L’hospitalité au coeur de la cure analytique 

par Véronique Ménéghini

La notion d’hospitalité a voyagé depuis son origine, au temps de la Grèce antique, jusqu’à nos jours, et la «mise en pratique» de l’hospitalité ne revêt plus la même forme.Etymologiquement, Hospes et Hosties signifient tous deux l’étranger.

A partir de cette occurrence, de quelle hospitalité peut-on parler à-propos de la cure analytique et comment la dissymétrie des places va-t-elle pouvoir faire fonctionner le discours analytique ? Comment l’analyste est-il engagé dans ce processus et comment l’analysant adviendra-t-il à lui-même?

Je me proposerai de faire un détour par le texte de Freud sur «L’inquiétante étrangeté» et sur le Père de «Totem et Tabou» qui illustrent de façon exemplaire ce qui anime le discours des analysants dans leurs constructions imaginaires. En quoi la notion du Père est-elle centrale dans la psychanalyse et de quel(s) père(s) est-il question dans la cure ?

Enfin, pour que la psychanalyse puisse se pratiquer, encore faut-il qu’elle ne soit pas contrainte. C’est donc àjuste titre qu’on peut se demander si la psychanalyse peut exister ailleurs que dans la résistance dans des pays soumis à la dictature.

Le patient qui vient voir un psychanalyste est dans une souffrance, et il pense en venant aller moins mal. La demande d’amour de l’analysant va alimenter le transfert lui permettant d’actualiser ce qui, du vécu, n’a pu être reconnu et qui revient sous «l’étrangement familier» de la répétition .

Qu’entend le psychanalyste et comment l’entend-il? Il n’écoute pas avec son inconscient, ce n’est pas un «tripotage» d’inconscients. La part de l’étranger présente dans la personne du psychanalyste n’a pas d’intérêt pour le patient en recherche de cette part étrangère à lui-même mais c’est tout de même à partir de cette présence que s’élabore le travail. Il s’agit pour lui de trouver ou de retrouver la possibilité de nommer. Nommer, c’est introduire la différence, moins «coller» à son son histoire, mais cette opération ultime nécessite une qualité de présence particulière dont participe largement l’hospitalité, l’accueil de sa parole. C’est le «savoir-faire» de l’analyste, avec cette présence-absence qui qualifiera que «de l’analyste», il y en a. L’étrangeté du cadre, unique et artificiel introduit le «hors-temps» spécifique de l’analyse, ce que Freud appelait de son côté l’extra-territorialité. La tâche difficile, voire impossible, de l’analyste, peut le placer dans une situation paradoxale : le patient en général le situe à une place de maître, détenteur de savoir, à charge pour lui de ne pas entériner cette fonction et de se déplacer en permanence.

Ce qu’on peut considérer comme les «savoirs» dupsychanalyste, essentiellement issus de sa propre cure, ne constitue pas une «garantie de résultats», comme en médecine, dans certains cas. En revanche on peut attendre de lui qu’il sache entendre «la part de l’étranger» qui subsiste chez lui de même qu’elle réside chez l’analysant. La psychanalyse plonge analyste et analysant dans un travail et en ce sens c’est une création à deux. A ce titre, la psychanalyse emprunte à l’art «l’impossible à l’œuvre» dans la création.

Freud, dont les ancêtres ont connu la migration, la persécution, l’exil, et se sont sentis étrangers quant à l’appartenance identitaire, n’est  pas parti de rien mais a tenté de problématiser la question de l’origine. Jeanine Altounian, dans son article Transferts déculturants et inconvenance culturelle nous parle de l’étranger : «Freud, dont la découverte émane d’un emboîtement de plusieurs cultures et qui a comparé, entre autres, les retards du développement humain à ceux d’une migration plus oumoins réussie, le symptôme à un corps étranger jouissant du privilège de l’extra-territorialité, lerefoulement à un refusement de la traduction, a certes dû, dans son inconscient, nourrir une inquiétante familiarité avec ces transferts, déplacements, déviations, détournements, traces, clivages, répressions, persécutions et refoulements… pour avoir si bien su les «transposer» dans la sublimation de son appareil conceptuel et dans le dynamisme même de sa méthoded’investigation, la cure[1]».

 

Pour aborder la question de l’étranger au cœur du sujet, je suis repartie du texte de Freud sur «l’inquiétante étrangeté» écrit en 1919 «Das unheirnliche» qu’on pourrait également traduire par non-familier, étranger- familier, familier, pas comme chez soi. Deux citations me semblent éclairantes :

1) «Il est sans doute exact que l’inquiétante étrangeté est le Heirnliche-Heimish qui a fait retour à partir de là, et que tout ce qui est étrangement inquiétant remplit cettecondition[2]».

2) «Il advient souvent que des hommes névrosés déclarent que le sexe féminin est pour eux quelque chose d’étrangement inquiétant. Mais il se trouve que cetétrangement inquiétant est l’entrée de l’antique terre natale du petit d’homme, du lieu dans lequel chacun a séjourné une fois et d’abord. «L’amour est le mal du pays», affirme un mot plaisant, et quand le rêveur pense jusque dans le rêve, à propos d’un lieu et d’un paysage :cela m’est bien connu, j’y ai déjà été une fois,l’interprétation  est autorisée à y substituer le sexe ou le sein de la mère. L’étrangement inquiétant est donc aussi dans ce cas le chez soi (Das Heimish), l’antiquement familier d’autrefois. Mais le préfixe un, par lequel commence ce mot est la marque du refoulement[3]».

La traduction psychique de ce unheimliche est l’angoisse, aspect éminemment intéressant car il fait écho au désir. Angoisse singulière et à la fois universelle.Lacan dans le séminaire sur les psychoses nous dit : «Le sujet humain désirant se constitue autour d’un centre qui est l’autre en tant qu’il lui donne son unité, et le premier abord qu’il a de l’objet, c’est l’objet en tant qu’objet du désir de l’Autre».

D’ailleurs, Freud avec les «Etudes sur l’hystérie» (1896) l’avait découvert dans le discours des hystériques avec lefantasme de séduction et ce qui du désir prêté au père, révèle leur propre désir. Dans le texte sur «L’inquiétanteétrangeté», Freud s’appuie beaucoup sur la fonction des écrivains pour faire apparaître que les complexes infantiles requièrent la réalité psychique plus que la réalité matérielle, le refoulement empêchant l’accès à la réminiscence.

Dans la problématique œdipienne revisitée dans la cure, la guerre perdue d’avance du névrosé vient faire retour avec symptôme et répétition : le symptôme qui vient à point nommé représenter l’étrangeté du désir et son impossible accomplissement. L’analysant, dont le symptôme exemplarise le désir, vient demander au psychanalyste de le débarrasser de ce fardeau dans lequel il est empêtré. La valeur accordée au symptôme, face visible de l’iceberg pourrait-on dire, fait apparaître ladivision du sujet : le névrosé souffre. La pâte dont est faite cette souffrance est jouissance. Et la plainte du sujet vient vérifier l’adage freudien : «Le moi n’est pas seul maître en sa demeure». Est-ce sur cette avancée théorique que Lacan a pu s’appuyer pour forger son idée que l’inconscient est structuré comme un langage? Et qu’allant plus loin il avance : «L’inconscient, c’est unlangage, qu’il soit articulé n’implique pas qu’il soit reconnu». et se risque à ajouter de son propre chef : «la preuve c’est que tout se passe comme si Freud traduisait une langue étrangère».

«Dites ce qui vous vient», c’est la règle analytique. De là advient une lisibilité toute relative qui appelle l’assentissement chez l’analysant et cette forme de re-connaissance toute particulière du déjà-vu-infantile. Dans cet assentiment on peut voir quelque chose de l’hospitalité, en réciproque, chez le patient. C’est bien de cela qu’il s’agit,

Si ce dispositif est un lieu d’énonciation pour l’analysant qui veut co-naître et accepter sa division de par l’étrange part inconnue de lui- même, si on prend l’hospitalité par les biais de l’accueil de l’étranger, en quoi peut-on dire logiquement que le psychanalyste est concerné lui aussi par l’hospitalité?

François Perrier, dans «La Deutung» (l’interprétation Mai 1976) en montre bien l’artifice : «Le sujet assis et supposé être à l’écoute, voire à l’affût, sait qu’il doit prendre tout son temps pour se repérer et n’intervenir qu’à bon escient. Il dispose, pour que les séances restentvécues comme un dialogue et non comme un soliloque, de divers moyens, destinés aussi à enrichir son information et à relancer une investigation qui ne peut se faire qu’à deux : ponctuations, interjections, curiosités discrètes, encouragements sereins, liberté d’intonations,mouvement de baguette pour les sanctions et rythmes ; point d’origine à la place d’une réponse demandée dans l’insistance, explication concédée sans réticence; respect des pudeurs; accueil courtois du scabreux, du scatologique, de l’obscène, tolérance à la séduction et à l’agression, indication de quelques bornes; avis de non-complaisance(…). Ce que l’analyste sait, c’est que le patient donne valeur et pouvoir d’interprétation à tout ce qu’il perçoit, entend ou dérobe du regard, comme venant de l’Autre à qui il adresse son discours. Il n’a pas tort à sa façon et sa «Deutarbeit» doit être respectée. Elle est révélatrice d’une structure subjective et de l’économie du désir inconscient[4]».

Le psychanalyste, pour autant que sa fonction soit de soutenir la différence absolue, ne peut que rater son acte.

François Perrier : «L’analyse pure, en sa rigueur logique, acheminerait, si elle était possible, le sujet vers la mort du fantasme et la mort tout court. Elle estconceptualisable, et Lacan s’en charge; mais qu’elle ne devienne jamais lacanisme appliqué à la psychanalyse.Celle-ci doit s’assumer comme inachevée, symphonie de discordes et de dissonances dont la coda est uneouverture».

Au fond l’analyse est une «hospitalité» à trois touteparticulière : analyste-transfert-analysant. En cela la psychanalyse est fondamentalement une issue à la violence archaïque

Ferenczi, dans son texte, éclairé : «La confusion deslangues» montre bien ce qui de l’origine fait violence. Pour dire non au rapport sexuel (le rapport incestueux avec la mère), l’enfant dit oui au père de la horde, ce père qui n’est pas encore énonciateur de la loi de l’interdiction du rapport sexuel. Ce père, d’avant la loi est «traumatique». C’est l’étranger par excellence. Le premier mensonge de l’hystérique : mieux vaut un père violeur que l’inceste maternel anéantissant, ce père-là fait limite à l’inceste maternel et c’est  au titre d’une conséquence de l’amour pour le père que se construit le fantasme deséduction. Cette figure de père (celui de «Totem etTabou»), renaîtra de ses cendres au-fur-et-à mesure que le sujet sera angoissé par la castration maternelle.

C’est pourquoi la notion de père est centrale dans la psychanalyse et à l’œuvre dans la cure.

Lacan s’appuie sur le mythe freudien pour accroître la fonction symbolique paternelle : «Le père est d’une réalité sacrée en elle-même, plus spirituelle qu’aucuneautre puisqu’en somme rien dans la réalité vécue n’enindique à proprement parler la fonction, la présence, la dominance. Comment la vérité du père, comment cette vérité que Freud appelle lui-même spirituelle, vient-elle être promue au premier plan ? Le choix n’est pensable que par le biais de ce drame an-historique, inscrit jusque dans la chair des hommes à l’origine de toute histoire, la mort, le meurtre du père. Mythe, bien évidemment, mythe très mystérieux, impossible à éviter dans la cohérence de la pensée de Freud. Il y a là quelque chose de voilé[5]».

Si la terre maternelle est à jamais perdue, sa trace peut néanmoins faire des ravages, car au mot «jamais»,l’inconscient préfère le mot «toujours». L’amour naît à cause de la mère et cet étranger qu’est le père confronte l’enfant à la rivalité. Tuer le père, c’est le fantasmenévrotique par excellence, mais à la fois, ce père à tuer, il est déjà le Père Mort.

L’analyste n’est pas dupe, et l’hospitalité qu’il propose, c’est une hospitalité avertie. S’il est concerné par l’hospitalité en tant qu’il accueille de l’étranger, la cure est un passage, délimité par la temporalité avec la scansion dans les séances, un début, une fin souhaitable. La notion de passage de l’analysant à l’analyste peut-il se faire autrement que dans un bruissement d’ailes : un ange passe !

Absenté à lui-même, l’analyste peut par sa présence accueillir l’étranger, l’étrangeté radicale.

Il y a des limites à l’hospitalité tout comme il y a des limites à la psychanalyse. Elles ont toutes deux en commun d’avoir d’énormes difficultés à se pratiquer dans les pays marqués par la dictature.

Je vous renvoie au livre d’Helena Bieserman Vianna[6]:«Politique de la psychanalyse face à la dictature et à la torture» dont on pourrait interroger la pertinence. Je cite un extrait du Journal clandestin «Voz Operia» n° 102 d’Août 1973 : «Un autre officier de l’armée faisant partie de l’équipe de tortionnaires est le médecin­lieutenant Amilcar Lobo Moreira. Cet officier conseille les tortionnaires quant à la résistance physique du prisonnier politique. D’autre part, en tant que psychanalyste, il est le responsable pour le suivi de la santé mentale du torturé et pour la meilleure façon de lui arracher des aveux».

Rappelons que l’hospitalité dans la Grèce Antique, a participé à l’éclosion de la Démocratie et celle-ci semble être une condition nécessaire pour que la psychanalyse ne soit pas dévoyée de son office.

 

Quoiqu’il en soit, la subversion de la psychanalyse est de couper avec le discours universel du souverain bien sur cette affaire du bien et du mal, il n’est pas dupe !

Je terminerai par deux phrases d’Edmond Jabès[7] dans «Un étranger avec sous le bras un livre de petit format»Gallimard 1989, qui me semblent pouvoir poétiser mespropos : «A l’étranger ne demande point son lieu de naissance, mais son lieu d’avenir».

«L’étranger te permet d’être toi-même en faisant de toi unétranger».

V. M.

Ce n’est certes pas par hasard qu’on s’embarque dans l’aventure analytique.«Enfant trouvé devant un couvent», le père de Véronique Ménéghini fut recueilli et adopté par un couple parisien. En 1940 son père adoptif, communiste, fut arrêté par la police française et envoyé en déportation d’où il ne revint que quatre ans plus tard. Véronique Ménéghini a perdu sa mère à l’âge de trois ans au début des années 50. Mère qui elle-même avait traversé une partie de l’Europe depuis l’Ukraine avec sa famille, fuyant l’anti-sémitisme, exode au cours duquel se perdit la trace d’une partie de ses frères et soeurs.

Quoi d’étonnant, dès lors, que V. Ménéghini ait travaillé une trentaine d’années en institution dans un secteur de pédo-psychiatrie comme psychologue. clinicienne, où elle s’est engagée dans des soins pour des enfants gravement perturbés, mais aussi dans un travail mère-enfant.

Psychanalyste en libéral, elle exerce aujourd’hui à Paris.

 

[1] J. Altounian, Transferts déculturants et inconvenanceculturelle, revue de Psychanalyse 1986.

[2] S. Freud, L‘inquiétante étrangeté- Editions Gallimard, folioEssais.

[3] Ibidem.

[4] F. Perrier.

[5] J. Lacan, Ibidem.

[6] H. Bieserman Vianna, Politique de la psychanalyse face à ladictature et à la torture.

[7] E. Jabès, Un étranger avec sous le bras un livre de petit format-Editions Gallimard, 1989