A propos de Walter Benjamin,

Brève illustration de l’échec de la diaspora ?

Claude Corman

Dans son livre  » Les logocrates « , George Steiner relate une conversation de l’hiver 1972 qu’il eut avec Gershom Scholem dans un hôtel de Berne, sur Walter Benjamin. Le jeu consistait à recenser et à énumérer les douze conditions à leurs yeux indispensables pour pénétrer et saisir l’œuvre labyrinthique et touffue de l’écrivain juif berlinois. C’est seulement en s’acquittant avec succès de ces  » douze travaux herculéens  » qu’un étudiant serait admis dans leur séminaire sur Benjamin.

L’admission est ici traitée comme une blague, car on conçoit vite qu’une telle tâche par son ampleur soit hors de portée d’un étudiant et du reste de tout lecteur de Benjamin ! Existe-t-il  d’ailleurs un seul bon lecteur de Benjamin ? On peut en douter tant une pensée qui mêle réflexion philosophique et historique, subtilité esthétique, sens de l’expérimentation et du montage, la plus extrême sensibilité aux oubliés et aux vaincus de l’histoire, la minutie du collectionneur et de l’archiviste, une vibration juive souterraine mais permanente et bien d’autres choses… interdit toute lecture démesurément personnelle ou démesurément théorétique!  Autrement dit, si chaque homme est en définitive une énigme ou un iceberg, Benjamin, plus encore que tout autre garde sa part de mystère malgré une exposition extrêmement détaillée de ses lectures, de ses manies, de ses goûts et même de son usage des drogues ! Du reste, l’accumulation  extraordinaire et déconcertante de détails saisis dans des champs eux-mêmes fortement contrastés et hétérogènes, loin de faciliter la tâche de la compréhension, éloigne au contraire le lecteur de toute ambition intellectuelle de capture et de synthèse. Elle interdit à la pensée le réconfort ô combien recherché et estimé d’une provisoire sécurité idéologique ou d’un commentaire magistral.

 

Je résume ici les douze conditions révélées par l’entretien de Steiner et de Scholem dans cet hôtel de Berne:

1- Bien comprendre l’histoire de l’émancipation de la bourgeoisie juive européenne après Napoléon et Heine et la dialectique du caractère explosif des talents commerciaux, intellectuels, scientifiques juifs et de l’aspect implosif du confinement dans les ghettos.

La scène juive centro et est-européenne est comme déchirée, fracturée entre l’éclatant succès des juifs des grandes cités austro-allemandes et le repli dans la tradition juive des shtetls dont Abraham Heschel et Martin Buber ont fait la louange dans  les  » Bâtisseurs du Temps  » ou les  » Ecrits hassidiques « .

Steiner et Scholem s’accordent à penser que cette percée remarquable des Juifs dans la culture allemande est accomplie sous la figure talismanique de Goethe.

2- Saisir les mouvements de jeunesse allemande avec le culte du maître, du Führer, du bismarckisme auquel n’échappera pas l’ouvrage fondateur du sionisme Altneuland de Herzl, l’ancienne terre nouvelle, entièrement calqué sur l’idéal de l’Etat-Nation. Le printemps des peuples de 1848  au cours duquel se forme en grande partie l’idéal politique de l’émancipation et de la liberté des peuples, couple cette émancipation avec la forme nationale dans laquelle elle s’incarne.

Le peuple et l’Etat-Nation sont et resteront conjugués par le mouvement historique de lutte contre l’assujettissement des Empires. Et c’est probablement  en partie l’ambiguïté de cette liaison charnelle et exaltante par la langue, les ancêtres, le pays, mais desséchante par le culte frontalier de la souveraineté et l’assomption du génie national, qui a éloigné Walter Benjamin du sionisme.

3- Mesurer le caractère problématique du pacifisme judéo-allemand alors que nombre de juifs se devaient d’afficher un patriotisme encore plus extrême que celui de leurs concitoyens germains.

Nous l’avons déjà souligné dans un précédent article sur les Lumières juives et la marranité : la plupart des juifs allemands ont affiché pendant la grande Guerre leur loyauté totale envers l’effort de guerre du Kaiser à de rares exceptions près (Schnitzler, Freud, Scholem, Karl Kraus, et Rosa Luxembourg…). Stefan Zweig et Martin Buber plébiscitèrent, du moins au début de la guerre, la défense du fatherland. Steiner souligne ici la réforme problématique et un brin  » honteuse  » de Scholem et de Benjamin.

 

L’entretien de Scholem et de Steiner débouche après ces trois grandes remarques d’ordre socio-politique sur une succession a priori désaccordée et excentrique des centres d’intérêt ou des expériences de Walter Benjamin :

4- Les constructions romantiques et poétiques de la nouvelle langue allemande

5-  L’échec de son habilitation et l’impossibilité d’entrer à l’Université, la précarité obligeant Benjamin à accepter le mécénat d’Horkheimer et d’Adorno

6- La mentalité de collectionneur, d’amateur passionné de jouets, de figurines et d’archives.

7- La graphologie et l’étude des similitudes.

8- L’expérience des drogues, de l’hallucination, du rêve et de l’éveil, du réveil. De l’aura…

9- Sa relation très singulière et labyrinthique avec le marxisme et ses formes marxistes-léninistes pratiques contre lesquelles il s’insurgera dans ses thèses sur la philosophie de l’Histoire.

10- Le rapport à la langue, à la fois comme traduction (Holderlin, Sophocle, Goethe, Baudelaire-Proust-Balzac) , mais aussi comme logos transcendant, ineffable, inarticulable dans les contraintes phoniques et expressives du langage naturel.

Steiner note ici les similitudes entre l’aura benjaminienne et la venue à l’être heidegerienne.

11- Son rapport difficile à l’Eros, à la fois subtil, élégant, respectueux des nuances et son incapacité à avoir un lien amoureux durable.

12- L’imprégnation théologique de toute son œuvre.

 

A l’issue de cette longue énumération qui n’est pas sans rappeler la multiplicité des thèmes et des motifs politiques, esthétiques, religieux, artistiques, littéraires, révolutionnaires, qui segmentent le Livre des passages de Benjamin, George Steiner se risque à une conclusion assez surprenante, du moins au regard de l’évolution du judaïsme contemporain :

 » L’identité et le destin juifs de Benjamin sont le seul et unique axe autour duquel tourne la gamme éblouissante de ses centres d’intérêt, le kaléidoscope de ses écrits, mais aussi leur forme fragmentaire, inachevée et provisoire.  »  C’est dire ici, en peu de mots, l’extrême complexité de l’être juif. Et Steiner poursuit : C’est aussi rappeler la révolte sporadique et automutilatrice contre la logocratie millénaire du Texte, contre la sacralisation du texte  révélé comme vérité et  loi. Mais aussi révolte imprégnée comme chez Rosenzweig, Scholem ou Celan, de la langue mystique, de la langue cabalistique qui cherche l’antidote au carnaval de la déconstruction post-moderne, au triomphe du kitsch et du trash.

Je ne sais pas si l’entretien de Scholem et de Steiner et les douze conditions requises à la compréhension de l’œuvre et du personnage de Benjamin suffisent à dessiner ou à esquisser une unité dynamique des travaux de Benjamin. Son inlassable, inépuisable et minutieuse activité d’archiviste et de collectionneur de traces échappera toujours au sens commun qui cherche ordinairement dans les essais des penseurs à s’édifier et à se guider. Pour comprendre un fragment de notre histoire, celle par exemple du Paris du Second Empire et de la Commune, Walter Benjamin fait appel à un univers vertigineux d’images, de concepts, de faits, de poèmes, d’activités humaines sans aucune similitude avec les réductions idéologiques ou didactiques pratiquées par la plupart des penseurs politiques et  » éducatifs  » de son temps. Face à l’explosion hallucinante d’un monde qui laisse tant de choses et d’êtres sur le chemin (ou dans les fossés !), Benjamin ne cherche pas le salut ou la résistance dans une vision systémique et hiérarchisée qui ménage le primat d’un ordre (économique dans le marxisme ordinaire) et il ne se replie pas davantage dans l’habitat nostalgique et séminal de la tradition juive. Si toute l’œuvre de Benjamin est  » imprégnée de théologie « , elle ne l’est pas forcément sur le mode auto-mutilatoire ou rebelle. Elle l’est d’abord, je crois,  sur le mode kafkaïen. Et l’on me permettra d’ajouter ici une treizième condition à la lecture  » éclairée  » de Benjamin : son intérêt passionné, vibrant, complice, inlassable pour l’œuvre romanesque de Kafka, au point d’en avoir fait le sujet électif de ses confrontations avec Bertolt Brecht.

Car à notre sens, ce n’est pas la « venue à l’être » heideggérienne qui se rapproche le plus de la perception de l’aura de Benjamin, mais la pensée commune à Kafka et à ce dernier de la pulsation pluritemporelle, non périodique du monde. Le recours de Benjamin à la figure des constellations permet de s’en approcher. Le monde comme tel n’existe pas, il n’existe que des mondes dont pas le moindre détail, pas la plus petite collision ne sauraient être tus ou oubliés.

Ces mondes, dans leur pluralité, n’existent pas naturellement  de manière visible, physique. Ils sont plutôt à rapprocher de la conception cabalistique des quatre mondes et de la dynamique ascendante et descendante des malakhim et des kelipot, anges lumineux ou obscurs, vecteurs de tikkun (réparation), ou au contraire de mutilation, créés sans arrêt par les hommes. Ils n’existent pas non plus selon des temporalités figées et successives qui feraient du Temps un instrument linéaire du progrès et de la mort des générations, ils s’enjambent, s’interpénètrent et se modifient grâce à des forces de liaison dont l’extrême complexité nous échappe mais dont rend compte la figure scientifiquement fausse mais visible à l’œil humain des constellations.  Sous cet angle, toute tentative de faire advenir le monde dans une unité chronologique forcée précipite inévitablement dans une grossière farce bureaucratique ou barbare, quand bien même l’intention qui guide l’accouchement de ce monde nouveau est vertueuse ou rationnelle. C’est le cas du progrès technique ou du communisme bureaucratique.

L’aura n’est pas en ce sens la venue à l’être, un clignement d’être dans la prodigieuse et facétieuse multiplicité des étants, mais le surgissement instantané, véritablement inouï, de l’enchevêtrement secret des mondes, soudainement éclairé. L’extraordinaire fragmentation des regards, des intuitions, des concepts, des citations, des références chez Benjamin prépare cet avènement brutal dont la figure messianique dans la mystique juive est très proche. Et de ce fait, l’aura ouvre soit sur le chaos et l’absolu désespoir soit tout au contraire sur la prophétie lumineuse et le sentiment de plénitude et d’unité de l’Etre.

Comme si dans ce présent ineffable et volatil de l’aura, se condensait l’énergie de tous les temps et de la longue marche de l’humanité, crevant la pesanteur catastrophique du Présent. N’oublions pas que l’aura est le terme retenu par les neurologues pour décrire le bref prodrome de la grande crise épileptique !

Hermann Broch dans sa  » mort de Virgile  » tente de décrire littéralement, littérairement, l’aura du monde, cette senteur  diffuse de l’univers, les épices mêlées du jour et de la nuit, l’arche étoilée du ciel et la touffeur humide des forêts denses, la marée argentée des pleines lunes et le crépitement cendré des feux de camp à l’entrée des cités, les voiles tendues des navires sur les flots et les cimes enneigées, … l’univers prodigieusement infini et à peine ou furtivement respirable, l’oxygène résiduel d’un Dieu absent, l’aura de son invisible présence.

Pourtant, ni Kafka ni Benjamin, en dépit de leur aversion pour le kitsch et le trash, ne peuvent être des croyants, qu’ils soient pleins, partiels ou même auto-mutilés. Il leur manque à tous les deux l’innocence de la foi messianique. Le messie n’arrivera pas le dernier jour, disait Kafka, mais le lendemain !  Et quoique le judaïsme puisse être compris et vécu, sans les battements de la foi ou de la grâce, le pessimisme radical de Kafka sur la condition humaine moderne révèle bien plus qu’une angoisse sur l’inhumanité des temps techniques et bureaucratiques. Le judaïsme religieux est impuissant à réchauffer le cœur des hommes. Car, ce n’est pas la présence divine qui s’est effacée du monde, cela, les hommes modernes le savent. C’est la Loi même, laissée à l’homme en viatique et en auxiliaire du projet divin, qui est devenue une lumière inaccessible ou trompeuse. Et c’est peut-être en ce sens qu’il faut relire le chapitre  » devant la Loi  » de la fin du Procès.

Mais Kafka et Benjamin ne peuvent pas être davantage des croyants dans les idéaux politiques ou matérialistes de la modernité. La tabula rasa inventée par ces vastes et généreuses idéologies profanes prépare de futurs désastres, car  en oubliant tant et tant d’humanités passées et de temps d’épreuve de ces humanités disparates, et tout à la joie fébrile et salvatrice de fabriquer un monde radieux et homogène, elle finit par semer à son insu les graines de l’inhumanité. L’accès à l’universel de Kafka et de Benjamin n’est rien moins qu’évident. Tous deux savent que l’Histoire gouvernée par des statisticiens de masses, socialistes ou non, et des technocrates obnubilés par le génie des machines, tireront l’humanité vers l’obscurantisme, quand ils croient fermement la pousser vers un irrésistible progrès. Et pourtant, nous ne pouvons plus faire marche arrière, la réaction psychologique et la mélancolie ne nous sont d’aucune utilité. Seule nous est d’un quelconque secours la critique de l’idée selon laquelle le progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire est inséparable d’un mouvement dans un temps homogène et vide. La critique de cette dernière idée doit servir de fondement à la critique de l’idée de progrès en général.[1]

Sans accès facile à l’universel, sans pouvoir mobiliser la séduisante téléologie du progrès ni s’en remettre à un marxisme-léninisme secrètement inféodé à cette dernière, Kafka et Benjamin auraient pu, chacun à sa manière, être tentés par le sionisme, ce mouvement politique de reconstruction nationale qui entend conjuguer le judaïsme qui vient de si loin et  l’expérimentation socialiste qui porte l’espoir des modernes.

Mais ni Kafka ni Benjamin ne purent devenir sionistes. Non pas que la connaissance des persécutions des juifs en Europe leur soit indifférente ou insuffisamment pesée et qu’ils méprisent l’idée d’un hâvre ou d’une arche si les temps s’enveniment! On ne saurait ici leur dénier la lucidité sur les désastres qui se préparent, mais le sionisme suppose dans sa construction idéologique une dialectique de l’Etat-Nation et de l’Israélien nouveau qui leur est étrangère. Ils pressentent que l’occultation du judaïsme exilique de deux mille ans au profit d’une citoyenneté juive d’un genre inédit prépare la fusion de la technologie et de l’orthodoxie qui gouverne aujourd’hui Israël, c’est-à-dire, à bien des égards, la victoire du kitsch qui dévaste déjà l’Europe dans la première moitié du vingtième siècle. Or, cette victoire du kitsch est bien plus périlleuse que les flonflons nationaux qui irritaient tant Stefan Zweig. Car c’est bien à leur expérience vivante et sans cesse renouvelée de l’hétérochronie des mondes politiques, spirituels, intellectuels que les juifs doivent d’avoir survécu à l’anéantissement de leur souveraineté et du Temple au cours de ces deux mille ans . Ce n’est pas à leur fusion temporelle !

Ainsi, si la théologie juive n’est jamais absente de l’œuvre de Benjamin (avec parfois la dimension mystique que rappelle Steiner) et si le crépusculaire désir kafkaïen de chercher la clé perdue et la lumière de la Loi, infiltre en maints endroits les écrits du romancier praguois, ce n’est jamais, on en conviendra, sous une forme édifiante, convaincue ou exaltée que ces inclinations se manifestent.

En confirmant l’hypothèse de Steiner (et de Scholem) : que l’identité et le destin juifs de Benjamin sont l’axe central de sa kaléidoscopique pensée, et instruits du bouillonnant inachèvement du travail de Benjamin (le manuscrit disparu de Port-Bou nourrit tous les fantasmes), il nous faut en tirer la conclusion, au moins provisoire, que les jugements négatifs à la mode sur le judaïsme diasporique sont pour le moins hâtifs et dans une large mesure brutalement obscurs.
C.C.

 

[1] Sur le concept d’Histoire, de Walter Benjamin

 

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