’appropriant, il l’incorpore. Cette expropriation-appropriation doctrinale a des effets politiques jusqu’à notre époque; l’un d’entre eux a nom Auschwitz. Si l’on cherche à traduire ce processus dans une dynamique logique qui pourrait être un outil conceptuel, l’on devrait faire le constat que toute relève, en laquelle une transfiguration affichée ne serait que le masque d’une suppression, donc un déni de transmission, génèrerait un totalitarisme.

Le vide serait alors  un antidote éthique : une expropriation, qui aurait la forme d’un désir profond de lâcher prise, pourrait s’envisager comme contestation d’une expropriation à visée captatrice.

Cultiver une aptitude à se dés-identifier ponctuellement, selon l’enseignement du Tchouang-Tseu, serait une façon, parmi d’autres, sans doute, de tenter une résistance aux excès de l’appropriation et de jouer le vide contre les emprises.

Noëlle Combet

 

[1] Ne pourrait-on voir ci l’écho de la grave injure qu’était à l’origine le mot « marrane »  (porc), injure qui fut endossée puis revendiquée ? Voir temps-marranes, n°1. N.D.R.