Ecrit au lendemain des salves d’acclamation en faveur de Benjamin Netanyahu au Congrès américain, en 2011, cet article n’avait pas été publié dans notre revue. La récente visite, début mars, du même premier ministre israélien aux Etats-Unis nous a incités à le publier aujourd’hui. TM
Le temps des colonies
par Claude Corman
Le 24 Mai 2011, Netanyahu s’est adressé au Congrès américain. Il a été maintes fois ovationné ; vingt-six fois, les représentants et les sénateurs se sont levés pour l’acclamer et le féliciter autant de la hardiesse de ses propos sur la paix que de la fermeté avec laquelle il a tranché la question des partenaires qui sont en état de la discuter. Par-delà sa vision de la sécurité d’Israël et de l’assujettissement de la paix à cet impératif, Netanyahu a fait vibrer le Congrès grâce à un ton prophétique. Bien que les Juifs « ne soient pas des occupants étrangers en Judée et Samarie », l’Etat hébreu, a-t-il ajouté, est prêt à faire des concessions infiniment douloureuses pour aboutir à une vraie paix. Mais comment y arriver avec le Hamas ? Imaginez les maîtres gazaouis du Hamas, fieffés émules d’Al-Qaïda et compagnons des Frères musulmans égyptiens codiriger un Etat palestinien indépendant avec le Fatah ! L’anticipation d’un tel cauchemar a fait redoubler les applaudissements en faveur de Netanyahu, comme si les Jébuséens, les Philistins, les Edomites avaient soudainement ressuscité dans l’évocation du premier ministre d’Israël et s’apprêtaient à piller et détruire Jérusalem. Sans jamais avoir à le dire clairement, Américains et Israéliens partageaient une conviction commune : ce n’est pas l’Etat hébreu qui multiplie les conditions à l’avènement d’un Etat palestinien[1], c’est le mouvement national palestinien qui est incapable de se hisser à la hauteur d’une vision généreuse et enthousiaste de la paix. Et, dans la frémissante communion de Netanyahu et du Congrès américain, c’est la complicité des formes prétendument achevées de l’esprit européen et de l’esprit juif, les USA et Israël qui fut en définitive plébiscitée !
De nos jours, on pense presque exclusivement les colonies sous l’angle de la colonisation des peuples étrangers à l’Europe, des dommages infligés à ces peuples et plus récemment des élans et des crises de la décolonisation. Et au cœur même de nos pays, c’est bien plus l’histoire du colonisé qui importe désormais que la turbulente histoire des exilés et des pionniers anglais, allemands ou hollandais qui, dès que l’indépendance leur fut octroyée, ne se vécurent plus jamais comme une émanation de la vieille Europe, mais comme les bâtisseurs d’un nouveau Monde. De fait, l’idée que les colonies aient somme toute gagné la partie contre les territoires et peuples matriciels de l’Europe n’est plus pensée. L’Amérique du Nord, maigre expansion de l’Europe au début du 17e siècle est devenue en moins de cent ans l’Etoile de l’Occident. Elle est à la fois son champion[2], son bouclier, son inspirateur et son rêve[3]. Obama a rappelé à Londres les valeurs incontournables et séminales de l’Occident, inventées certes par les Européens mais désormais défendues et universalisées par les Etats-Unis ; ce sont ces valeurs qui sont les seules à pouvoir assurer la prospérité et l’harmonie des peuples du monde entier. A l’autre bord, le fait qu’Israël concentre désormais l’essentiel des forces intellectuelles, scientifiques, morales, théologiques et artistiques du monde juif face à une diaspora de plus en plus minoritaire et assimilée s’impose dans les opinions. D’une certaine manière, l’Etat hébreu entend être le tuteur et le guide d’un judaïsme qui a longtemps été rebelle, indiscipliné, dissocié, et dispersé. Quand Trigano nous rappelle que l’ethos juif est partagé entre l’ascétisme rabbinique, l’universalisme juif et l’apocalyptisme messianique[4], on ne peut s’empêcher de penser avec mélancolie à un temps révolu, un temps « diasporique ou exilique » du judaïsme qui n’est plus celui des Juifs israéliens vivant aujourd’hui en terre sainte ! Israël veut aussi être l’étoile du judaïsme, le bouclier du monde juif et l’unique dépositaire de l’espérance messianique.
Une deuxième image troublante et surabondamment diffusée a renforcé mieux que n’importe quel discours l’image de la victoire des colonies sur les métropoles du vieux monde : c’est l’arrestation et la détention de Strauss-Kahn, hier grand patron célébré du FMI, aujourd’hui un être disloqué, écrasé par le poids de sa concupiscence frénétique, abusant gloutonnement des sans-grade, des pauvres, des subalternes, des invisibles soudainement anoblis par l’évènement… Publiquement exhibé par la télévision américaine comme un être immoral et odieux, affublé d’une tronche de baron de la pègre, ce représentant choyé d’une hyperclasse tout à la fois dégénérée, apatride et française excita la colère et la soif de lynchage des tabloïds « yankees ». Or, à la notable exception du journal antisémite d’extrême-droite Rivarol, la presse française s’est au moins initialement (et avant l’affaire lilloise) offert en l’occasion une cure de pudeur, de timidité ou de mesure…
Et chacun a pu constater la dissymétrie puissante, aveuglante du génie américain nourri des valeurs bibliques et de la triade Kant, Weber et Adam Smith, et du génie polymorphe européen qui, inspiré par Rabelais, Villon, Baudelaire, Sade, Wilde, Freud, Gide ou Bataille, a peu ou prou incorporé la déroutante complexité de la chose sexuelle non pas à la marge, mais au cœur de son imaginaire et de sa culture. Au moins jusqu’ici. Cette radicale asymétrie des jugements a fait germer chez beaucoup de Français la conviction d’un complot fomenté contre un leader socialiste présidentiable et chez un nombre tout aussi grand d’Américains la sensation gênante que les Français préféraient l’immoralisme des nantis au respect de l’Etat de droit et aux valeurs émancipatrices de la modernité occidentale. Au fond les Français restent d’indécrottables nostalgiques de leur grandeur passée, de la France « classique » de Louis XIV, de l’exemplarité définitive de leur Révolution, de la valeur inégalée des peintres et poètes du second Empire, de Manet et de Baudelaire. Ils n’ont épousé les idées vectrices de la démocratie contemporaine qu’en raison de leur passion de l’égalité et nullement des impératifs moraux de la responsabilité individuelle. A travers un fait divers banal et sordide, couvait la dispute du « vieux testament européen » et du « nouveau testament américain. »
Les scandales pédophiles au sein de l’Eglise catholique américaine ont été en revanche beaucoup moins commentés. Après la repentance papale qui vaut pour l’ensemble de l’Eglise, chaque prêtre aux désirs troubles est rentré dans la chaumière feutrée de la honte intime, la conscience enténébrée par les tentations du Malin. Nulle presse à scandales ne s’est délectée avec autant de vicieuse délectation, d’impudeur fouineuse, de passion du détail sur les prêtres et évêques pédophiles qu’elle ne l’a fait sur l’homme de la suite du Sofitel.
Ce qui comptait en définitive par-delà l’instruction de l’affaire DSK, était bien le procès de l’Europe coupable de mœurs dissolues et de ses élites menteuses et parfaitement à l’aise avec les mœurs injustes d’un autre Temps. La presse américaine s’indignait de la compréhension ahurissante, archaïque, presque « ancien régime » du peuple français pour les crimes des riches et des puissants, et en parallèle de son parfait mépris de l’innocence féminine. L’ordre moral trouva à s’allier avec une certaine forme de féminisme vengeur, établissant par cette alliance incongrue la supériorité du modèle postmoderne sur les égarements charnels de la vieille Europe…
Israël, de son côté, avant de devenir le pays le plus blâmé au monde pour sa colonisation des terres palestiniennes fut d’abord à l’instar de l’Amérique, une colonie de l’ancien esprit polymorphe et éclectique du judaïsme européen. Et si certains Juifs du Yshouv occupaient depuis longtemps quelques vétustes maisons à Safed ou Jérusalem, ce fut l’élan sioniste sous l’impulsion du rêve de Hertzl qui assura la croissance et la viabilité d’Israël. Même le Kaiser imaginait pouvoir installer un bout d’Allemagne en Palestine. Mais la « colonie » israélienne s’est, après l’indépendance de 48, affranchie de son ancienne histoire européenne, elle a valorisé l’agriculture, la défense armée, la technologie et la piété religieuse et a tenté de rompre avec tout l’arrière-fond intellectuellement fécond mais politiquement faible de la longue période exilique. Il fallait aussi à Israël rompre les amarres avec le vieil ascétisme rabbinique de la Galout qui proscrivit pendant des siècles toute forme de retour anticipé, personnel ou collectif des Juifs en terre sainte.
En somme, à l’instar de l’Israël contemporain qui, ayant pris ses distances avec le vieux judaïsme rhénan, hassidique et ottoman, et renaissant sur sa terre d’origine et dans sa langue sainte, se pense désormais comme un Etat juif et veut être reconnu comme tel, les USA estiment être les vrais héritiers, la juste postérité de l’Occident.
Et ainsi, quand Netanyahu parle au Congrès américain et reçoit vingt six fois l’ovation des représentants de la nation américaine, il faut imaginer que ne se célèbre pas à cette occasion l’alliance stratégique américano-israélienne au Moyen Orient ( du moins pas fondamentalement) mais bien la congratulation chaleureuse des colonies qui ont réussi, des émanations de l’Europe et du judaïsme européen qui entendent recouvrir et symboliser l’essentiel de l’esprit occidental ou juif.
Et par contre coup, cette complicité joyeuse de Netanyahu et du Congrès US fait resurgir le champ de ruines de l’Europe, ses tragédies monstrueuses du siècle passé, et sa pathétique incapacité à inventer un avenir original à l’assemblée des peuples qui l’ont constitué et la constituent.
CC.
[1] Titre de l’article du Monde daté du jeudi 26 Mai
[2] Les européens jouent depuis soixante ans les supplétifs ou les subalternes de l’armée US).
[3] L’essentiel de l’inspiration du temps vient de la technologie américaine et la fabrique de rêves hollywoodienne reste le meilleur atout imaginaire de l’Occident.
[4] Le judaïsme et l’esprit du Monde
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